samedi 8 novembre 2025

Bonnes nouvelles des planètes

THOMAS
Jean-François Thomas – Quinze textes de science-fiction pour un recueil peu banal: c'est le programme de "Magiciennes dentelées et autres récits" de Jean-François Thomas. Après plusieurs romans, dont "Le Cri du lézard", l'écrivain s'y essaie aux formes courtes de la littérature, avec beaucoup de qualités. Mentionnons d'emblée la plus forte d'entre elles: cette capacité à recréer en peu de pages des mondes lointains et à les rendre accessibles même à des lecteurs peu férus de science-fiction. Cela, avec une écriture généralement fluide et soucieuse de réalisme.

"Magiciennes dentelées et autres récits" est traversé par la question de l'habitabilité de mondes lointains, qu'on peut percevoir comme le miroir de la possibilité même d'habiter sur Terre. Aucune planète n'est jamais vraiment hostile pour l'auteur, mais elle n'est pas non plus forcément accueillante. Amené à découvrir cette ambivalence, le lecteur sera surpris par exemple par ce qui empoisonne la vie des colons terriens dans "Les tubercules de Trivia", ou par la duplicité astucieuse des habitants de Chakrouar III dans la nouvelle éponyme. Cette question de l'habitabilité se prolonge dans "Bon débarras", malicieuse évocation d'un personnage féru de bricolage: et si la science-fiction pouvait raconter le recyclage?

Situées sur Terre, les nouvelles "Magiciennes dentelées" et "Stupre et faction" marient les genres à leur manière. L'intrigue de "Magiciennes dentelées", construite sur un fond écologiste et structurée comme une intrigue policière, ne manque pas de surprendre le lecteur, attrapé par une explication scientifique. Quant à "Stupre et faction", son ambiance rétro et délicieusement sexy, inspirée sans doute de la tradition des "No Pants Day", résonne avec les aïeux français du polar: Maurice Leblanc et Gaston Leroux. On en viendrait à aimer le narrateur, redresseur de torts autoproclamé, aux prises avec un certain professeur Tumlassus... et l'on se souvient bien sûr, avec un sourire en coin, de l'artiste Spencer Tunick.

Il est utile de relever encore que, en plus de nouvelles classiques habilement développées qui assument leur lien avec la Suisse à l'occasion, entre autres à travers une onomastique cosmopolite qui n'oublie pas la nation à la croix blanche, l'écrivain place dans son recueil "Magiciennes dentelées et autres récits" une brassée inattendue de poèmes de science-fiction. L'alexandrin n'y est pas toujours parfait, mais sa seule impression suffit à créer une musique à l'oreille du lecteur de "J'ai croisé des vaisseaux". Humaniste enfin, le poème "Réfugiés" interpelle le lecteur une dernière fois dans le livre: que ferais-tu si des extraterrestres demandaient l'asile à la Terre? 

Voilà qui donne à réfléchir, une dernière fois, après tant de textes dont la tonalité se révèle inquiète à plus d'une reprise: s'il n'est plus possible de vivre tranquilles sur Terre, où dans l'univers sera-t-il possible de le faire, et à quel prix?

Jean-François Thomas, Magiciennes dentelées et autres récits, Vevey, Hélice Hélas, 2025.

Le site des éditions Hélice Hélas.


dimanche 2 novembre 2025

Dimanche poétique 715: Catherine Balaÿ

Soupape

J'ai envie d'sortir d'ma soupape
Y a un garçon qui m'attend
Partout je vais et je me tape
Et la paroi s'en va glissant

Un cri de guerre qui me frappe
Déterre la hache du tourbillon

Ma terre est vide, ton sang m'rattrape
Déterre la hache du tourbillon

Mon monde va s'éclairant

La vie me tourne, je me tâte
Avancer devient mon blason
Sa terre s'fait mienne
Sa vie m'échappe
Faut que je sorte de ma prison

J'y étais bien, vive les colacs
Mais trop petite pour l'ambition
D'une nana aimant cravate,
Sourire de lynx et diapason

L'enfant en moi rechigne à l'acte
mais la femme sort à coups de talon
Et franchit toues les étapes
Pour te gagner, beau trublion

L'enfant va s'éclipsant

Je te rejoins... pressons pressons
Le nourrisson devient chanson
Je te rejoins... allons allons
Pas de terreur: il est sur l'pont.

Catherine Balaÿ, Mademoiselle ne sert à rien, Saint-Etienne, Abribus, 2012/2025.

jeudi 30 octobre 2025

Mademoiselle, aimante et bien dans ses santiags

BALAY
Catherine Balaÿ – Entre nouvelle et poésie, le cœur de l'écrivaine stéphanoise Catherine Balaÿ balance, tout comme sa plume. Mêlant les deux genres, son recueil d'écrits "Mademoiselle ne sert à rien" a connu une première publication en 2012; il a été réédité en 2025, à 20 exemplaires, aux éditions stéphanoises Abribus: avis aux collectionneurs! Un avis d'autant plus important que le lecteur, avant même de le collectionner, ressortira vivifié de ce court ouvrage.

Que les textes soient en vers ou en prose, en effet, la romancière trouve toujours moyen d'accommoder, en travaillant ses écrits, le rythme de son propos. Cela passe bien sûr, on le remarque dès "Soupape", poème liminaire qui donne le ton du livre, sculpté en jouant de l'apostrophe avec adresse. Dans le même esprit, quelques apocopes et tours de langage finissent de conférer à "Mademoiselle ne sert à rien" une manière d'oralité tout à fait personnelle, empreinte de fraîcheur.

Les nouvelles sont marquées par une appétence certaine pour les jeux de mots et pour l'imaginaire qu'ils font naître. Une sœur au look gothique impressionnant donne ainsi le ton dans "L'aut'mordue de la mort", portrait littéraire joueur qui aime creuser l'imaginaire du noir, du blanc, voire du rouge. Cela, en évitant le jeu facile de la séduction gothique: le personnage portraituré n'a guère un physique agréable. Ce qui permet à l'auteure d'aborder une autre question, classique mais judicieuse: celle de la femme d'aujourd'hui, naviguant entre les stéréotypes et les jeux de rôles et d'injonctions sociales – de beauté, entre autres.

Pièce de bravoure du recueil, "Madame" évoque une théière, ni plus ni moins. Dès l'incipit, et même si les voies semblent diverger par la suite, force est de penser à la nouvelle "Le mannequin" qui ouvre le recueil "Instantanés" d'Alain Robbe-Grillet. Mais alors que le héraut du Nouveau Roman s'astreint à un style à l'extrême sobriété, l'auteure de "Mademoiselle ne sert à rien" choisit de faire chanter les mots sans retenue, de leur donner une saveur, dans une musique qui n'oublie pas la sensualité toute maternelle d'une théière grosse des thés qu'elle va verser, jaunes au fond de leur tasse, à ceux qui vont en goûter.

Au fil des textes, le lecteur découvrira encore un début dans la vie d'une femme, symbolisé par un déménagement mené par des hommes et qui, mine de rien, questionne la distribution des rôles sociaux en fonction des sexes de chacune et chacun – et, plus généralement, parfois, la simple quête d'une utilité sociale: Mademoiselle, en qualité de narratrice jeune femme plus ou moins bien dans ses santiags, sert-elle à quelque chose à l'orée de sa vie adulte? A aimer, à travailler, à faire du thé, à considérer l'islam qui affleure çà et là? Quant aux poèmes, ils expriment par la voie du cœur les états d'âme d'une femme aimante. Ce qui est aussi une noble manière de chercher du sens, exprimée avec des mots qui touchent avec tendresse, justesse et franchise.

Catherine Balaÿ, Mademoiselle ne sert à rien, Saint-Etienne, Abribus, 2012/2025.

Le blog des éditions Abribus.

dimanche 26 octobre 2025

Dimanche poétique 714: Clément Marot

De celui, qui est demeuré, et s'amie s'en est allée

Tout à part soi est mélancolieux
Le tien servant, qui s'éloigne des lieux,
Là où l'on veut chanter, danser et rire :
Seul en sa chambre il va ses pleurs écrire,
Et n'est possible à lui de faire mieux.

Car quand il pleut, et le Soleil des Cieux
Ne reluit point, tout homme est soucieux,
Et toute bête en son creux se retire
Tout à part soi.

Or maintenant pleut larmes de mes yeux,
Et toi, qui es mon Soleil gracieux,
M'as délaissé en l'ombre de martyre :
Pour ces raisons, loin des autres me tire,
Que mon ennui ne leur soit ennuyeux
Tout à part soi.

Clément Marot (1497-1544). Source: Bonjour Poésie.

samedi 25 octobre 2025

Deux amoureux déterminés par l'Histoire

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Yves Paudex – L'amour et les déterminismes familiaux peuvent-ils faire bon ménage? Les secrets de famille gagnent-ils à être débusqués? "Du sang sur les miens" apporte à tous ces questionnements des réponses nuancées et détaillées à partir de la destinée de David Dormond, dit DaDo, et d'Angelika Lindell, dite Angie. Et comme il s'agit d'un thriller, l'auteur conduit son lectorat à travers les zones d'ombre les plus terribles de ses personnages et, à travers ceux-ci, de la grande Histoire. 

En effet, rien n'aurait dû rapprocher David Dormond, photographe juif né d'un père ténor du barreau défunt avant l'âge et petit-fils d'un aïeul mort à Mauthausen, et Angelika Lindell, descendante d'un officier SS qui a peut-être tué de ses mains l'ancêtre de David. Des éléments qui finissent par se savoir, d'autant plus que David, subjugué par le mal, se montre curieux, jusqu'à l'excès, face à une Angie qui n'est elle-même pas en paix avec son histoire familiale. Et qu'il s'intéresse aussi à l'histoire de sa propre famille, qui a à nouveau eu maille à partir avec l'avocat Dormond après la Seconde guerre mondiale.

L'auteur a ses ressources pour relater l'horreur nazie, assumée et pratiquée par l'un des personnages: il cite les Mémoires qu'il a écrits, glaçants dans leur souci du détail réaliste relaté avec la simplicité de celui qui se sent dans son droit. Solidement documenté (on pense aux épisodes en Lituanie, à rapprocher du "Journal de Ponary" de Kazimierz Sakowicz), cette partie du texte s'intéresse aussi au recyclage des anciens nazis, évoquant entre les lignes une dénazification pas toujours impeccable, même en Allemagne. Quant à l'ascendance masculine d'Angelika Lindell, un gros angiome mal placé semble servir, symboliquement, de marque d'infamie.

"Du sang sur les miens" est structuré autour du cycle d'une histoire d'amour, ce qui rend les deux personnages principaux attachants, avec leurs qualités et leurs défauts. Celle-ci permet par ailleurs à l'écrivain de développer un récit à la tension grandissante qui se développe, jusqu'à sa difficile issue, en creusant la noirceur de l'humanité. 

Une noirceur insoupçonnable a priori dans le décor que l'écrivain a choisi pour son intrigue: il n'y a rien de plus pénible que les vignes et les villages de Lavaux, où certains personnages se révèlent aussi fins épicuriens, amateurs de bons restaurants comme de bons alcools – alors que d'autres utilisent des breuvages moins délicats pour, simplement, vivre avec l'horreur et ressasser la haine. Porté par une écriture efficace qui s'autorise un trait d'humour à l'occasion, "Du sang sur les miens" constitue un fascinant voyage à travers les méandres et les méfaits de certains déterminismes sociaux.

Yves Paudex, Du sang sur les miens, Bulle, Editions Montsalvens, 2025.

Le site des éditions Montsalvens.

Egalement lu par Francis RichardManuel.

dimanche 19 octobre 2025

Dimanche poétique 713: Charles Baudelaire

Le revenant

Comme les anges à l'oeil fauve,
Je reviendrai dans ton alcôve
Et vers toi glisserai sans bruit
Avec les ombres de la nuit,

Et je te donnerai, ma brune,
Des baisers froids comme la lune
Et des caresses de serpent
Autour d'une fosse rampant.

Quand viendra le matin livide,
Tu trouveras ma place vide,
Où jusqu'au soir il fera froid.

Comme d'autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l'effroi.

Charles Baudelaire (1821-1867). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 16 octobre 2025

Nature et voyages oniriques avec la poétesse Marie Rouzin

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Marie Rouzin – La poétesse Marie Rouzin voyage entre les mondes de la poésie et de la narration avec son dernier ouvrage, "Traversées". Le premier texte de ce recueil, "Comment traverser la nuit?", relate un voyage onirique et nocturne, éclairé de manière fugace, vers la fin, par une prise de conscience du corps. Ce texte poétique en vers libres, on le comprend à la fin, est celui d'une naissance à la vie, déjà porteuse d'une histoire, comme le suggère le "me voilà" final, chargé de tout ce qui est relaté avant.

Le lecteur découvre une narratrice qui se raconte au plus près d'elle-même et de sa chair, embarquée dans un voyage empreint de mystère où elle hale une barque sur des eaux qui mènent on ne sait où. D'emblée, le lecteur est embarqué à sa suite dans un monde caractérisé par la porosité entre l'humain qui y évolue et ce que l'auteure appelle la "communauté du vivant": des animaux certes, et même des minéraux dont l'évocation confère au poème la saveur particulière, peu aisée mais nécessaire, de la vase qu'on doit avaler pour avancer.

Et ce monde tend à être hostile, comme s'il s'agissait de l'être pour contraindre la narratrice à avancer vers son destin, à être davantage elle-même. On sourit à l'image, avancée par un cheval de halage, du cœur qui bat comme les vieux sabots d'un cheval. Quant au rejet, il apparaît paroxystique lorsqu'on entend une corneille énoncer "voix voix voix", suivi d'un "fuis fuis fuis fuis fuis fuis fuis" impérieux: soudain, le rythme s'accélère, la pression se fait plus grande sur la narratrice. Enfin, il y a ce clin d'œil des vanneaux qui, disant "hi hi hi hi hi", répètent à chaque fois, si l'on suit le poème, les initiales des mots "honte" et "infamie" qui viennent immédiatement après.

Le long poème "Fugue" qui vient compléter le recueil constitue un univers distinct de celui de "Comment traverser la nuit?", et les moyens graphiques mis en œuvre eux-mêmes l'indiquent: marqué avant tout par des tirets de dialogues, "Comment traverser la nuit?" cède la place à un "Fugue" aux marges échancrées et à un jeu de polyphonie marqué par l'usage des italiques. Et dans "Fugue", on parle à la deuxième personne du singulier: le lecteur, la lectrice sont invités à se sentir directement impliqués.

Le motif de l'écologie apparaît de manière prégnante dans "Fugue", dès le début, avec l'image de l'eau. Il s'oppose à ces vers libres rédigés en italique, puissants, qui décrivent voire dénoncent les travers de la vie humaine de notre temps, conditionnée par le consumérisme. Quant au final, incantatoire, il résonne comme une invitation à se réapproprier soi-même, par tous ses sens (et, il faut le dire, leur évocation est omniprésente dans "Traversées") en communion avec une nature réconciliée. Et là, c'est "l'oiseau sur ton épaule", symbole et promesse de liberté que le lecteur porte sans le savoir et que la poétesse révèle, qui parle.

Marie Rouzin, Traversées, Caluire-et-Cuire, Sous le Sceau du Tabellion, 2025. Préfcace de Matthieu Lorin. Dessins d'Arlette Lebouvier.

Le site des éditions Sous le Sceau du Tabellion. En partenariat avec Masse Critique Babelio.

tous les livres sur Babelio.com

dimanche 12 octobre 2025

Dimanche poétique 712: Jules Troccon

Pour les Vins des Côtes du Forez

(Sonnet lu à un banquet de vignerons)

Ah ! que l'on a bien fait de s'adresser à moi
Pour célébrer le jus merveilleux de la vigne : 
Parbleu, devant un pot jamais je ne rechigne
Et j'aime tous les vins qui sont de bon aloi.
Je vous aime, nectars dont la gloire est insigne,
Vous par qui ma raison est mise en désarroi : 
Bourgogne, beaujolais, bordeaux, champagne-roi,
Vins chauds, vins généreux, vins puissants - vins hors ligne ! 
Je vous aime, grands vins, mais je vous aime moins
Que les vins clairs et gais que l'on récolte à Moingt, 
Champdieu, Chalain, Pralong, Saint-Georges, Bellegarde, 
Marcilly, Lésigneux, Saint-Romain, Saint-Cyr, Boën, 
Ecotay, Montbrison et Saint-Thomas-la-Garde
Car, comme vins loyaux, exquis à boire frais,
A vous la palme, ô Vins des Côtes du Forez !

Jules Troccon (1870-1953), dans Saint-Etienne, Moniteur du Caveau stéphanois, /mai-juin 1938. Source: Patrimoine et histoire de Chazelles-sur-Lyon

lundi 6 octobre 2025

Camille Paule, les prisons de nos vies

Camille Paule – Quel bel objet que le livre "Trois quarts de peine" de la poétesse Camille Paule! On y trouve le logo de l'éditeur gaufré en relief sur la page de garde, et une poésie qui accorde une grande importance au gris typographique, auquel la poétesse confère tout un sens. Les éléments illustratifs abstraits, en couverture, en page de garde et en toute fin de recueil, invitent au rêve. Enfin, chaque exemplaire est numéroté à la main, donc unique: le mien porte le numéro 181.

La poésie de Camille Paule est une manière de raconter une vie banale en lui donnant le relief du rythme des vers libres. La banalité prend forme à travers quelques images récurrentes, ponctuantes même, telles que le café ou les tasses non lavées à la maison. 

L'expression de la vie banale de la personne qui s'exprime dans les poèmes de l'ouvrage est empreinte de liberté, à telle enseigne qu'elle n'hésite pas à placer, parfois, une virgule au terme d'un poème, d'une phrase: le poème est fini, mais pas l'expression. Certains blancs sont allongés au sein d'un vers, comme pour créer une attente. Il arrive aussi que l'anaphore soit utilisée pour forcer un rythme, comme dans "La petite sœur" (p. 52), texte bourré d'injonctions rigides.

Il en résulte des pages qui, avant même qu'on ne les lise, semblent belles à voir, et déjà porteuses de la lumière du sens. On sent ainsi qu'il reste un peu de place pour respirer dans la plupart des poèmes, mais que certains apparaissent plus lourds au regard, en particulier "Avez-vous mal quelque part?", écrit d'une seule traite, d'un souffle, sans ponctuation forte. On relève aussi, d'un coup d'œil, que ça crie en page 62, avec "Droit de visite" et ses abréviations indéchiffrables composées en capitales et en gras qui frappent douloureusement l'œil. La technocratie et ses acronymes sont-elles une prison?

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, et le titre le suggère: la vie a quelque chose d'une prison, et l'auteure file la métaphore. Il y aura donc des parloirs, des droits de visite, un "Sursis probatoire". Cette image constante a cependant un adversaire libérateur dans "Trois quarts de peine": l'utilisation soignée, minutieuse, de tous les registres de langage. L'écriture poétique peut s'avérer précieuse, recherchée parfois, mais elle ne s'interdit pas de tomber les filtres pour dire "merde" lorsque ce mot s'impose.

C'est avec la force d'une écriture qui, mot après mot, va droit au but que se décline le premier recueil de Camille Paule, un recueil qui explore, succinct, les prisons plus ou moins invisibles ou manifestes qui retiennent chacun d'entre nous dans leurs barreaux: société, vie quotidienne parfois marquée par un peu de laideur, deuils et liens familiaux. Autrement dit, "Trois quarts de peine" promène un regard sur la vie qu'on mène aujourd'hui, acéré et suffisamment universel pour que tout un chacun s'y reconnaisse au moins une fois.

Camille Paule, Trois quarts de peine, Saint-Etienne, Maintien de la Reine, 2024.

L'Instagram de Camille Paule, celui des éditions Maintien de la Reine.

dimanche 5 octobre 2025

Une maison racontée, entre descriptions et vieux fantômes

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Florian Sägesser – Et si, pour une fois, ce n'était pas un être animé, humain ou animal, qui était le personnage principal d'un roman? Inspiré peut-être par un vécu familial personnel, l'écrivain Florian Sägesser relève un défi rendu pressant par l'évolution du monde: "On ne se reconnaît bientôt plus ici...". Il en résulte un roman atypique, "Bel Horizon", dont le personnage principal, au point d'être éponyme, est une ferme située quelque part dans le Gros-de-Vaud.

Le lecteur comprend cette focalisation assez rapidement en suivant les descriptions minutieuses qui constituent le début, mais aussi les vastes repères récurrents du roman. Celles-ci se penchent sur l'édifice et sur ce qui l'entoure, les campagnes comme les forêts, menacés par l'installation de "fleurs": le lecteur comprend assez vite qu'il s'agit d'éoliennes. Enfin, l'auteur va jusqu'à personnifier la ferme de Bel Horizon en la désignant comme la "vieille dame". Une vieille dame qui, si inanimée qu'elle soit, a pourtant une âme, comme qui dirait.

Cette âme, l'auteur la révèle peu à peu en mettant en scène des personnages qui, à l'occasion d'un décès, doivent libérer les lieux. C'est l'occasion d'évoquer les fantômes qui le hantent: Mademoiselle Lili, le Druide et quelque autres, suffisants pour que l'auteur développe, par touches, ce qui a pu se passer au fil d'un long siècle qui a commencé en 1906. Un peu d'alcool, des fêtes, des joies et des peines au fil des saisons: les souvenirs émergent peu à peu, mettant en évidence une de ces vastes familles comme il y en a eu il n'y a pas si longtemps dans la campagne romande.

Et puis il y a l'écriture. Celle-ci est dense, marquée par une absence de dialogues qui impose une lecture lente et attentive. Les mots ont leur saveur dans "Bel Horizon", portés par les choix d'un écrivain qui ne recule en aucun cas devant les vocables du terroir qui sonnent juste. Avec les mots du cru vaudois, ce roman assume donc une ambition universelle, celle de décrire un lieu soumis aux aléas du temps qui passe, tout en s'efforçant d'en souligner la nature intemporelle. La relation des souvenirs y pourvoit, d'autant plus qu'elle est portée par une langue poétique lente mais envoûtante qui ne peut que séduire le lecteur qui voudra bien prendre le temps de la savourer.

Florian Sägesser, Bel Horizon, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site des éditions BSN Press.

Dimanche poétique 711: Patricia Guenot

Jardinier pensif

Le jardinier courbé sur le carré de poireaux
(Alimentation contrôlée) sous le rideau de douche
Déchiré. Plus rien ne dure, les aléas de la modernité.
Les carottes cuisent sur le fourneau ventru.

Il râle, se relève dès que siffle un train.
Elle ne vient jamais quand il en a besoin.
Le chat s’étire, indifférent. L’eau coule
Sur la mémoire mais la douleur persiste.

Le café bouilli l’écœure, le pain crisse sous la dent.
Il achètera du thé sur la place des sirènes.
Le téléphone portable stridule dans la chambre.

La guerre succède au yaourt sans matière grasse
(Changer les piles de la balance) sous la pendule narquoise.
Le pas de la concierge éteint le chant du rossignol.

Patricia Guenot (1964-2022). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 3 octobre 2025

Fribourg interlope: trois friandises signées Michel Niquille

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Michel Niquille – "Fribourg Canaille", c'est le petit dessert littéraire qu'on s'offre entre deux ouvrages plus costauds, avec le petit plaisir à peine coupable – canaille, précisément – de plonger dans trois nouvelles construites comme des mini-romans aussi rafraîchissants qu'une glace à trois boules dégustée dans un restaurant interlope de la cité des Zaehringen. A trois reprises, son auteur met en scène un inspecteur vicelard nommé Aloïs Ferragut, Jurassien échoué à Fribourg.

Certes, les intrigues de ces nouvelles sont d'inspiration policière, mais les intrigues sont assez rapides, marquées par les bavures d'un Ferragut que l'auteur n'épargne guère lorsqu'il s'agit de souligner son incompétence. Elles donnent au recueil un côté sombre, et c'est là leur rôle: ainsi naît la saveur de l'interdit, liée à l'invitation faite par l'auteur d'entrer dans des caboulots fribourgeois aujourd'hui disparus.

Mais c'est plutôt du côté des ambiances et des personnages qu'il faut rechercher l'originalité de cette trilogie de nouvelles. Jeunes filles rouées, familles aux ambiances électriques, noces foireuses avec une mariée au genre incertain, garçons aux hormones déréglées: l'auteur sait déceler la crapule même chez des gens d'apparence intègre. Force est ainsi de relever, en particulier, le souci de paraître de la famille Golay, investie corps et âme dans le métier de la charcuterie, pratiqué à la rue Saint-Pierre: c'est tout le propos de "Le charcutier de St-Pierre".

Le lecteur sourit aussi à l'accueil qu'on fait invariablement à Ferragut quand il entre dans un bistrot (c'est un running gag: on lui sert un pastis sans eau, de préférence à une table bien cachée parce que tout le monde a des raisons de lui en vouloir), ou à ce marchand de bétail qui ressemble à Francis Lalanne, assassin malgré lui, qui hante le Café des Sports, en face de l'école normale devenue mixte – autant d'éléments qui permettent de considérer que cette nouvelle se passe dans les années 1986, de même que les autres en fait.

Fidèle à lui-même, en effet, l'écrivain explore le Fribourg des temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, où la police fonctionnait un peu en roue libre dans un esprit cow-boy: Ferragut, on le découvre au fil des pages, a tendance à sauter sur n'importe quel indice, même s'il n'est pas déterminant et même si, en vrai, il n'y a rien à signaler: qu'a-t-il à se mêler, par exemple dans "Panique au Café des Sports", des trois génisses qui se sont échappées de l'enclos de Samuel Tenz, dit Francis Lalanne?

Enfin, parmi les bistrots que l'auteur fait revivre au fil des pages à la manière d'un fil rouge contextuel, mentionnons le Buffet de 2e classe, dépendant de la gare de Fribourg, dont il fait un rendez-vous de cassos vivant de petits coups fourrés. C'est le cœur de la première nouvelle du livre, "Règlement de compte au Buffet de la gare", qui met en scène un boxeur rangé des voitures. 

Portée par une écriture bien canaille qui, par instants, rappelle la truculence d'un Michel Audiard, chaque nouvelle transporte son lectorat dans un passé déjà un peu lointain, mais qu'il a peut-être vécu. Ce passé, ces contextes, ce sont sans doute ceux que l'auteur a côtoyés lui-même et qu'il fait renaître avec sa plume acérée, en en dessinant l'ambiance et les gens, tantôt adorables – mais il faut parfois chercher –, tantôt toxiques – et là, tous les coups sont permis. 

Et enfin, le côté brut de décoffrage des textes est admirablement souligné par les illustrations d'inspiration expressionniste, façon gravure sur bois, d'Anaïs Lou.

Michel Niquille, Fribourg Canaille, Bulle, Editions de la Trême, 2025. Illustrations d'Anaïs Lou Illustration.

Le site d'Anaïs Lou.

Lu par Rebecca.

jeudi 2 octobre 2025

Des Romands et des nouvelles

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Bénédicte Gandois – On l'apprend en préface: les onze nouvelles qui constituent le recueil "Je vous écris de Romandie" ont été écrites par Bénédicte Gandois pour le journal "L'Echo du Gros-de-Vaud" en pleine période de covid-19. A ce moment-là, en effet, la rédaction a choisi de combler une actualité soudain limitée par des nouvelles littéraires. Et force est de noter que l'écrivaine, sollicitée, a su répondre aux attentes en trouvant d'emblée le ton juste.

On le reconnaît en particulier aux personnages le plus souvent positifs et porteurs d'espoir que chaque nouvelle met en scène. On y trouve un écolier d'origine portugaise qui ne peut aller en vacances au pays (mais le pays pourrait venir à lui, à Romanel-sur-Lausanne, en quelque sorte...), un Timéo qui trouve à Corseaux une amie et de la magie dans sa vie, sans oublier une personne aussi âgée que déterminée lorsqu'il s'agit de faire une belle promenade. 

Ces personnages se démarquent par leur diversité aussi: s'ils ont tous vécu en Suisse romande, ou y vivent, c'est bien leur seul point commun. Les âges de chacun varient, favorisant aussi des interactions intergénérationnelles aussi lumineuses que celle décrite dans "Le crocodile et le vieillard", où il suffit d'une journée passée avec son fils pour qu'un père comprenne mieux son métier. 

Préhistorique, le crocodile en question ouvre enfin une autre porte: celle de l'histoire, que la nouvelliste franchit avec aisance. Il sera donc question de l'époque romande, de la famine qui frappa la Suisse en 1816 ou de la colonie suisse installée à Chabag, sur les rives de la mer Noire. Quant aux "Neiges d'Aventicum", récit d'un déracinement à l'époque romaine, elles témoignent de l'intérêt particulier que l'écrivaine porte pour l'époque romaine: elle lui a déjà consacré un roman, "La fortune de Moeris".

On sort avec le sourire de la lecture des onze nouvelles de "Je vous écris de Romandie", un recueil écrit de manière limpide dans le souci de s'adresser à un vaste lectorat, pas forcément coutumier du genre, et de l'émouvoir tout au long d'une période de confinements et de disciplines qui n'a pas toujours été facile à vivre pour les uns et les autres.

Bénédicte Gandois, Je vous écris de Romandie, Cossonay, La Maison Rose, 2023.

Le blog de Bénédicte Gandois, le site des éditions La Maison Rose.


mardi 30 septembre 2025

Gabriel Bender entre Barcelonnette et le Mexique: holà, quel choc!

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Gabriel Bender – Les liens entre Bercelonnette et le Mexique sont documentés: il fut un temps où plus d'un habitant de cette petite ville de France est parti au Mexique pour faire fortune. Pour certains, ça a plutôt bien fonctionné. C'est sur cette base historique que l'écrivain Gabriel Bender fonde son dernier roman, une fantaisie grand-guignolesque franco-mexicaine intitulée "¿Dónde està Barcelonnette?". 

Quel charivari! C'est au moment de la guerre d'Espagne que se noue le destin des deux personnages du roman, Juan et Marthe, réfugiés en France, fuyant les exactions des troupes phalangistes. D'emblée, ça saigne et l'auteur ne manque pas de le relever, quelque peu dénonciateur, sur le mode "On te voit, Franco!". Marthe y perd un œil, façon "Un chien andalou" de Luis Buñuel (et chien andalou il y a!), Juan y gagne une éducation sentimentale: mariés devant "témoin", les deux tourtereaux se promettent de retrouver une fois que la France sera devenue plus calme pour eux.

Trouble dans le genre

Ce qui va frapper le lecteur de "¿Dónde està Barcelonnette?", c'est l'habileté avec laquelle l'écrivain joue le jeu du mélange des genres à travers ses deux personnages amoureux. C'est d'abord Juan qu'on suit, personnage physiquement assez fin qui passe aisément pour une femme et finit par prendre le goût du travesti, au fil d'une traversée qui aurait dû le mener au Mexique mais qui le balade en Méditerranée pendant une douzaine d'années à la manière d'un Ulysse moderne. 

Quant à Marthe, elle s'enrichit dans un business qui, au milieu du vingtième siècle, reste assez masculin: elle devient cheffe d'entreprise, capitaliste jusqu'au bout des ongles, et se spécialise dans un produit à l'imaginaire typiquement mexicain: le chocolat. Quelles seront leurs retrouvailles? Qui sera il ou elle, et d'ailleurs, vont-ils consommer leur union? L'intrigue réserve ses surprises et les fait peu à peu percoler.

Humour à tous les étages

L'histoire est portée par une écriture ludique et amusée qui ne rate jamais l'occasion de planter une allusion à l'un ou l'autre produit de la culture occidentale, populaire ou non, pour faire grésiller la mémoire du lecteur. Cela peut s'avérer métaphorique: les deux orchestres de mariachis rivaux protégés par l'entreprise Choco Fritz faisant assaut de virtuosité font immanquablement penser à ces villages valaisans qui, si petits qu'ils soient, cultivent aujourd'hui encore leurs deux fanfares de couleur politique opposée. 

De façon plus directe, l'auteur ne manque pas une occasion de citer telle ou telle chanson populaire calibrée pour s'incruster dans la tête du lecteur, à l'instar de l'"itsy bikini" de Juan, rouge et jaune à pois comme il se doit. Pour jeter le trouble dans le genre, et dans le même registre obsédant, l'auteur ne manque pas d'évoquer, mine de rien, l'équivoque chanson "Le rire du sergent" de Michel Sardou. Enfin, et c'est un délice, l'auteur fait assaut de jeux de mots, lâchés çà et là comme sans faire exprès, ou alors de manière prévisible – mais du coup, c'est presque avec impatience qu'on les voit venir.

Éléments d'observation sociale

En mettant en scène Juan le transsexuel, l'auteur questionne, à travers une situation historique qui va mener jusqu'à Monaco, la place de la fluidité du genre dans la société. Cela dit, s'il évolue de manière opportuniste dans une société qui l'accepte voire l'accueille dans sa fluidité, Juan ne cherche à convaincre personne que sa manière de vivre pourrait être adéquate pour d'autres. Du reste, au fond de lui, il reste conscient d'être un homme hétéro, marié à une femme nommée Marthe qu'il doit retrouver et honorer.

Quant à Marthe, femme pragmatique devenue patronne d'une fabrique de chocolat, elle constitue l'archétype du capitaliste, d'ordinaire masculin. Cette fois, le capitaliste est décliné au féminin, mais ça ne change pas grand-chose. En effet, les travers restent les mêmes: de malversations en malversations, l'auteur fait de Choco Fritz une armée mexicaine (plus de chefs que d'ouvriers dans le personnel actif, et tous ne sont pas vivants) et décrit, c'est un moment fort de ce roman, une grève échevelée où la CGT elle-même se profile comme un syndicat défendant le travail. Enfin, à l'instar du plus toxique des mecs managers, elle sait jouer la partition du sexe comme instrument de domination et d'évaluation du personnel.

Donc oui: on s'étripe joyeusement dans "¿Dónde està Barcelonnette?", et l'auteur ne laisse aucun temps mort dans l'intrigue d'un roman flamboyant qu'on dévore à pleines dents, quitte à ce que ça laisse quelques traces aux commissures des lèvres. Mais mine de rien, par-delà l'outrance, il n'oublie pas de faire passer quelques petits messages politiques, marqués par une certaine idée de la justice sociale. Entre deux éclats de rire, à chacun de les déchiffrer!

Gabriel Bender, ¿Dónde està Barcelonnette?, Ardon, Gore des Alpes, 2025.

Le site des éditions Gore des Alpes.

lundi 29 septembre 2025

"La mécanique des ailes", de l'entomologie à l'art brut

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Chloé Falcy – La peinture la plus libre et l'entomologie la plus rigoureuse sont-elles des pratiques contradictoires ou complémentaires? La destinée de l'artiste et scientifique Eugène Gabritschevsky (1893-1979) démontre que l'une peut bien aller avec l'autre, jusqu'à la folie. Dans son roman "La mécanique des ailes", l'écrivaine suisse retrace librement son destin, de la Russie des tsars jusqu'à l'arrivée de l'humain sur la Lune, et au-delà.

L'itinéraire d'Eugène Gabritschevsky est celui d'un garçon russe issu d'une famille de la haute aristocratie. La romancière excelle à décrire la vie familiale et ses contraintes, et dessine en particulier de la mère d'Eugène le portrait d'une femme froide et contraignante, dédaigneuse des choses de l'art dès lors qu'il s'agit d'en faire son métier. Enfance et jeunesse sont aussi le temps des premiers émois, souvent sans retour, en particulier envers la gouvernante française.

Le versant scientifique de la personnalité du personnage n'est pas laissée de côté. Voici un homme qui vivra un peu dans l'ombre de son père, lui-même chercheur de grand renom, mais saura se passionner pour le monde foisonnant des insectes. C'est aux Etats-Unis que son destin s'accomplira, dans le domaine de la recherche génétique: les drosophiles seront son lot. Ce lot, l'autrice le voit obsédant, bourdonnant et douteux, s'introduisant jusque dans les moindres interstices de la vie d'Eugène Gabritschevski, rêves inclus.

"La mécanique des ailes" est en effet un roman onirique plus que technique, relatant avec bonheur ce qui peut envahir l'esprit halluciné d'un jeune homme travaillant plus que de raison à l'université de Columbia, suivant avec une grande attention la croissance et les moindres mutations de milliers de drosophiles. Ces rêves, la romancière en fait des œuvres d'art aux descriptions obsédantes, précises comme ces songes qui taraudent et qu'on préférerait oublier au matin. Car l'art est avant tout un rêve...

... Eugène Gabritschevsky y revient après un séjour en hôpital psychiatrique. C'est là qu'il devient, l'histoire de l'art l'atteste, un nom reconnu dans le domaine de l'art brut. Mais c'est déjà une autre histoire, comme si l'auteure avait souhaité relater avant tout la longue période de "gestation" qu'il a fallu, pour Eugène, avant d'assumer son art, loin d'une mère contraignante. Tout comme il faut beaucoup de temps à une chenille toute bête jusqu'à ce qu'elle devienne un magnifique papillon, mais que cette vie discrète se révèle malgré tout la partie la plus riche d'une destinée.

Construit en va-et-vient temporels entre le présent de l'artiste-scientifique à l'asile et son passé, "La mécanique des ailes" est un roman qui ne manque pas d'accrocher, pour peu qu'on s'habitue, mais ça va vite, à une écriture empreinte d'une grande poésie et d'une immense grâce. Eugène Gabritschevsky y apparaît comme un personnage ballotté à travers certaines vicissitudes de l'Histoire, telles que les Révolutions russes, que la paix studieuse des laboratoires de l'université de Columbia ne met pas à l'abri des tournants de vie les plus inattendus: les amours, une cuite au temps de la Prohibition, puis la décompensation psychique fatidique.

Chloé Falcy, La mécanique des ailes, Vevey, Hélice Hélas, 2025. Postface de Michel Thévoz.

Le site des éditions Hélice Hélas.

Egalement lu par Francis Richard.


dimanche 28 septembre 2025

Dimanche poétique 710: Emile Verhaeren

Légendes

Les horizons cuivrés des suprêmes automnes
Meurent là-bas, au loin, dans un carnage d'or.
Où sont-ils les héros des ballades teutonnes
Qui cornaient, par les bois, les marches de la Mort ?

Ils passaient par les monts, les rivières, les havres,
Les burgs – et brusquement ils s'écroulaient, vermeils,
Saignant leurs jours, saignant leurs coeurs, puis leurs cadavres
Passaient dans la légende, ainsi que des soleils.

Ils jugeaient bien et peu la vie : une aventure ;
Avec un mors d'orgueil ils lui bridaient les dents ;
Ils la mataient sous eux comme une âpre monture
Et la tenaient broyée en leurs genoux ardents.

Ils chevauchaient fougueux et roux – combien d'années ?
Crevant leur bête et s'imposant au Sort ;
Mon coeur, oh !, les héros des ballades fanées,
Qui cornaient, par les bois, les marches de la Mort !

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Bonjour Poésie.

lundi 22 septembre 2025

Bora Bora, rêve inaccessible, et le piège des injonctions sociales

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Daniel Abimi et Émilie Boré – S'ils ont chacun leur œuvre personnelle, il arrive que les écrivains Daniel Abimi et Émilie Boré écrivent à quatre mains. Les éditions BSN Press en ont témoigné pour la première fois avec la parution de la novella "Bora Bora Dream" dans la collection "Uppercut". Elles remettent la compresse à présent en rééditant ce texte dans un ouvrage enrichi de quatre nouvelles: "Bora Bora Dream et autres nouvelles". 

De la longue nouvelle éponyme, le lecteur garde le souvenir d'une narration qui met en scène, dans un esprit de confrontation, deux personnages fonctionnant dans un hypercontrôle dont la maîtrise du corps est la métaphore: tout commence dans un fitness, le paraître compte autant sinon plus que les exercices qu'on fait pour garder une bonne santé physique. L'écriture est percutante, à l'os, et recrée à merveille deux personnages esclaves de l'obsession perfectionniste du paraître – avec le ventre au cœur du propos.

Les quatre nouvelles qui complètent le recueil sont de la même veine et explorent les mêmes thématiques. "Il aura ta peau" est ainsi porté par les inquiétudes d'un futur père face à l'enfant qui naîtra de ses œuvres – un ventre encore, habité cette fois. L'incipit annonce la couleur: "C'est pas compliqué: depuis qu'elle est enceinte il est pris de nausées." Et peu à peu émerge l'image d'un homme obsédé par l'altération du physique de sa femme, de sa peau en particulier, résultant de sa grossesse. Jaloux de l'enfant à naître, perçu comme un rival? La chute de la nouvelle le suggère.

"Immeuble" emprunte à la nouvelle "Bora Bora Dream" l'idée sous-jacente de la vie de couple qui abîme, au travers d'un personnage de femme violoniste virtuose qui, veuve trop tôt et devenue aigrie, ne consacre qu'à elle-même et à de rares élèves sa pratique du violon. Sa manière de jouer est d'abord insupportable, puis plus harmonieuse, comme si, d'une situation de casse, l'interprète, elle-même rescapée d'un accident grave, tentait de revenir à un passé idéalisé à partir d'un présent chaotique.

Si elle emprunte aussi au thème de la vie qui abîme, la nouvelle "D'un trait" s'intéresse de manière centrale à une addiction, une obsession plus classique que le culte du corps: l'alcoolisme. Avec talent, elle en dessine la possible hérédité et, de manière classique, la difficulté à en sortir – la chute est d'un tragique qui tient de la cruauté. Elle résonne avec "Bora Bora Dream" en posant la question: est-il plus facile de se sevrer du sport que de l'alcool?

Enfin, l'observation des corps qui changent, nolens volens, est de retour dans "Tout bas". Ici, c'est la narratrice, quadragénaire évoluant après sa jeunesse révolue mais pas si lointaine, qui parle d'elle-même. Son souci résigné de confier son corps à une esthéticienne entre en résonance avec son envie, contrariée par l'époque, de malgré tout pouvoir parler comme dans sa jeunesse: "Elle veut dire "noir, "vieux", "handicapé", "bête", elle se heurte elle-même, elle a peur, elle se tait". Les corps ainsi évoluent, tout comme le langage. Pourtant, ironie grinçante, c'est bien le 14 juin, date féministe en Suisse s'il en est, que tombera la prochaine séance de soins esthétiques d'une narratrice docile: autant pour l'émancipation face aux injonctions sociales de beauté (physique) et de (beau) langage imposées aux femmes...

Quant au rêve de Bora Bora, on peut le voir comme le lieu d'une émancipation perpétuelle et recherchée. S'il apparaît dans son sens premier dans "Bora Bora Dream", il se révèle sous la forme d'une métaphore des rêves que la vie, cruelle, se charge de dégager dans chacune des nouvelles qui suivront. Alcool, sport à outrance, obsessions, langage: chaque personnage trouvera son substitut à ce nouveau château en Espagne.

Daniel Abimi et Émilie Boré, Bora Bora Dream et autres nouvelles, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site de Daniel Abimi, celui d'Émilie Boré, des éditions BSN Press.

dimanche 21 septembre 2025

Dimanche poétique 709: Jules Verne

Le silence dans une église

Sonnet

Au levant de la nef, penchant son humide urne, 
La nuit laisse tomber l'ombre triste du soir ; 
Chasse insensiblement l'humble clarté diurne ;
Et la voûte s'endort sur le pilier tout noir ;

Le silence entre seul sous l'arceau taciturne,
L'ogive aux vitraux bruns ne se laisse plus voir ; 
L'autel froid se revêt de sa robe nocturne ;
L'orgue s'éteint ; tout dort dans le sacré dortoir !

Dans le silence, un pas résonne sur la dalle ; 
Tout s'éveille, et le son élargit sa spirale, 
L'orgue gémit, l'autel tressaille de ce bruit ;

Le pilier le répète en sa cavité sombre ; 
La voûte le redit, et s'agite dans l'ombre... 
Puis tout s'éteint, tout meurt, et retombe en la nuit !

Jules Verne (1828-1905). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 19 septembre 2025

Soudés et solidaires face à l'adversité

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Daniel Bovigny – Les lecteurs fidèles de l'écrivain Daniel Bovigny se souviennent de son premier roman, "Crìme double en Gruyère". Ce polar tous publics en forme de jeu de piste avait facilement trouvé son lectorat, jusqu'à devenir l'un des premiers best-sellers des éditions Montsalvens. Paru tout dernièrement chez le même éditeur, "Double crìme et châtiments" s'inscrit dans la même veine, dans un registre cependant plus adulte, sans tout à fait quitter le côté "soft" du premier roman. En témoigne, avant même que le lecteur n'ouvre ce roman, l'orthographe atypique du mot "crìme", coiffé d'un accent grave qui rappelle la "crème".

Quel est le topo? Le lecteur de "Double crìme et châtiments" retrouve Julie et Romain, devenus de jeunes adultes: l'une, jeune femme pétulante qui aime qu'on danse à sa cadence, est aux études à Lausanne, l'autre est un employé modèle au service informatique du canton de Fribourg. Sur la base d'un parchemin authentique mais énigmatique que Julie a trouvé dans la maison voisine de celle qu'elle convoite (elle est riche, à vingt et un ans!), l'auteur organise un nouveau jeu de piste qui mène nos personnages dans les châteaux du sud du canton de Fribourg. Un jeu de piste énigmatique et dangereux, le lecteur le découvre peu à peu: si le début paraît assez sage, l'intrigue se fait progressivement inquiétante, surtout depuis l'irruption d'un chevalier bizarre et effrayant lorsque les deux personnages visitent les ruines du château de Montsalvens, au-dessus de Broc. Un regret? Après avoir servi d'amorce en début de roman, le parchemin n'apparaît plus guère, par exemple pour éclairer son côté étonnamment prémonitoire.

En bon pédagogue, l'écrivain fait visiter quelques châteaux du sud du canton de Fribourg, en évoquant certains des hauts faits historiques et des légendes qui leur sont attachés. On pense par exemple à l'aviateur Ferber, qui tenta un envol depuis les hauteurs du château de Rue, ou à Frédéric Dard qui, évoqué, mène tout le monde sur une fausse piste, celle du village de Bonnefontaine, près de Fribourg, où il vécut longtemps. En vrai, le lecteur est tenté de voir dans l'intrigue une opposition entre le sud du canton, que les personnages principaux du récit sillonnent et qui apparaît comme un lieu de légendes et d'histoire, et le nord, où le propos installe la froide rigueur administrative de l'environnement policier actuel. 

Si l'intrigue apparaît bien ficelée et inventive, elle laisse quelques portes ouvertes, suggérant que l'écrivain va peut-être revenir avec un nouveau roman mettant en scène le petit monde attachant qu'il dessine, avec un couple qui n'ose pas se l'avouer (c'était déjà présent dans "Crìme double en Gruyère") et une escouade de policiers haute en couleur où chacun porte un surnom, tout droit ressortie de "Bain de sang chaud", avec entre autres un Quentin Imhof qui a mûri: de Gaston Lagaffe officieux, il est devenu officiellement Tintin. La mission qui lui incombera en fin de roman (je n'en dirai pas plus) suggère qu'il pourrait tenir un rôle majeur dans un prochain roman. Enfin, quelques secrets subsistent sur les origines roumaines de Julie, troubles et peut-être criminogènes.

En refermant "Double crìme et châtiments", le lecteur se dit qu'il creusera volontiers ces pistes: il aura passé un agréable moment avec l'équipe de pisteurs qui peuple ce roman. Un roman qui se démarque par un humour tous azimuts: il paraît même qu'une contrepèterie s'y cache! De plus, certains traits d'esprit récurrents dans "Crìme double en Gruyère" sont de retour. Enfin, le sens du gag de l'auteur se révèle en particulier dans les dialogues, où plus d'une vanne et plus d'un jeu de mots vont se nicher, indiquant une réelle connivence entre les personnages mis en scène: si les méchants apparaissent très peu et que leurs mobiles ne sont pas toujours très clairs, les gentils de l'histoire, enquêteurs comme civils, apparaissent ainsi complices, soudés et solidaires face à l'adversité. Bel exemple!

Daniel Bobigny, Double crìme et châtiments, Montreux, Editions Montsalvens, 2025.

Le site des éditions Montsalvens.


mercredi 17 septembre 2025

L'art de tourner en rond en douze saisons

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Joan Suris – "Vortex, vortex!": il est permis de lire dans cet incipit la métaphore d'une bande d'amis qui tournent en rond mais ne s'en sont pas encore rendu compte. Imaginez: dans "Saison douze", deuxième roman de Joan Suris, le romancier relate la douzième édition d'une rencontre estivale d'amis, faite de rituels dont personne ne veut s'avouer qu'ils sont un peu sclérosés. A part nager en rond dans une piscine pour faire des tourbillons, qu'est-ce qu'on fait encore ensemble, à trente ans passés? C'est la question qui traverse tout ce court ouvrage.

Plus précisément, l'intrigue de "Saison douze" relate la douzième rencontre d'une bande de vieux amis, désormais trentenaires, invariablement organisée chez Anne-Sophie quelque part dans le Gard, non loin d'Uzès. Les rituels? S'enivrer dans une boîte locale, casser quelque chose, visiter le musée Haribo. Vu comme ça, il est permis d'affirmer que l'auteur raconte l'histoire d'une bande d'adulescents immatures en fin de droit, plus ou moins oisifs l'espace de quelques journées.

Des voix...
Regardons-y de plus près... l'auteur a le génie de conférer une voix à chacun de ses personnages – certains d'entre eux étant des objets, comme la maison où la fine équipe se réunit ou les mojitos consommés en boîte – leur voix ressemble parfois à du rap, ou retranscrit avec justesse la rumeur sans cesse hachée des foules. 

On se souvient du féminin générique qu'affecte Anne-Sophie lorsqu'elle s'exprime – parfaitement gratuit au-delà de l'esthétique, compte tenu du fait que l'auteur n'en fait pas par ailleurs une féministe radicale. On pense au sérieux de Minerve, qui confond travail et vacances. On pense à Elie, seul à surnommer Pierre-Jean "Pierj". Et ainsi de suite: chacun des courts chapitres de ce roman a sa musique.

... et un petit nouveau
L'irruption d'un septième lascar, Jonathan, au sein d'une bande de six amis, trois femmes et trois hommes, joue le rôle de révélateur. Il porte ses secrets, intrigue, semble moyennement désireux de se mélanger à l'équipe. On comprend au fil des pages qu'il porte un triple secret, révélé en trois temps. Est-il plus adulte que les autres, joueurs de Uno, pressés de retourner au musée Haribo pour y déguster des bonbons dans un esprit régressif assumé? 

L'exposition d'art contemporain du Château La Coste, d'ailleurs visitée par une partie de l'équipe, met au jour ce qui sépare les personnages. Mais il est permis de penser que visiter une exposition d'art contemporain n'est pour eux qu'un amusement de plus, moins sucré que les bonbons Haribo en libre-service, mais qui ne fera mûrir personne. Cela, alors même qu'on pourrait y voir la promesse d'un contrepoint édifiant susceptible, face au musée Haribo qui les garde dans l'enfance, de tirer vers le haut les personnages mis en scène. Cela dit, entre nous, l'auteur l'a bien vu: l'art contemporain n'a rien d'édifiant... et n'est qu'une mumuse de plus.

Un choc libérateur
Dès lors, du point de vue du scénario, l'issue du roman, plus forte et profonde que les divertissements vécus dans le cadre de ces quelques jours rituels passés entre amis, s'avère émancipatrice: il fallait que quelqu'un meure pour que tout le monde soit consciemment dessillé et libéré d'un rituel qui n'a plus de sens. Que vont devenir les personnages de "Saison douze" ainsi relâchés? Ce sera une autre histoire, une autre saison... ou pas: après tout, chaque personnage retrouve ainsi sa liberté et devient ainsi comme tout le monde, apte à vivre la vie banale de petit-bourgeois à diplôme à laquelle il est appelé.

Ainsi, l'écrivain s'intéresse dans "Saison douze" à une poignée d'anonymes a priori sans intérêt. C'est dans leurs voix et leurs interactions, si vaines qu'elles soient, que tout se joue, pour un lecteur qui apprécie une musique des mots travaillée au service de la peinture des caractères.

Joan Suris, Saison douze, Prilly, Presses Inverses, 2025.

Le site des éditions Presses Inverses.

lundi 15 septembre 2025

De la lumière avant toute chose

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Louis de Saussure – Dans le troisième volume de sa trilogie "Trois voyages à Potamia", intitulé "On voit enfin le jour", le romancier Louis de Saussure résout les derniers secrets distillés dans les deux premiers volumes: "On parle d'abord du vent" et "Ensuite on raconte ceux qu'on aime". Le plaisir de ce troisième voyage dans les îles grecques avec l'écrivain suisse réside dans les retrouvailles avec une écriture soignée et soucieuse du beau verbe. Cela, pour une plongée dans l'histoire récente, méconnue, de la Grèce, sous le délicieux prétexte de raconter des histoires, encore.

Le lecteur de "On voit enfin le jour" revient à Naxos – un lecteur qui pourrait être le personnage principal du récit puisque, une fois de plus, l'écrivain le prend à partie en le tutoyant, comme pour renforcer un sentiment d'immersion dans le récit. Il y a de l'amour et de la tendresse dans ce troisième voyage, puisque le personnage au cœur de l'intrigue revient aux îles grecques avec sa compagne Célia, rencontrée dans le cadre de ses études à Rome.

L'écrivain sait explorer une veine épique en relatant des hauts faits de résistance, en particulier autour du sacrifice de 125 insulaires de Paros, exigé en représailles par l'occupant allemand qui a pris la place des Italiens en 1943. Face à Naxos, cœur de l'intrigue, Paros fait figure de rivale qu'on dénigre parfois; la narration de l'histoire de Nicolas Stellas puis de Georg von Merenburg, nazi peu convaincu placé face à un choix cornélien.

L'auteur le rappelle, la Seconde guerre mondiale a laissé des traces qui se maintiennent bien au-delà de la fin du conflit. Pour donner un tour concret à ces traces, l'auteur recourt avec justesse au fait original du débat qu'a pu créer, en Grèce, l'irruption de la tradition du sapin de Noël, importé d'Allemagne donc à rejeter selon certains, alors qu'en Grèce orthodoxe et tournée vers la mer, ce sont plutôt des bateaux qu'on orne pour la Nativité. Puis il y aura l'évocation, brève, du régime des Colonels...

... et le temps du pardon, celui où l'on retrouve aussi cette photo énigmatique, présente dès le début de la trilogie, de deux tombes, l'une chrétienne, l'autre musulmane. Enfin, c'est en amoureux que le personnage principal et Célia quitteront les îles grecques. Et pour conclure sa trilogie, l'auteur sait donner les violons: la vie et l'amour peuvent enfin commencer.

Louis de Saussure, Trois voyages à Potamia – tome 3: On voit enfin le jour, Lausanne, Romann, 2025.

Le site des éditions Romann.


dimanche 14 septembre 2025

Dimanche poétique 708: Honoré d'Urfé

Villanelle d'Amidor reprochant une légèreté

À la fin celui l'aura 
Qui dernier la servira. 
De ce cœur cent fois volage, 
Plus que le vent animé, 
Qui peut croire d'être aimé 
Ne doit pas être cru sage
Car enfin celui l'aura
Qui dernier la servira.

A tous vents la girouette, 
Sur le faîte d'une tour, 
Elle aussi vers tout amour 
Tourne le cœur et la tête
À la fin celui l'aura 
Qui dernier la servira.

Le chasseur jamais ne prise
Ce qu'à la fin il a pris, 
L'inconstante fait bien pis, 
Méprisant qui la tient prise 
Mais enfin celui l'aura 
Qui dernier la servira.

Ainsi qu'un clou l'autre chasse, 
Dedans son cœur le dernier 
De celui qui fut premier 
Soudain usurpe la place 
C'est pourquoi celui l'aura 
Qui dernier la servira.

Honoré d'Urfé (1567-1625). Source: Bonjour Poésie.

mardi 9 septembre 2025

Couleurs et objets: toute l'âme d'un recueil de nouvelles autour de l'absence

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Gérald Tenenbaum – Quatorze nouvelles, deux fois sept comme la perfection du chiffre sept multipliée par deux: c'est ce que propose l'écrivain Gérald Tenenbaum dans son recueil "Les rues parallèles". Il s'agit d'un ouvrage qui, sur des tonalités variées, dit l'absence des autres et donne une place souvent prépondérante aux objets, invités à jouer le rôle de personnages à part entière, éventuellement porteurs de symboles et de sens.

"Résidence d'auteur", la nouvelle qui ouvre ce recueil, fait figure de programme à elle seule. On peut bien sûr voir dans l'histoire de cette femme, Nourith (vêtue de noir, étonnant pour une femme dont le prénom évoque la lumière!), venue de Tel-Aviv qui, dans un moment de folie, s'est lancé le défi d'écrire un roman dans un délai donné, dans un appartement parisien prêté par un proche, la tentative de la part de l'auteur d'exorciser la peur ancestrale de la page blanche. 

Mais il y a plus: déjà, quelques objets s'efforcent de raconter leur histoire, à l'instar d'un flacon de parfum oublié par le locataire régulier des lieux: la romancière imagine d'emblée ce qu'il pourrait lui raconter. Et puis, il y a dans cette nouvelle un élément symbolique qu'on retrouve à des degrés divers dans tout le recueil: celui des couleurs et de l'imaginaire qu'on lui associe. 

Il y a ainsi beaucoup de bleu, et pas qu'au ciel, dans "Résidence d'auteur". Celui du drapeau d'Israël en implicite, certes, mais aussi, plus concret et toujours vif, celui des yeux du vieil homme nommé "Havre" qui, une fois par mois, vient rendre visite à la narratrice en espérant, fort d'un serment, retrouver une ancienne amoureuse. Celle-ci viendra au rendez-vous rituel, trop tard: ses yeux verts, en toute fin de nouvelle, résonnent dès lors comme la promesse d'une tout autre harmonie.

Harmonie? De manière franche, sa recherche fait l'objet d'au moins deux nouvelles. Il y a d'abord "Pilpoul", bel exemple de débat fructueux entre Juifs sur ce qu'il faut faire primer, après un pogrom: les noms ou les nombres? Les versets bibliques ressortent, les arguments fusent entre sages bien décrits, évoqués aussi par leurs origines d'Europe nord-orientale. Et pour évoquer pleinement les disparus, la solution apparaît, en fin de nouvelle, avec en prime le jeu permis par la proximité phonétique, en français, entre "nom" et "nombre". 

Un autre texte aux allures de conte, "Les quatre vents", évoque la recherche d'harmonie, cette fois au sein d'un village qui craint que l'hiver ne parte plus. L'idée vient d'un oracle, et c'est avec la musique qu'elle prendra corps. Cette idée de la musique, le lecteur la retrouve avec la nouvelle "Genèse d'un adagio", historiquement fondée: oui, c'est un certain Remo Giazotto qui a écrit un célèbre "Adagio" sur la base de quelques ébauches du Vénitien Tomaso Albinoni. L'écrivain se permet de déconstruire un peu le mythe, avec le sourire que permet l'esquisse d'une romance fondée sur une histoire belle et triste, peut-être inspirée du vécu d'un écrivain qui est aussi chercheur en mathématiques, et où émerge l'histoire du bombardement de Dresde. Et là, ce sont des documents historiques précieux qui jouent le rôle des disparus.

On l'a dit, les objets jouent un rôle dans chacune des nouvelles des "Rues parallèles". A travers "Marque-page", c'est l'éternelle question lamartinienne "Objets inanimés, avez-vous donc une âme?" qui se pose, au travers d'un ticket de métro usagé promu au rang de marque-pages: quelle est son histoire, à quelle occasion le personnage de la nouvelle lui a-t-il donné cette fonction? Avec lui, l'auteur plonge dans la mémoire d'un objet a priori oubliable – et, à travers celui-ci, dans la sienne même. Enfin, s'il fallait citer une nouvelle du recueil où, pour de vrai, ce sont les objets qui sont les vedettes, ce serait "En souvenir du printemps". La construction en est adroitement étudiée: l'auteur invite à se mettre dans la peau de la lumière du matin qui se promène dans les objets d'un appartement: des sous-vêtements, des escarpins... Dès lors, on ne peut s'empêcher de se demander qui vit ici, et quelle est l'histoire que ces affaires pourraient raconter.

Enfin, l'écrivain plonge aussi dans l'histoire, y compris biblique (belle relecture d'une partie de la Genèse dans "Le songe d'Ephraïm", autour de Joseph entre autres), pour évoquer les voies de l'existence, chacune racontant son histoire comme dans la nouvelle qui conclut le recueil et lui donne son titre. Avec "Les rues parallèles", l'écrivain Gérald Tenenbaum offre à son lectorat un recueil de nouvelles d'une vaste richesse: appuyé sur quelques constantes qui, par-delà la musique changeante des mots et des contextes, lui confèrent toute sa cohérence, le recueil "Les rues parallèles" constitue à lui seul tout un splendide petit monde littéraire.

Gérald Tenenbaum, Les rues parallèles, Paris, Cohen&Cohen, 2025.

Le site de Gérald Tenenbaum, celui des éditions Cohen&Cohen.

dimanche 7 septembre 2025

Dimanche poétique 707: Clément Marot

J'ai grand désir

J'ai grand désir
D'avoir plaisir
D'amour mondaine :
Mais c'est grand peine,
Car chaque loyal amoureux
Au temps présent est malheureux :
Et le plus fin
Gagne à la fin
La grâce pleine.

Clément Marot (1497-1544). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 5 septembre 2025

La politique de village et ses victimes

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Antoine Geraci – Soixante ans après l'avoir fui, Joseph dit Giuseppe dit Pèpé revient à Griseterre, un village qu'il ne reconnaît pas, alors qu'il l'a quitté au moment où des changements politiques majeurs se mettaient en place. Ce pays semble être la France, une France qui aurait cédé à quelques démons. Construit en un immense flash-back, "Pèpé" relate les conditions du départ puis du retour au pays d'un gamin qui a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû. Ce qui aurait pu lui coûter la vie. 

C'est pourtant avec une légèreté grivoise que l'intrigue débute, avec en particulier ces deux garçons qui matent la mère Chwiler, au physique imposant, en train de passer du bon temps avec son amant. Peu à peu, pourtant, l'intrigue vire au sombre. Tout commence par l'expression de la xénophobie décomplexée de l'instituteur Pardon, qui ne retient pas ses coups face à ses élèves italiens, et Pèpé en particulier. 

Des extrémistes de plus en plus caricaturaux
Ce versant sombre de la personnalité de certains personnages apparaît progressivement au fil des pages: il y a des flics ripoux, des notables qui haïssent l'étranger. Et, on l'apprend enfin, ces gens – surtout des hommes, on le remarque, comme si eux seuls pouvaient se fourvoyer ainsi – sont réunis sous l'étiquette partisane des "Nouvellistes", partisans d'une nouvelle France débarrassée de ses étrangers, si nécessaire en les éliminant physiquement. Il y a un côté caricatural dans la description de ce groupuscule aux idées encore plus sombres que celles des nazis, concentrant sans concession ce que l'extrême-droite en général peut sécréter de pire.

En dévoilant peu à peu ce monde idéologique dont l'auteur souligne fortement le caractère détestable, violent et délétère, il en expose aussi le caractère progressivement contagieux, à la manière d'un "Rhinocéros" d'Eugène Ionesco.

Franc-maçonnerie, imparfaite mais au taquet
En face, et là aussi c'est par touches progressives que ce camp apparaît, l'écrivain place la franc-maçonnerie, société discrète plutôt que secrète, qui va susciter quelques attractions chez de jeunes personnages qui ne marchent pas dans l'ambiance xénophobe ambiante – certains ayant eux-mêmes été victimes d'italophobie. On pense notamment à Paolo, plus intéressé par ses lectures que par la foi en Dieu, au désespoir de sa famille d'adoption venue de Sicile, attachée aux traditions. 

On peut certes émettre quelques réserves à l'image donnée par l'auteur, ponctuellement et sans doute sans le vouloir, de la franc-maçonnerie, appelée à œuvrer au "perfectionnement de l'humanité" (et pas seulement des individus; cf. p. 105): autrefois, des régimes politiques aujourd'hui disqualifiés avaient le même but, et aujourd'hui, ce sont les transhumanistes ou les gens du Forum de Davos, tous désireux de faire le bonheur de l'humanité, quitte à la forcer, et aussi à la faire opter pour l'eugénisme (le mot est lâché, p. 109, et le fait a déjà sa place aujourd'hui, cf. Laurent Alexandre, "ChatGPT nous rendra immortels"), qui ont pris le relais. La franc-maçonnerie, ou ses loges du moins, s'accommode-t-elle vraiment d'idées mélioratives de ce genre? Gageons au moins qu'elle en débat.

Dans "Pèpé", le lecteur préférera retenir la mise en lumière progressive d'une franc-maçonnerie imparfaite mais globalement soudée, menant ses tenues dans une ambiance oscillant entre discipline et moments bon enfant, et sa capacité à développer, sur le terrain et en coulisses, une solidarité active sans faille qui mènera Pèpé en Patagonie. Pourquoi là-bas? "Et pourquoi pas!", répondent invariablement Pèpé et ceux qui soutiennent ce témoin gênant d'un crime.

Passé pas simple
L'écrivain entretient un flou par rapport à la temporalité et à la géographie de son récit. On imagine qu'il se déroule au milan du vingtième siècle, sans doute dans une Loire réinventée où l'on parle quand même de "babets", à en croire le mode de vie des gens: téléphones fixes, voyages en bus, relative libéralité face à l'alcool, police peu disciplinée et davantage soucieuse de hiérarchies que de justice sociale. L'auteur cite aussi des chansons d'antan qui marquent l'époque. 

Quant à l'avenir, matérialisé par un Pèpé qui revient au village de son enfance, il est marqué par la disparition des espèces pour payer, par la robotisation galopante et par une situation politique désespérante: la pire extrême-droite qui soit a gagné. Mais en face, la franc-maçonnerie tient aussi sa victoire, puisqu'elle a sauvé un homme, Pèpé. Doit-il, brimé qu'il fut lui aussi par la xénophobie ambiante, se sentir coupable de ne pas s'être davantage engagé contre le régime politique qui s'est mis en place? Nous serions mal placés pour juger. 

Antoine Geraci, Pèpé, Bagnolet, Ivoire-Clair, 2000.

Le site des éditions Ivoire-Clair.

mardi 2 septembre 2025

Trois personnages transformés sur la montagne

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Janie Ansermot – Hymne à la vie proche de la nature et aux montagnes des Grisons, le premier roman de Janie Ansermot, "A l'ombre de l'arole", embarque son lectorat dans une narration polyphonique qui met en présence plusieurs personnages que tout éloigne... et que, pourtant, tout va rapprocher. Quitte à réfléchir, l'espace de quelques jours passés dans une forme de huis clos, sur son propre bagage.

Le lecteur fait d'abord la connaissance d'Andrea, dite André, chevrière au tempérament sauvage, vivant dans un monde où composé de petite famille et de sa demi-douzaine de chèvres. L'arrivée d'un acteur à succès, Tom, constitue l'élément déclencheur de l'intrigue. Est-il un problème, que vient-il faire ici? Il faut pourtant bien l'accepter: désireux de faire un stage dans le monde rural afin de préparer un rôle, il donnera suffisamment d'argent pour des travaux urgents. Andrea n'est pas emballée... Un autre homme, Edem, migrant en situation irrégulière venu du Sénégal, va aussi transformer le quotidien d'Andrea.

Le lecteur va avant tout être captivé par les ambiances que la romancière sait recréer, en particulier en évoquant tout ce que la nature a à offrir aux sens: des odeurs inédites, des bruits et rumeurs, des saveurs même si l'on pense aux fromages de chèvre ou aux boissons débitées à l'occasion par Dimitri. L'arrivée de Tom le citadin glamour, soudain privé de ses gadgets numériques parce qu'il n'y a pas d'Internet là-haut, permet à l'écrivaine de développer plus d'une scène de décalage culturel. Ce qui fera naître quelques sourires – et le lecteur, amusé, voit bien où ça pourra mener.

Elle sait aussi déranger son lectorat en douceur, à travers le personnage de Simon, un enfant capable d'interroger l'utilité des enseignements donnés à l'école tout en faisant montre d'une connaissance sans faille de cette nature où il est à sa place. Créatures urbaines, n'avons-nous pas perdu notre lien à la nature, pourtant précieux? Même le magazine "Le Point" en parle... 

Quant à Edem, s'il n'est plus dans son pays, il se retrouve dans son élément à la bergerie: il a lui-même été berger au Sénégal, où un statut de griot l'attendait. Mais en Suisse, c'est une autre histoire: il n'y a aucun statut légal, et il vise plutôt l'Allemagne comme aboutissement de son odyssée de migrant. Les deux personnages masculins apparaissent dès lors comme des gens de passage, déplacés plus ou moins de leur gré, provisoirement en décalage sur les alpages grisons.

La collision entre ces trois personnages transforme ces trois personnages, qui auront tous l'occasion de repenser le sens de leur vie. On pense en particulier à Andrea, qui trouvera avec Tom, les circonstances aidant, l'occasion de faire le deuil de son mari, et aussi à Edem, qui pourrait devenir un auxiliaire précieux pour Andrea. Alors? Les pages de "A l'ombre de l'arole" se tournent vite, mais elles sont denses et équilibrées, entre dialogues ciselés, parfois fortement typés (on pense à la parole de Geneviève), qui résonnent avec des moments introspectifs qui, toujours de la bonne longueur, ne pèsent jamais. Quant aux chapitres, le lecteur apprécie qu'ils soient annoncés par des haïkus évocateurs, voire sensuels.

Janie Ansermot, A l'ombre de l'arole, Genève, Le Chien Jaune, 2025.

Le site des éditions Le Chien Jaune.