dimanche 31 juillet 2022

Dimanche poétique 550: Jacques Herman

Jour d'été

L’orage enfin
Condescend à craquer
La chaleur décédera bientôt
Et l’on s’en réjouit
O l’agonie cruelle
Devant laquelle on rit

Jacques Herman (1948- ). Source: Bonjour Poésie.

samedi 30 juillet 2022

Bienvenue dans un monde qui était probable en 2003...

Club des Ronchons – Paru en 2003, "Bienvenue au village global!" constitue la huitième livraison de textes du Club des Ronchons, d'inspiration conservatrice. Le lecteur y trouve des nouvelles, des chroniques au ton éditorialisant, des aphorismes et même quelques dessins humoristiques.

Bien sûr, les chroniques rappelleront certains des débats idéologiques dont les Français ont parfois le secret: gestion du trafic automobile à Paris par Philippe de Saint-Robert, évocation de Jurassic Park par Slobodan Despot, financement de l'enseignement par François-Georges Dreyfus. Certes, certaines problématiques persistent. Mais ces textes affichent leur âge et font figure de fleurs séchées dans ce recueil. Cela, même si certaines ne manquent pas de sel attique, ni d'un soupçon de mauvaise foi porteur d'ironie.

Le lecteur appréciera cependant encore et toujours les nouvelles qui émaillent ce recueil, à commencer par celle qui l'ouvre, signée Jacques Aboucaya. Programmatique, "Bienvenue à Global Village!" incarne à merveille l'idée de "Bienvenue au village global" en mettant en scène un Parisien qui, avide d'authenticité, se retrouve dans un village qui s'empresse d'adopter les dernières modes américaines, quitte à perdre son âme avec enthousiasme. 

Dans un même esprit empreint d'un esprit rosse, le lecteur appréciera le "mince dictionnaire des idées reçues ou à recevoir" d'Hubert Monteilhet. La construction de ces quelques pages est clairement inspirée de Gustave Flaubert, et remet cette idée au goût du jour de 2003. 

Enfin, les dessins de Trez constituent une pause bienvenue en cours de lecture. Il eût été encore plus agréable pour le lecteur que ces dessins aient été disséminés entre les proses, mais le choix éditorial qui a été fait est de publier les productions par ordre alphabétique du nom de leurs auteurs, implacablement.

Il y a là, aujourd'hui encore, un peu de matière à faire réfléchir sur le grand saut dans la globalisation. "Bienvenue au village global!" conserve généralement le ton "ronchon" revendiqué par ce Club animé par Alain Paucard, pour suggérer, on s'y attend un peu, que c'était mieux avant. Cela, conformément à sa devise: "En arrière toute!".

Club des Ronchons, Bienvenue au village global!, Lausanne, L'Age d'Homme, 2003.

Le site des éditions L'Age d'Homme. Je peux me tromper, mais j'ai l'impression que le Club des Ronchons n'est pas du genre à avoir un site Internet.

jeudi 28 juillet 2022

... il y a des hommes, mais pas forcément pour le meilleur: au restoroute avec Joseph Incardona

Joseph Incardona – Tout tourne autour d'une aire d'autoroute où l'on se restaure et où l'on satisfait des besoins généralement basiques: une pissouille, un petit coup tiré vite fait. Manque de pot: dans cet univers, il y a des gens, avec des motivations bien arrêtées qui vont s'entrechoquer. L'écrivain suisse Joseph Incardona orchestre leurs interactions à merveille dans "Derrière les panneaux il y a des hommes".

Avant tout, il y a du génie dans la manière dont l'auteur plante le décor: il présente le réseau autoroutier français comme un microcosme, si étendu qu'il soit. Dans un esprit hyperréaliste, il en dit les chiffres, les kilométrages, les drames. Cela peut paraître froid. Mais c'est précisément ainsi que l'auteur donne la mesure d'un terrain de jeu où il se passe toujours quelque chose, entre l'anecdote et le drame, en passant par la bête malversation.

C'est dans le sud profond de la France que tout se cristallise. L'auteur sait intriguer son lecteur en présentant ses personnages in medias res: Pierre le légiste qui observe depuis la bagnole où il vit, Pascal le sourd qui fait cuire des steaks, Ingrid droguée au sexe depuis qu'elle a perdu sa fille adolescente. Et les policiers, bien sûr, parce qu'à un moment donné, il faut bien que l'intrigue parte: la disparition de la fille des Mercier vient s'ajouter à celle de la fille d'Ingrid et fait resurgir un troisième cas qu'on a cru froid.

Ainsi, c'est progressivement que l'écrivain dévoile son drame, retenant l'information pour maintenir le suspense, baladant parfois le lecteur dans des considérations philosophiques qui retardent le dénouement attendu des quelques intrigues qu'il lance. Parce que s'il y a disparitions inquiétantes d'adolescentes (et l'auteur, hyperréaliste à nouveau, décrit le processus de recherche dans ses détails), il y a aussi d'autres crimes et délits qui, pour paraître moins porteurs pour la presse de grand chemin, n'en sont pas moins sordides: trafic de viande, malversations dans la gestion des restoroutes, voire harcèlement sexuel.

L'ambiance de "Derrière les panneaux il y a des hommes" est dès lors comparable à celle d'un panier de crabes. En effet, l'auteur présente chaque personnage comme se battant, ou s'étant battu, pour obtenir sa position, si dérisoire qu'elle soit. Aucun n'hésitera à se battre au moins un peu pour en tirer profit. Et c'est une sacrée galerie que l'auteur dessine: il y aura un gérant de restoroutes obèse et libidineux au nom de mafieux (c'est chargé, là...), un travesti nommé Lola qui se prostitue en jouant de son ambivalence de genre (ce personnage a  gardé son pénis, on ne sait jamais, et effectivement, ça peut servir), ou une vieille dame, ancienne maquerelle reconvertie dans la cartomancie.

Surtout, le lecteur relève la charge sexuelle qui marque l'atmosphère de ce roman. Bas instincts? Voyeurisme gratuit? Voire! "Derrière les panneaux il y a des hommes" expose ainsi, dans un contexte survolté (c'est l'été, il fait très chaud, tous les personnages sont sous pression), les fonctionnalités du sexe dans notre société: se détendre de façon heureuse entre flics (entre Julie la cheffe et Thierry le subordonné en l'espèce, le lecteur la voit venir, ils en crèvent d'envie et l'auteur lui fait ce cadeau), gagner un avantage financier ou symbolique, ou juste partager un truc sympa qui fait sourire comme lorsque la blonde du péage (tout droit sortie de "Autoroute", roman de François Bon paru en 1999; l'auteur assume cette intertextualité, entre autres, comme un échange: "les livres se nourrissent aussi de livres") soulève son t-shirt pour montrer ses beaux seins à un automobiliste régulier. Cela, sans oublier les aspects illégaux liés à l'attirance d'un personnage pour les mineures – cette attirance étant au cœur du roman. L'auteur donne à voir et ne juge pas: au lecteur de fixer sa limite.

Philosophique parfois, glaçant par moments, implacable toujours, "Derrière les panneaux il y a des hommes" est un roman fort qui place face à face, de façon fascinante, le monde théoriquement taillé au cordeau des autoroutes et l'humanité dans ce qu'elle peut avoir de plus détestable et d'inattendu. L'écriture est à l'avenant, crue et sans fard, rythmée en sections et chapitres rapides. Il n'en faut pas moins pour dire, sur une musique qui cogne, ce que l'humanité peut avoir de terrible, avec pourtant les meilleures raisons du monde. Autant dire que si les panneaux cachent les gens, profondément humains pour le meilleur comme pour le pire, ce qu'ils cachent n'est pas toujours joli-joli.

Joseph Incardona, Derrière les panneaux il y a des hommes, Paris, Finitude, 2015.

Le site de Joseph Incardona, celui des éditions Finitude.

Lu par Alex, CarolivreCédric Segapelli, CleteIngannmic, LouveMickaël Barbato, Nicole Grundlinger, NoID, True Blood AddictVelda.

mercredi 27 juillet 2022

La genèse d'un créateur de mots... qui nous ressemble

Olivier Auroy – Grandeur et servitude de l'inventeur de mots: c'est ainsi que l'on peut résumer tout le programme du roman "Au nom d'Alexandre" d'Olivier Auroy. L'ouvrage met en scène un certain Alexandre, cancéreux avant l'heure, confiant ses souvenirs à une jeune journaliste nommée Fanny. On les sent complices, au-delà d'un mandat strictement biographique.

Il convient d'indiquer en préambule que l'histoire d'Alexandre est aussi un peu celle de son auteur, qui se présente comme un "onomaturge", passionné des mots et des lettres, créateur de noms de marques tous azimuts. Ce métier, Olivier Auroy l'a aussi mis en valeur dans son recueil de mots-valises covidiens "Dicorona", qui accueille en ses pages une de mes contributions. Merci encore une fois pour l'accueil!

Un truc d'enfance et de famille

Le jeu jouissif des mots-valises traverse "Au nom d'Alexandre", et l'on trouve au fil des pages quelques mots si savoureux et justes qu'ils mériteraient d'accéder au Larousse. On pense à la glaçante "cancertitude" qui, dès le début, indique l'issue nécessairement fatale de la maladie du crabe. On pense aussi au bien observé "déjaculer", qui suggère qu'un homme a joui trop vite et n'a donc pas rendu sa compagne vraiment heureuse. 

Mais on ne fait pas un métier de ces mots-valises seuls! Créateur de mots, c'est d'abord une profession qui n'a paradoxalement pas de nom, si ce n'est le rare "onomaturge", qui fait figure de savant hapax. L'écrivain suggère que ce vide sémantique a quelque chose d'injuste, d'autant plus que pour faire de la création de mots une vocation profonde, il faut avoir des prédispositions qui plongent dans l'enfance. 

Alexandre est bien entouré, de ce côté, avec un grand-père scrabbleur et un autre cruciverbiste, tous deux monomaniaques. Et dès l'enfance, il crée des mots – nous l'avons tous fait, sans doute. Le lecteur retient en particulier le croustillant "cunusses", qui désigne dans la bande de préados qui entoure Alexandre les trucs pornos un peu interdits – un magazine, une cassette VHS, voire un roman de Restif de la Bretonne.

Un jeu sérieux d'adultes

À mesure que "Au nom d'Alexandre" se prolonge, le lecteur voit Alexandre basculer dans l'âge adulte et dans ce qui devient un métier. On s'amuse encore avec les noms de cocktails qui ont convaincu un employeur d'engager Alexandre. Mais plus loin, c'est plus sérieux: il est question de donner des noms à des tempêtes ou à des opérations militaires, et le propos se fait alors didactique, rappelant au lecteur des articles de journaux qu'il a peut-être lus. Cela a un prix: le lecteur se dit que c'est intéressant, oui, mais moins personnel, moins intime – et l'on sent aussi, dans ces pages, qu'Alexandre est devenu adulte, sérieux, en partie à son corps défendant, par exemple lorsqu'il s'agit de nommer une pièce d'armement pour un acteur majeur du complexe militaro-industriel français.

Cela paraît évident à l'auteur: tout se passe à Paris, la ville de l'Académie française et des débats sans fin sur les anglicismes, lieu de la norme linguistique s'il en est. En particulier, pour donner un ancrage familier, l'écrivain indique un bar qui fait le coin de la rue de Sèvres et de la rue des Saints-Pères et pourrait être, aujourd'hui, l'établissement "Au Sauvignon". Et pour suggérer sur le ton de la caricature que Paris, c'est la ville de l'amour et de la bonne chère, l'auteur va jusqu'à flanquer Alexandre de deux amis, l'un producteur de films pornographiques, l'autre confiseur drogué au Nutella.

Toutes et tous onomaturges!

Mais quoi? Certes, onomaturge est un métier qui paraît complexe, lié à plein de contraintes et d'enjeux, et Alexandre les identifie, visant toujours ce graal du nom commercial qui devient nom commun lexicalisé (comme Sopalin, Frigidaire, Infusette ou quelques autres). Mais au fil des pages et des péripéties, l'écrivain dit aussi à chacun de ses lecteurs qu'il a lui aussi, un jour ou l'autre, été onomaturge, et qu'il peut l'être sans complexe – que ce soit pour nommer son enfant ou son animal domestique, pour inventer des hypocoristiques, ou même pour nommer son cancer, comme l'a fait la femme de télévision Ariane Ferrier dans "La dernière gorgée de bière" – pour le coup, le crabe s'appelait "Merdula von Krotte", à prononcer avec l'accent de Karl Lagerfeld. 

Et c'est là qu'on se souvient que la langue française nous appartient, et qu'elle ne demande qu'à être créée et recréée, jour après jour. Par-delà le destin d'un individu qui s'éteint sur un lit d'hôpital, tel est le message qu'Olivier Auroy envoie en filigrane à tous ses lecteurs: c'est génial d'en faire son métier, mais c'est génial aussi de savourer toutes les occasions offertes par la vie de (re)nommer qui ou quoi que ce soit. Lancée par Olivier Auroy, 2020, l'expérience du Dicorona a du reste été une belle invitation à chacune et à chacun de nommer les aspects de la crise pour reprendre, même symboliquement, la main sur celle-ci. Et de se glisser dans la peau d'Alexandre.

Olivier Auroy, Au nom d'Alexandre, Paris, Editions Intervalles, 2016.

Le site des éditions Intervalles, celui du Dicorona, celui de l'onomaturge Olivier Auroy.

Lu par AnalirePetit PandaSophie Adriansen.

lundi 25 juillet 2022

Les Italiens débarquent à Saromain – un touchant récit de Bruno Testa

Bruno Testa – Saromain, c'est le double littéraire du village ligérien de Saint-Romain-le-Puy. Depuis plusieurs ouvrages savoureux, l'écrivain Bruno Testa y trace son sillon au gré de l'histoire du vingtième siècle – une histoire qui est la sienne aussi. Paru en 2019, "Les Italiens" relate plus particulièrement la transformation d'une localité rurale par l'installation d'une verrerie sur son territoire, accompagnée de l'arrivée d'une immigration italienne nombreuse et âpre à la tâche, venue avec sa propre histoire et sa propre vision du monde.

Qu'on se le dise: loin d'une froide sociologie, Bruno Testa fait œuvre d'écrivain une fois de plus. Il y a de la tendre ironie dans la relation qu'il fait de presque un siècle d'histoire, de la fin du dix-neuvième siècle jusqu'à ce cœur du vingtième siècle qui a vu naître l'auteur, précisément dans ce contexte. C'est avec malice qu'il décrit l'évolution du centre de gravité du village, avec ses lieux clés qui sont le cimetière, l'église, le bistrot. Une malice signifiée par ces vaches qui, apparemment placides, observent le changement d'un œil qu'on peut quand même penser étonné.

Le village Saromain gagne peu à peu une stature industrielle presque déstabilisante, la verrerie se voyant rapidement flanquée d'une entreprise d'eaux minérales – dont l'émergence doit précisément beaucoup à la gourmandise des vaches, encore elles. Piquant de l'histoire: une fois la source locale (est-ce la source Parot?) privatisée et son eau mise en bouteilles, elles ne pourront plus se désaltérer goulûment à la source d'eau naturellement gazeuse de la commune.

Si elle est marquée par un sourire constant, la lecture que l'écrivain fait de l'histoire des lieux n'en est pas moins caractérisée par des éléments concrets. Cela va au-delà du rapport respectif des Italiens et des Français à la religion catholique, même si ça compte aussi. L'auteur dit les jardins que les Italiens s'acharnent longtemps à faire vivre, ainsi que les conserves qu'ils tirent des fruits et légumes qu'ils ont fait grandir – confidence: c'est un peu pareil pour les Italiens venus en Suisse après la Seconde Guerre mondiale. Il dit aussi les risques du métier, quand il fallait souffler les bouteilles à la bouche, puis la prospérité et les salaires qui augmentent, rendant les jardins inutiles.

Et pour donner du cœur à son ouvrage, l'auteur va jusqu'à dresser quelques portraits, avec délicatesse. Même s'ils sont présentés comme des légendes locales, le lecteur n'y prête guère attention au fil des pages, il pourra peut-être même trouver presque banals ces visages d'anonymes, comme cette femme, Scholastique, vêtue du noir de tous ses deuils, ou Marius, surnommé l'Âne parce qu'il est bien membré. Pittoresque? Certes. Révélateur? Tout autant. Dérisoire? Voire.

Car voilà le dernier tour, génial, de l'écrivain: il les rappelle en fin de roman, indiquant leur décès, qui signifie la fin d'une époque et suscitant une bouffée de nostalgie chez le lecteur presque triste d'arriver au bout de ce court ouvrage, et à la fin d'un cycle. Les Français et les Italiens de Saromain se sont observés, toisés, appréciés, aimés et étreints au fil des générations, ils sont sans doute partis du village, mais c'est bien à eux de jouer les actions d'aujourd'hui et de demain: "Maintenant, c'était à leurs bons à rien de descendants de se débrouiller, de prendre le relais, de porter à leur tour ce fardeau de sueur et de peine qu'est la vie."

Bruno Testa, Les Italiens, Lyon, Utopia, 2019.


dimanche 24 juillet 2022

Dimanche poétique 549: Jacqueline Thévoz

Opposition

Je n'ai pas choisi l'an 2000.
Je n'ai pas choisi le Progrès.
Je préférais
La nature immobile
Et le silence des matins frais.
Je préférais nos petites villes
Où passaient
De très rares automobiles.

Mais à présent – ah! ce n'est que trop vrai –
Nos arts et nos décors sont devenus bien laids,
Et nos peuples bien incivils.

C'est pourquoi, puisqu'il
N'y a plus un coin qui me plaît,
Puisqu'il 
N'y a plus d'île
Déserte en ce monde qui affiche «complet»,
J'espère gésir sous un cyprès
Du cimetière tranquille
Vite, avant l'an 2000.
Ainsi soit-il.

Jacqueline Thévoz (1926-2021), De la Terre au Ciel, Sierre, Editions à la Carte, 2015.

vendredi 22 juillet 2022

Les travaux et les jours, mais aussi les amours, en pays damounais d'après-déluge

Adèle Rose Virpyr – Un nom d'auteur pareil, voilà qui paraît improbable. C'est pourtant porteur de sens: le nom de famille associe, selon les étymologies classiques, l'homme (vir, latin) au feu (τὸ πῦρ, grec). Tel est le nom de l'auteur, mais aussi de la narratrice de "Mon chéri à Gérimont", tome 13 en forme de spin-off de la saga de Gérimont, monstre artistique et littéraire initié par le romancier et dessinateur Stéphane Bovon.

Tout d'abord, qui se cache derrière le pseudonyme d'Adèle Rose Virpyr? Personne d'autre que l'écrivain vaudois Pierre Yves Lador, les amateurs d'anagrammes l'auront deviné. On reconnaît sa patte, généreuse et philosophique, au fil des pages, et l'on relève aussi qu'il réussit l'exercice consistant, pour un auteur homme, à se glisser dans la peau d'une femme qui sera la narratrice de tout un livre.

Adèle Rose Virpyr se lance dans l'écriture d'une lettre à l'homme de son cœur, le commissaire Rodal (encore une anagramme de Lador, comme si Virpyr et Rodal ne formaient qu'un, à la manière d'un androgyne platonicien ou d'une malicieuse  mystification...), actif à Lachaude, qui est la grande ville de la geste de Gérimont – le double littéraire de La Chaux-de-Fonds. Mais cette lettre va vite se muer en une manière de journal, rythmé par des temps qui suggèrent la proximité à la nature: une année est une révolution, un mois est une lune.

Dès lors, s'inscrivant dans un univers futur dystopique et utopique à la fois, "Mon chéri à Gérimont" a l'allure d'une observation sereine du monde qui a émergé, si l'on ose ainsi dire, après une inondation majeure nommée "la Montée" et qui a touché toute la Suisse romande, contraignant les uns et les autres à repenser leur mode de vie, osant même le cannibalisme pour des raisons de survie, et le ritualisant, tout en ménageant les animaux, ânes ou mulets par exemple, qui peuvent être utiles. Les travaux et les jours oscillent ainsi entre libertés et contraintes, la règle tolérant l'exception pour être d'autant plus la règle. 

Ce petit monde de la Damonie, nouveau nom du Pays d'Enhaut, la narratrice le voit comme autarcique, autant que possible autosuffisant moyennant un mode de vie simple qui a su retrouver ses liens avec la nature. Les règles de ce monde futur (le mot "règles" fait d'ailleurs écho avec l'idée des menstrues de la narratrice, et ce n'est pas un hasard...) résonnent pourtant de manière troublante avec celles qui régissent la vie en Suisse, aujourd'hui: accueil très sélectif des horsains, formations professionnelles cadrées (mais il est possible d'en faire plusieurs, et la narratrice se targue d'avoir pratiqué 22 métiers), etc.

Et alors que les Suisses ne sont pas forcément réputés pour leur décontraction face aux choses du sexe, l'auteur va jusqu'à concevoir une approche libérée, presque animale ou païenne, du plaisir amoureux. La narratrice elle-même aime son corps de vieille dame estropiée, se donne du plaisir par le geste ou en pensant à son amant, le commissaire, quitte à oublier son mari, qui trace sa voie de son côté et n'est que déception de ce côté-là.

Enfin, la proximité avec la nature est fortement suggérée par ces détails foisonnants que la narratrice relate, nommant les plantes, les champignons, les animaux à l'aide des mots les plus précis. Vu comme cela, il est permis de voir la narratrice Adèle Rose Virpyr, femme libre, femme proche de la nature, également nommée Amélie, comme une sorcière de demain, pas forcément traquée comme celles d'antan. Cela, d'autant moins que dans la région de la Damonie, une communauté s'essaie aux subtilités du matriarcat. L'avenir appartient-il aux femmes, alors, voire peut-être à la déesse Gaïa? La question traverse "Mon chéri à Gérimont".

Tout comme l'environnement décrit par la narratrice, "Mon chéri à Gérimont" est écrit sur un ton souriant et foisonnant qui marie la sauvagerie la plus échevelée et la plus parfaite rigueur. Les mots sont exacts quitte à être rares ou à porter sur eux la glèbe du terroir damounais, les phrases sont longues et copieuses pour dire un monde généreux qui sait répondre aux faims de mots les plus tenaces. Ainsi, le lecteur de "Mon chéri à Gérimont" sort repu et content de sa lecture. Et s'il a aimé les prénoms albanais qui sont la marque de fabrique de la saga, il en retrouvera aussi un ou deux dans "Mon chéri à Gérimont". Voilà qui fait le lien...

Enfin, un mot sur la logique des spin-off, numérotés 11 et plus: sachant que la saga de Gérimot est pensée pour une narration par tous les moyens littéraires et picturaux possibles (entre autres!), pourquoi ne pas démultiplier ces potentialités en approchant d'autres auteurs? Telle est l'idée, qui ouvre la porte à une œuvre d'art totale créée à plusieurs mains, à plusieurs sensibilités aussi.

Adèle Rose Virpyr, Mon chéri à Gérimont, Vevey, Hélice Hélas, 2022.

Les autres spin-off de la saga:

Karl-Reinhardt Übersex-Müller, Vevey sous les eaux (court, illustré par l'auteur, 2022).
Lefter Da Cunha, Le Dragon de Gérimont (le polar qui cause vaudois, 2017).

mercredi 20 juillet 2022

Fuir ou affronter? Quand la jeunesse vous revient en pleine face

Karine Yoakim Pasquier – Vous avez fui votre jeunesse alors que vous êtes à peine majeure, et tout d'un coup, voici qu'à l'aube de la trentaine, celle-ci vous revient en pleine face et vous contraint à l'affronter. Telle est la trame du roman "Oublier Gabriel", écrit par Karine Yoakim Pasquier, primo-romancière suisse qui a bourlingué de Rome à Hong Kong en passant par Milan – une ville qui, vue comme un havre apparemment inatteignable de l'extérieur, a son importance dans cet ouvrage.

Le lecteur suit ainsi Louise, dans une narration qui, en des allers et retours constants et maîtrisés, relate par moments forts son adolescence et cette trentaine qui débute par un rappel venu de loin. C'est dans le chapitre 2, après un premier chapitre qui fait office de prologue énigmatique, que l'auteure installe un suspens définitivement accrocheur: quelle est cette lettre que Louise reçoit chez elle, à Milan, et qui la trouble tant? Et surtout, pourquoi? 

"Oublier Gabriel" fait progressivement la lumière. Le titre lui-même est paradoxal: tout le roman n'est que souvenirs qui reviennent à l'esprit de Louise, empêchant précisément l'oubli. Ce Gabriel, c'est un garçon mi-suisse, mi-afghan, caractérisé par ses dreadlocks, qui a été le grand amour de Louise au temps de ses 17 ans. Cela, dans un contexte où Louise se sentait rejetée voire harcelée au lycée – l'équipe qui s'est construite autour de Gabriel et de quelques autres lui ayant permis d'assouvir son besoin d'appartenance à un groupe. Ce qui, entre les impératifs d'intérêts, de physique ou de fringues, n'est pas évident – gageons que plus d'un lecteur ou lectrice se sera souvenu de sa propre jeunesse en lisant ces pages.

Dessinant avec talent les dynamiques à l'œuvre dans une bande d'amis de lycée, entre coups de folie, tentations de refaire le monde ou de traîner en ville – voire au Montreux Jazz Festival – la romancière rappelle quelques thématiques sociales d'actualité, dont ses personnages sont les victimes ou les acteurs. On pense bien sûr au racisme, qui va casser Gabriel à l'occasion de deux rixes – pour le coup, l'auteure charge généreusement le portrait de sa bande de xénophobes en carton. 

Mais on pense aussi aux idéologies tout autant en carton qui entraînent Louise, Gabriel et leur clique à se livrer à des actions qui, sous leurs airs potaches, relèvent d'une certaine forme de vandalisme: faire rouler un conteneur à ordures d'une commune à l'autre, déboulonner des poubelles. Et c'est dans le cadre de ces opérations voulues comme "citoyennes", anti-consuméristes ou antimilitaristes (péché quasi capital en Suisse, l'auteure le suggère en évoquant le rapport des uns et des autres à l'armée...), que l'irréparable sera commis.

En effet, et c'est le moteur de l'intérêt du lecteur au fil de "Oublier Gabriel": quel événement a été si terrible qu'il a poussé Louise à quitter la Suisse pour n'y plus revenir pendant une grosse dizaine d'années, et à couper radicalement les ponts? Et (on voit venir cette péripétie) qu'est-ce qui a poussé Gabriel à se suicider? L'auteure entretient le suspens, dans un souci de gradation implacable et judicieux: non, ce n'est pas parce que Gabriel est oppressé par le racisme ambiant. Non, ce n'est pas à la suite de certaines bêtises de jeunesse. Non, ce n'est pas pour des disputes de filles pour un mec, ou le contraire. L'auteure trouve pire, et sait surprendre – c'est son génie.

L'autre versant de son génie, c'est que la vie de Louise est ainsi faite qu'elle lui offre une occasion de rédemption, en des circonstances certes délicates. Il est permis de voir dans cet aspect de rédemption une vision protestante du rapport au poids du péché, que le sacrement exclusivement catholique de la confession ne peut alléger: Louise est une fille de Vevey, vaudoise donc imprégnée de la Réforme, culturellement au moins.

Alors voilà, pour conclure: Louise saura-t-elle la saisir, cette chance de rédemption, et avouer l'inavouable aux jeunes mariés? Oui, "Oublier Gabriel" se termine par un mariage, comme les romans d'amour qu'on rêve, comme les beaux contes. Mais cette fois, l'enjeu de la noce porte sur quelques vies, hélas finies ou à vivre encore. Ouverte, portée par un second Gabriel aux airs d'archange messager, la fin laisse le lecteur en suspens avec une question à laquelle il lui revient de répondre, comme à la place de Louise: si l'on peut vivre avec les morts, peut-on vivre avec le coupable secret qui les entoure et qui nous concerne directement?

Karine Yoakim Pasquier, Oublier Gabriel, La Chaux-de-Fonds, Torticolis et frères, 2022.

Le site de Karine Yoakim Pasquier, celui des éditions Torticolis et frères.

Egalement lu par Ecrire et penserNoID.

lundi 18 juillet 2022

Perrine Le Querrec, au cœur de la violence domestique

Perrine Le Querrec – "Alouette, gentille alouette...", une chanson sympa. Sauf si l'on finit par mutiler les ailes et clouer le bec à cet oiseau qui ne demande qu'à vivre dans la joie. C'est cet oiseau qui donne son titre au recueil de poésies "Les Alouettes", signé Perrine le Querrec. De manière métaphorique: au cœur du recueil, la chanson revisitée dans sa version tragique symbolise le vécu et le destin des femmes battues.

A l'origine de ce recueil de poésies court et cinglant, l'auteure a recueilli les témoignages de six femmes qui, victimes brisées de violences conjugales, se sont confiées à elle dans leur démarche visant à en sortir. Toute la puissance du recueil, son caractère fortement dérangeant, résulte de la concentration de ces paroles mêlées, qui disent aussi la diversité de la violence à l'encontre des femmes.

Celle-ci apparaît psychologique, physique, sexuelle aussi. Elle s'exprime également à l'encontre des enfants, de manière directe ou indirecte, aussi par le biais de perversions. Cette diversité, l'auteure la restitue aussi formellement et musicalement, par le biais de la diversité des rythmes et mises en pages de sa poésie. Ainsi, les vers sont tantôt longs, confinant à la prose poétique, tantôt courts, cinglants comme une claque.

Ils restituent aussi le regard que les victimes portent sur les bourreaux, vus comme malsains ou hypocrites face au monde. Et si les coups encaissés, les bleus au corps comme à l'âme, sont bien là, la promesse d'une lumière au bout du tunnel se fait progressivement jour dans "Les Alouettes". C'est là qu'on lit des vers forts: "Je n'ai pas peur", ou "je vais te dire NON/et puis ça suffira", expression dépouillée d'une parole et d'un courage retrouvés.

Perrine Le Querrec, Les Alouettes, Genève, Editions d'En Bas, 2022.

Le site de Perrine Le Querrec, celui des éditions d'En Bas.

dimanche 17 juillet 2022

Dimanche poétique 548: Léon Dierx

Salvator rosa

Qu'avais-tu dans l'esprit, maître à la brosse ardente,
Pour que sous ton pinceau la nature en fureur
Semble jeter au ciel une insulte stridente,
Ou frémir dans l'effroi de sa sinistre horreur ?

Pourquoi dédaignais-tu les calmes paysages
Dans la lumière au loin ourlant leurs horizons,
Les lacs d'azur limpide, et sur de frais visages
L'ombre du vert printemps qui fleurit les gazons ?

Il te fallait à toi l'atmosphère d'orage ;
Quelque ravin bien noir où mugisse un torrent
Qui boit et revomit l'écume de sa rage ;
Quelque fauve bandit sur des rochers errant.

L'ouragan qui s'abat sur tes arbres d'automne
Rugisait, n'est-ce pas ? Dans ton âme de fer.
Tu ne te laisais pas au bonheur monotone,
Mais aux transports fougueux déchaînés par l'enfer.

Ce sont tes passions qui hurlent sur tes toiles ;
Toi-même, tu t'es peint dans ces lieux dévastés,
Dans ces chênes tordant, sous la nuit sans étoiles,
Sur l'abîme béant leurs troncs décapités.

Léon Dierx (1838-1912). Source: Bonjour poésie.

vendredi 15 juillet 2022

Chut! Les légumes vous parlent...

Pierre Yves Lador – Signée Pierre Yves Lador, "La guerre des légumes" est une épatante fantaisie légumière. Celle-ci a pour ambition, pleinement assumée, d'épuiser par le genre littéraire tout cet imaginaire que nous lions aujourd'hui à ces délicieux machins que nous appelons des légumes. Et connaissant l'auteur, cela ne peut être qu'ogresque, voire rabelaisien! Nous voilà, avant l'heure, dans une manière de storytellisme – comme le dirait l'écrivain et préfacier Stéphane Bovon.

Un peu de mise en contexte d'abord: "La guerre des légumes" trouve place dans une œuvre généreuse où la nourriture occupe une place considérable, reflet peut-être du vécu de l'écrivain lui-même. Ainsi, cet opus sera complété ultérieurement par des textes tels que "Confession d'un repenti", ouvrage qui évoque la dépendance au sucre et aux glaces dévorées à même le bac, ou "Variations vegan", essai qui appelle au bon sens face à l'obsession végétar/l/ienne. 

Dans "La guerre des légumes", l'auteur met en présence trois personnages, trois totems en partie humains: le narrateur lui-même, identifié comme un ours, Maria Stella, vue comme une étoile d'origine grisonne, et le chou, comparse récurrent et représentant des légumes. Le lien entre ces personnages a cependant tout du dialogue entre humains, à la façon d'un Platon parfois. Donc oui: le chou susurre à l'oreille de l'ours, qui se fait son porte-parole.

Que disent les légumes, alors? L'auteur expose le paradoxe de leur apparent pacifisme à l'aune de celui des humains: défendre la paix, c'est parfois faire la guerre ou en tout cas la préparer. Il n'y aura certes pas de conflit armé dans "La guerre des légumes", mais quand même quelques revendications claires qui tiennent du refus du gaspillage (une carotte, c'est bon à manger, mais face au légume, est-ce moral pour une femme de rejouer avec lui le refrain jouissif et graveleux de la "petite Charlotte"?) ou du soin apporté à leur apprêt. Sans oublier, in fine, le refus des excès humains en tous genres.

Et qu'en est-il de l'aspect sensuel, voire érotique, en tout cas charnel, des légumes? L'auteur explore ce territoire d'une façon sensuelle et délicieuse, faisant appel aux images pour rapprocher le sexe féminin d'un chou coupé, pour trouver des métaphores végétales au sexe masculin. Le lexique lui-même vient à la rescousse, en particulier lorsque l'on parle de raves et de sang humain. Et bien sûr, le contact avec les légumes renvoie à la prime jeunesse, et l'auteur ne manque pas, en des stances exemplaires qui concluent certains chapitres, d'évoquer l'imaginaire personnel, intime, de ces légumes goûtés ou touchés naguère.

Le lecteur découvre au fil des pages une vision écologique du monde, marquée par le bon sens: certes, il est devenu de moins en moins défendable de gaspiller sans réfléchir, mais il convient de privilégier des logiques de proximité, même si elles ne sont pas végétariennes, plutôt que des véganismes extrêmes qui n'évitent pas les kilomètres d'avion à des légumes (et à des fruits) qui n'en peuvent mais. Entre la vache qui pète et l'avocat qui vole, qui est le plus éco-problématique?

"La guerre des légumes" a certes une intrigue, fondée sur les relations entre l'ours, l'étoile et le chou. Dans un esprit festif, celle-ci balade le lecteur dans un monde alpestre un peu mystérieux qui va du Pays d'Enhaut, où vit l'écrivain, et les Grisons, terre d'origine de Maria Stella. On l'oublie cependant assez vite face à la philosophie amplement développée par l'écrivain. Une philosophie qui, au-delà des réflexions personnelles, convoque dans un gai savoir réjouissant les références littéraires malicieuses (ça va de Borges au Prince de Motordu en passant par Virgile – sans oublier, bien sûr, le Concombre masqué) ou les allusions à la chanson française. 

Quant aux jeux de mots et aux néologismes qui émaillent "La guerre des légumes", ils sont la marque de fabrique d'un écrivain avide de sens, qui ne manque aucune occasion d'explorer l'imaginaire des nombreux mots clés qui nourrissent son propos. Et, par ricochet, nourrissent le lecteur...

Pierre Yves Lador, La guerre des légumes, La Chaux-de-Fonds/Dole, Olivier Morattel éditeur, 2010. Préface de Stéphane Bovon.

Le site de Pierre Yves Lador, celui des éditions Olivier Morattel.

En une "Grande trilogie", l'auteur associe "La guerre des légumes" à "L'Enquête immobile" et "Poussière demain", ce dernier trouvant également place dans un milieu alpestre qui résonne avec l'Europe en un imaginaire singulier.

jeudi 14 juillet 2022

"Art nouveau", un architecte à Budapest

Paul Greveillac – D'entrée de jeu, le lecteur le comprend: il sera question de bâtiments dans "Art nouveau", roman historique et réaliste signé Paul Greveillac. L'écrivain plonge dans le tournant du vingtième siècle tel qu'il a pu être vécu du côté de Budapest, ville provincialisée par Vienne, capitale de l'empire austro-hongrois, qui tourne pourtant en rond à la manière d'une valse.

En écho, Budapest devient la source d'inspiration du personnage principal de "Art nouveau", Lajos Ligeti. Ce jeune architecte d'origine juive, fils de pharmaciens viennois, y voit un lieu à reconstruire, point de départ pour bâtir à neuf toute l'Europe. L'auteur dessine d'emblée cette exaltation en relatant les premières observations de son personnage principal.

Tout "Art nouveau" est traversé par les débats qui marquent le monde de l'architecture au temps de son personnage – des questions qui, sans doute, se posent aussi aujourd'hui. Evoquant par exemple le débat sur l'ornementation architecturale opposée à la fonctionnalité la plus rigoureuse, l'écrivain est habile à reconstruire les concepts qui se cachent derrière une création, humble ou ambitieuse: Lajos Ligeti débute en créant des tombes, avant d'hériter de quelques gros mandats qui, tout en le rendant brièvement célèbre, le poussent à se positionner entre tradition, nationalisme et modernité.

Ces mandats suffiront-ils à installer ce jeune homme passionné de pyramides égyptiennes? Sa judéité va-t-elle le desservir? Et qu'en est-il des vols d'idées, dans un milieu dans lequel, selon l'écrivain, tous les coups sont permis? La carrière de Lajos Ligeti prend les allures d'un tour sur les montagnes russes, en compagnie de son acolyte, le maître d'œuvre Barnabás Kocsis, et de son épouse et muse, Katarzyna. Tragique, la fin est programmée – et jusqu'à ce moment ultime, l'auteur va surprendre.

Avec "Art nouveau", le lecteur va se délecter d'un roman à l'écriture soignée dans le style flamboyant et musical, portée par un vocabulaire riche et précis. Musical, même? C'est peut-être un hasard, mais plus d'un des personnages principaux de ce roman porte un nom de famille de musicien connu – outre György Ligeti bien sûr, on pense au compositeur Lajos Bárdos ou au pianiste Zoltán Kocsis, entre autres. 

Et de la musique, il y en a dans "Art nouveau", en contrepoint artistique à l'architecture: les cymbalums du bar à Török où Lajos Ligeti a ses habitudes répondent aux tentatives d'enregistrement de Béla Bartók. Et Adolf Hitler, traînant sa jeunesse à Vienne, fait un lien artistique fugace, à la fois inattendu et évident: on le voit tantôt dans un chœur d'enfants chantant Noël, âgé de huit ans, tantôt jeune peintre de bâtiments – féru d'architecture, tiens. C'était avant qu'il n'ambitionne lui aussi de bâtir l'Europe à sa manière, de triste mémoire. 

Les ombres d'Egon Schiele et de Robert Musil errent aussi dans les parages: c'est que la fiction rencontre la réalité dans "Art nouveau", d'une manière si adroite que le lecteur peine à démêler le vrai du faux. Après tout, se demande-t-on au fil des pages, face au travail que l'auteur lui consacre pour l'approfondir et lui donner une épatante épaisseur, Lajos Ligeti est-il un personnage réel ou fictif? 

Paul Greveillac, Art nouveau, Paris, Gallimard, 2020.

Egalement lu par Alain Deroubaix, Aurélien, CannetilleMatatoune, Ourson Coco.

dimanche 10 juillet 2022

Dimanche poétique 547: Jean de Sponde

Je meurs, et les soucis qui sortent du martyre

Je meurs, et les soucis qui sortent du martyre 
Que me donne l'absence, et les jours, et les nuits
Font tant qu'à tous moments je ne sais que je suis,
Si j'empire du tout ou bien si je respire ;

Un chagrin survenant mille chagrins m'attire 
Et me croyant aider moi-même je me nuis, 
L'infini mouvement de mes roulants ennuis 
M'emporte, et je le sens, mais je ne le puis dire.

Je suis cet Actéon de ces chiens déchiré !
Et l'éclat de mon âme est si bien altéré 
Qu'elle qui me devrait faire vivre me tue :

Deux Déesses nous ont tramé tout notre sort,
Mais pour divers sujets nous trouvons même mort,
Moi de ne la voir point, et lui de l'avoir vue.

Jean de Sponde (1557-1595). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 8 juillet 2022

"Le match parfait" existe-t-il? Intrigue avec Bénédicte Delrieu et Alain Maillard

Bénédicte Delrieu et Alain Maillard – Qui sait quelle est la personne qui se cache derrière une annonce publiée sur un site spécialisé dans les rencontres? Convoquant les risques et surprises inhérents aux petites annonces qui rapprochent de parfaits inconnus, "Le match parfait" développe une intrigue adroite où l'on finit par ne plus savoir qui piège qui. Celle-ci a été écrite à quatre mains: les écrivains Bénédicte Delrieu et Alain Maillard se partagent la plume.

Voyons: du côté homme, au centre du roman, Adam Morand peut être vu comme une victime. C'est ainsi que les écrivains le présentent en début de récit, séquestré qu'il est dans un lieu que personne ne connaît – tout au plus devine-t-on que c'est du côté de Genève. Mais voilà: en développant leur intrigue, par touches, les auteurs font de lui un personnage fait d'ombres et de lumières, capable de faire pleurer délibérément des femmes et de mener une carrière prometteuse. Faut-il le voir comme un odieux sociopathe ou comme la victime de son histoire familiale, qui comprend un père inexistant et une mère peu disponible du fait de son métier de pianiste de concert?

Face à lui, "Un match parfait" fait progressivement émerger quatre femmes qui ont particulièrement souffert, personnellement, de leurs relations avec Adam Morand.  En faisant d'elles des personnes qui complotent, les auteurs les ramènent au niveau d'Adam Morand, l'exaltation romanesque en plus: pour se reconstruire après des épisodes de dépression nerveuse, ces femmes revanchardes vont jouer la pression sur Adam Morand. Leur démarche a quelque chose de fou: sortant de la légalité, elle envisage même l'assassinat du bonhomme.

Voilà qui ne rend pas la part féminine des personnages du roman "Le match parfait" spécialement sympathique! Partant du monde des petites annonces dans tout ce qu'elles ont de divers, de bizarre et de surprenant, jouant adroitement sur l'idée qu'aborder une personne inconnue est toujours un risque, les auteurs sortent par le haut de la narration du duel entre Adam et les quatre femmes, Pénélope en particulier: au travers de l'intrigue, chacun des personnages aura évolué sur sa manière de vivre les liens amoureux. De façon parfois culottée, par exemple en envisageant le polyamour ou en remettant la notion de fidélité du couple en question.

Cela dit, une petite annonce est nécessairement l'amorce d'un lien entre deux humains. Quel sera-t-il? Les auteurs radiographient les attentes des uns et des autres, quel que soit son sexe, dans une optique hétérosexuelle. Les états d'âme des uns et des autres, qui sont autant de personnages bien construits, constituent le fondement de quelques anecdotes vécues lors de rendez-vous résultant de la mécanique des sites de rencontre: on matche ou ou swipe, impitoyablement. En sous-main, c'est le côté consumériste des Tinder, OKCupid, Parship et autres qui est mis en question: on peut être déçu, c'est le risque, ou carrément piégé, même si l'on est certain, face à l'écran, d'avoir flashé sur le bon produit.

Et ce fameux Adam Morand, autour de qui tout tourne, même les femmes? Les auteurs en font un impeccable avocat genevois taraudé par la crainte du manque d'affection héritée de son enfance. S'il rudoie ses conquêtes, est-il un sociopathe pour autant? "Le match parfait" laisse la question ouverte, suggérant même que la possibilité d'un rachat existe et qu'en face, pour peu qu'on soit motivé par une vengeance soutenue par des émotions épidermiques, on n'est pas forcément meilleur. 

Baladant ainsi son lectorat entre une cave sordide et quelques lieux chics genevois, les auteurs construisent avec "Le match parfait" un thriller efficace et implacable. Ils déconstruisent au passage le mythe qui veut que le prince charmant, ou son alter ego féminine, se trouve forcément au détour d'une annonce porteuse d'illusions. Le match parfait existe-t-il, alors? Voire! Quant à l'action de la police, portée par la commissaire Clara Weber, elle apparaît presque secondaire: voir agir les personnages d'Adam, Pénélope, Alice, etc. prend la forme d'une partie d'échecs captivante à elle seule.

Bénédicte Delrieu et Alain Maillard, Un match parfait, Lausanne, Favre, 2022.

Le site d'Alain Maillard, celui des éditions Favre.


mardi 5 juillet 2022

Pierre Queloz, l'alexandrin côté jazz et saveurs

Pierre Queloz – Alors oui: "On voit de tout aujourd'hui" se présente comme un "polar en alexandrin". Mais gare: les amateurs d'intrigues policières bien carrées et rationnelles risquent d'être déroutés par ce livre en forme de nef des fous que l'écrivain, artiste et chansonnier suisse Pierre Queloz propose à ses lecteurs. Franchement, y a-t-il un polar qui vous a déjà amené aux enfers avec Dante pour y saluer Jean Tinguely, condamné à réparer ses machines, ou Jean-Luc Godard, condamné à regarder ses films?

Sinueuse comme les courbes d'une belle femme, assumant ses digressions et ses méandres déconcertants, l'intrigue offre un voyage dans le monde des arts et de tout ce qui est bon dans notre monde. Au fil des pages, nombreuses sont en effet les allusions aux œuvres d'art plus ou moins connues. On trouve ainsi le Portrait de Baldassare Castiglione de Raphaël, côtoyant la Naissance de Vénus de Botticelli ou la Jeune vierge autosodomisée par sa propre chasteté de Salvador Dalí. 

L'auteur fait aussi de nombreux clins d'œil aux écrivains d'hier et d'aujourd'hui, de Jean de la Fontaine à Stéphane Bovon, par le biais d'allusions à sa tentaculaire saga Gérimont. Et bien sûr, ça chante, de façon paillarde ou marrante, dans un esprit qui rappelle Georges Brassens. Enfin, les arts de la table sont omniprésents dans ce livre qui trouve son intrigue en Italie et dans le bassin méditerranéen. Les pâtes sont bonnes, et avec des personnages nommés Aglio, Olio et Peperoncino, on les savoure d'autant mieux. L'auteur réserve d'ailleurs de superbes pages à ces délices, dûment arrosées de bon vin.

Et si l'ouvrage balade son lecteur du côté de l'Italie épicurienne, il ne rechigne pas à colorer ses vers alexandrins de mots et tournures typiquement suisses romands, ni de paroles étrangères. Ainsi, le lecteur se retrouve avec une expression à la saveur corsée, succulente, d'une richesse baroque voire rabelaisienne qui s'adresse à toutes celles et tous ceux qui aiment ce qui remplit agréablement le corps et/ou l'esprit.

Et qu'en est-il de ces alexandrins, alors? Tels qu'ils sont forgés par l'auteur de "On voit de tout aujourd'hui", ils déconcerteront sans doute les puristes du genre. Qu'on retienne cependant le chiffre de 12 syllabes, mesure d'airain que le poète s'est fixée. Pour le reste, foin des césures, hiatus, diérèses et synérèses! Il en résulte une versification singulière, néoclassique, à la fois parfaitement tenue et pleinement délirante, qu'on a sans arrêt envie de mettre à l'épreuve. 

Cette métrique fonctionne donc selon le jeu brindezingue qu'a défini l'auteur, y compris lors de dialogues ciselés comme au théâtre, et produit une forme de jazz échevelé où apparaît par moments, comme par hasard, un alexandrin canonique à la Malherbe. Qui n'est autre, peut-on dire, qu'un moment de l'alexandrin dingue, comme la vérité n'est qu'un moment du mensonge, ou vice versa. Mais foin de faire des phrases: en fixant ses propres règles et marges de manœuvre au sujet de l'alexandrin, l'écrivain évite le piège des vers qui ronronnent – ce qui serait probablement insupportable sur 303 pages – et gagne en richesse.

Bien malin qui saura résumer l'intrigue policière de "On voit de tout aujourd'hui", certes. Mais le lecteur amateur de beaux et bons mots garde de ce livre le souvenir d'un ouvrage où se succèdent les scènes de vie affolantes ou truculentes, les descriptions de femmes appétissantes et de belles tables (ou le contraire) dont la saveur est rappelée par le goût du verbe d'un poète qui convoque tout ce qu'il faut pour que ça sonne haut, fort et succulent. Et c'est un monde tout entier, une mythologie qui se dessine au fil des vers – ce que le préfacier Stéphane Bovon nomme le "storytellisme", convoquant sous cette bannière Pierre Yves Lador, Jean-Yves Dubath, Frédéric Vallotton, Alain Freudiger et Marie-Jeanne Urech. 

Alors du coup, si parfois, on dit "bonne lecture!" à un lecteur, ici, on a carrément envie de lui crier "bon appétit!".

Pierre Queloz, On voit de tout aujourd'hui, Vevey, Hélice Hélas, 2021. Illustrations de l'auteur, signées Piero. Préface de Stéphane Bovon.

Le site des éditions Hélice Hélas.

dimanche 3 juillet 2022

Dimanche poétique 546: Audrey Vigoureux

1

Nourriture rectiligne
Pensée droite
Extraction d'épine dorsale crue

Interdiction du mouvement non-rectiligne
Suées de cuirs écartelés
Métal croqué à pleines dents

Âmes rectilignes
Non-âmes
Visions de l'amen

Troubles rectilignes
Inadaptation, douleurs intestines
Folie assassinée

Incapacité rectiligne
Apnée surveillée
Subversion.

Audrey Vigoureux (1981- ), Apnée surveillée, Lausanne, BSN Press, 2022.

samedi 2 juillet 2022

Patron, y'a marée basse, fais-nous voir la p'tite sœur...

 ... c'est avec les paroles du refrain de la chanson "Marée basse" du groupe "Les amis d'ta femme" que j'ouvre ce billet légèrement genré et, je l'espère, amusant. Les consos ont-elles un genre au bistro, en effet? En tout cas, elles suggèrent de gouleyants éléments de langage.

Tout a commencé il y a un peu plus d'un lustre au "Soggy Bottom", formidable bar à bières de Saint-Etienne. Surprise ce soir-là: j'ai eu droit à "Marée basse", diffusée par l'établissement, avec son refrain inénarrable: "Patron, y'a marée basse, fais-nous voir la p'tite sœur...". 

Sur le moment, j'ai tilté: a-t-on le droit de diffuser une telle chanson dans un bistrot, faisant presque l'apologie d'une consommation immodérée d'alcool, alors que les établissements publics ont un devoir de prophylaxie en la matière? Peu importe, ou presque: ce soir-là, j'ai consommé avec modération. 

Et le "Soggy Bottom" de Saint-Etienne reste surtout le bistrot par excellence où l'on peut déguster une bière stéphanoise authentique, avec ou sans chansons – ah, la défunte Glütte! Au passage, et parce qu'il faut vivre aujourd'hui, je recommande celle qui a un goût de café: c'est inattendu et épatant.

Mais voilà: remettre la p'tite sœur, comme dans la chanson, c'est carrément demander une nouvelle bouteille. Voilà qui peut paraître beaucoup pour un seul homme, si l'on parle de vin! Buvant un verre dans un établissement de ma bonne ville de Fribourg, nommé "Le XXe", voilà que j'ai eu envie doubler la dose: on n'est pas bien, là? La serveuse a trouvé ce jour-là le mot qu'il fallait pour quelque chose de plus petit: "Tu prends le p'tit frère?". Je ne m'attendais pas à ce tour de langage; mais ça a tout de suite fonctionné, pour un verre plutôt que pour toute une quille. Adopté!

Du coup, je me suis permis de le glisser dans mon lexique, avec j'ai été généralement compris pour obtenir un verre de plus. Avec des nuances cependant: la serveuse d'aujourd'hui n'a pas capté tout de suite, ici à Fribourg. Question d'expérience? Et une autre serveuse, cette fois au bar "Old Bridge" de Grenoble, m'a précisé qu'il ne serait plus plus petit que le premier verre – j'ai répliqué qu'il sera en revanche plus jeune, puisque servi plus tard, ne serait-ce que d'un ou deux quarts d'heure. 

Et vous, quels sont vos mots pour remettre une tournée, seul ou à plusieurs, avec ou sans alcool? Quel genre, quelle dose, quel bonheur partagé, et en quel lieu? Et quand la petite sœur devient-elle le petit frère, ou inversement? Pour conclure et parce qu'il le faut bien, et aussi parce que tout doit finir par des chansons, je vous mets "Marée basse", la mélodie inénarrable citée en début de billet, avec les textes.


vendredi 1 juillet 2022

Musique des mots et de l'amour, par une musicienne nommée Audrey Vigoureux

Audrey Vigoureux – Audrey Vigoureux est connue comme pianiste de concert. Sa pratique de la musique trouve un prolongement judicieux dans son recueil poétique "Apnée surveillée", publié il y a quelque temps chez BSN Press.

Si la couverture du recueil, signée Axelle Snakkers, paraît abstraite, faite de lignes droites et d'un disque parfaitement géométrique, ce n'est pas pour rien: les premiers textes du recueil, furtifs, optent pour une écriture qu'on pourrait qualifier de non figurative – la sévérité du poème 1 a de quoi surprendre. 

Peu à peu, cependant, l'écriture se dégèle, et le lecteur apprivoise l'harmonie des trente poèmes d'"Apnée surveillée". Comme les couleurs, les mots et leurs sonorités s'entrechoquent, intriguent, résonnent pour faire courir l'imagination du lecteur.

Talent majeur de la poétesse, la musique trouve sa place parmi les thèmes abordés de façon plus ou moins franche par le recueil, en particulier avec le texte 8, merveilleuse réflexion sur l'écart de seconde, tentative réussie de mettre des mots sur un écart tonal qu'on dit dissonant, mille fois joué.

La musique, cependant, c'est plus qu'un thème dans "Apnée surveillée". Le lecteur l'entend presque à chaque parole, tant il est vrai que la poétesse fait s'entrechoquer avec succès des mots qui n'auraient rien à se dire a priori, mais qu'une proximité sonore suffit à rapprocher.

Cette musique, c'est bien sûr aussi celle des rythmes, de la versification libre que la poétesse conçoit de la façon la plus exigeante qui soit. Le lecteur lira ainsi rapidement les poèmes aux vers les plus courts, à la fois immédiats et porteurs de réflexion à plus long terme – au moins le temps de vivre avec ce recueil. 

Il goûtera aussi ces moments où la respiration se fait longue, où l'apnée se libère quelque peu – ceux où l'auteure se met à parler d'amour, d'intimité, d'une manière allusive ou concrète, forte en tout cas. Et où l'on touche alors, mais sans y basculer, aux confins de la prose poétique.

"Pour que tu restes": c'est sur ces mots que la poétesse prend congé de son lectorat. Des mots adressés à un amoureux? C'est en tout cas une invitation à la fidélité envers cette poésie à la musique ciselée, entre murmures et cris ("Vous êtes des imbéciles!", poème 4), sans cesse réinventée. Alors oui: on reste.

Audrey Vigoureux, Apnée surveillée, Lausanne, BSN Press, 2022.

Le site de BSN Press.