vendredi 29 avril 2022

Thierry Lodé, la face animale du plaisir amoureux

Thierry Lodé – Le saviez-vous? Même les mouches jouissent lorsqu'elles se font des câlins. Dès lors, il est permis, en biologie, de poser la sympathique hypothèse que c'est le plaisir qui est le moteur du monde. C'est celle que le professeur d'écologie évolutive Thierry Lodé démontre dans son ouvrage "Histoire naturelle du plaisir amoureux". Et là, ce sont les animaux qui ont la vedette. Car oui: eux aussi se font plaisir et prennent leur pied.

"Histoire naturelle du plaisir amoureux" est un ouvrage riche, qui saura séduire tout lecteur qui n'hésite pas à s'accrocher par moments. En effet, certaines pages peuvent s'avérer abruptes, techniques, décrivant par exemple des processus évolutionnels ou des fonctionnements hormonaux ou cérébraux (les mouches, toujours...) en apportant des nuances, voire de solides bémols à certaines approches darwiniennes ou néo-darwiniennes. 

Ainsi, l'hypothèse du "bon gène", ce gène que l'évolution devrait favoriser, qui se manifesterait aux yeux des femelles par certains caractères sexuels secondaires encombrants, dits "hypertéliques" (la roue d'un paon, les énormes bois d'un cerf,...), est battue en brèche. L'auteur lui préfère l'option de la recherche effrénée de la différence lorsqu'il s'agit de former un couple – et suggère que chez les animaux, les loups par exemple, le baiser sert aussi à se goûter, donc à mieux se connaître dans ses différences.

Enfin, l'auteur met en garde contre la tentation du placage d'une morale humaine, éventuellement chrétienne ou puritaine, sur les animaux: ceux-ci fonctionnent à leur manière, naturelle, énigmatique parfois (y compris pour la science – parfois excessivement androcentrée, indique du reste l'auteur, rappelant que la femelle se fait aussi plaisir, entre autres en évoquant les avatars du clitoris), et n'ont que faire du jugement des humains.

Mais le lecteur qui accepte de vivre avec cette technicité sera récompensé: l'auteur donne de nombreux exemples des mille manières qu'ont les animaux de se donner du plaisir – celui-ci n'étant d'ailleurs pas forcément lié à la reproduction. Et l'auteur va chercher loin ses exemples, à l'instar du crocodile qui barbote dans l'eau pour faire un bruit qui va séduire la femelle ou de ces animaux qui s'épouillent aussi pour se donner du plaisir. Ainsi rend-t-il compte d'une immense diversité d'usages, reflet de l'inventivité de la nature.

En scientifique de l'évolution, l'auteur ne manque pas de rappeler l'importance de la quatrième dimension – le temps – dans l'histoire du plaisir amoureux, de la mitose à la reproduction sexuée entre mâles et femelles. En un chapitre passionnant, en particulier, il relate l'évolution de la reproduction et du plaisir amoureux dans ce processus qui le fait sortir de l'eau originelle. Et voit dans le liquide amniotique des mammifères un résidu de l'océan qui, voilà une pincée de millions d'années, était le lieu où naissait et évoluait toute vie.

Bien entendu, l'auteur ne manque pas de faire des liens avec ce que vivent les humains en matière de plaisir amoureux. Il sera dès lors question d'envie de possession ou d'ajustement des comportements en fonction des intérêts de chaque sexe biologique en une manière de "conflit", forme de négociation permanente où chaque espèce trouve son équilibre. Oui: l'auteur révèle que le partage des tâches familiales et la volonté de maîtriser sa descendance existent aussi chez les animaux!

Démontrant que la double notion de plaisir et d'orgasme est indispensable pour comprendre l'existence un truc aussi tordu et compliqué, anti-darwinien en somme, que la reproduction sexuée, "Histoire naturelle du plaisir amoureux" allie ainsi une approche scientifique solide voire pointue et une volonté assumée de vulgariser et d'intéresser le lecteur à l'aide d'exemples. Ceux-ci donnent de la chair au propos, volontiers rédigé dans un style amusé qui fait sourire et, à ce titre, apporte du plaisir à sa manière. En la matière, en effet, toute gravité excessive serait disqualifiante... et pour faire bon poids, ce sont les écrivains qui prêtent leurs propos aux titres des chapitres. Des écrivains qui, en matière de plaisir amoureux, en savent un rayon!

Thierry Lodé, Histoire naturelle du plaisir amoureux, Paris, Odile Jacob, 2021. Préface d'André Langaney, illustrations de Dominique Le Jacques.

Le site de Thierry Lodé, celui des éditions Odile Jacob.

mercredi 27 avril 2022

Vincent Kappeler, l'humanité toujours recommencée

Vincent Kappeler – Signé Vincent Kappeler, "Les six vies de Salomon" est un court roman qui retrace un monde bizarre à la chronologie étendue. À l'exception de sa première partie, il développe son action dans des environnements futuristes dépouillés, d'inspiration post-apocalyptique, où évolue une tribu humaine qui affectionne les cochons.

Le lecteur voit en Salomon un personnage variable au fil du temps, comme s'il se réincarnait. Se repaissant de salades, il a été nourri par des chèvres dans sa prime enfance, ce qui lui donne une aura qui n'est pas sans rappeler certains mythes antiques, voire jupitériens – il n'est qu'à penser à la chèvre Amalthée. C'est aussi un personnage rusé, comme une référence à l'Odyssée d'Ulysse.

À l'autre extrême, l'ambiance post-apocalyptique est entre autres suggérée par la recherche effrénée de modes d'emploi, permettant l'usage des appareils vestiges de l'anthropocène – un grille-pain, par exemple. 

Côté appareils, l'auteur imagine aussi un appareil étrange et cruel, la broyotine, héritière de la guillotine. Seule différence? La tête est broyée au lieu d'être tranchée, d'où le nom. Reste le caractère déshumanisant de l'exercice: supprimer la tête, de quelque manière que ce soit, c'est éliminer ce qui, par excellence, identifie les individus les uns par rapport aux autres.

L'intitulé latin des six parties du roman (Creator, Destructor, Exterminator, Conquistador, Illustrator, Envahissor) renforce le côté mythique des "Six vies de Salomon", avec cependant le recul humoristique indissociable de ces formes macaroniques. Le lecteur comprend vite que ces titres évoquent six des traits de caractère fondamentaux de l'humanité. De longueur variable, chaque partie arbore dès lors les allures d'une parabole.

"L'humanité avait encore de beaux jours devant elle", indique le texte en page 66. Ce texte charrie certes son lot d'ambiances décalées sur un fond dépouillé. Mais cette phrase paraît poser aussi que même après une chimérique apocalypse, l'humain ne changera jamais. 

Lucide et dérangeant, l'auteur suggère ainsi que quel que soit le contexte, "Les six vies de Salomon" la survie ne pourrait être que la répétition de ce qui était avant, avec ses mythes fondateurs et ses travers immuables. Et que l'humanité, en particulier, ne sera jamais que le recommencement d'elle-même, absurde, désespérément. Mieux vaut en rire avec l'écrivain...

Vincent Kappeler, Les six vies de Salomon, Vevey, Hélice Hélas, 2022. Illustrations de Sjostedt, préface de Stéphane Babey.

Le site des éditions Hélice Hélas.

mardi 26 avril 2022

Questionnements frondeurs autour d'un maire rouge-vert

Le Postillon – "Le Postillon", c'est un journal local critique, friand d'analyses de fond qui jouent le rôle de poil à gratter à Grenoble. C'est sous ce nom d'auteur qu'a paru "Le vide à moitié vert", un petit livre qui réunit, retravaillés, une série d'articles écrits par Vincent Peyret et remaniés pour l'occasion. Ils interrogent le caractère écologiste de l'actuel maire de Grenoble, Eric Piolle. Et au travers de l'homme, c'est plus largement la possibilité d'une écologie politique efficace dès lors qu'elle accède au pouvoir que ce court essai interroge, sur un mode pessimiste.

L'ouvrage s'ouvre sur une réflexion fondamentale sur le rôle que joue le storytelling dans la création du personnage d'Eric Piolle, au travers du communicant Erwan Lecœur, qui lui a conféré sa stature publique. L'auteur rappelle cependant que le maire de Grenoble a également été cadre chez Hewlett-Packard, pas forcément pour le meilleur (restructurations, etc.). Cela, sans oublier le caractère sujet à caution de la production d'ordinateurs du point de vue du respect de l'environnement... 

... car nous voilà dans l'un des éléments que l'auteur pointe comme faisant partie des contradictions du personnage: s'il est porté par un positionnement écologiste, il sait trouver un écho auprès d'une population grenobloise vue comme composée d'ingénieurs high-tech actifs dans les environs, habitant dans une ville construite et bétonnée à l'extrême. Ainsi, l'auteur relève quelques dissonances, par exemple l'opposition du maire à la 5G, qui soutient cependant un tissu d'entreprises technologiques novatrices pour qui la 5G est essentielle – si gourmande qu'elle soit en matériaux rares dont l'extraction est délétère pour la planète.

Inspirée par un esprit low-tech à l'écoute du collectif "Pièces et main-d'œuvre", l'approche de l'auteur interroge ainsi plus d'une action du maire. Il questionne ainsi la privatisation de l'éclairage public de la ville (à quel coût, social comme financier?), l'interdiction faite aux voitures dépassant un certain âge de circuler dans certains quartiers du centre-ville (mais les SUV hybrides ou électriques sont-ils vraiment plus innocents du point de vue du respect de l'environnement, que ce soit à l'usage ou à la production?) ou la nécessité d'organiser une grande fête conviviale pour la journée des Tuiles, prélude grenoblois à la Révolution Française (c'était le 7 juin 1788), alors que l'argent manque aujourd'hui pour certaines bibliothèques de quartier, bouclées sans autre forme de procès. 

En bon reporter, l'auteur mêle les analyses argumentées et la relation avec les personnes qu'il côtoie: une femme qui le prend en autostop, les personnes qui, hors de Grenoble, admirent Eric Piolle sans réserve, ou des amis soucieux de l'environnement. Cela, sans compter des déçus du maire, jugé autoritaire dans sa manière de gérer les affaires publiques. Quant à l'écriture, elle est vigoureuse, volontiers familière pour renforcer son caractère frondeur, voire abrasif.

Alors non: on ne trouvera rien dans ce livre sur les affaires de burqini ou de violences urbaines qui ont pu faire parler de Grenoble ces dernières années. Soucieux d'unité thématique, et c'est fort juste, l'auteur se concentre sur l'observation d'un maire rouge-vert à l'œuvre, gagné par une forme de culture du pouvoir qui le pousse au compromis pour conserver sa capacité d'action. Un maire érigé en exemple: d'autres hommes et femmes politiques du même bord agiraient-ils vraiment dans un souci de protéger la planète, et de façon moins marquée par un pragmatisme qui peut pousser à externaliser la pollution pour rester propre chez soi? Et alors, l'écologie politique est-elle à l'épreuve de l'exercice du pouvoir?

Le Postillon, Le vide à moitié vert, Grenoble, Le Monde à l'envers, 2021. Illustrations de Nardo, Sylvain et Léna Saurel.

Le site du Postillon, celui des éditions Le Monde à l'envers.

dimanche 24 avril 2022

Dimanche poétique 536: Pierre de Ronsard

Quand je pense à ce jour, où je la vey si belle

Quand je pense à ce jour, où je la vey si belle
Toute flamber d'amour, d'honneur et de vertu,
Le regret, comme un trait mortellement pointu,
Me traverse le coeur d'une playe eternelle.

Alors que j'esperois la bonne grace d'elle,
L'Amour a mon espoir que la Mort combattu :
La Mort a mon espoir d'un cercueil revestu,
Dont j'esperois la paix de ma longue querelle.

Amour tu es enfant inconstant et leger .
Monde, tu es trompeur, pipeur et mensonger,
Decevant d'un chacun l'attente et le courage.

Malheureux qui se fie en l'Amour et en toy :
Tous deux comme la Mer vous n'avez point de foy,
L'un fin, l'autre parjure, et l'autre oiseau volage.

Pierre de Ronsard (1524-1585). Source: Bonjour Poésie.

dimanche 17 avril 2022

Joyeuses Pâques!

Lectrices et lecteurs assidus ou occasionnels de ce blog, fidèles ou gens de passage, je vous souhaites ainsi qu'à vos proches, de Joyeuses Pâques! Que le printemps soit beau pour vous, ensoleillé, dans la joie du Christ ressuscité. A bientôt pour de nouvelles lectures!

Source de l'image: L'Echo de La Tuque.

samedi 16 avril 2022

Entre féminisme et religion, les coulisses d'un incendie mortel

Matteo Salvadore – Premier roman et joli coup pour le jeune écrivain Matteo Salvadore: il révèle avec "Larmes de renard" un premier roman policier solide, bien ancré dans le terroir vaudois, côté Vevey. Cet ouvrage est aussi l'occasion de revisiter certains thèmes féministes, puisque plusieurs éléments de l'intrigue trouvent leur origine dans des manifestations féminines, régulièrement organisées le 14 juin.

Voyons comment tout commence: une femme, Christiane, est trouvée morte, et un renard mort est cloué à sa porte. Il n'en faut pas moins pour que la police de district de Vevey se mette en branle. Le lecteur suit dès lors l'inspectrice Maude Colomb. En 2021, c'est sa première enquête, mais au fil des pages, on devine qu'elle a un passé qui n'a pas été de tout repos, et dont il lui reste une montre cassée, arrêtée à 12h27. Autour d'elle, il y a toute une équipe de personnages joliment campés, aux noms bizarres mais bien trouvés pour qu'ils sonnent vaudois. L'auteur se plaît à dessiner la cohésion qui règne entre eux, cruciale face aux pressions. C'est qu'il y aura d'autres mortes...

C'est la manifestation féministe du 14 juin 1991 qui rapproche les victimes. L'auteur crée ici une opposition vive entre la ville et la campagne, en l'espèce entre le village de Corbeyrier et la métropole de Genève, vue par des villageois bien peu ouverts comme un lieu où l'on se drogue et se débauche. On pense en particulier à la famille de Camille, où règne un paterfamilias particulièrement autoritaire chez lui, et respecté à l'extérieur malgré une tendance à lever le coude en terrasse. Pour l'auteur, c'est l'occasion de fonder son intrigue sur un "cold case" plutôt chaud: l'incendie de la ferme familiale de Camille.

Progressivement, l'auteur excelle à recréer l'ambiance toxique, lourde de secrets, d'un village vaudois sous emprise, hanté par la figure de son pasteur, Jef Reyfoulez, de confession réformée. Cette atmosphère se manifeste en particulier par la très forte réticence qu'ont les citoyens à répondre aux questions des policiers, à mentir ou à se défausser. L'auteur va jusqu'à décrire des comportements extrêmes, comme la fermeture de volets sur le passage des agents qui enquêtent. Genin, le policier des années 1991, s'avère lui-même mal à l'aise face à cette nouvelle enquête qui ravive une vieille histoire à la conclusion trop commode.

"Larmes de renard" relaie les questionnements qui se posent lorsqu'une bande de copines se fait éliminer, plus de trente ans après une sortie qui, si elle a été mal vue en son temps, n'appelle pas de réaction aussi extrême. Avec la police, le lecteur doute, s'interroge, imagine des hypothèses. Il s'amuse de certaines scènes, comme celle du gâteau empoisonné livré à l'hôpital à une malade ou celle de l'interrogatoire musclé de l'antique serveuse de la gargote locale – celle où trône un énigmatique renard empaillé. Celui-ci fait le lien avec la légende de Catherine Repond, dite Catillon, dite la Toudscha, brûlée pour sorcellerie en 1731 dans le canton voisin, catholique, de Fribourg.

Alors que l'on a souvent vu, dans les romans, les ambiances pesantes que peut faire naître un catholicisme omniprésent dans la vie des gens, "Larmes de renard" reprend ce climat, à peine tempéré par quelques verres de vin ou d'absinthe, en terres de Réforme. Il montre ainsi qu'aucun temps n'est à l'abri de la puissance malsaine d'une pratique religieuse, quelle qu'elle soit, exploitée comme outil de pouvoir. En face, le féminisme apparaît comme un vecteur de liberté – et l'on s'attache aux quatre jeunes manifestantes, sillonnant avec insolence la région d'Aigle (presque la ville, tiens, avec ses quelque 10 000 habitants...) les cheveux au vent, à bord d'une voiture décapotable jaune.

Matteo Salvadore, Larmes de renard, Lausanne, Plaisir de lire, 2022.

Le site des éditions Plaisir de lire.

mercredi 13 avril 2022

Claude Luezior: émeute, j'écris ton nom...

Claude Luezior – Il reviendra, le temps des émeutes! Et le poète fribourgeois Claude Luezior propose avec "Emeutes, vol au-dessus d'un nid de pavés" un irrévérencieux bréviaire fait de proses poétiques tantôt drôles, tantôt sérieuses, marquées par une double constante: la passion et l'ironie. Pour le coup, à chaque texte, on s'y croit, ou presque.

Tout commence avec un récapitulatif de ce qu'il faut pour faire une bonne manif, une bonne émeute. Il y a du recul ironique dans le texte numéro I, qui met à nu un folklore à base de moustaches staliniennes, de revendications pas fraîches et de guillotine en carton-pâte. Le "rouge qui tache" ne saurait manquer, mais est-il fruit du communisme ou de la treille du Beaujolais? Malicieux, l'auteur entretient le doute.

En ce premier poème poétique, l'auteur pose les jalons de son recueil. Gilets jaunes, polytechniciens sachant plus ou moins compter, syndicalistes ou trotskistes se retrouveront plus loin, comme des silhouettes récurrentes. 

Le lecteur verra par ailleurs émerger la figure légendaire de Marianne, décoiffée à l'occasion. Et en démasquant Marianne, l'auteur se dévoile encore plus: c'est un regard porté sur les manifs et émeutes actuelles de France qu'il porte. Se demandant si Marianne, figure de la République s'il en est, approuverait encore les mouvements sociaux d'aujourd'hui: sont-ils légitimes, ou ne sont-ils que récriminations d'enfants gâtés?

L'auteur met cette question à l'épreuve en citant, en fin de recueil, deux types d'émeutes d'une actualité particulière: les manifestations opposées aux mesures prises pour lutter contre le covid-19 et celles qui ont inquiété le Capitole au terme de la présidence de Donald Trump. Les proses poétiques qu'il y consacre sont partisanes, et c'est peut-être le bémol qu'on peut mettre à cet opus: il eût été plus habile de prendre par exemple, une fois de plus, le recul nécessaire pour renvoyer ironiquement les uns et les autres dos à dos dans la vanité de leurs combats.

Demeurent les perspectives d'avenir, la technologie venant renverser le folklore des émeutes et le souvenir des pavés de Mai 68. "Peut-être aurons-nous un jour des avatars, sortes de doubles plus ou moins immatériels, pour nous affronter les uns aux autres?": ainsi s'ouvre le texte XIX, qui questionne la possibilité d'une évacuation des violences inhérentes aux émeutes, grâce à la réalité virtuelle. Allons plus loin que le poète, du coup: une manifestation dans le métavers sera-t-elle vraiment plus subversive, plus concrète même, plus utile du point de vue des émeutiers de quelque bord qu'ils soient, qu'une manif sur les pavés? 

"Toute dissemblance avec la réalité doit être vue comme une grave illusion d'optique": au terme de son recueil, le poète assume sa volonté de réalisme. Prendre du recul, rapprocher ce qui doit l'être mais que personne ne songe à observer, déconstruire les mythes: en vingt-huit textes rapidement lus (comme un brûlot qui brûle illico) mais qu'on peut méditer longuement, l'auteur revisite d'un œil malicieux et aigu l'imaginaire des émeutes et manifestations houleuses qui ponctuent la vie citoyenne, en France d'abord, mais aussi ailleurs. Celles-ci sont-elles une brève folie du peuple, sur un fond de recettes recuites? La question est posée.

Claude Luezior, Emeutes, vol au-dessus d'un nid de pavés, Amougies, Cactus Inébranlable, 2022.

Le site de Claude Luezior, celui des éditions Cactus Inébranlable.

mardi 12 avril 2022

Quatre générations à l'ombre d'Egon Schiele

Louise De Bergh – Quatre générations de femmes, soit tout un siècle, le vingtième, vécu au féminin entre Vienne, Paris, Katmandou et même les rives suisses du Léman. Dans son premier roman, "Hermès Baby", l'écrivaine Louise De Bergh dessine quatre portraits féminins extrêmement riches et divers. Si dissemblables qu'elles soient, Adèle, Dora, Elise et Françoise sont pourtant reliées entre elles par l'ombre portée de l'artiste autrichien Egon Schiele.

C'est en effet un siècle d'arts que l'auteure dessine, de même que le rapport que les artistes ont aux femmes. Ainsi, c'est d'Egon Schiele qu'Adèle devient le modèle, ce qui amorce une relation complexe, non exempte de sentiments passionnés, dans un monde où, pour une jeune femme, il n'est pas forcément évident de se profiler: celui de la Vienne d'avant-guerre, côté pauvreté. Cette destinée résonne avec celle de Françoise, qui boucle la boucle: elle aussi va vivre des relations amoureuses complexes avec le professeur qui l'a engagée comme modèle, et dessiner comme si une âme tierce avait pris le contrôle de ses mains.

Ou comme s'il fallait se libérer de quelque chose... ce quelque chose pourrait être inconsciemment à l'origine de la toxicomanie de la mère de Françoise, Elise, qui embarque le lecteur vers le Népal au mitan du vingtième siècle. Et puis il y a Dora, que l'auteure positionne comme une mémoire des personnages, alors même qu'elle est vue perdant la sienne: Dora garde tout, prend des notes dans son établissement médico-social, avec la complicité du personnel. Ces souvenirs qu'elle a envie de transmettre résonnent avec l'Hermès Baby d'Elise, une machine à écrire couleur menthe à l'eau, la même que Françoise Sagan.

Créer ou procréer? Cette tension est omniprésente dans "Hermès Baby", avec des femmes qui côtoient constamment le monde des arts, qui créent même, sous une inspiration emprisonnante que la promesse d'une ultime mise au monde pourrait évincer enfin. Quant à l'idée de donner le jour, elle dessine une lignée de femmes qui, au fil d'un siècle, se développe de manière quelque peu houleuse, marquée par des pères absents, que ce soit par vocation artistique ou du fait des méandres de l'histoire – on pense à Marcel, réquisitionné pour le STO et qui n'en reviendra pas indemne. Et par la vocation de Dora qui lègue tout, il est permis de considérer que la transmission est une manière de concilier les deux éléments.

Et c'est sur une manière de conjuration ultime que s'achève "Hermès Baby", un premier roman choral aux points de vue judicieusement variés, grave et généreux, qui traverse cent ans au féminin, de mère en fille, dessinant les nombreux rôles qu'une femme a pu jouer au fil des ans.

Louise De Bergh, Hermès Baby, Territet, Les Editions Romann, 2022.

Le blog de Louise De Bergh, site des éditions Romann.

Lu par Kymati.


dimanche 10 avril 2022

Dimanche poétique 535: Henri Filloux

Les trois noisettes

Trois noisettes au bois joli
dansent la capucine
au vent virevoltant.
Elles sont belles, les coquettes,
dans leurs collerettes vertes.

     Les trois noisettes au bois joli
     dansent la capucine.

Messire Escargot vient à passer,
traînant sa maisonnette,
cahin-caha, cahin-caha.
Il redresse sa tête comme ci,
Il tire ses cornes comme ça.
Les trois noisettes du bois voudraient bien partir.
Elles disent toutes trois

     Hello, Messire Escargot,
     emmenez-moi dans votre maisonnette!

Mais le vieux Messire toujours triste
a passé sans écouter
les trois noisettes coquettes.

     L'ogre du bois joli, à la queue en panache,
     a croqué les trois noisettes.

Henri Filloux, dans Epine en Fleur, Fribourg, Départements de l'instruction publique Fribourg et Valais, 1962.

vendredi 8 avril 2022

Femme et instinct maternel: quatorze séquences pour le théâtre

Pauline Epiney – Bonheur ou chemin de croix? Rapidement, c'est la question de la maternité qui s'invite au centre de "Et si tu n'existais pas, dis-moi pour qui j'existerais?". Signée Pauline Epiney, cette pièce de théâtre en quatorze brèves séquences qui sont autant de voix féminines a été créée au théâtre Le Spot à Sion le 17 mars 2022. 

Souple, sa mise en scène autorise l'intervention de plusieurs comédiennes, évoquant la condition féminine en général, et les méandres de la maternité en particulier. Quant au titre, il revisite Jo Dassin pour évoquer le lien particulier entre une mère et un enfant. Ce lien que la pièce explore, justement...

... et ce, dans un esprit de liberté qui éclate dès la première séquence: sur le ton de la conversation, il sera question de nudité féminine, dans une impertinence souriante qui défrise aimablement. L'auteure, mine de rien, s'amuse aussi à désenchanter certains aspects propres au théâtre, tels que le confort pour le public. On se met à l'aise, on sourit, on est en connivence même si la salle n'est pas parfaite...

Ce n'est qu'un peu plus tard qu'intervient Fabienne, qui joue le rôle de pivot, de référence dans cette pièce, chantant des chansons quétaines et un brin dérangeantes, dansant aussi. Fabienne, c'est une poupée – peut-être celle que toutes les filles ont eue un jour, pas forcément parfaite, mais à elles, confidente ou souffre-douleur. Car le thème de la pièce, c'est bien la maternité. 

Et si le ton est celui de la parole, il ne s'interdit pas le contraste, bien au contraire, ni les éclats. On imagine en effet le choc que peut produire la juxtaposition de la scansion de deux lettres, aux séquences VI et VIII – l'une respectueuse et factuelle pour annoncer à un homme qu'il aurait pu être père mais que la femme a avorté, l'autre insultante, d'une violence inattendue. Les deux sont signées de prénoms différents (Sylvie et Judith), suggérant que les voix féminines sont plurielles.

Questions de société où l'envie de liberté heurte la possibilité d'être mère, changements de morphologie, choc entre la maternité rêvée et la réalité d'un enfant soudain là, coup de déprime inclus: dans "Et si tu n'existais pas, dis-moi pour qui j'existerais?", il ne manque rien dans l'évocation de ce que peut être l'expérience de la maternité. En une cinquantaine de pages, en disant les choses sans peser, la dramaturge fait ainsi un voyage tout autour du monde de la condition maternelle et de ses méandres.

Pauline Epiney, Et si tu n'existais pas, dis-moi pour qui j'existerais?, Lausanne, BSN Press, 2022.

Le site des éditions BSN Press.

jeudi 7 avril 2022

Bastien Roubaty: le cirque, un chapiteau pour la formation

Bastien Roubaty – Un tout petit monde, celui du cirque, avec ses roulottes et ses personnages hors norme: tel est le contexte du troisième roman de Bastien Roubaty, "Le garçon-léopard", paru tout dernièrement aux Presses littéraires de Fribourg. Le lecteur y retrouve la saveur à la Boris Vian qui a marqué "Les Caractères", son premier roman – cette fois au travers du regard d'un enfant, Bertil, le fils du comptable d'un cirque.

L'intrigue s'avère simple: l'espace de quelques mois, le comptable du cirque Van Ornum, également père du narrateur, est embarqué en tournée, le temps de travailler sur des comptes un peu limites. Son fils vient avec... L'auteur exagère pour le coup la rencontre entre deux univers perçus comme diamétralement différents: Bertil Montgomery porte la cravate, tout comme son père – symbole conventionnel s'il en est aux yeux du plus grand nombre. 

En face, l'écrivain place une équipe de cirque sans pareille, le plus souvent réjouissante, qui apparaît comme un abécédaire des corps humains extraordinaires. Il n'y a certes pas d'animaux (ou alors on se déguise, par exemple avec une chemise jaune à pois noirs), mais les humains qui affrontent la sciure du chapiteau chaque soir sont des plus divers: des sœurs jumelles nommées Aloé et Annie et qui sont en fait siamoises, une femme à barbe nommée Pascaline, une contorsionniste qui s'appelle Garance, sans oublier le colosse André, poseur d'affiches, capable de soulever à mains nues un baleineau de bonne taille. La directrice elle-même, avec son bras en verre, vit avec un corps hors norme. 

C'est dans ce monde on ne peut plus atypique que Bertil va vivre cet âge charnière où, comme garçon, on bascule de l'enfance à l'adolescence et où les filles, qui comme par hasard ont déjà l'air au courant, apparaissent soudain comme autre chose qu'un groupe qui n'aime pas jouer aux jeux de garçons dans la cour de récré. Les personnages féminins de Garance, la contorsionniste qui a son franc-parler, ou d'Ondine, habile en funambule mais encore innocente, jouent un rôle de révélatrices.

"Le garçon-léopard" apparaît dès lors comme un roman de formation dont le narrateur, Bertil justement, sort grandi: le lecteur le voit certes ballotté entre une famille compliquée (une petite sœur bizarre et une mère dépressive) et un milieu de vie atypique, mais il finira par le trouver parfaitement maître de ce qu'il fait, allant jusqu'à produire de son propre chef, engagé pour un stage de couture prometteur, une robe à deux encolures, loin des canons imposés. Ce sera pour Aloé et Annie, le lecteur le comprend... 

L'écriture du "Garçon-léopard" est en phase avec cette vision du monde un brin décalée, fantasmagorique tant qu'à dire, qui est celle d'un garçon, d'un enfant. On ne peut qu'en saluer, qu'en aimer même, le caractère joueur, qui recherche constamment des sens imprévus dans telle ou telle image, telle ou telle situation – par exemple en prenant au pied de la lettre les façons de parler qu'on comprend généralement de manière métaphorique. Ainsi, une simple attitude froide peut faire geler la limonade du personnage qui en tient un verre à la main. 

Roman jeune, "Le garçon-léopard" ne manque pas de clins d'œil aux écrivains de la génération de l'auteur. Le lecteur sourit ainsi à l'allusion faite à "Sucres" de Matthieu Corpataux, qui devient soudain "Sels" de Matthieu-Paul Pataud. Dans le même esprit, l'ombre d'Elisa Shua Dusapin passe aussi par là: c'est qu'on lit dans "Le garçon-léopard". Et qu'on écoute du jazz aussi, ce qui ne contribue pas peu à conférer à ce roman aux personnages étranges et féeriques une ambiance gentiment secouée, résolument décalée.

Bastien Roubaty, Le garçon-léopard, Fribourg, Presses littéraires de Fribourg, 2022.

Le site de Bastien Roubaty, celui des Presses littéraires de Fribourg.


dimanche 3 avril 2022

Dimanche poétique 534: Jean Moréas

Sensualité

N'écoute plus l'archet plaintif qui se lamente
Comme un ramier mourant le long des boulingrins ;
Ne tente plus l'essor des rêves pérégrins
Traînant des ailes d'or dans l'argile infamante.

Viens par ici : voici les féeriques décors,
Dans du Sèvres les mets exquis dont tu te sèvres,
Les coupes de Samos pour y tremper tes lèvres,
Et les divans profonds pour reposer ton corps.

Viens par ici : voici l'ardente érubescence
Des cheveux roux piqués de fleurs et de béryls,
Les étangs des yeux pers, et les roses avrils
Des croupes, et les lis des seins frottés d'essence

Viens humer le fumet et mordre à pleines dents
A la banalité suave de la vie,
Et dormir le sommeil de la bête assouvie,
Dédaigneux des splendeurs des songes transcendants.

Jean Moréas (1856-1910). Source: Bonjour Poésie.

samedi 2 avril 2022

Quentin Mouron, la vie côté coeur et culot

Quentin Mouron – On s'aime, on s'engage, on se quitte. Tout cela, sous la bénédiction du vin aigre qu'on sert dans les cafés. Le dernier opus de Quentin Mouron, "Pourquoi je suis communiste", réunit une brassée de poèmes amoureux, constitutifs d'un cycle sentimental aux tendances fusionnelles. Rappelons que Quentin Mouron est connu comme romancier; passer à une dynamique de poète implique dès lors, comme on dit, de sortir de sa zone de confort.

Le choix de la poésie peut dès lors être vu comme l'envie de dire un vécu exceptionnel, celui d'un amour avec une fille prénommée Claire. Les premiers poèmes du recueil ressemblent à des proses qu'on remet à la ligne après deux ou trois mots, certes, et ils peuvent ainsi paraître faciles. La brièveté des vers souligne cependant le côté lumineux du prénom de la personne aimée: Claire.

Côté rythme, le lecteur repère rapidement des éléments rituels comme le Café des Arcades à Lausanne, fief de l'éditeur Giuseppe Merrone soit dit en passant, mentionné de manière immuable à plusieurs reprises: c'est un lieu de rendez-vous, de retrouvailles, avec un caractère populaire assumé. Même si c'est dans le quartier "sous-gare" de Lausanne, plutôt gentrifié aujourd'hui.

Et nous voilà au cœur de l'ouvrage, ce vaste chapitre intitulé "Engagement". Ses apparences sont plus politiques que sentimentales, mais soulignent que l'un peut aller avec l'autre. Il y sera question de la ZAD d'Eclépens, d'un fonctionnaire fédéral tessinois, de capitalisme, et de covid-19  – sans oublier les masques d'hygiène, ces tue-l'amour par excellence. Le poète se positionne certes comme un homme révolté par ce qui ne va pas dans son monde, mais il ne parvient pas à prouver qu'il souhaite le changer, si ce n'est avec les mots. En particulier, l'écrivain assume de faire partie du système corrompu qu'il s'essaie à dénoncer.

Il est bien sûr permis de se demander en quoi un recueil de poèmes relatant un cycle amoureux est proche de la notion de communisme. Les nombreuses exergues de l'auteur, mentionnant Alain Badiou, Charles Baudelaire et Alexandre Kojève, donnent certes quelques pistes pour faire le lien, mais le poète, relatant une expérience personnelle, ne réussit pas à poser de façon pleinement convaincante que l'amour est un communisme. Fallait-il un autre titre, moins tapageur mais plus sincère? Il est permis de se le demander.

Quant au côté formel, l'auteur comprend pleinement les ressources qu'offre le vers libre. Le lecteur vivra donc des répétitions habilement balancées. Il connaîtra aussi des vers construits selon une structure qui malmène la fluidité du français pour dire l'incertitude ou la faute, comme dans le poème "Eloge de la fidélité". Et si le vers libre marque "Pourquoi je suis communiste", la prose poétique y a également sa place, à sa manière: elle s'intercale entre les textes versifiés, pourtant écrite selon un rituel finalement répétitif, voulu comme un rituel monotone, à base de virgules et de répétitions pour qu'une musique naisse, peut-être.

C'est donc toute une aventure humaine qui se développe tout au long de "Pourquoi je suis communiste". Alors certes, l'auteur échoue à démontrer que l'amour est un communisme, malgré des errances dans les ZAD et les bétonneurs de ce jour. Mais il dit l'amour, et aussi ce qu'il devient après la rupture, dans une pertinente noyade dans l'alcool. 

Quentin Mouron, Pourquoi je suis communiste, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2022.

Le site de Quentin Mouron, celui d'Olivier Morattel Editeur.