dimanche 9 février 2025
Dimanche poétique 678: Pierre Quillard
samedi 8 février 2025
Western à la mode Damned
James Cainno Frohtas – Le western rétro-futuriste, vous connaissez? Dans le contexte de l'Ouest américain, le genre mêle archaïsmes assumés et accessoires électroniques dans un anachronisme joyeusement assumé. C'est de ce genre que relève la dernière livraison de la série de petits romans pulp incorrects "Damned": Ronny Barre se barre" de James Cainno Frohtas.
Ce titre est dans la droite ligne de la série, qui vit actuellement sa troisième saison: décomplexée, distrayante, sexy sans filtre et d'un style "mauvais genre" assumé qui n'exclut pas forcément la réflexion. On y retrouve aussi l'accent romand des traductions, qui suggèrent que James Cainno Frohtas est le pseudonyme d'un auteur romand plus ou moins chevronné, développant par ailleurs une œuvre d'une toute autre tonalité. Enfin, bien sûr, on reconnaît ces livres à leur couverture inénarrable, invariablement signée macbe.
Jetons-y donc un œil: Ronny Barre est esclave dans un ranch de l'Ouest, tenu par Don Erwetter, un maître impitoyable adepte des châtiments corporels. Envoyé dans une ferme voisine pour aller chercher trois porcelets, il tombe sur un homme moribond qui lui lègue absolument tout ce qu'il a avant de rendre son dernier souffle. Nanti d'un arsenal électronique qui inclut un cheval numérique (un "chevbot"), Ronny Barre voit de nouvelles perspectives s'ouvrir dans sa vie.
Les frontières entre le numérique et l'humain sont floues dans "Ronny barre se barre", à telle enseigne que le lecteur peut s'y tromper (et l'auteur, créer un retournement de situation à bon compte...). Il en résulte quelques situations cocasses, liées à la recherche du mot de passe des brimborions hérités ou à la manière de recharger le chevbot. Cela dit, les codes du western sont respectés: nous avons bel et bien un saloon avec son barman et sa fille de confort, et même un shérif carriériste. Et sans divulgâcher à l'excès, qu'on sache que les méchants seront punis à la fin.
Il arrive à plus d'une reprise que le lecteur de "Ronny Barre se barre" sourie face aux jeux de mots potaches qui apparaissent çà et là au fil des pages, notamment pour ce qui concerne les noms des personnages, d'une façon classique mais qui fait toujours son petit effet. Au final, voilà un bon petit livre pour passer une soirée de lecture agréable, ou alors pour se distraire le temps d'un trajet en train. Cela aussi, c'est un peu l'idée des "Damned".
James Cainno Frohtas, Ronny Barre se barre, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, traduit de l'américain par Petzi Lajambe.
Le site des nouvelles éditions Humus.
La véritable couverture de ce livre sera publiée bientôt.
vendredi 7 février 2025
En lointaine Sibérie, un printemps avec les Bouriates
Marc de Gouvenain – Lointaine Sibérie! La nature y règne en maîtresse, on s'y perd à moins de savoir y faire. C'est ce monde que l'écrivain Marc de Gouvenain a exploré en 1990 à la faveur de la relative ouverture de l'URSS sous Gorbatchev – on parlait alors de "pérestroïka". Il en est résulté un court récit de voyage: "Un printemps en Sibérie".
C'est dans la région d'Orlik, où vivent les Bouriates, que l'auteur emmène son lectorat, à dos de cheval puisque ce véhicule est resté indispensable là-bas. S'intégrant aux populations locales en s'appuyant sur des compétences de baroudeur transférables moyennant quelques ajustements, l'auteur développe avec elles un contact approfondi, amical même. Quitte à ce qu'on se parle avec les mains...
Le lecteur se souvient ainsi de quelques noms de personnes vivant dans cette URSS lointaine, difficile d'accès, proche de la frontière mongole qui leur sert aussi de référence. L'auteur, lui, repense à plus d'une reprise au film "Dersou Ouzala" d'Akira Kurosawa, et confronte l'image qu'il a de la région avec sa réalité.
On le verra ainsi repêcher un troupeau de vaches égaré, réviser et éclairer un vocabulaire personnel parfois marqué par des influences extérieures, occidentales ou nées de voyages précédents. Et goûter, bien sûr, aux spécialités locales d'un peuple plutôt viandard. Autant d'occasions de repenser sa vision du monde, quitte à regretter de ne pas avoir toujours choisi les bons bagages à emporter. Mais si loin qu'il soit parti, l'auteur sera interpellé sur la langue française au gré d'une rencontre, et finira par se demander s'il n'utilise pas un peu trop la conjonction de coordination "et". Ainsi le voyage transforme-t-il l'écrivain...
Il sera aussi question, ne serait-ce que pour l'avoir dit, du goulag, que l'auteur n'aura pas approché mais dont il connaît l'existence et le caractère délétère: la phrase "Oui, je reviens vivant de Sibérie" est présentée ainsi par l'auteur comme une forme d'humour noir, compte tenu de ceux qui ont laissé la vie dans quelque camp de travail à l'est de l'Oural.
On aurait aimé que l'auteur porte autant d'attention aux citadins rencontrés au fil du voyage, à Moscou et ailleurs. C'est sans filtre qu'il évoque la tristesse des gens de Moscou, ceux qui font la file pour manger ou pour avoir quelque bien de première nécessité, ou le taxi ivre qui le véhicule dans la capitale russe. Il y aurait eu quelque chose à chercher derrière ces images peu amènes, et l'auteur l'a manqué. Il l'assume, du reste: il se trouve plus à l'aise dans les contrées sauvages de ce monde que dans les espaces urbains bien policés.
Décrivant avec un certain lyrisme le monde dans lequel il a choisi de passer quelques mois, l'auteur le donne aussi à voir à l'aide de dessins qui saisissent les choses avec justesse et rapidité: un paysage, la fenêtre d'une isba, des arbres ou des personnes vues – autant d'éléments du monde que personne d'autre que l'écrivain ne verra, probablement. Les pages les plus riches de "Un printemps en Sibérie" sont ainsi celles où, tantôt poète, tantôt descriptif, l'auteur donne à découvrir un monde des plus lointains, rare et préservé.
Marc de Gouvenain, Un printemps en Sibérie, Arles, Actes Sud, 1991/Babel, 2008.
Le site des éditions Actes Sud.
mercredi 5 février 2025
"On écrit vraiment pour ne pas mourir": au sujet de Corinna Bille
Gilberte Favre – Compagne de route de l'écrivaine suisse Corinna Bille, Gilberte Favre apparaît comme une personnalité des plus autorisées pour évoquer au plus près la vie de l'auteure de "Théoda". Les passionnés l'auront lue dans le collectif "Cippe à Corinna Bille", où elle évoque la fortune de l'œuvre de l'auteure valaisanne au Liban. Mais Gilberte Favre a aussi consacré un livre biographique entier à Corinna Bille. Son titre? "Corinna Bille, le vrai conte de sa vie".
Des racines familiales jusqu'à sa mort, la relation du parcours de Corinna Bille apparaît des plus classiques: on suit l'écrivaine valaisanne d'un bout à l'autre de sa vie, et au-delà. A ce récit classique, la biographe confère ce petit plus qui résulte d'une fréquentation amicale de son sujet: la description d'un caractère, d'une musique de vie.
A lire Gilberte Favre, en effet, le lecteur perçoit de Corinna Bille, Stéphanie de son nom de baptême, Fifon comme la surnommaient ses proches, le portrait d'une écrivaine foncièrement joyeuse, déterminée à suivre jusqu'au bout une vocation née, comme une exigence vitale, à la lecture du roman "Manhattan Transfer" de John Dos Passos. Chez les Bille, la vie apparaît joyeuse, peut-être aussi parce qu'aisée: le Paradou, demeure familiale, a des airs de château.
La vie et l'œuvre ne font qu'une chez Corinna Bille, qui écrivait notoirement à flux continus ("Pourvu qu'une histoire ne me vienne pas en ce moment!", se disait-elle lorsqu'elle était occupée à des tâches domestiques), poursuivant ses idées dès lors qu'elles se faisaient jour, ne serait-ce que pour une nouvelle. Ainsi, la biographe retrace en parallèle la vie de Corinna Bille, la genèse et la publicité de ses écrits, des écrits où, par la force des choses, les inédits s'accumulent.
Elle rappelle aussi que la percée est venue fort tard, malgré un parcours ponctué de succès notables tels que son premier roman "Théoda" ou des publications parfois confidentielles, publiées sous forme de cadeau d'entreprise ou dans des revues, çà et là, occasionnellement destinées à l'enfance. C'est l'occasion d'évoquer les années de galère, vécues avec son mari, ami et allié littéraire: Maurice Chappaz – second mari, soit dit en passant, après l'acteur français Vital Geymond. Il faudra l'impulsion d'un Bertil Galland, éditeur romand qui a compté, pour qu'enfin, on la considère à Paris, jusque chez Gallimard.
Il y a aussi à dire au sujet des voyages de Corinna Bille, en Afrique pour des raisons familiales comme en Russie, par fascination: un peu plus d'un mois avant son décès d'un cancer, l'auteure des "Invités de Moscou" hantait encore le Transsibérien.
Nourri de photos rares, évocatrices de la vie personnelle de Corinna Bille, "Corinna Bille, le vrai conte de sa vie" relate d'une manière à la fois riche et synthétique ce que fut l'une des toutes grandes écrivaines suisses d'expression française. Cela, sans oublier la fortune de son œuvre, dont certains titres sont régulièrement réédités depuis son décès. C'est mérité, foi de lecteur: leur caractère intemporel, à la fois universel et ancré dans un terroir unique que l'auteure connaît intimement, y est sans doute pour quelques chose.
Gilberte Favre, Corinna Bille, le vrai conte de sa vie, Lausanne, Editions 24 Heures, 1981/Vevey, L'Aire Bleue, 2012.
Le site des éditions de l'Aire.
dimanche 2 février 2025
Dimanche poétique 677: Marceline Desbordes-Valmore
samedi 1 février 2025
Le pied d'Eric Neuhoff, ou la vie comme une marche en avant
Le lecteur saura tout de ces nombreux mois de remise sur pied, de l'accident de voiture survenu sur la Costa Brava jusqu'aux premiers pas qui apparaissent comme un combat de chaque foulée. L'auteur se livre en effet à un exercice de mémoire approfondi, recréant page après page, avec exactitude, ce qu'il a pu ressentir: envie de mourir, humiliation diffuse face aux soins, etc. Loin de toute fausse pudeur, l'auteur choisit de tout dire et de mettre ainsi son corps sur la table, offert au lecteur avec une vertigineuse franchise.
L'écrivain situe l'accident de voiture dans son propre parcours de vie et le considère comme un point final à une jeunesse marquée par des excès auxquels une sorte de justice immanente semble avoir mis fin pour l'auteur. Un avertissement de l'au-delà? Peut-être, puisque Olivier, chauffeur de la Peugeot 204 dans laquelle roulait l'écrivain, n'a pas survécu à l'accident. La place du mort n'était pas celle qu'on croit... mais le défunt Olivier reste dans l'esprit du narrateur, éternellement jeune.
Cet accident survenu à tombeau ouvert apparaît comme typique d'une époque: celle où Françoise Sagan aimait la vitesse, et où l'on conserve la mémoire de James Dean, accidenté célèbre. L'écrivain se souvient aussi, de temps à autre au fil des pages, d'autres auteurs ayant eu maille à partir avec la conduite automobile, à commencer par Albert Camus. Et avec le romancier, le lecteur se souvient de ces Hussards qui, eux aussi, aimaient les belles bagnoles qui vont vite.
C'est que le narrateur, couché à l'hôpital et laissé à la merci d'un personnel hospitalier dont il dessine un portrait doux-amer, a le temps de gamberger. Le lecteur se retrouve dès lors avec la narration généreuse, foisonnante même, de ce qu'a été le Paris culturel des années 1978. Les phrases sont dès lors courtes, les noms sont innombrables et pourront rappeler à chaque lecteur de sacrés souvenirs.
On trouve là-dedans Pierre Drieu La Rochelle, sujet de mémoire choisi sans conviction par Eric Neuhoff, mais aussi des personnages qu'il a côtoyés et qu'il reverra... ou pas. Plus tard, le lecteur retrouve Geneviève Dormann, Marguerite Yourcenar et bien d'autres. Il y aura aussi – pensons à "Orange mécanique" ou à "Grease" – les films manqués en raison de l'hospitalisation de l'auteur, et dont il devra se passer, et ceux qu'il a vus et dont il a fait son miel. Le choix d'évoquer l'histoire du cinéma comme celle de la littérature n'a rien d'un hasard: c'est dans ces domaines qu'en tant que journaliste, le narrateur s'est illustré tout au long de sa vie.
Cette vie prendra la forme d'une marche en avant, foulée après foulée, quitte à en manquer une parfois (candidat à l'Académie française, il n'a pas été élu – c'était en 2023), ou à retrouver l'hôpital pour une question de genou esquinté en 2022, qui résonne avec la cheville démolie en 1978. Revenant sur son propre parcours au fil de "Pentothal", l'écrivain s'observe avec acuité et relate sur un ton familier qui, entre résignation et coups de gueule, assume l'autodérision amère ou sarcastique le drame qui a fondé son parcours dans le monde des lettres. Et ça sonne vrai: après tout, le Pentothal éponyme, utilisé pour les anesthésie, n'est rien d'autre, par ailleurs, qu'un "sérum de vérité"...
Eric Neuhoff, Pentothal, Paris, Albin Michel, 2025.
Le site des éditions Albin Michel.
Lu par Gilles Pudlowski.
vendredi 31 janvier 2025
Béatrice Anselmo, dire les états limites de l'humain et du soin
Béatrice Anselmo – Le théâtre permet d'aborder les sujets les plus divers, et les troubles de la personnalité limite (ou borderline) en font partie, même s'ils rendent difficile le dialogue, essence du genre. Tel est l'enjeu à la fois littéraire et humain de la pièce de théâtre "État-limite" de l'écrivaine Béatrice Anselmo. Celle-ci met en scène celles et ceux qui gravitent autour d'une fille majeure, Elle, atteinte d'un tel trouble, hospitalisée à la demande d'un tiers, et de sa mère, au cœur du drame.
Est-il encore possible de discuter avec cette fille? On la sent caractérielle à fond, dès de premières répliques écrites en majuscule. Fonctionnant sur le mode de la confrontation, les dialogues entre Elle et sa mère s'avèrent dès lors tendus comme des cordes à violon, et se terminent invariablement de façon abrupte. On les imagine sans peine, claquant rapidement sur scène.
A ces dialogues qui résonnent comme des claques, font écho les conversations avec le personnel soignant. Et celles-ci n'ont rien de facile non plus, avec un personnel constamment débordé qui, pour aller au plus pressé et se couvrir, se réfugie souvent derrière le règlement ou les données administratives, l'empathie restant en option.
Reste que le personnel chargé des soins reste légitime: le lecteur le sent débordé. Pièce d'inspiration sociale, en effet, "État-limite" dénonce aussi, en filigrane, les insuffisances du monde de la psychiatrie, considéré comme le parent pauvre du monde des soins. Les situations s'avèrent parfois kafkaïennes, l'impuissance est patente, à peine masquée par les mots de soignants réduits aux limites de leurs moyens.
Enfin, les dialogues ont pour contrepoint lent de longs monologues qui sont autant de prises de recul analytique face à la relation mère-fille-soignants, marquée par les tensions et la lutte tragique des légitimités. Il y a les interrogatoires, les réflexions sur ce que sont les troubles de la personnalité limite, mais aussi l'absence des hommes, constatée, réelle dans "État-limite", mais sans explication. Enfin, la question des addictions liées au trouble borderline est également évoquée.
Cette brève pièce de théâtre est complétée par un monologue, "Poussière", primé par le site littéraire suisse Webstory, et par une postface en forme de témoignage personnel signée Mélanie Chappuis. Quant à "État-limite", c'est un texte doté d'une forte puissance évocatrice, à la fois sensible à l'humain et aux relations interpersonnelles et, pour ainsi dire, politique lorsqu'il s'agit de décrire un monde médical en situation d'échec.
Béatrice Anselmo, État-limite, Lausanne, BSN Press, 2024. Postface de Mélanie Chappuis.
Le site des éditions BSN Press.
Lu par Francis Richard.
lundi 27 janvier 2025
Personnages en quête de soi, jusqu'au happy end
dimanche 26 janvier 2025
Dimanche poétique 676: Pierre-André Milhit
samedi 25 janvier 2025
"Némiah": une femme forte dans un Valais intemporel
Gwénaëlle Kempter – Voici une heureuse surprise dans le monde des lettres romandes: l'écrivaine Gwénaëlle Kempter revient avec un nouveau roman, "Némiah". C'est son ouvrage le plus personnel peut-être: librement inspiré de sa vie et de celle de ses proches, il retrace le destin d'une femme forte, farouchement libre, de son enfance jusqu'à son dernier âge, dans un Valais intemporel où les traditions restent vivaces, tout comme les secrets de famille avec lesquels il faut composer: "Mais ils finissent toujours par rendre les corps", dit l'un des personnages au sujet de ces glaciers qui deviennent la métaphore de cette vie qui finit toujours par faire resurgir la vérité qu'on a voulu cacher.
Dès le premier chapitre, l'auteure campe, rien qu'en l'observant agir, un personnage qui s'impose: Némiah, une fillette qui refuse de rester à l'écart des affaires de garçons – de ses frères, en l'occurrence – dans un contexte où les hommes, et les aînés aussi, ont l'habitude de dire les règles. Mais pourquoi pas? L'expédition dans laquelle Némiah et ses frères se lancent pour aller voir une personne de la famille fait dès lors figure de rite initiatique. Qu'on ne se leurre pas: au fil des pages, Némiah devra faire face au meilleur comme au pire, ce qui forgera son caractère.
Le contexte paraît intemporel aux yeux du lecteur: la modernité n'y a guère prise. Tout au plus apparaît-elle sous la forme d'une voiture. Cela permet à la description des relations d'aller à l'essentiel: l'auteure dissèque avec finesse des liens familiaux structurants, pour le pire et pour le meilleur. En l'espèce, il y a les frères qui boivent, violent et se tiennent mal, et les soutiens qui ne reculent pas devant l'idée de faire justice eux-mêmes, à la dure, loin de toute administration: on lave son linge sale en famille, ou au village lorsqu'il s'avère que le curé aime un peu trop les enfants.
La mère tient ce clan en place tant bien que mal, se sacrifiant, en l'absence d'un père violent (en témoigne le doigt coupé de la mère: accident ou violence?) et alcoolique dont l'auteure parle peu: une manière de suggérer qu'il n'est plus membre de la communauté, d'autant plus que son destin, effleuré mais surtout tu (et l'auteure excelle à dire la lourdeur de certains silences, par exemple en page 66), se consume à Sion – la ville, mais aussi le lieu infernal où l'on oublie les gens mis à l'écart: les liens du Shéol, en quelque sorte.
Récit de vie, "Némiah" est aussi le roman d'un désenchantement progressif. Peu à peu, Némiah ne croit plus à Dieu, ni à Diable, ni aux farfadets qui piègent les gens sur les monts. Il reste cependant pour elle un lien aux âmes, ainsi qu'un émerveillement face à la montagne, dont l'auteure explore les aspects les plus insondables avec une poésie enchanteresse porteuse de puissance. C'est que la montagne fait partie de la vie de Némiah dès son enfance, et le premier chapitre, brillante scène d'exposition, le dit aussi.
Et on l'a dit: Némiah se veut d'emblée libre et indomptable. Cela passe aussi par la vie des sens et par leurs appétits. Les amours réchauffent les corps comme les cœurs, et la beauté de Némiah, évoquée par un oncle correct et émancipateur mais aussi par des amants – elle apparaît, en bref, dans le regard de l'autre avant tout – est indéniable. Némiah, personnage franc toujours soucieux de chercher sa propre voie, préfère cependant refuser toute demande en mariage, ce qui ne l'empêche pas d'être aussi une femme qui assume d'être désirante.
Dans un monde hors du temps, marqué par les traditions, "Némiah" relate une destinée singulière née d'un monde ancestral et s'avère, à ce titre, la relation magistrale d'un chemin d'émancipation dans un contexte où s'affranchir des coutumes n'a rien d'évident. Nuancée, Némiah sait faire le tri, jeter le pire et garder le meilleur. Dès lors, l'invitation à enseigner le patois du terroir valaisan à sa petite-fille, en fin de roman, apparaît comme un rappel de l'importance de la transmission d'usages intemporels qui touchent à l'intime, et la langue en est un, par excellence, fût-elle un parler local. Cette issue, l'auteure la prépare tout au long du roman en émaillant celui-ci de mots d'arpitan de Savièse: à l'instar de son personnage, elle aussi se fait transmetteuse.
Gwénaëlle Kempter, Némiah, publié en auto-édition, 2024, à commander sur Lulu.
Le site de Gwénaëlle Kempter.
jeudi 23 janvier 2025
"Terres de feu", à la poursuite d'un dictionnaire
Michael Hugentobler – Est-ce le destin d'un dictionnaire? Celui d'un peuple? Ecrit par l'auteur suisse d'expression allemande Michael Hugentobler, "Terres de feu" est un solide roman historique qui emmène ses lecteurs à la découverte du peuple yámana, mais aussi du peuple des ethnologues des années où le nazisme marquait l'actualité européenne. Quitte à ce qu'on se demande parfois, au fil de la lecture, qui, d'une tribu vivant en Terre de Feu ou des chercheurs occidentaux, est vraiment le plus civilisé. D'ailleurs, que veut dire "civilisé"?
Passant d'un personnage à l'autre, le dictionnaire yámana-anglais (bien réel) de Thomas Bridges est au cœur de "Terres de feu". L'auteur en souligne à plus d'une reprise les qualités: en lexicographe attentif, Thomas Bridges, pasteur anglican, a su capter les finesses de la langue des Yámana, peuple de la mer, Nation Première aux structures sociales peu hiérarchisées ayant développé un art de vivre autour de la pêche.
Ce n'est pas sans humour que l'écrivain saisit le choc culturel entre un pasteur convaincu de la religion chrétienne qu'il professe et les arguments de bon sens que lui renvoient les populations Yámana. Quant à la tentative d'habiller les populations locales, qui vivaient nues et s'en portaient très bien, elles en disent pas mal, et l'auteur ne se gêne pas de le dire au travers de descriptions, sur le caractère dérisoire de certaines façons occidentales d'imposer leur mode de vie.
Côté européen, réciproquement, l'auteur décrit le monde des ethnologues allemands, suisses et même autrichiens au temps de la montée du nazisme. Cela lui permet de créer une galerie de portraits de personnages qu'il rend délicieusement détestables, à l'instar du professeur Schlaginhaufen et de ses centaines de crânes helvètes ou autres, et d'un monde scientifique convaincu, c'est l'air du temps, de la supériorité du Blanc. Par contraste, Hestermann, porteur du précieux dictionnaire que tout le monde veut se procurer, apparaît comme le héros sympathique de ce roman, désireux d'aller voir plus loin que les biais ethnocentriques de leur temps, attisés par un nazisme tenté de trier les recherches ethnologiques en fonction de ce qui l'arrange.
"Terres de feu": le titre s'avère transparent à lire. L'auteur place en effet face à face deux entités. Il y a d'abord ce que nous appelons la "Terre de Feu", cette extrémité sud du continent américain, où vivent le peuple yámana et le révérend Thomas Bridges, personnage en constant décalage avec ce qui se passe dans la métropole: il s'avère plus informé de la vie de l'ethnie qu'il côtoie que des airs d'opérette à la mode au début du vingtième siècle. En face, l'Europe, aux prises avec la montée du nazisme puis avec la Seconde guerre mondiale, apparaît aussi en feu, même si l'auteur, par une habile ellipse, ne décrit pas ce conflit.
Et s'il faut donner une couleur au feu, ce sera le rouge pour "Terres de feu": celui-ci s'avère omniprésent, qu'il s'agisse d'évoquer le sang des personnages, blessés lors d'activités anonymes ou morts au fil du récit, ou d'évoquer des objets qui, et ce n'est pas un hasard, ont cette couleur: le drapeau nazi bien sûr, mais aussi une attestation de membre du parti national-socialiste sortant d'une poche, ou les paquets de cigarettes Lux que Hestermann affectionne. Cette couleur apparaît même sur la couverture du manuscrit du dictionnaire yámana-anglais, qui s'insère ainsi dans un roman qui évoque librement la vie, puis la survie, d'une ethnie qui a réellement existé: couleur de vie sur l'ouvrage, le rouge indique que la langue yámana persiste envers et contre tout au fil du vingtième siècle, même si elle est aujourd'hui pour ainsi dire morte.
Avec "Terres de feu", l'écrivain propose un roman d'aventures captivant et richement informé qui se balade sans complexe sur deux continents. Au-delà de l'exotisme que cela implique, c'est pour le lecteur l'occasion de découvrir ou de redécouvrir une ethnie sud-américaine aux mœurs ancestrales, qui se bat aujourd'hui encore pour conserver son identité – la postface de Geremia Cometti, professeur d'anthropologie à l'université de Strasbourg et héritier de Claude Lévi-Strauss, en témoigne. Mais c'est aussi une manière d'aborder de façon critique certaines manières d'exercer le métier d'ethnologue sur le continent européen, à une époque où il régnait tranquillement sur le monde.
Michael Hugentobler, Terres de feu, Vevey, Hélice Hélas, 2025, traduction de l'allemand par Delphine Meylan, postface de Geremia Cometti.
Le site de Michael Hugentobler, celui des éditions Hélice Hélas.
dimanche 19 janvier 2025
Dimanche poétique 675: Victor Segalen
On souffre, on s'agite, on se plaint dans mon Empire. Des rumeurs montent à la tête. Le sang, comme un peuple irrité, bat le palais de mes enchantements.
La famine est dans mon coeur. La famine dévore mon coeur : des êtres naissent à demi, sans âmes, sans forces, issus d'un trouble sans nom.
Puis on se tait. On attend. Que par un bon vouloir s'abreuvent de nouveau vie et plénitude.
*
Comme le Fils du Ciel visitant ses domaines, et jusqu'au fond des prisons de sécheresse portant lumière et liberté,
Libère en moi-même, ô Prince qui es moi, tous les beaux prisonniers-désirs aux geôles arbitraires, et qu'en grâce et retour,
Tombent sur mon Empire les gouttes larges de la satisfaction.
samedi 18 janvier 2025
Libres réflexions sur la liberté d'offenser
Ruwen Ogien – Dans le petit livre "La liberté d'offenser", le philosophe Ruwen Ogien (1947-2017) se positionne entre le droit, la morale et la réflexion pour considérer la question des restrictions à l'accès aux représentations explicites liées au sexe. Pour ce faire, il interroge certains interdits... et, dans un esprit libéral, il les déconstruit à l'aide d'arguments rationnels finement développés.
Sa première démonstration, qui marque tout ce petit ouvrage, consiste à réfuter l'idée d'une "exception artistique" qui voudrait qu'une représentation explicite d'un sujet sexuel échappe à toute censure en raison de ses qualités évidentes en matière artistique, littéraire, esthétique ou d'édification: les frontières sont poreuses, et après tout, qui détermine ce qui a le droit d'être artistique ou non?
Développant cette idée, testant les extrêmes, il suggère à titre d'exemple que la pornographie est considérée comme une forme de création de l'esprit dépourvue de bon goût... tout en soulignant que personne, pas même le juge chargé de censurer, n'est en mesure de définir ce "bon goût" de façon univoque.
L'auteur prend bien soin de distinguer entre l'offense et le préjudice. La première ne saurait selon lui être sanctionnée, dans la mesure où, selon sa définition, elle ne s'attaque qu'à des symboles ou des divinités, donc à des choses abstraites. Cela, par opposition au préjudice, qui cause des dommages concrets à des personnes. Ainsi, la représentation de scènes explicites sur la scène d'un théâtre, entre acteurs consentants et face à un public prévenu (au moins un peu), ne saurait être censurée.
Consentants? L'auteur explore le thème du consentement, et c'est fort détaillé. Dans son approche libérale, le consentement devrait être compris dans son sens le plus large, y compris par exemple pour la prostitution. Les restrictions que l'auteur identifie, et qui émanent selon lui de milieux religieux ou féministes, lui paraissent hypocrites dans la mesure où la définition qu'ils donnent du consentement est impossible à atteindre, même dans des domaines moins sensibles, et où ils semblent poser une présomption de non-consentement dans certaines catégories de personnes, alors que la réalité peut être plus nuancée.
L'auteur questionne aussi, mine de rien, les restrictions d'âge liées à l'exposition à des contenus explicites (images, mais aussi littérature) et leurs contradictions dans le droit français, et rappelle que le porno fait l'objet d'une imposition fiscale, alors qu'il n'y a guère de critère indiscutable, selon lui, pour classer une création de l'esprit dans la catégorie "pornographique" (classée X). L'aléatoire règne donc, en fonction de la sensibilité de juges bien humains plus que de caractéristiques légales.
Si court qu'il soit, "La liberté d'offenser" est un ouvrage riche qui a de quoi déranger son lectorat tant il est radical dans son travail de déconstruction de présupposés moraux qu'on peut croire évidents. Libertarien et sans doute individualiste, le philosophe, on peut le regretter, passe parfois comme chat sur braise sur l'impact global ou systémique de certains types d'exposition aux contenus explicites. Peut-être parce que cette expérience est éminemment individuelle? Ou parce que cet impact, y compris sur la jeunesse, est lui-même discutable?
En tout cas, quitte à secouer quelques certitudes, l'auteur en appelle à une "liberté d'offenser" aussi étendue que possible en la matière, sans préjudice possible, structurée sur la base d'un consentement présumé sincère de la part des parties prenantes qui se prétendent telles et de l'idée que les représentations sexuelles explicites ne sauraient être autre chose que des offenses, génératrices de "crimes sans victimes" donc non condamnables selon les arguments habituels de "bon goût" ou d'"objectivation".
Ruwen Ogien, La liberté d'offenser, Paris, La Musardine, 2007.
Le site des éditions La Musardine.
jeudi 16 janvier 2025
Didier van Cauwelaert, les vacances et l'expressivité des arts
Didier van Cauwelaert – "Attirances" se démarque avant tout par sa construction singulière en trois séquences qui ressemblent à des nouvelles lisibles séparément davantage qu'à un ensemble formant un roman. Pourtant, peu à peu, les liens se tissent: dès la deuxième partie, les allusions à la première se multiplient et l'on comprend que tout cela finira en synthèse dans l'ultime séquence. Voilà une construction un peu hors du commun, qui donne l'impression de lire trois histoires, autour de quelques poignées de destins nimbés de mystère.
"Vous êtes mon sujet" gravite ainsi autour d'un grand écrivain désabusé à qui les circonstances réussissent immanquablement. Une thésarde s'y intéresse, le lecteur découvre avec elle que l'écrivain, Alexis Kern, écrit toujours un roman après la mort d'une personne proche ou ayant vécu dans son orbite. Y aurait-il anguille sous roche? Il y a quelque chose de Stephen King dans la manière dont l'auteur travaille des ambiances soudain tendues et inquiètes.
L'art et la mort sont également associés dans la deuxième séquence, "Attirance", où apparaît un peintre énigmatique persuadé d'avoir tué deux de ses modèles. Jef Hélias se révèle attachant par son côté complètement atypique: il n'a aucune existence administrative, répond de manière parfois étonnante aux questions qu'on lui pose. Jef Hélias est cependant aussi un artiste contemporain: est-ce qu'il manigance quelque chose en menant la vie d'artiste dans une cellule d'une prison condamnée dont il peint les murs?
Moins portée sur le monde des arts, la troisième partie, "La maîtresse de maison", renoue avec des ambiances tendues, tempérées par un certain goût de la caricature, lorsqu'il dépeint la destinée d'une famille dont le père a choisi un terrain militaire en voie de désaffectation en guise de destination pour les vacances. Deux ados, une épouse aigrie: le cocktail est prêt à exploser, mais l'auteur réserve plus d'une surprise de ce côté-là. Il y a la mer, aussi: les poissons s'y suicident... Et bien sûr, il y a la maison d'à côté, biscornue, énigmatique, hantée peut-être: c'est là qu'aboutiront les liens narratifs dont "Attirances" est fait.
Peuplé de personnages singuliers jusque dans leurs côtés ordinaires, "Attirances" est l'œuvre d'un conteur virtuose, capable de tenir constamment son lectorat en haleine autour d'histoires nées du (presque) quotidien, riches en surprises et sous-tendues par un certain sourire: autant d'éléments qu'on aime trouver dans un livre. Comme quoi, fatales ou fatidiques, les attirances ne sont jamais anodines.
Didier van Cauwelaert, Attirances, Paris, Albin Michel, 2005/Le Livre de Poche, 2007.
Le site de Didier van Cauwelaert, site des éditions Albin Michel, celui du Livre de Poche.
lundi 13 janvier 2025
"1984" revisité par Gordon Zola: quand George Orwell prend un petit goût de covid-19
Gordon Zola – C'est à un projet ambitieux que l'écrivain Gordon Zola s'est livré il y a quelques années: établir une nouvelle traduction du célèbre "1984" de George Orwell. Cela, en le transposant dans l'avenir, avec une solide dose d'humour. Pour couronner le tout, l'ambiance est à la "dictature sanitaire", tant évoquée par les uns et les autres il n'y a pas si longtemps. Et si cela devenait vrai? Signé astucieusement George Orwell 2.0, "84" relate ce que pourrait être un monde régi jusqu'à l'absurde par des impératifs de santé publique hérités, on le devine, de la crise de covid-19.
Cette crise, en effet, nous pouvons l'identifier, au contraire des personnages du roman. Ceux-ci, en effet, vivent dans un monde où l'histoire est en permanence réécrite, et le personnage de Winston Smith joue ici un rôle clé. Pourtant, sa mémoire lui joue parfois des tours: des réminiscences lui reviennent de temps à autre. Trop confiant, il va se mettre à la recherche d'une vérité alternative, plus authentique peut-être, celle des "éveillés": une bande de sceptiques à l'existence contestée. Il reçoit un manifeste, le lit, et le piège se referme. Il aura oublié une leçon de base: "Blouse Brother is watching you".
Insatisfait des traductions existantes de "1984" en français, l'auteur a choisi de créer la sienne en y introduisant avec habileté les préoccupations du début des années 2020: la crise sanitaire fait rage, les contraintes ne font pas toujours sens mais l'Etat contraint chacune et chacun à s'y conformer sans réfléchir. La question de la distanciation sociale elle-même confine à celle du refus de tout rapport sexuel, porté par une certaine catégorie de personnes dans "84". Faite d'attirance physique avant tout, l'histoire d'amour vécue entre Winston et Julia, sa collègue, fait donc figure de transgression ultime: que Diable, ces dangers publics sanitaires se touchent, et plus si entente!
Le lecteur se trouve vite à l'aise dans cette nouvelle traduction: les personnages orwelliens conservent leur nom et restent ainsi familiers, à moins qu'il ne soit possible d'en faire quelque chose de drôle mais transparent. Certains lieux, ainsi que leurs noms, sont transposés: ainsi, l'action se déroule à Paris, dans le bloc de l'Europutopia. Quant à la "novlangue", elle devient "nivlangue", instrument de nivellement, et l'auteur, généreux, va jusqu'à offrir au lecteur un petit lexique où l'on retrouve des mots astucieusement reconstruits ou étrangement familiers: oui, il y a des sans-dents dans "84", et les ordinateurs et écrans, omniprésents pour un meilleur contrôle des personnes, deviennent des "plasmécrans" et des "ordi-mateurs".
Le travail de traduction effectué par Gordon Zola s'avère donc atypique dans le domaine littéraire. Il est permis de parler ici, dans le meilleur sens du terme, de "transcréation", c'est-à-dire d'une traduction qui, non contente de rendre le sens d'un texte, le rend plus accessible à un public choisi, quitte à repenser radicalement certains aspects, culturels entre autres, du texte source.
Le résultat? C'est une remise au goût du jour réussie d'un roman célèbre, afin de rappeler, sur la base d'un vécu partagé, que le roman "1984" de George Orwell demeure parfaitement actuel. Et que sa lecture, sous quelque forme que ce soit, relève aujourd'hui aussi d'une œuvre d'hygiène intellectuelle personnelle. Parce que oui, rappelons-le: si l'écrivain Gordon Zola n'a pas son pareil, dans le domaine littéraire francophone d'aujourd'hui, pour faire rire, il ne manque jamais de faire réfléchir aussi. Y compris lorsqu'il se fait traducteur.
George Orwell 2.0, 84, Paris, Le Léopard Masqué, 2021. Traduction de l'anglais par Gordon Zola. Illustrations de François Mougne.
Le site du Léopard Masqué.
dimanche 12 janvier 2025
Dimanche poétique 674: Jacques Herman
vendredi 10 janvier 2025
Pierre Desclouds, 366 fois la liberté
Pierre Desclouds – Sans cesse changeante, porteuse d'innombrables facettes qui moirent son allure: telle est la liberté, aux yeux des uns et des autres. Chacun y voit ce qu'il veut bien y voir, quitte à pousser un peu les murs. Le psychiatre, psychothérapeute et artiste Pierre Desclouds a tenté de faire le tour du sujet à l'aide d'aphorismes notés au fil de ses journées. Il en a sélectionné 366 pour les faire paraître dans un recueil agréablement aéré intitulé "Liberté bissextile". L'idée? Un aphorisme par jour, à méditer dans un souci de résonance et de philosophie méditée au quotidien.
Qu'on les lise à la volée ou qu'on les savoure longuement l'espace du jour de l'année qui leur est dévolu par l'auteur, les aphorismes de "Liberté bissextile" ne manque jamais de faire remuer quelque chose dans le cœur ou dans l'esprit du lecteur. Ils ont la fulgurance d'une phrase, de quelques mots même, comme jetés au hasard. "La liberté est transparente", lit-on ainsi au premier janvier. Vraiment? A vous, lecteur, d'en faire votre objet de réflexion l'espace d'une journée. Et de faire ainsi suite à ce que l'auteur a voulu, supposément, transmettre.
Certains aphorismes paraîtront amusants, ce qui invite à creuser plus profond: "La liberté est une sorte de couteau suisse", lit-on par exemple. C'est parfois tragique aussi: "La liberté est comme le père Noël: à partir d'un certain âge, on n'y croit plus", lit-on ailleurs, avec un sens de l'image qui se fait jour dans d'autres aphorismes aussi. Cernant peu à peu l'idée insaisissable de liberté, l'auteur invite le lecteur, à son tour, à faire travailler ses cellules grises sur ce vaste thème philosophique. Quitte à laisser le champ de réflexion s'étendre à la responsabilité, comparse indissociable de la liberté: certains aphorismes, pas les plus nombreux certes, y invitent expressément.
Ce court ouvrage, bénéfique pour l'esprit qu'il nourrit aussi de ses effets de surprise, est complété par une préface de Barbara Polla, auteure de "La Favorite", qui présente de manière laudative un auteur qui est aussi pour elle un ami, et par une postface signée du philosophe Bernard Baertschi, qui démêle avec le sourire les paradoxes de la liberté, qui se retrouvent dans les contradictions, certainement assumées par Pierre Desclouds, des aphorismes qu'il lègue au lecteur dans "Liberté bissextile".
Pierre Desclouds, Liberté bissextile, Lausanne, BSN Press, 2024.
Le site des éditions BSN Press, celui de Barbara Polla.
Egalement lu par Francis Richard.
jeudi 9 janvier 2025
Douglas Kennedy, un tour du monde en mode financier
Douglas Kennedy – L'argent fait tourner le monde, dit-on. S'embarquant sur les continents du monde, Douglas Kennedy va un pas plus loin avec "Combien?": c'est un tour du monde des hautes sphères de la finance qu'il offre à son lectorat. Il y a de l'humour dans ce roman de voyage atypique, mais il y a surtout de l'humanité.
Pour ce qui est de la structure du roman, l'auteur s'est en effet laissé balader par les relations humaines et les on-dit entendus dans un bar ou ailleurs. Chaque chapitre de "Combien'?" recèle ainsi le portrait d'au moins un homme ou d'une femme réellement rencontré, actif dans le domaine de la haute finance, du trading: collègues buvant un verre après le service, jeunes traders de pays émergents ou nouveaux dans le monde du capitalisme. Il convient de relever que "Combien?" fait la synthèse de choses vues peu après la chute du mur de Berlin et que certaines des pages de ce livre en gardent la mémoire.
Les portraits dessinés par l'auteur sont toujours en demi-teinte: gagner beaucoup d'argent n'est, contrairement à ce que l'on peut penser, pas toujours évident à vivre, et les galères ne sont pas toujours si différentes de celles des classes moyennes ou populaires. En particulier, le métier de trader a une date limite dans la vie d'un humain, comme c'est le cas pour un sportif. Certains essaient de perdurer à l'aide de l'alcool, d'autres bénéficient de circonstances particulièrement bénéfiques, mais il arrive que le couperet tombe, de façon inattendue voire ingrate: toute perte de performance sera sanctionnée. La condition féminine est aussi abordée, entre premières femmes devenues brillantes traders presque par chance et responsables méfiants face à ces nouvelles actrices sur le marché.
Et le métier roi de la finance, celui de trader, s'avère divers d'un pays à l'autre alors que l'auteur de "Combien?" fait son tour du monde. Aux Etats-Unis, l'auteur le voit comme la cristallisation d'un matérialisme inquiet. En Algérie, il s'entretient avec un trader de la bourse atypique de Casablanca (ouverte une demi-heure par jour, et huit transactions sont le bout du monde pendant cette fenêtre) qui relève que les criées à la corbeille ne sont rien d'autre qu'une formalisation du marchandage de rue auquel l'écrivain a fait face lorsqu'il est arrivé au Maroc. On s'intéresse également au destin de ce vieil homme qui, financier dans sa jeunesse hongroise, revient aux manettes après la période communiste qu'a traversée son pays. Et enfin, il y a les objectifs de carrière des traders australiens: vivre tranquillement en animant un commerce de bons vins ou de trucs sympas.
L'argent fait donc tourner les traders, et Douglas Kennedy les suit avec un certain souci de représentativité, de New York à Casablanca en passant par Londres, Budapest, Singapour ou Sydney. Ce faisant, il montre que le métier de trader, comme d'autres, échappe à toute standardisation et assume son côté culturel: le métier n'est pas pratiqué de la même manière partout sur la planète, et chaque professionnel, si riche qu'il ait pu devenir, a ses intérêts et ses ambitions, mais aussi ses désillusions et ses craintes. Et s'il fallait retenir une chose de cette lecture à la fois drôle et profonde, toujours attrayante, c'est que les traders sont des humains comme tout le monde, motivés par les mêmes causes.
Douglas Kennedy, Combien?, Paris, Belfond, 2012/Pocket, 2013. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bernard Cohen.
Le site de Douglas Kennedy, celui des éditions Belfond, celui des éditions Pocket.
dimanche 5 janvier 2025
Dimanche poétique 673: Jehan Régnier
Las, j'ay en mon temps trespassé
Maint dangier et maint adventure,
Mais je me tiens pour trespassé
Car ceste cy passe mesure.
Point ne convient que je m'excuse.
Car folement fis l'entreprise,
Parquoi convient que je l'endure,
Tant va le pot à l'eau qu'il brise.
Se j'eusse mon fait compassé
Et advisé la voye seure
Helas, point ne fusse passé
Par voye qui fust tant obscure.
De compaignie n'avoye cure,
Qui fut bien cause de ma prise,
Pour cë en ay douleur tresdure :
Tant va le pot à l'eau qu'il brise.
Tant dolent suis et tant lassé
Que du tout je me deffigure,
Car oncques riens je n'amassé
Pour moy oster de ceste ordure,
S'aucune bonne créature
A mon povre fait si n'avise,
Ce sera ma desconfiture ;
Tant va le pot à l'eau qu'il brise.
Prince, roy des cieulx, or procure
Pour moy, se ta main n'y est mise
Ici sera ma sepulture :
Tant va le pot à l'eau qu'il brise.
samedi 4 janvier 2025
"Monstrueuse Kitten", un énorme conte parodique
vendredi 3 janvier 2025
"Post mortem": faux tableaux et vrais cadavres
Olivier Tournut – Le millésime 2025 du Prix du Quai des Orfèvres est indéniablement bon. Avec "Post mortem", le primo-romancier Olivier Tournut offre à son lectorat une intrigue policière qui conduit son lectorat dans les tréfonds mortels du marché de l'art... et dans les hautes sphères de la politique française. Tout commence à Montmartre...
D'emblée, le lecteur est frappé par le souci constant du détail qui caractérise l'écriture de "Post mortem": l'observation des immeubles de Montmartre où le drame se noue est fine même si le bâtiment décrit est fictif: il n'y a pas de 91 bis, rue Caulaincourt, mais il y a bien un 91, qui pourrait avoir servi de modèle à l'auteur.
Cette finesse d'observation, l'auteur l'applique également lorsqu'il s'agit de décrire les interactions entre les agents qui entourent Le Peletier, la capitaine d'une enquête atypique. Celles-ci se situent régulièrement dans la confrontation et mettent en scène une équipe de police fonctionnelle mais tendue, constamment à la merci des intérêts des uns et des autres, qu'ils soient professionnels, privés ou même sentimentaux.
Le jeu de pressions orchestré par l'écrivain dans "Post mortem" questionne, par la voie de la fiction, la liberté de fonctionnement de la police parisienne dès lors qu'une personnalité, en l'occurrence un ministre et, a fortiori, son ex-épouse, est en jeu. Qu'on ajoute à cela certains intérêts financiers liés à la création de faux: ce dispositif ne peut que captiver.
Paris est bien présente naturellement et, en mode "œuf de Colomb" (c'est simple, mais il fallait y penser!) irrigue un aspect qu'on n'attendrait pas forcément ici: l'onomastique. Chaque personnage du roman ou presque, en effet, porte le nom d'une voie ou d'une station de métro de la ville, à commencer par les faussaires, Riquet et Duvernet.
Cela, sans omettre les rôles clés de l'enquête, deux femmes au bord de la crise de nerfs: Le Peletier et Charon. Là, l'auteur emprunte à Pierre Charron, à une lettre près: si le théologien Pierre Charron a sa rue à Paris, rendue célèbre par Renaud ("Les Charognards"), Pierre Charon, homme politique français, est titulaire de la médaille d'honneur de la Police nationale. Mais il n'a pas de voie à son nom...
Quant au monde des faussaires, enfin, c'est avec soin qu'il est abordé, et ça sonne vrai: l'auteur paraît connaître les combines des fabricants de faux les plus habiles, celles qui vont même tromper les spécialistes, quitte à donner quelques idées à des artistes du pinceau.
Il est intéressant de relever, enfin, la temporalité un brin floue du roman: celle-ci tranche avec le réalisme foncier d'une intrigue travaillée et fouillée quant à ses fondements. Elle se situe cependant durant les mois qui ont présidé au passage du 36, Quai des orfèvres à l'autre 36, celui de la rue du Bastion, soit vers la fin 2017. S'ils ne sont pas prégnants dans une intrigue qui privilégie l'idée de montrer la police en action, ces décors furtivement cités suffisent à créer une certaine nostalgie pour l'"ancien" 36, celui qui fait face au quai des Grands-Augustins et qui restera, face à l'histoire, le siège de la police parisienne.
Voilà: entre le monde de l'art et celui de la police, l'écrivain Olivier Tournut offre avec "Post mortem" un roman rigoureux qui sait captiver grâce à son sens aigu de l'observation, indispensable pour qu'une intrigue aussi complexe ne se perde jamais.
Olivier Tournut, Post mortem, Paris, Fayard, 2024.
Le site des éditions Fayard.
Et vous, vous en connaissez d'autres, des livres intitulés "Post mortem"? Je viens d'en lire trois pendant les fêtes, qui dit mieux?