mardi 13 mai 2025

Potamia, deuxième voyage avec Louis de Saussure

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Louis de Saussure – On se souvient du premier tome de la trilogie des "Trois voyages à Potamia", "On parle d'abord du vent", paru en fin d'année dernière. En ouvrant son deuxième volume, "Ensuite on raconte ceux qu'on aime", le lecteur de cette série d'ouvrages signée Louis de Saussure se retrouve en terrain connu, tant au point de vue du style qu'en ce qui concerne l'univers et les personnages décrits. 

A la façon d'un adieu au premier tome, le motif du vent fait ainsi une dernière apparition dans "Ensuite on raconte ceux qu'on aime", avec l'idée que les hommes, contrairement aux femmes, ne craignent pas le vent et se font même fort de le dompter: c'est l'art des navigateurs. 

Mais le temps avance: "Ensuite on raconte ceux qu'on aime" relate le deuxième voyage de Yannis à Potamia, village sis sur l'île de Naxos, à l'occasion du quarantième jour suivant le décès de sa mère, Agapi. Cette image du temps qui avance est suggérée par l'évolution de la qualité de sa mesure: alors que l'ancien prêtre de l'île tenait à sonner les heures lui-même quitte à ne pas être très régulier, le nouveau prêtre a fait installer un système de sonnerie automatique.

Ces deux systèmes de mesure du temps symbolisent du reste aussi, dans ce roman, une Grèce tendue entre l'histoire et l'actualité, entre le temps de la débrouille approximative mais créative et celui des standards tous azimuts voulus par des autorités venues d'ailleurs. On pense à Bruxelles, bien sûr, mais au long du roman, d'autres occupants, plus anciens mais pas forcément plus amènes, sont passés par là et ont pu vouloir imposer leur mode de vie.

L'auteur, en effet, continue à creuser la destinée de la famille de Yannis, qui s'inscrit dans l'histoire longue. Il y aura ainsi quelques nazis et des héros pour les narguer, quitte à le payer de leur vie, mais aussi des ottomans, et des peuples séparés de force: à chacun sa place, sous des prétextes ethniques ou religieux. C'est dans ces contextes délicats, conflictuels, que se dessinent les histoires d'amour qui naissent au fil des pages.

Il convient enfin de relever que c'est aussi par l'écriture que "Ensuite on raconte ceux qu'on aime" s'inscrit dans la continuité du premier tome de la trilogie. Cette écriture soignée, marquée par un je-ne-sais-quoi qui n'appartient qu'à elle, sait séduire le lecteur amoureux de belle ouvrage. Celle-ci est mise au service de la narration de la vie d'une île qui vit à son rythme, intemporelle, depuis toujours.

Louis de Saussure, Trois voyages à Potamia, Lausanne, Les Editions Romann, 2025.

Le site des éditions Romann.

Egalement lu par Francis Richard.

dimanche 11 mai 2025

Dimanche poétique 690: Patrick André Bonvin

Les mots

Il me reste peu de temps
Je cherche les mots
Je cherche les phrases
Le texte
Mon texte
Du texte
Le récit
Un récit

Le vide
Le manque
L'absence
L'obsession

Il me reste peu de temps
Je cherche des mots

Je cherche mes phrases
Mon texte
Ton texte
Le texte qui te parle
Le texte qui parle

Et tu me manques déjà

Patrick André Bonvin (1968- ), Juste le dire, Saint-Denis, Edilivre, 2018.

samedi 10 mai 2025

Au service secret de la Confédération helvétique

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Mark Zellweger – Le lecteur qui entame sa lecture de "Pour tout l'or de Srinagar" de Mark Zellweger ne manquera pas d'être impressionné par le réalisme du contexte géopolitique décrit. Tout prend racine en 1947: l'Inde est indépendante, le Pakistan aussi mais séparé, et un conflit sanglant éclate entre les deux pays, avec les minorités des uns et des autres pour enjeu. Mais c'est au moment où Donald Trump entame son premier mandat de président des Etats-Unis que l'auteur fait vraiment démarrer son intrigue.

Le lecteur est amené à découvrir quelques points chauds de la planète, en Afrique noire ou en Méditerranée. Bien vite, le Cachemire apparaît comme un enjeu majeur des conflits que l'auteur décrit au fil des pages. Et qu'en est-il de ces migrants qu'on découvre radioactifs lorsqu'on les intercepte en Méditerranée?

Ces situations dangereuses ont pour adversaire le Sword, service occulte dépendant de la Confédération suisse, agissant en sous-main dans l'ombre de la diplomatie, capable s'il le faut de tuer. Ses membres sont les acteurs de ce roman, à commencer par son responsable Mark Walpen. Le lecteur les verra s'activer auprès des gouvernements d'ici et d'ailleurs.

Des membres qu'il n'est pas forcément simple, et c'est dommage, de vraiment cerner, au-delà de l'exosquelette de Paul de Séverac. L'impression du lecteur qui commence à lire avec "Pour tout l'or de Srinagar" sera dès lors, peut-être, qu'il a loupé quelques épisodes. Cela, non sans raison: ce roman est le cinquième d'une saga, et il est probable que l'auteur soit parti du principe que ses personnages sont devenus familiers à son lectorat.

Cela étant, "Pour tout l'or de Srinagar" mêle avec une adresse certaine la réalité telle qu'on la découvre au journal télévisé et les points de vue de ceux qui vivent au jour le jour une actualité souvent conflictuelle, parfois criminelle. Que ce soit pour retrouver dans un livre les enjeux des soulèvements actuels entre le Cachemire et l'Afghanistan ou simplement pour apprécier un roman qui bat au rythme du monde et des armes nucléaires que l'on se dispute, "Pour l'or de Srinagar" trouvera un bon public au fil des pages.

Mark Zellweger, Pour tout l'or de Srinagar, Editions Eaux Troubles, 2011.

Le site des éditions Eaux troubles, celui de Mark Zellweger.



mercredi 7 mai 2025

Bal pour une ascension sociale découronnée

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Irène Némirovsky – Elle est cruelle, l'histoire que relate "Le Bal", court roman (on parlerait aujourd'hui de "novella") de l'écrivaine russe d'expression française Irène Némirovsky. Et amorale, si l'on en considère l'issue: pourquoi le bal organisé par les Kampf a-t-il tourné au fiasco?

Rembobinons: "Le Bal" relate l'organisation d'un bal par les parents Kampf (un mot allemand qui signifie "combat": le conflit familial est annoncé!), devenus soudain riches à l'issue d'un placement financier particulièrement heureux. L'enjeu est de taille: il faut s'imposer dans le grand monde, l'impressionner même, et montrer qu'on en est. 

En quelques mots et phrases qui suffisent à faire mouche, la romancière réussit à saisir parfaitement le gigantisme d'une telle opération: deux cents invitations, une débauche de moyens (menu de chasse, caviar, foie gras, orchestre...), et même quelques ruses pour masquer le fait que les Kampf, famille en partie juive et laborieuse comme l'était celle de l'écrivaine, n'ont pas tous les codes. 

Cela passe aussi, et c'est là que l'intrigue se noue, par l'attitude des parents, Rosine et Alfred, à l'égard de leur fille Antoinette: devenus riches, ils ont sous-traité son éducation à une gouvernante anglaise qui la tient de manière stricte, ainsi qu'à une professeur de piano très rigide. A travers ces choix, les parents imposent à leur fille ce qu'ils imaginent être une bonne éducation, austère, corsetée et surtout infantilisante, tout en signifiant qu'ils ont d'autres priorités, d'ordre social, dont le bal est le symbole.

Ce choix s'avère problématique au moment de l'intrigue: à 14 ans, Antoinette, consciente que son corps change, que ses bras, aujourd'hui tels des flûtes, pourraient devenir "les plus beaux bras du monde, qui sait?", n'est plus un enfant... et elle entend bien n'être plus traitée comme telle. Ses parents ne veulent pas d'elle au bal? Elle doit être couchée à neuf heures, et on la relèguera pour une nuit dans un débarras aménagé à la hâte? Elle saura trouver sa revanche, fracassante. 

Cette revanche, il est permis d'y voir une manière freudienne de tuer non seulement le père, mais aussi la mère, puisque tout va se jouer, finalement, entre une Antoinette consolatrice mais sûre d'elle et une Rosine à terre. Rien ne sera dit des modalités de la revanche, rien n'aura changé, chacune aura sa vérité. Mais l'auteure conclut en rappelant que si Antoinette est sur la pente ascendante, Rosine est déjà, en quelque sorte et de même qu'Alfred, qui a déjà quitté la scène, un modèle obsolète. Ce qu'elle essaie de masquer: l'auteure l'annonce déjà plus haut dans le récit, montrant en particulier Rosine, vaguement consciente de son déclin, cheveux teints, en train de se maquiller en pensant à ses propres années de jeunesse.

Récit d'un basculement dans l'âge adulte, celui où l'on n'a plus peur de ses parents, "Le Bal" est aussi une critique féroce d'un ménage de parvenus, désireux de surjouer un style grand-bourgeois (débauche de moyens pour le bal, bijoux à profusion pour Rosine, qui a commencé comme dactylo) pour faire oublier son extraction modeste et une ascension sociale due à un simple coup de génie boursier.

Posée en adversaire face à des parents oppressifs, Antoinette apparaît comme le parangon de la jeune génération qui, déjà, pousse ceux-ci vers la sortie. Cela, avant même qu'ils n'aient existé socialement, fût-ce une soirée, puisque "leur" bal s'avère un fiasco qui n'attirera que la professeur de piano d'Antoinette. 

C'est ainsi avec une ironie féroce que l'écrivaine Irène Némirovsky dessine, implacable, le passage de témoin d'une génération à une autre, sans que la génération précédente n'ait eu le temps de jouir d'une ascension sociale soudain découronnée, ni en somme de jouer toute sa partition – comme ces musiciens qui, commandités pour le bal, n'ont pas joué grand-chose de toute la soirée.

Irène Némirovsky, Le Bal, Paris, Grasset & Fasquelle, 1930/Les Cahiers rouges, 2002/2016.

Le site des éditions Grasset.



mardi 6 mai 2025

La paix, thème artistique subversif: œuvres et philosophie

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Barbara Polla – A la fois beau livre et réflexion sur la paix dans l'art et dans le monde, "F... moi la paix..." est aussi la mémoire d'une expérience artistique lancée par la galerie Analix Forever, basée à Chêne-Bourg (canton de Genève), débouchant à la fois sur une exposition et sur une réflexion philosophique sur la notion de paix. Tout a débuté par un constat de la part de l'initiatrice du projet: s'il est courant de trouver des artistes engagés en faveur de la paix, ceux-ci sont beaucoup plus rares à tenter de l'appréhender dans leur création sans en référer à son pendant: la guerre. 

Cela, à telle enseigne que les artistes qui ont accepté de participer au projet, chacun avec son bagage de vie (certains ont vécu dans des pays presque constamment en conflit) ont fait naître des œuvres entièrement nouvelles pour l'occasion. Cette partie "making of", vue comme une "coélaboration", est évoquée au fil des pages, en détail: les artistes et leurs tempéraments, mais aussi une liste de commissions impressionnante. Ces tableaux, en effet, il faut les créer, à l'acrylique. Un défi pour au moins un des artistes, peu coutumier de cette technique. Quant au groupe d'artistes, il s'est formé en avril 2022 à la biennale de Venise.

Des tentes et des vulves par Abdul Rahman Katanani ("Dans ces tentes, nous y entrons quand nous sommes invités – comme dans les vulves", dit l'artiste), des politiciens représentés comme des clowns par Serwan Baran, un portrait à huit mains (celles des deux précédents artistes, ainsi que de Said Baalbaki et d'Ayman Baalbaki) qui renvoie à Emmanuel Levinas présenté comme le philosophe du visage, sans oublier l'approche dansée de Brice Catherin ou les photographies d'artistes proches de la galerie Analix Forever: chaque créateur use de ses outils et de sa sensibilité pour donner corps à l'idée de paix. De nombreuses illustrations en témoignent tout au long de l'ouvrage. Et associées aux textes, les œuvres présentées composent une forme d'"utopie agissante", en vue sans doute, simplement, de représenter une paix, ou même une "micro-paix".

Au-delà des aspects concrets et matériels, en effet, "F... moi la paix..." développe aussi, au travers de commentaires d'auteurs divers, une certaine idée de la paix, loin du cliché d'un paisible entre-soi. La paix peut ainsi constituer le sommaire d'un journal fictif, à l'enseigne du faux "New York Times" imaginé par le collectif des "Yes Men", ou des slogans aménagés en enseignes lumineuses par Robert Montgomery – et là, l'ouvrage dépasse le seul contexte de l'exposition. Son exposé philosophique va glaner jusque chez les non-violents Jean Giono et Léon Tolstoï pour évoquer le caractère foncièrement subversif de la paix, vue comme une riposte aux gens de pouvoir.

Ainsi naît, au fil des pages, une réflexion originale et approfondie, doucement anarchiste, sur la paix en tant que telle, ainsi que sur son expression artistique, plus rare qu'on ne le croit. Cette réflexion confine à l'idée d'une paix qui captiverait chacune et chacun partout, aussi dans les créations populaires: jeux vidéo, albums de Taylor Swift, etc. Un renversement qui résonne avec cette phrase du faux "New York Times", placée dans une annonce fictive d'ExxonMobil: "Peace. An idea the world can profit from."

Barbara Polla/Collectif, F... moi la paix..., Une histoire d'art et d'engagements, Bordeaux/Bruxelles, Le Bord de l'eau/La Muette, 2024.

Le site de la galerie Analix Forever, celui des éditions Le Bord de l'Eau, celui des éditions La Muette.

Artistes cités:





dimanche 4 mai 2025

Dimanche poétique 689: Maurice Rollinat

Les pierres

Par monts, par vaux, près des rivières,
Les frimas font à volonté
Des blocs d'ombre et d'humidité
Avec le gisement des pierres.

Sous le vert froid des houx, des lierres,
Sous la ronce maigre, - à côté
Du chardon dévioletté
Cela dort dans les fondrières,
Plein d'horreur et d'hostilité,
Donnant aux brandes familières
Une lugubre étrangeté.

Mais sitôt qu'on voit les chaumières
Refumer bleu dans la clarté,
C'est le soleil ressuscité
Qui refait couleurs et lumières,
De la vie et de la gaieté
Avec le gisement des pierres.

Maurice Rollinat (1846-1903). Source: Bonjour Poésie.

samedi 3 mai 2025

Alexandre Pouchkine, un Noir à la cour

Alexandre Pouchkine – On ne le sait pas forcément en Europe occidentale, mais le poète national russe Alexandre Pouchkine compte un prince africain parmi ses ancêtres. Sous l'aile du tsar Pierre le Grand à qui il a été "vendu", Ibrahim Hannibal a connu une destinée hors du commun, marquée cependant par la couleur de sa peau: capturé par des esclavagistes musulmans, c'était un Noir. Son descendant a entrepris de relater sa destinée dans un ouvrage biographique et romanesque malheureusement inachevé: "Le nègre de Pierre le Grand". Dans leur collection "Bilingue", les éditions Folio en proposent une version bilingue accessible aux francophones, compilant page à page, en russe et en français, les épisodes qu'Alexandre Pouchkine a laissés.

L'ouvrage est donc court, mais important! Il comprend quelques épisodes marquants de la vie d'Ibrahim Abraham, centrés sur sa jeunesse. Aux premières pages, le lecteur le trouve à Paris, où il fait ses expériences de jeune homme. D'emblée, la narration donne à voir, sans fard, avec une naïveté décomplexée qui a de quoi provoquer, ce qu'on appelle "racisme" depuis 1902 (selon le Robert): curiosité gênante face à un homme qui n'a pas la même carnation que les autres (et cette gêne, l'écrivain la rapporte sans dramatisation, mais sans détour non plus), peur du scandale dès lors que, amant d'une comtesse volage nommée Léonore, il lui fait un enfant (et quelle sera sa couleur? se demande-t-on...). La fin du chapitre II apparaît ainsi comme un parfait épisode de roman, porté par le souci d'éviter le scandale au mari cocu. 

Cet épisode se déroule en France; l'édition rappelle que l'auteur prend quelques libertés avec la vérité en plaçant cet épisode de la vie d'Ibrahim Hannibal à Paris alors qu'il s'est plus probablement produit à Metz. Mais voilà: Ibrahim Hannibal décide finalement de retrouver Saint-Pétersbourg, comprenant l'impasse que constitue son amour avec Léonore – sa lettre d'adieu suggère du reste, une fois de plus, que cette impossibilité a quelque chose à voir avec la couleur de peau d'Ibrahim Hannibal, et qu'il a intégré cette donnée. 

Le motif du rejet à raison de la race persiste dans les deux épisodes restants que l'ouvrage nous donne, et qui se déroulent dans la toute jeune Saint-Pétersbourg, dont Ibrahim Hannibal voit les chantiers. L'écrivain décrit en particulier, sans aucune complaisance, ce que les "assemblées", soirées où toute la noblesse est convoquées et auxquelles il est difficile d'échapper. Protégé du tsar, Ibrahim Hannibal y est convié, y fait des connaissances. Et le tsar va jusqu'à lui arranger la possibilité d'un mariage, ce qui ne va pas sans heurts. 

En relatant la vie de son aïeul, l'écrivain Alexandre Pouchkine relate avec toute la franchise qu'implique la naïveté ce que l'on appelle aujourd'hui le racisme. Cela, avec ses masques hypocrites et ses pénibles aveux (on l'aime bien, Ibrahim Hannibal, il sait se tenir en société, mais le veut-on comme gendre?), sans oublier bien sûr le jeu des stéréotypes plus ou moins malveillants, fondés sans doute, si l'on pense à Natacha, la jeune promise d'Ibrahim Hannibal, à l'ignorance. Biographie descriptive et romanesque à son origine, "Le nègre de Pierre le Grand" se lit aujourd'hui, entre autres, comme le rappel d'un racisme dont nous ne voulons plus. Et constitue, donnée par un poète russe que tous les Russes ont adopté, une forte leçon d'humanisme.

Quelques mots enfin sur le livre lui-même: celui-ci donne un texte modernisé du roman "Le nègre de Pierre le Grand", parfaitement lisible pour les russophones d'aujourd'hui. L'édition est enrichie par un petit cahier d'images qui permettent au lecteur de se plonger dans l'époque, c'est-à-dire le début du dix-huitième siècle, où commence la destinée d'Ibrahim Hannibal.

Alexandre Pouchkine, Le nègre de Pierre le Grand, 1837/Paris, Folio Bilingue, 2010. Traduit du russe et annoté par Gustave Aucouturier. Traduction révisée par Simone Sentz-Michel.










vendredi 2 mai 2025

Frédéric Roussel, un destin singulier sur une planète inconnue

Frédéric Roussel – Un voyage dans l'espace, sur une exoplanète qu'il s'agit d'explorer? Tel est le scénario d'"Amormina B", dernier roman de l'écrivain Frédéric Roussel. Associant texte et dessins, l'auteur offre à son lectorat un nouvel opus à la fois rapide et profond, soulevant quelques questionnements existentiels intéressants dans le contexte de la science-fiction. Par exemple, qu'est-ce qu'un extraterrestre? Et peut-on le devenir lorsqu'on est un terrien?

L'intrigue d'"Amormina B" paraît simple, pourtant: vivant sur une planète lointaine, l'humain Leo Bakst est envoyé dans une région à explorer. Il y découvre un volcan qui titille sa curiosité, ramasse des cailloux et découvre qu'ils contiennent de l'eau. Et dans sa base, une araignée vit et s'épanouit. Dès lors, le doute s'installe: faut-il alerter d'autres explorateurs humains ou approfondir les recherches seul? Cette simplicité se retrouve dans un mode d'écriture fait de lignes courtes, comme des poèmes – ou alors comme des sous-titres comme on en voit au cinéma, brefs, simples et immédiats.

Mais voilà: cette intrigue, l'auteur en explore en profondeur toutes les potentialités, se demandant constamment ce que peut signifier chaque péripétie pour un humain loin de tout. Denrée familière sur Terre, l'eau apparaît ainsi comme un bien plus précieux que l'or sur cette planète que le soleil n'éclaire guère. Et l'âge des roches aquifères que Leo Bakst collecte donne le vertige...

L'écrivain s'intéresse également au physique et au mental d'un personnage de tempérament solitaire largué sur une planète où le temps est un peu plus lent que sur Terre, et évoque l'adaptation de Leo Bakst à cette situation, ainsi que ses questionnements: est-ce que le café s'écoule plus vite ou plus lentement dans sa tasse sur cette planète à découvrir? L'occasion de vivre de nouvelles sensations, à peine décalées de celles qu'on vit sur Terre, sont nombreuses. Et le risque de se perdre dans un dédale de cavernes n'est pas absent, ce qui crée un moment de tension dramatique forte au fil de la narration.

A la narration en lignes courtes vient s'ajouter, et c'est un délice pour le lecteur qui y trouve le moyen de s'immerger dans l'exploration avec le personnage principal, de petites vignettes en noir et blanc dessinées au pinceau par l'auteur apparaissent très souvent au fil des pages. Leurs compositions étudiées et leur trait velouté signent leur originalité; parfaitement intégrées, lisibles, ce sont elles qui donnent un supplément de corps à ce roman. Associant l'image au texte court, "Amormina B" prend dès lors presque les allures d'un film sous-titré sur papier.

Quant à devenir un extraterrestre, la fin du roman indique que c'est la planète qui, comme vivante à travers l'un de ces artifices pourtant bien connus dont la nature a le secret, choisit qui s'y assimilera et accomplira ainsi son destin. Rapide et direct, aisément accessible, le livre "Amormina B" se démarque par les questionnements philosophiques qu'il évoque, sous le couvert d'un récit de science-fiction.

Frédéric Roussel, Amormina B, Vevey, Hélice Hélas, 2025.

Le site des éditions Hélice Hélas.


jeudi 1 mai 2025

Pour le blasphème, le cœur et la raison

Caroline Fourest – Ecrit peu après les attentats du 7 janvier 2015, "Eloge du blasphème" est à la fois un cri du cœur, ému et empreint de révolte, et un ouvrage réfléchi, fondé sur les convictions solides de Caroline Fourest. Considérant en effet le blasphème comme un "droit sacré", l'ouvrage développe une réflexion rigoureusement humaniste et profondément humaine sur la liberté d'expression, mesurée à l'aune très sensible du journal "Charlie Hebdo". Une approche très française aussi, dès lors qu'il s'agit de défendre le modèle de laïcité du pays, entre autres, d'Aristide Briand.

Ce sont d'abord les larmes, la tristesse, l'incrédulité qui sont évoqués dans le prologue: l'auteure y rappelle comment elle a vécu la matinée du 7 janvier 2015, qui a vu disparaître des dessinateurs et journalistes qui étaient avant tout des amis pour elle. Elle indique aussi ces "Oui, mais..." qui, venus de part et d'autre (à commencer par l'extrême-droite en mode Jean-Marie Le Pen, mais il n'y a de loin pas que lui!), l'ont blessée voire révoltée. 

Sur la base de ce prélude ému, l'auteure développe sa réflexion sur l'état d'une liberté d'expression prise en tenaille entre les réticences des uns et des autres, les exigences de respect de certains acteurs. Page après page, elle essaie aussi de cerner ce que veut dire "Je suis Charlie", absolument. Et répond, aguerrie, aux arguments de type strictement religieux qui pourraient faire taire ce journal, et que la justice française a régulièrement rejetés. Sont ainsi disqualifiés les catholiques dogmatiques, mais aussi les entrepreneurs identitaires de tous bords, les Tariq Ramadan et quelques autres, en particulier à ceux qui entendent imposer le voile islamique, symbole de soumission des femmes, dans l'espace public. Et bien sûr, tous ceux qui répondent aux petits dessins par de grosses balles bien mortelles.

Car un dessin peut apparaître comme une offense; dès lors, en lisant "Eloge du blasphème", on repense à l'idée qu'en donne Ruwen Ogien dans "La liberté d'offenser": après tout, le fidèle ne subit aucun préjudice concret s'il tombe sur un texte ou une image tombée de Charlie Hebdo, ou simplement jugée blasphématoire par sa religion – le crime est sans victime véritable. Et après tout, le croyant peut toujours détourner le regard (personne n'est contraint de lire "Charlie Hebdo", ni d'aimer ça), et s'en remettre à son dieu – que les psaumes décrivent métaphoriquement comme un roc, un bouclier, une citadelle (passim, p. ex. Ps 18).

Pour poursuivre dans la résonance personnelle, il m'a fallu un peu de temps, en tant que Suisse, pour comprendre que la laïcité n'est pas dirigée contre telle ou telle religion (a priori chrétienne), mais qu'elle propose une certaine articulation entre le fait religieux et la vie séculière, garante d'un certain équilibre. Et c'est peut-être là que ce petit livre m'a paru un peu court: typiquement français, le modèle de la laïcité ne s'est pas imposé partout, et de loin. En Suisse romande, typiquement, seul le canton de Genève s'en réclame expressément, et le code pénal suisse condamne toujours le blasphème – ce qui n'empêche pas la Suisse d'être une démocratie dite avancée.

Dès lors, et dans la mesure où "Eloge du blasphème" ne se contente pas de commenter ce qui se passe en France, il aurait été intéressant d'avoir quelques arguments en faveur de la laïcité audibles hors de l'Hexagone. Ou de mener, mais je suis conscient que ce pourrait être l'objet de plus d'un autre livre, une réflexion sur les obstacles à l'exportation ce modèle aux avantages manifestes. Cela, sachant que chaque pays s'organise à sa manière et accepte de payer le prix fort, parfois humain (condamnations à mort pour raisons religieuses, par exemple), de certaines situations. Autrement dit: à quelles conditions la laïcité pourrait-elle s'imposer à tel ou tel peuple, et pourquoi pourrait-elle ne pas fonctionner ailleurs? Et plus largement: la laïcité à la française est-elle un absolu (quitte à ce qu'elle apparaisse à son tour comme une religion se prétendant supérieure aux autres), ou est-il possible de l'ajuster à tel ou tel pays, au risque de la dénaturer? 

Je divague un peu, et c'est normal! Vous l'avez compris si vous m'avez lu jusqu'ici: partant d'une situation "très française", Caroline Fourest propose avec "Eloge du blasphème", essai fait à la fois de cœur et de raison, une réflexion universaliste à portée internationale qui presse chacune et chacun de réfléchir à sa manière de concevoir l'écosystème tendu présent entre les individus, les auteurs politiques et le monde religieux. J'ai découvert la parole de l'autrice précisément lors des émissions de télévision qui ont suivi les événements de janvier 2015 et me suis dit dès lors qu'elle avait quelque chose à me dire. Cette lecture a été un premier pas, il y en aura sans doute d'autres, par-delà, sans doute, les désaccords.

Caroline Fourest, Eloge du blasphème, Paris, Grasset, 2015/Le Livre de Poche, 2016.

Le blog de Caroline Fourest, celui d'"Eloge du blasphème", le site des éditions Grasset et Le Livre de Poche.

Aussi lu par Jean-Bernard PapiMarc Alpozzo, Marie-Claude.


mercredi 30 avril 2025

Une respiration littéraire pour la quarantaine

Sophie Sciboz – C'est un livre court, mais qui rappellera à tout un chacun la période délicate du premier confinement imposé à la suite de la prolifération de ce qu'on n'appelait pas encore alors le covid-19. L'expérience que relate Sophie Sciboz dans "La quarantaine de Virginie" est celle de tout le monde en Suisse. Elle résonne cependant chez une poignée de personnages, observés par une Virginie fictive, et c'est ce qui lui confère un caractère spécifique.

"La quarantaine de Virginie" rassemble tous les épisodes d'un feuilleton publié en ligne dès le début du confinement suisse, le 13 mars 2020, soit 50 textes qui reflètent autant de journées. Pour leur donner corps, l'écrivaine les adresse à un amant fictif dont elle est séparée par la force des choses. Chacun de ces épisodes, d'une longueur assez homogène d'environ une page d'un petit livre, prend dès lors la forme d'une lettre adressée à "Mon amour, mon amant,". 

Dès lors, chacun de ces épisodes alterne adresses sensuelles à l'amant séparé et observations sur la vie quotidienne. Ces observations sur une écume des jours qu'il a fallu réinventer, nous les avons toutes et tous connues, peu ou prou: la vie scolaire des enfants chamboulée, la famille vivant soudain constamment sous le même toit, le télétravail généralisé, et même Alain Berset qui s'invite dans les foyers, par télévision interposée.

Dès lors, l'amant épistolier, personnage hors champ qui ne se manifeste guère au fil des pages, apparaît comme une adresse qui constitue aussi un bol d'air. Quelques lignes, dans chaque lettre, évoquent la difficulté de l'éloignement et de la vie des sens mise entre parenthèses. Et quid de la vie de couple de la narratrice, Virginie? Elle paraît battre de l'aile au début du roman, mais le coronavirus va aussi rebattre les cartes de ce côté, soudant et séparant à la fois: n'oublions pas que le virus a emporté quelques âmes. L'auteure en fait son miel pour faire monter la tension dramatique çà et là.

Enfin, l'écrivaine met en scène une épistolière non dénuée de sensibilité écologiste, ce qui la rapproche de son amant, et désireuse de croire que l'épisode du premier confinement va déboucher sur un monde meilleur. Encore une croyance déçue, certes; mais tout au long de billets marqués par des actes d'aimable solidarité de proximité (par exemple lorsqu'il s'agit de faire quelques achats pour les voisins), la romancière rappelle ainsi qu'une telle évolution aurait pu être possible.

"La quarantaine de Virginie" va fortement résonner avec ceux qui ont vécu leur premier confinement comme une parenthèse particulière, avec la motivation propre à ceux qui veulent s'en sortir et font globalement confiance à ceux qui sont en position de décideurs – quitte à regretter qu'ils ne soient pas plus contraignants parfois. Cet ouvrage ne développe guère les controverses nées d'une information officielle parfois aussi défaillante que péremptoire sur le virus: c'est sur la vie d'une femme et de sa famille,  quasiment assignée à résidence du jour au lendemain, et sur son accoutumance progressive à une nouvelle réalité, qu'il se concentre. Et c'est ce qui le rend attachant.

Sophie Sciboz, La quarantaine de Virginie, Yverdon-les-Bains, Un point g tout, 2024.

Le site de Sophie Sciboz, celui des éditions Un point g tout.

Lu par Bad GeeketteRebecca.

mardi 29 avril 2025

En train à travers le vingtième siècle

Benjamin Knobil – Ils sont trois, les personnages principaux du premier roman du dramaturge Benjamin Knobil, "Le train des gueules cassées". Ils n'ont rien à voir entre eux apparemment... Voire! Traversant le vingtième siècle de 1914 à 2018, l'écrivain retrace l'histoire d'une époque pétrie de violences, voire de génocides, dont la mémoire doit être sans cesse rappelée et qui ont laissé des traces même chez de parfaits anonymes.

Ces trois personnages partagent un point commun: ils apparaissent comme des cabossés de la vie. Il y a Yvan, l'archiviste qui traite de vieux films, qui voit le monde à travers les images de guerre qu'il visionne et qui l'obsèdent comme s'il avait vécu un conflit majeur dans sa chair, ce qui se traduit par le choix d'un lexique volontiers guerrier. On pense aux "fourmis aux têtes de masque à gaz" qui hantent son appartement, évoquées dès le début du roman.

Il y a aussi Katsumi, hôtesse à bord de TGV, qui rend service à une restauratrice de son quartier en lui apportant des glaïeuls. Elle se sent parfois disparaître, et vit une vie où les regards et remarques masculins peuvent sembler lourds au quotidien, même s'ils sont plus amusés que malveillants: ses collègues Khalil et Jean-François assurent le spectacle, et on ne peut guère leur en vouloir malgré leur maladresse. Le lecteur se réjouit de ces interventions un poil surjouées, si théâtrales.

Et il y a Hector, trisomique loquace et largement autonome, qui joue en quelque sorte le rôle du fou du roi, révélateur amusé et innocent (vraiment?) des arcanes du monde qu'il observe, tantôt depuis son travail de factotum qui fait de lui le collègue d'Yvan, tantôt depuis le foyer où il régale tout le monde avec ses délicieuses spécialités culinaires. Pour lui conférer une parole à la musique particulière, l'auteur choisit de raréfier la ponctuation pour laisser couler les mots.

Dans cet ample roman, tout le monde tente de résoudre son énigme de vie: un père perdu pour Hector, des films qui résonnent étrangement pour Yvan, et des liens familiaux perdus pour Katsumi. Peu à peu, l'auteur fait émerger l'image d'un train fantasmagorique, écho aux TGV dans lesquels Katsumi travaille, qui véhicule à son bord toutes les gueules cassées du vingtième siècle. A ce titre, ce véhicule devient un mode de voyage mémoriel erratique à travers le temps – sous le patronage d'un personnage qui, comme par hasard, s'appelle H. G. Wells, auteur de "La machine à explorer le temps".

Mais "Le train des gueules cassées" a aussi l'âme physiquement voyageuse: il oscille entre Paris et Moscou, mais aussi entre les têtes de ligne des trains où travaille Katsumi. L'ambiance est certes grave, les thématiques abordées par l'auteur le sont: il évoque les génocides d'ici et d'ailleurs, souvent perpétrés par les Européens. Et aussi les déportations et les exils non souhaités.

Reste qu'il sait convoquer l'humour de manière judicieuse afin de créer des espaces de lumière au fil des pages. Il suffit de penser au gag récurrent de l'interpellation lancée par Hector à des policiers jugés (c'est un peu convenu, convenons-en...) violents et fatigués qui l'ont moqué: "Au lit! Au lit! Kot kot!" Devenue virale, la vidéo qui en est tirée enflamme les réseaux sociaux et les populations. Elle résonne avec les pellicules de nitrate énigmatiques que manipule Yvan: à la manière d'un buzz incontrôlé, celles-ci aussi peuvent prendre feu spontanément, mais de manière physique cette fois.

Pétri d'ombres et de lumières en un contraste constant, situé à la croisée entre le roman historique et la science-fiction, l'ample et flamboyant roman "Le train des gueules cassées" relie lentement, à l'aide de ses trois personnages principaux et narrateurs, mais aussi d'une belle brochette de personnages secondaires bien campés, les fils notamment familiaux de quelques vies que l'histoire a brisés. Pour l'homme de théâtre Benjamin Knobil, c'est une entrée réussie dans le genre du roman!

Benjamin Knobil, Le train des gueules cassées, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site de Benjamin Knobil, des éditions BSN Press.

dimanche 27 avril 2025

Dimanche poétique 688: Charles Baudelaire

Sépulture

Si par une nuit lourde et sombre
Un bon chrétien, par charité,
Derrière quelque vieux décombre
Enterre votre corps vanté,

A l'heure où les chastes étoiles
Ferment leurs yeux appesantis,
L'araignée y fera ses toiles,
Et la vipère ses petits ;

Vous entendrez toute l'année
Sur votre tête condamnée
Les cris lamentables des loups

Et des sorcières faméliques,
Les ébats des vieillards lubriques
Et les complots des noirs filous.

Charles Baudelaire (1821-1867). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 25 avril 2025

Jeux de masques, viol et vengeance

Marquis Akira von Thulé – Mois après mois, la collection "Damned" poursuit ses publications avec une régularité d'horloge. La livraison du mois d'avril propose un nouveau titre du Marquis Akira von Thulé, "In Utero Veritas". Celui-ci fait suite à "Tengu Teach" et fait figure de match retour: on y retrouve Amon von Junte, professeur de langues mortes, désormais opposé à Gorgo von Göldin, qui veut sa vengeance envers celui qui l'a violée dans l'épisode précédent. Et engrossée, on l'apprend...

Mis en présence d'un professeur de lettres qui, désormais, sait comment manœuvrer ses super-pouvoirs, le lecteur va goûter à une écriture un peu particulière. Elle peut paraître curieusement emphatique ou amphigourique par moments; surtout, elle recèle de nombreuses références à l'Antiquité, surtout en début de livre, ce qui ne manque pas de surprendre dans un pastiche des romans populaires d'antan.

L'intrigue finit par placer Gorgo et Amon face à face, mais il faudra qu'Amon franchisse quelques obstacles hauts en couleur – sans oublier les questions de famille. Le lecteur sourit aux clins d'œil complotistes glissés çà et là: il s'agira de vaincre une franc-maçonnerie présentée sous un jour peu amène, associée à des sociétés plus ou moins secrètes et plus ou moins vraisemblables (l'auteur ose placer sur le même plan le Groupe Bilderberg, la coopérative Migros, le TCS et l'Opus Dei... (1)) pour mener le monde. Celle-ci constituera le dernier obstacle avant le combat ultime...

... mais plus haut, l'auteur sait installer des personnages hauts en couleur et parfaitement au taquet pour amuser le lecteur, dans un esprit incorrect voire gore. Leurs corps sont volontiers malmenés, en effet: on trouve au fil des pages un nain transgenre et, ma foi, plutôt excitant pour Amon, mais aussi une Gorgo qui, bien qu'enceinte, a décidé d'obturer son vagin en le cousant à l'aide d'une cravate. Et pour faire bonne fin, le motif même de l'avortement, qui traverse ce court roman, se trouve revisité d'une manière vigoureuse.

S'ils font partie de la quête d'Amon, les lieux de l'intrigue ne sont pas forcément précis au-delà de la localité allemande de Quedlinburg: ceux-ci relèvent assez vite d'un fantastique caricatural auquel le port d'un masque Tengu, déjà présent dans "Tengu Teach", permet d'accéder. A ce masque vient s'ajouter, pour le coup, une paire de geta, chaussures japonaises traditionnelles. Tout cela donne une dimension initiatique au roman, en résonance avec les sociétés plus ou moins secrètes qui y sont évoquées – dimension assez vite déconstruite d'ailleurs.

Une fois de plus, "Damned" propose un roman qui permet de passer un bout de journée de lecture divertissante et sans complexe. "In Utero Veritas" assume cependant une densité certaine, faite de références culturelles et d'une écriture qui privilégie les paragraphes compacts plutôt que les dialogues aérés. 

Marquis Akira von Thulé, In Utero Veritas, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2025. Traduit de l'allemand (avec l'accent romand) par S. A.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

La couverture originale paraîtra bientôt ici... peut-être.


(1): Bonus: je laisse au lecteur de ce billet le soin d'imaginer pourquoi le Groupe Bilderberg, contrairement aux deux autres institutions mentionnées, n'a pas de site Internet à lui. Vous avez quatre heures.

dimanche 20 avril 2025

Joyeuses Pâques!

Christ est ressuscité! Il est vraiment ressuscité! Chères visiteuses, chers visiteurs de ce blog, je vous souhaite de Joyeuses Pâques. Bonne fête, bonne octave de Pâques et tout de bon pour le printemps à venir, dans la joie du Christ ressuscité. 

Et à bientôt, bien entendu, pour de nouvelles lectures!

Source de l'image: La Résurrection – Retable d’Issenheim, peint par Matthias Grünewald (1512-1516), à redécouvrir au musée Unterlinden de Colmar. Lien sur Facebook.

vendredi 18 avril 2025

Pour que Nadal et Federer reviennent sur terre...

Philippe Lamon – Après "Le Casting", l'écrivain Philippe Lamon continue de s'intéresser avec humour aux compétitions dérisoires de notre époque. Après les miss en pampers, le voilà qui s'aventure avec "Le Match du siècle" sur les courts de tennis suisses en mettant en scène Gilles Ganiez, un tennisman professionnel plutôt médiocre dans son genre: trentenaire, il stagne autour de la quatre centième place du classement ATP. Comment faire décoller sa carrière? 

"Le Match du siècle" se dévore, et c'est un délice pour celui qui aime les romans aussi rapides que des échanges de balles sur un court en béton. L'auteur prend cependant tout le temps nécessaire pour décrire, d'une façon à la fois féroce et attendrissante, le statut de Gilles Ganiez: un sportif maudit depuis la deuxième génération, échouant à concrétiser avec une régularité appliquée au moment fatidique. Son nom même apparaît comme un aptonyme à l'envers. Casser des raquettes, c'est tout ce qu'il sait faire.

Mais Gilles Ganiez, c'est aussi une encyclopédie de l'histoire du tennis. Comme le roman est porté par ce personnage, l'auteur ne se gêne pas de relever mille et une anecdotes relatives à ce sport: à chaque fois, Gilles Ganiez est concerné et se reconnaît dans Lendl, Agassi, McEnroe et bien quelques autres. Un procédé? Il est permis de le penser. Mais celui-ci se place toujours au service de l'humour et rappelle qu'il ne suffit pas d'entasser les qualités des anciens virtuoses du tennis pour en faire un nouveau.

L'intrigue se noue assez tard dans le roman, au moment où un mécène méconnu invite Gilles Ganiez à jouer le match du siècle éponyme contre un autre joueur de niveau équivalent. Pour davantage de tension dramatique, l'auteur fait le choix de placer une rivalité préexistante entre les deux adversaires de ce match qui, dès lors, prend des allures peu orthodoxes. "Le Match du siècle" s'amuse à déconstruire, peu à peu, les codes de ce sport, le tennis, qu'on pourrait croire bien policé. Car au fil d'un match du siècle en forme de duel à trois aux règles soigneusement revisitées, quiz et alcool en sus, le sang va finalement couler...

Mettant aux prises deux tennismen que l'histoire du sport oubliera, l'auteur s'amuse, dans "Le Match du siècle", à rappeler quelques épisodes pas forcément glorieux des tennismen d'hier et d'aujourd'hui. Dès lors, "Le Match du siècle" apparaît comme la déconstruction burlesque d'un sport qu'on imagine sérieux, pétri de graves rituels mais marqué, pour ses tâcherons, par la recherche constante de financements: voilà une manière de ramener sur terre les Federer et les Nadal d'hier, d'aujourd'hui... et de demain. 

Philippe Lamon, Le Match du siècle, Genève, Cousu Mouche, 2025.

Le site des éditions Cousu Mouche.


mardi 15 avril 2025

Le recul des ans, vu par la poésie et les arts visuels

Roland Stauffer et Marcel Cottier – "Non, vous ne trouverez pas ma leçon d'amnésie dans ce livre. La raison: je l'ai si bien apprise par cœur durant mon existence que je l'ai totalement oubliée." Voilà tout un programme, annoncé par un incipit en forme de paradoxe: signées Roland Stauffer, illustrées par Marcel Cottier, les "leçons d'amnésie par défaut" ont l'allure d'un recueil de souvenirs porté par un regard en coin, légèrement décalé, joueur avec les mots, et surtout empreint de tendresse. Et le titre alors? C'est "L'ange mort". Encore un paradoxe, puisque les anges sont immortels...

Il est permis de voir dans certaines des proses poétiques qui composent "L'Ange mort" des tropismes constitués à la manière d'une Nathalie Sarraute, centrés jusqu'au moindre détail sur quelque chose d'infime. Il y a l'impression qu'on ressent lorsqu'on accepte qu'on est vieux. Il y a aussi l'apparition d'une figure d'ange, infiniment aimante, au terme d'une expérience de synthèse chimique: là, l'auteur, chimiste au civil, paraît magnifier par la poésie une expérience personnelle. Placée en début de recueil, elle fait figure de rite initiatique pour le lecteur.

Les histoires proposées pourraient paraître innocentes, juste empreintes de la sagesse qu'on prête aux aînés, si elles n'étaient pas par ailleurs écrites dans une lange virtuose et sensible, profondément attentive à chaque mot écrit, capable parfois même d'entretenir le doute pour créer, dans l'esprit du lecteur, des sens potentiels: comment comprendre, par exemple, "J'ai acheté le livre et suis rentré chez moi en le tenant serré dans ma main. Le soir, il a plu"? Plaire ou pleuvoir, là est la question! Et comme l'agencement des mots change aussi au fil du recueil, des poèmes comme "La fourmi bleue" ou "La complainte d'Atlas" appellent une mise en musique – réalisée pour ce qui concerne "La complainte d'Atlas".

Les illustrations de Marcel Cottier viennent ajouter leur couleur, complémentaire, aux textes de Roland Stauffer. Aux confins de l'abstraction, elles constituent une lecture possible de ce qui est écrit, sans forcer quoi que ce soit: certes, chaque image s'associe indiscutablement au texte qu'elle illustre, par ses couleurs ou par le mouvement de ses traits. Mais c'est à chaque lecteur d'imaginer de quoi le lien entre image et texte est vraiment fait. Les phrases inscrites dans les illustrations, reprises comme des moments forts dans les proses poétiques, apparaissent dès lors comme une possibilité de lecture qui n'a rien d'exclusif. C'est ainsi que Roland Stauffer et Marcel Cottier signent un recueil poétique riche en images, nées des mots comme du graphisme.

Roland Stauffer et Marcel Cottier, L'ange mort, Genève, Encre fraîche, 2025.

Le site des éditions Encre fraîche.

dimanche 13 avril 2025

Dimanche poétique 687: Anna de Noailles

Le cœur

Mon cœur tendu de lierre odorant et de treilles, 
Vous êtes un jardin où les quatre saisons 
Tenant du buis nouveau, des grappes de groseilles 
Et des pommes de pin, dansent sur le gazon... 
- Sous les poiriers noueux couverts de feuilles vives 
Vous êtes le coteau qui regarde la mer, 
Ivre d'ouïr chanter, quand le matin arrive, 
La cigale collée au brin de menthe amer.
- Vous êtes un vallon escarpé ; la nature 
Tapisse votre espace et votre profondeur 
De mousse délicate et de fraîche verdure. 
- Vous êtes dans votre humble et pastorale odeur 
Le verger fleurissant et le gai pâturage 
Où les joyeux troupeaux et les pigeons dolents 
Broutent le chèvrefeuille ou lissent leur plumage. 
- Et vous êtes aussi, cœur grave et violent, 
La chaude, spacieuse et prudente demeure 
Pleine de vins, de miel, de farine et de riz, 
Ouverte au bon parfum des saisons et des heures, 
Où la tendresse humaine habite et se nourrit...

Anna de Noailles (1876-1933). Source: Bonjour Poésie.


dimanche 6 avril 2025

Dimanche poétique 686: Tristan Corbière

Petit mort pour rire

Va vite, léger peigneur de comètes !
Les herbes au vent seront tes cheveux ;
De ton œil béant jailliront les feux
Follets, prisonniers dans les pauvres têtes...

Les fleurs de tombeau qu'on nomme Amourettes
Foisonneront plein ton rire terreux...
Et les myosotis, ces fleurs d'oubliettes...

Ne fais pas le lourd : cercueils de poètes 
Pour les croque-morts sont de simples jeux, 
Boîtes à violon qui sonnent le creux... 
Ils te croiront mort – Les bourgeois sont bêtes –
Va vite, léger peigneur de comètes !

Tristan Corbière (1845-1875). Source: Bonjour Poésie.

mercredi 2 avril 2025

Quand le crime s'invite au théâtre

Bernard Chappuis – "Le Crime de la Divine" est indéniablement un roman policier littéraire, avec un fort tropisme théâtral. L'écrivain suisse Bernard Chappuis y explore la personnalité historique de Sarah Bernhardt, de retour au théâtre Kléber-Méleau de Lausanne sous la forme d'un personnage de théâtre appelé à côtoyer ses contemporains, tels Oscar Wilde, George Bernard Shaw, Arthur Conan Doyle ou Henry Irving. Tout commence lorsqu'un corbeau commence à écrire des lettres anonymes menaçantes à l'encontre de la trentaine de personnes qui vont rendre possible cette création théâtrale.

"Le Crime de la Divine" suit les détectives qui, mandatés par la comédienne qui joue Sarah Bernhardt, s'occupent de mener l'enquête. Regroupés au sein de l'agence Fell, les détectives sont pour le moins atypiques, à l'instar de Lilas Traymiro, spécialiste des crimes en chambre close façon Rouletabille ou de Julie Jeanneret, sa compagne, artiste peintre et hackeuse éthique. Et il faudra pas mal de culture générale et artistique pour trouver le fin mot d'une affaire marquée par un tableau mystérieux qui va conduire une enquêtrice à Venise. Cela, sans oublier un flair égal à celui de Sherlock Holmes – et les allusions à ce détective et à son univers, qui touche à la Suisse, sont nombreuses au fil des pages.

La description des lieux mêle avec adresse invention et réalisme. Si Venise est ainsi bien présente dans "Le Crime de la Divine", avec son déluge d'œuvres d'art, de beautés et de masques à décrypter, c'est dans une rue étroite d'un quartier inventé que se déroule l'une des péripéties inquiétantes de ce roman. Le théâtre Kléber-Méleau, en revanche, existe bel et bien à Lausanne, depuis de nombreuses années, et l'auteur en restitue une image fidèle – si mes souvenirs ne me trahissent pas: j'y suis allé à plusieurs reprises au temps où je préparais mon bac, ce qui date un peu. L'auteur va jusqu'à introduire dans sa narration un personnage qui existe réellement: Vanessa Lopez, médiatrice culturelle et guide au théâtre. Autant d'éléments réels qui confèrent de l'épaisseur à la représentation de ce lieu dans le roman et permettent au lecteur de s'y croire.

Jusqu'au dernier coup de... théâtre, le lecteur est invité à suivre une intrigue qui trouve ses réponses dans les références culturelles, essentiellement littéraires et picturales. Et il y a une indéniable jouissance à se plonger dans ces questionnements atypiques auxquels seules les œuvres d'art peuvent répondre. En complément de son roman, l'écrivain a jugé utile d'adjoindre un appendice et des dossiers thématiques où se trouvent les nombreuses références de créations littéraires, polars inclus, abordant les mêmes thématiques que "Le Crime de la Divine": Sarah Bernhardt, les beaux-arts, et même les chats. Si elles ont servi à l'auteur, gageons que ces références ne manqueront pas de titiller la curiosité des lecteurs. Et, subséquemment, d'allonger leur liste à lire...

Bernard Chappuis, Le Crime de la Divine, Lausanne, Favre, 2025.

Le site des éditions Favre.

dimanche 30 mars 2025

Dimanche poétique 685: Marguerite Burnat-Provins

XXXIII

Tu m'as dit: Viens...

Ta min ferme a pris ma main, ton regard entrait dans ma poitrine, ta hanche pressait la mienne et, sur ma tête, virait l'épervier de ton désir.

Dans tes bras vigoureux, ma taille ployait comme une branche de verne, ton souffle rapide m'étourdissait; vaguement j'entendais tes paroles: Je te porterais longtemps, longtemps.

Et la chambre a tourné dans mes yeux renversés.

Tu m'as dit: Viens.

Marguerite Burnat-Provins (1872-1952), Le Livre pour toi, Gollion, InFolio, 2020.

En musique, par Caroline Charrière (interprètes: Brigitte Balleys et Eric Cerantola):




samedi 29 mars 2025

Au sujet d'une romancière qui a traduit Jane Austen

Marion Curchod – Elle a traduit Jane Austen en français, et elle a écrit plus d'un roman sentimental à succès. On l'a un peu oubliée, mais Isabelle de Montolieu (1751-1832) a marqué son époque, à cheval sur les deux-huitième et dix-neuvième siècles. L'écrivaine Marion Curchod a choisi de rendre à Isabelle de Montolieu la lumière qu'elle mérite. Il en résulte un court ouvrage intitulé "Isabelle de Montolieu, l'éclat d'une plume", synthèse de son travail de master à l'université de Lausanne.

Cet oubli n'est cependant pas total, concède l'auteure: Isabelle de Montolieu a donné son nom à un établissement scolaire lausannois, et aussi à une voie du chef-lieu vaudois. Force lui paraît cependant de relever que peu de gens, à Lausanne et au-delà, savent vraiment qui se cache derrière ce toponyme. Pourtant, que les Lausannois le sachent, et les autres aussi: il suffit d'une soixantaine de pages pour mieux connaître Isabelle de Montolieu.

Elle a son importance en effet, Isabelle de Montolieu, dans le monde des lettres de son temps. L'auteure la situe parfaitement dans le contexte d'une noblesse vaudoise réformée où les mariages se font encore parfois plus selon la raison que selon la passion, même si l'un l'empêche pas l'autre: l'auteure relève qu'Isabelle de Montolieu aura été veuve deux fois, ce qui lui vaudra de vivre difficilement selon son rang social, quitte à s'accrocher aux salons de son temps, où elle a su briller.

L'écriture apparaît dès lors, pour Isabelle de Montolieu, comme une activité lucrative et utilitaire, en plus de l'expression d'un génie propre. Isabelle de Montolieu se fait connaître du (grand) monde dès 1786 avec le roman sentimental "Caroline de Lichtfield", puis par de nombreux romans qui ont contribué à la construction d'un imaginaire helvétique empreint de romantisme gothique. Elle a beaucoup traduit, aussi: en particulier, c'est elle qui a donné la première traduction complète en français de "Sense and Sensibility" de Jane Austen. Même Paris est à son écoute juste après la Révolution française...

L'essayiste relève le succès international qu'Isabelle de Montolieu a connu de son vivant, fondé entre autres sur des contacts familiaux en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Elle rappelle aussi que dans une certaine mesure, l'écrivaine aura survécu à elle-même grâce à ses écrits. Tout à la fin du livre, cependant, elle pointe ce qui a pu empêcher qu'Isabelle de Montolieu, décédée en 1832, connaisse la postérité à long terme qu'elle aurait méritée: balayant le romantisme, le mouvement littéraire réaliste va, le premier, la pousser hors de la mode du temps.

L'"Isabelle de Montolieu" de Marion Curchod s'avère très synthétique, plus bref qu'un "Que sais-je?". Mais il vaut la peine d'y mettre le nez: l'auteure offre à son lectorat une courte biographie qui va à l'essentiel, enrichie d'illustrations qui permettent à tout un chacun de s'attacher, par l'image, à la belle et rayonnante personnalité féminine mise en valeur par l'ouvrage. 

Marion Curchod, Isabelle de Montolieu, l'éclat d'une plume, Gollion, InFolio/Presto, 2023.

Le site des éditions InFolio.


mercredi 26 mars 2025

S'émanciper d'un destin écrit: l'œuvre de tout un roman

Enguerrand Gutknecht – "C'est écrit", aime-t-on à dire, de façon métaphorique, lorsqu'on évoque son propre destin sur un ton fataliste. L'écrivain Enguerrand Gutknecht a choisi de prendre cette expression au mot et d'en tirer tout un roman d'inspiration merveilleuse et technologique. Paru tout dernièrement, celui-ci s'intitule "La Machine à destin". 

La première partie met en scène une administration bien huilée où quelques humains révisent les destins de chaque individu, rédigés par une machine sans âme, avant de les libérer en vue de leur incarnation, quelques jours plus tard. La mécanique semble bien huilée, l'humanité roule sur la base d'équilibres soigneusement dosés en fonction de l'air du temps: un peu plus de morts du cancer, un peu moins d'actes anti-LGBT... 

Tout commence, bien sûr, dès lors qu'un grain de sable s'immisce dans ce processus: c'est Roméus Turston, dont le destin écrit s'avère soudain dangereux pour l'humanité. 

L'auteur dépeint avec justesse le fonctionnement de l'administration de la Destiny Company, donnant à voir les jeux de pouvoir qui s'y exercent: promotions, mises au placard, promesses non tenues. Cette administration est aussi un monde de personnes avec peu de proches, dont le destin s'avère dès lors malléable sur la base de ce qu'a écrit la machine. Y compris pour des expérimentations qui confinent au pacte avec le Diable...

Ce roman s'inscrit dans une époque qui pourrait être la nôtre, avec des personnages qui mettent soigneusement leur casque pour faire du vélo, se déplacent en voiture ou en taxi et minutent consciencieusement leur vie. Le numérique est en plein essor dans "La Machine à destin", et les robots, curieux de la vie des humains, pourraient les remplacer. Le processus de production de destins lui-même est en voie de numérisation. Autant de voies qui reflètent les inquiétudes actuelles de plus d'un travailleur se sentant menacé dans son emploi par l'ordinateur.

Au-delà de la première partie, l'intrigue accélère et multiplie les intrigues et retournements de situation, faisant émerger la part méconnue de Turston: c'est un héritier, il a un désormais un manoir et une demi-sœur un peu rock'n'roll, et la Destiny Company a plus d'un site pour déployer ses immenses activités et surveiller un Roméus Turston devenu un problème.

Enfin, et ce n'est pas le moindre des intérêts de ce roman, l'écrivain a su développer au fil des pages une réflexion aboutie sur ce qu'est un destin: est-il écrit, ou peut-on s'en libérer, et si oui, à quel prix? L'issue sera certes optimiste, et "La Machine à destin" confirme ainsi qu'il est le roman de l'émancipation, remède à un fatalisme désenchanté; celle-ci a cependant un prix pour les personnages encore présents au moment de l'épilogue. Il est aussi intéressant de relever que l'auteur introduit le motif de l'astrologie dans son roman, à travers le personnage de Clara: n'est-ce pas une autre manière, ancestrale et non numérique, d'affirmer quelque part que "C'est écrit"? 

Enguerrand Gutknecht, La Machine à destin, Cossonay-Ville, La Maison Rose, 2025.

Le site des éditions de la Maison Rose.

lundi 24 mars 2025

Attractions villageoises croisées

Alain Bagnoud – Quand un village de montagne devient l'épicentre du crime: tel est le propos d'"Attractions", le dernier roman de l'écrivain suisse Alain Bagnoud. Les âmes s'attirent tour à tour dans ce roman d'inspiration policière, pour le meilleur et pour le pire. Et le pire et le meilleur se mêlent souvent dans un contexte villageois clivé entre les gens désireux de vivre de manière traditionnelle, tels les vieux du bistrot du coin (il y a même un Portugais dans l'équipe, parfaitement intégré), et ceux qui sont ouverts à un tourisme qui, disent leurs détracteurs, risque de dénaturer le terroir.

Dans "Attractions", ce tourisme est incarné par le personnage de Riemann, créateur de parcs d'attraction façon Europa-Park venu s'installer dans ce village montagnard: c'est un soutien au développement du tourisme dans une région qu'on devine valaisanne, au vu des débats de société soulevés par le roman. Soucieux de sa stature face à l'histoire, Riemann engage Alexandre comme prête-plume, chargé d'écrire ses Mémoires. Alexandre devra être sur place, et fera, avec Riemann, la rencontre d'un homme obsédé du contrôle, soucieux de sa sécurité.

Il découvrira aussi tout un écosystème fondé sur le secret, dont la mort violente de Vienna, personnage clé, constitue le cœur. Vienna? Rejetée par sa famille parce qu'elle affectionne la télé-réalité et sa vulgarité, elle est sans doute morte d'avoir voulu vivre libre alors qu'elle est relève d'une famille, les Riemann, plutôt rigides dans l'âme. Curieux, Alexandre mène l'enquête tout en écoutant Riemann, jusqu'à dénouer tous les fils d'une intrigue villageoise.

On l'a dit: les attractions sont multiples dans "Attractions", qui porte décidément bien son titre. Il convient de préciser que ces attractions, que l'auteur décrit avec finesse, ne sont jamais innocentes. L'exemple le plus frappant est celui de l'attraction irrésistible et sexuelle entre Judith et Alexandre: y a-t-il une véritable affinité entre eux, désintéressée, ou le sexe est-il ici l'image d'un échange mercantile entre un homme demandeur de tendresse et une journaliste qui a besoin d'informations? 

Ces attractions fonctionnent à un niveau supérieur dès lors que l'écrivain décrit l'activité d'une secte d'inspiration chrétienne active au village: les adeptes sont toujours attirés par un gourou qui sait les manipuler pour les garder dans son orbite. Pour donner corps de façon réaliste à ce groupe de fidèles vêtus de blanc, l'auteur convoque avec intelligence les références les plus connues et les plus partagées du christianisme, détournées ou réinterprétées pour expliquer tel ou tel comportement. 

Enfin, il y a deux garçons énigmatiques dans ce récit: Aimé et Sandro. Sandro incarne une autre forme d'attraction, romantique et homosexuelle, adressée à un Alexandre qui ne s'y attend pas forcément. Quant à Aimé, c'est bien la force d'attraction terrestre qui le tuera, à la suite d'une gamelle fatale subie à bord d'une petite voiture de sport de type Alfetta: ancien pilote de Formule 3, ce personnage joue sa propre partition en ruminant de possibles frustrations nées d'une carrière avortée sur les pistes.

Quant au lecteur, voyeur face à une histoire qui s'attache à démasquer les secrets de village, il s'accroche rapidement à ce récit structuré en chapitres courts rédigés dans une écriture fluide qui encourage une lecture rapide. Pour le dire simplement: on a constamment envie d'en savoir plus, et "Attractions" se dévore.

Alain Bagnoud, Attractions, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site des éditions BSN Press.

Lu par Francis Richard.

dimanche 23 mars 2025

Dimanche poétique 684: Patrick Amstutz

Lit

Dans le tabac mâché
de nos manques,
où s'arrêter?

Comment aller plus loin
que la peine
quand elle prend le chemin
de tes hanches?

Les mouches déjà bégaient
sur le vin
de notre agonie –
mais de la sanie,
c'est l'abeille qui naît
au limon de nos morts.

Il faut bien que l'amour
dans l'air encore bourdonne...

Patrick Amstutz (1967- ), prendre chair, Moudon, Empreintes, 2006.

vendredi 21 mars 2025

Rififi dans les beaux quartiers parisiens... entre autres

Jean-Claude Sacerdot – Ancien parachutiste ayant bourlingué aux quatre coins du monde tout en pratiquant l'écriture, l'écrivain Jean-Claude Sacerdot livre avec "The Crackerjack" le premier tome d'un diptyque intitulé "Blues de vaches", tournant autour d'un enquêteur atypique nommé Jack Guzik. Et c'est peu de dire qu'autour de lui, ça chauffe pas mal dans les beaux quartiers parisiens, mais pas seulement. 

Atypique, Guzik? Le lecteur le découvre viveur et riche à millions, logé dans un immense appartement à l'Avenue Foch, non loin de l'arc de Triomphe de la place de l'Étoile, à Paris. Américain d'origine, Parisien d'adoption, on le découvre un (gros) brin réac, psychothérapeute de profession et auxiliaire de police, amateur de belles femmes comme de belles mécaniques. Cela, sans oublier un certain talent au piano et une passion infinie pour sa chienne Shasha.

Tour à tour, au gré des circonstances, le voilà sur les talons de quelques malfrats parisiens, liés entre eux de manière assez lâche: des Vietnamiens qui pourraient en vouloir à Tô-Tam, cliente de Guzik et employée de la voisine de celui-ci, des commerçants qui trafiquent de la viande avariée pour des restaurants louches, des voleurs assez habiles pour dérober un char d'assaut. 

Autant dire qu'il y aura pas mal de castagne! L'auteur a du reste le chic pour créer des personnages hauts en couleur et les nommer de façon amusante ou improbable, par exemple une riche et belle voisine nommée Claire-Aramburgis, un marquis de Convusse de la Cerge (contrepèterie inside) ou un Viandard magnat de la viande (bel exemple d'aptonyme). Cela, sans oublier le surnom de "The Crackerjack", donné au personnage principal, et qui suggère que c'est lui le meilleur. Même si, au fil des péripéties, cette réputation sera quelque peu remise en question...

L'écriture, elle, est à l'avenant. Il faut certes un moment pour s'habituer aux paragraphes souvent assez compacts, s'offrant à l'occasion le luxe de digresser (par exemple sur les hymnes nationaux), donnant une fausse impression de lenteur et de "chargé" au début. Mais force est de relever qu'une fois lancé, le lecteur a droit à un festival éclatant de jeux de mots et de blagues de tout goût, tantôt fines, tantôt grasses. L'ambiance n'est dès lors pas sans rappeler les bonnes pages de San-Antonio, un écrivain auquel l'auteur emprunte du reste certaines ficelles afin de les revisiter.

Il en résulte une intrigue d'inspiration policière à l'ancienne, à peine technologique, incorrecte de façon décomplexée, qui ne manque pas d'amuser à plus d'une reprise grâce à un humour ravageur de tous les instants. La suite s'intitule "The Bigbrain" et fera revenir Jack Guzik, sans faute – et avec certitude: si la quatrième de couverture de "The Crackerjack" annonce le mot "FIN" en fin d'ouvrage, celui-ci n'y apparaît  pas. Gageons qu'il viendra dans le deuxième tome...

Jean-Claude Sacerdot, Blues de vaches, tome 1: The Crackerjack, Paris, Erick Bonnier, 2024.

Le site des éditions Erick Bonnier.

lundi 17 mars 2025

En dédicace au Salon du Livre de Genève

Un peu d'autopromotion aujourd'hui: je serai en dédicace au Salon du Livre de Genève jeudi prochain de 12h30 à 15h30 sur le stand des excellentes Editions de la Rive, dirigées par Christian Dick. Un peu de géographie? Ce sera comme d'habitude à Palexpo, près de la gare de Genève Aéroport, sur le stand C17. Je serai présent avec mon recueil de nouvelles "Le nœud de l'intrigue" dont il me reste quelques exemplaires (presque collector!), et "Tolle, lege!", mon premier roman. N'hésitez pas à venir me faire signe!

Source de l'illustration: Palexpo.
Le site des Editions de la Rive.