jeudi 31 août 2017

Marc Agron, de l'art contemporain à la sincérité sentimentale

ob_8b1f56_memoire-des-cellules-agron


"Sa nature ne le prédestinait en rien à commettre des actes radicaux." Cet incipit utilise les mots d'aujourd'hui pour donner corps, d'emblée, au personnage principal de "Mémoire des Cellules", premier roman de Marc Agron. Maximilien est un critique d'art qui erre au gré des contrats, et l'un d'entre eux va l'amener à la Biennale d'art de Venise. Il y voit une oeuvre d'art qui va le laisser perplexe, mais ne manque pas de souhaiter en savoir plus sur sa créatrice.

"Mémoire des cellules" commence de façon incisive et outrancière, mettant à nu de manière jouissive les travers de l'art contemporain. L'écume de cet art, ce sont bien sûr les vernissages peuplés de gens présents pour courtiser l'artiste. Au-delà, que ce soit à Venise ou en une autre circonstance, l'auteur met en évidence la valeur effective d'un art dont le commentaire s'avère interchangeable. Et surtout, en mettant en scène le personnage d'une artiste, R., qui fait de l'art contemporain parce que le public en redemande plus que parce que cela répond à un besoin viscéral (elle préfère d'ailleurs des choses plus classiques, ce dont la décoration de son logement témoigne), il en souligne toute l'hypocrisie.

C'est donc ailleurs, dans ce roman, qu'il faut chercher la sincérité. Celle-ci s'installe progressivement, difficile, alors que l'écriture, si elle devient plus austère, moins narquoise, gagne aussi en profondeur. C'est le moment où l'auteur creuse ses personnages. Tout commence lorsque Max, chez l'artiste, se trouve mal et fuit alors qu'il pourrait conclure avec une femme qui ne demande que cela. Tel est le point de départ d'une exploration des personnages, par briques et morceaux: l'artiste a perdu son enfant, le critique se souvient d'amours perdues, de bravades aussi, et se révèle dans tout son manque de caractère.

Un manque de caractère que le critique cherche à masquer en souhaitant "se payer" R., soit par voie de presse, soit par des méthodes plus expéditives et violentes - cela, avant que l'on bascule dans la promesse de sentiments plus profonds. Il est permis de voir dans l'évolution du récit un avatar moderne de ces tendres guerres où l'homme commence par faire montre de sa force à la femme avant de comprendre qu'elle attend autre chose pour être séduite.

Et c'est là, loin des mondanités artistiques, que la notion de "mémoire des cellules" prend tout son sens: celle-ci suggère que tout, y compris le passé, rapproche Maximilien et R. - qui gagne en définitive un prénom complet, d'ailleurs. Au terme de quelques pistes que le lecteur suivra ou pas, une ultime révélation, majeure dans la dynamique de ce roman, parachève la confrontation en faux-semblants et en chassés-croisés sur fond de téléphones portables en panne, pour ouvrir la porte à la possibilité d'un amour pleinement vécu: "Leurs yeux désormais rivés l'un sur l'autre, Maximilien et Roméa ne parlent plus. Leurs pieds se dérobent doucement et font virevolter les feuilles."

Marc Agron, Mémoire des cellules, Lausanne, L'Age d'Homme, 2017.

lundi 28 août 2017

Luc Gonin, vie et destin d'un pianiste des temps futurs

870795476


Un pianiste des temps futurs: voilà Andreï Koliovsky, un jeune homme talentueux embarqué dans une aventure qui va vite le dépasser. C'est le propos de "Concert infinis...", premier roman de l'écrivain suisse Luc Gonin. C'est tout un programme: il y aura de la musique, de l'amour, de la politique et même un côté futuriste. Résultat: pour le lecteur, comme on dit, il y a à boire et à manger.

Le début du roman ressemble à un jeu de poupées russes, avec un avertissement sur la grammaire du récit, suivi par la rencontre entre un promeneur et un ermite mystérieux - un compagnon errant, peut-être le "Fahrender Geselle" de Gustav Mahler - dans le Jura suisse. Ce n'est qu'après cet emboîtement qu'enfin, le lecteur entre dans le récit. Celui-ci est présenté comme la relation d'un témoignage par un tiers, ce qui aurait imposé un ton distancié; mais parfois, l'auteur s'oublie, allant jusqu'à relater l'histoire comme s'il y était. En particulier, il y a des passages assez abrupts d'une narration à la première personne à d'autres passages écrits à la troisième personne, sans qu'on comprenne la raison de tels glissements.

Tout cela, présente l'auteur, se passe dans un monde futuriste. Il en esquisse l'essentiel: Andreï Koliovsky évolue dans un pays où l'excellence est promue sans réserve, mais où d'autres approches sont impitoyablement rejetées - par exemple celles des ichtyens, dont on ne comprend du reste jamais tout à fait s'il s'agit d'un groupe ethnique ou d'un ensemble de porteurs d'une idéologie. L'étymologie suggère le poisson, cela dit, et renvoie donc à une symbolique chrétienne, évangélique peut-être, donc non ethnique. Cela dit, pour un personnage aussi sûr de lui, jusqu'aux limites de l'imbuvable, qu'Andreï Koliovsky, découvrir qu'il a cela dans le sang est un choc qui va le transformer. Trop tard, sans doute.

Monde futuriste... il est regrettable que l'auteur n'ait pas profité de cette idée intéressante pour montrer un monde vraiment différent du nôtre. On constate surtout un détail, le changement subtil des noms de mois. Pour le reste, les tendances politiques rappellent celles des régimes autoritaires d'hier et d'aujourd'hui, en plus soft peut-être: l'auteur ne parvient jamais à montrer pleinement ce que le régime politique qu'il installe a de vraiment terrible, malgré quelques résonances qui rappellent le goulag (travaux forcés dans les mines) - suggestion appuyée par le choix d'une onomastique russe, dans laquelle tranche le prénom "Spes", "l'espoir" en latin, donné à un enfant. Et, pour en revenir à la mise en scène d'un avenir lointain, aurait-il même été possible d'envisager, tant qu'à faire, que dans le temps voulu par l'écrivain, le piano n'existe simplement plus, ou ne soit qu'un colifichet exclusif des baroqueux de ces temps futurs?

Comme dit, il y a aussi des sentiments dans "Concert infinis...", des sentiments profondément humains et amoureux entre deux personnages difficiles à caser: Andreï, accaparé par ses études de piano, constamment sous pression, et Anna, la papetière, qui ne se concède pas à n'importe qui. Les sentiments sont bien illustrés, y compris la désillusion, née de silences mal compris et d'une notable absence d'espoir. C'est le personnage de Gregor, policier d'élite au grand coeur, qui viendra donner un nouveau tour au versant amoureux de ce roman, quitte à faire une victime; mais l'auteur prend soin de laisser cela en suspens, dans une certaine mesure.

Pourquoi, malgré tout, lire "Concert infinis..."? Pourquoi le sauver? Le style de ce livre n'est pas des plus éblouissants, certes, lorsqu'il parle de la vie quotidienne, prosaïque voire asservie, de ses personnages; on peut même regretter l'utilisation de quelques mots rares, répétés ("dendres", en particulier), comme s'il s'agissait de faire étalage d'un certain vocabulaire. Mais l'écrivain touche à l'excellence lyrique dès lors qu'il s'agit d'évoquer, de manière imagée et porteuse, la musique, les émotions et les impressions qu'elle procure. L'auteur n'indique jamais les oeuvres qui suscitent ces émotions; il laisse le lecteur imaginer ce que jouent Andreï Koliovsky, l'élève pianiste, ou son professeur. Et c'est là, nettement mieux que partout ailleurs dans ce roman, que naît la musique des mots, en écho à la musique des notes.

Luc Gonin, Concerti infinis..., Sainte-Croix, Mon Village, 2006.


dimanche 27 août 2017

Dimanche poétique 316: Paul Verlaine


Luxures

Chair ! ô seul fruit mordu des vergers d'ici-bas,
Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules
Des affamés du seul amour, bouches ou gueules,
Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas,


Amour ! le seul émoi de ceux que n'émeut pas
L'horreur de vivre, Amour qui presses sous tes meules
Les scrupules des libertins et des bégueules
Pour le pain des damnés qu'élisent les sabbats,


Amour, tu m'apparais aussi comme un beau pâtre
Dont rêve la fileuse assise auprès de l'âtre
Les soirs d'hiver dans la chaleur d'un sarment clair,


Et la fileuse c'est la Chair, et l'heure tinte
Où le rêve étreindra la rêveuse, - heure sainte
Ou non ! qu'importe à votre extase, Amour et Chair ?


Paul Verlaine (1844-1896). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 25 août 2017

Konrad Laghos, un regard nuancé sur la fin de l'enfance


C'est à travers les yeux d'un enfant de dix ans, André, que le lecteur est invité à aborder "Petits hommes", premier roman de l'écrivain Konrad Laghos, installé à Zurich. "Petits hommes", c'est le petit monde d'une enfance vécue entre les parents, les amis, la famille au sens large, les interdits et les possibles. Et c'est aussi les derniers feux de l'enfance.

L'auteur reste sobre dans son écriture, allant jusqu'à prendre une distance pudique avec son sujet en l'écrivant à la troisième personne. Cette pudeur, il la met au service de la description d'une vie d'enfant dont l'un des éléments structurants est l'alternance entre les moments du jeu, où l'on est acteur comme dans les films - mais aussi maître de son destin - et ceux, nuancés et infiniment moins maîtrisés, de la vraie vie: les adultes ont leurs impératifs, les enseignants leurs exigences. Autant de contingences avec lesquelles il faut apprendre à composer: quitter l'enfance, c'est aussi, peu à peu, renoncer à une certaine toute-puissance. Et apprendre à mentir pour grandir à sa manière...

Certaines pages de "Petits hommes" pourraient emprunter à Zep, créateur de Titeuf, le titre de "la loi du préau": l'auteur décrit avec acuité la vie des cours de récréation, les jeux entre enfants, l'amitié bien sûr, mais aussi les coups vaches, les moqueries auxquelles il faut faire face, la gestion des rapporteurs comme Bastien. Par exemple, et c'est un exemple important dans ce roman, lorsque les autres élèves de la cour de récréation découvrent que le père d'André est un très vieil homme.

Très vieil homme, oui. Son décès est un jalon important de l'intrigue de l'ouvrage, en ce sens qu'elle introduit un rituel de passage de l'enfance à l'adolescence. Evidemment, le lecteur est guidé: impossible de ne pas penser qu'André a tué le père, symboliquement ou réellement, puisque sa dernière interaction avec son père aura été conflictuelle. Cela dit, on peut même voir un double rituel dans le trépas du père: il y a celui de la société, matérialisé par une messe, et celui d'André, plus personnelle: qu'il est beau, le geste consistant, pour ce garçon, à offrir à son père la sépulture que les croque-morts, trop chers, n'ont pas voulu lui vendre! Mais on comprend bien qu'en magnifiant une tombe, André est conscient qu'il doit faire le deuil de davantage que son propre père.

"Petits hommes" apparaît comme un titre antinomique, qui reflète bien le point de bascule entre le moment où un garçon reste encore un petit enfant, alors qu'autre chose survient, qui pourrait être l'état d'homme. Il est évident aussi, de ce point de vue, de constater que si André veut se marier avec sa camarade de classe Léonore, cela paraît bien abstrait et romanesque; mais c'est bien la remplaçante qui vient surveiller les heures d'étude des élèves, avec ses cheveux roux et ses gros seins, qui fait s'envoler des papillons dans le ventre d'André et l'empêche de ce concentrer par sa seule présence (la remplaçante joue un tout petit rôle, d'ailleurs: il lui suffit d'être là pour avoir un impact), suggérant qu'il y a peut-être autre chose que les amours lisses des contes pour enfants.

"Petits hommes", c'est donc l'histoire sensible d'André, à la fois petit mec et homme qui deviendra grand, cow-boy de comédie et presque jeune homme qui observe la comédie des adultes. Tout est ambivalence et délicatesse dans ce roman en demi-teintes, où tout est prêt à basculer et où résonnent par ailleurs, comme un leitmotiv mélancolique, les sonorités de "Ständchen" de Franz Schubert. Le piano sera-t-il pour André, jeune musicien doué, la continuité entre la vie d'enfant et la vie d'adulte? La réponse est dans "Petits hommes"...

Konrad Laghos, Petits hommes, Paris, Intervalles, 2017.

mercredi 23 août 2017

Damien Murith, troisième volet d'une trilogie en valeurs brèves

hebergement d'image


Le monde des lettres romand a découvert en 2013 déjà la plume singulière de Damien Murith, un écrivain qui privilégie la brièveté pour écrire des histoires qui font mouche sans détours: c'était avec "La Lune assassinée". Cette manière brève, l'auteur fribourgeois l'a prolongée en trilogie sur deux autres romans, "Les Mille veuves" (2015), et "Le Cri du Diable", qui vient de paraître et dont il sera plus précisément question dans ce billet.

Forcément, le lecteur de "La Lune assassinée" se sent en terres familières en abordant "Le Cri du diable". Comme toujours, il y a ces ambiances en noir et blanc, nimbées de gris, qu'on a pu pressentir plus tôt et que l'auteur met clairement en avant ici, dès le prologue. Noir et blanc qui est le synonyme d'un monde ancien peut-être, intemporel toujours, où évolue le personnage de Camille. Camille la jalouse, Camille qui tue, Camille qui va d'une ville et d'un homme à l'autre.

Noir et blanc... tout commence par la description saisissante et pudique, saisissante parce que pudique et sans drame justement, des funérailles du mari de Camille. L'auteur confère à cette scène révélatrice de l'humanité veule un poids certain, encore alimenté par la religion, parangon de ce qui se fait ou pas dans une société où tout le monde se regarde. Puis vient la fuite.

Et vient aussi la couleur rouge. On n'y penserait pas forcément ailleurs, mais dans une écriture aussi méticuleuse que celle de l'auteur du "Cri du Diable", impossible de passer à côté. C'est le rouge du sang, oui, c'est aussi le rouge de la vinasse, et c'est aussi celui du foulard de Camille et celui des rouges à lèvres des femmes qui hantent les établissements publics. Choquante, c'est, il est permis de le dire, la couleur du scandale, du viol aussi, qui donne le ton. Et la "goutte verte" de peinture tombant à terre en page 59? Couleur complémentaire du rouge, elle le fait encore ressortir. Comme dans tout bon tableau.

Et si la narration est un présent, l'auteur s'autorise des flash-back en italique, à chaque fin de séquence. C'est court, quelques mots, mais tout un passé s'y résume, dans un dessin précis. Et d'ailleurs, les chapitres ne font jamais guère plus d'une page.

C'est un monde terrible que l'écrivain met en scène. Est-ce le nôtre? Certes, la narration est intemporelle, aucun gadget moderne ne vient la parasiter. Ce qui lui donne toute sa force, d'ailleurs: plus proche de la narration que celle de "La Lune assassinée", plus réaliste peut-être aussi, l'histoire du "Cri du Diable" tourne encore et toujours autour de sentiments et d'actions de toujours, relatés dans une écriture qui, on l'a compris, se décline au plus près de l'os – ce qui fait sa force. Derrière l'écriture d'une histoire aux airs de toujours ou d'autrefois, une fois de plus, l'écrivain se renouvelle mine de rien pour relater une histoire de toujours, entre ville et campagne, et qui, par sa sobriété même, sonne vrai et puissant.

Damien Murith, Le Cri du diable, Lausanne, L'Age d'Homme, 2017.

mardi 22 août 2017

Défi Premier roman: un nouveau billet de Sharon!

hebergement d'image
Rentrée littéraire 2017 et premier roman font bon ménage chez Sharon, qui propose une nouvelle participation au Défi Premier roman 2017. Il y est question du premier roman de Jaroslav Kalfar, et je vous invite à découvrir ce billet:


Jaroslav Kalfar, Un astronaute en Bohême

Merci pour cette nouvelle participation et à bientôt! Ah, et au fait: il paraît que la rentrée littéraire d'automne 2017 fait la part belle aux premiers romans, et même qu'il y a un défi traditionnel en cette saison... A bon entendeur, salut!

dimanche 20 août 2017

Dimanche poétique 315: Bénédicte Gandois

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'or des chambres, La plume et la page, MaggieViolette.


Fin d'été

Ces tout derniers instants du jour qui diminue,
Quand le soleil d'été en vient à se coucher,
Quand sa lumière déjà quitte notre monde,
Et déjà au creux de l'ombre nous abandonne...
On a beau grimper debout sur la paille en meules,
Pour encor l'apercevoir, point rouge et lointain,
Elle est désormais étrangère à notre monde;
Alors soudain tout se fige et devient silence,
Avant que ne viennent la nuit et ses ténèbres.

Bénédicte Gandois (1979- ), Carnets de TGV suivi de Eclats, Cossonay, Editions de la Maison Rose, 2010.

samedi 19 août 2017

Quand Jean-Michel Olivier part à la rencontre de Pierre Costals

hebergement d'image
Le blog de l'auteur, le site de l'éditeur.

Il est impossible de ne pas penser à la splendide tétralogie des "Jeunes filles" d'Henry de Montherlant en lisant, avec bonheur, "Passion noire". Le dernier opus de l'écrivain romand Jean-Michel Olivier, "Passion noire", met en effet en scène l'alter ego suisse et contemporain de Pierre Costals: il s'agit de Simon Malet, écrivain à succès, aux prises avec la sollicitude d'une nuée de femmes animées des meilleures intentions du monde... mais qui l'agacent prodigieusement. "Pas besoin de gril: l'enfer c'est les femmes", voudrait-on dire de Simon Malet, en paraphrasant Jean-Paul Sartre...

D'une manière générale, l'auteur, prix Interallié 2010 pour "L'amour nègre", dessine avec Simon Malet le portrait d'un écrivain blasé, misanthrope reclus considérant le monde avec une distance ironique et volontiers grinçante. Tout semble le déranger! Pourtant, nolens volens, il accepte les sollicitations. Ce qui lui permet d'exercer son regard distant sur son entourage. Et de se montrer tel qu'il est: un écrivain classique, valeur sûre et garantie de grand succès, passionné par son art littéraire - sa "passion noire", pour rappeler le titre (qui revêt aussi un autre sens, que je ne dévoilerai pas ici). Attachant, agaçant, Simon Malet? Au lecteur de juger. 

Un lecteur qui est confronté, avec "Passion noire", à un jeu de masques virtuose. Il est naturellement judicieux de se demander si Simon Malet, pour commencer par lui, n'adopte pas volontairement une posture faite de ricanements pour masquer ses propres fissures. En face, le ballet des personnages féminins a aussi quelque chose d'un bal masqué, entre une correspondante qui ne se dévoile pas tout à fait, tout en partageant une intimité faite de sentiments exprimés avec mièvrerie, une amie parisienne qui tient son rôle mondain et une professeure d'études genre américaine particulièrement dogmatique. Cela, sans oublier le couple russe dont la femme vient faire le ménage chez Simon Malet: ce n'est qu'en fin de roman qu'on saura qui est cette énergique fanatique de Vladimir Poutine... et surtout, qui est son époux. Enfin, quelque part, il est question de burqas... ne sont-ce pas des masques, aussi? A contrario, il y a même un chat qui se balade, pissant là où il le veut, et surtout sur certains livres: l'auteur présente cet acte trivial comme l'expression sans masque (pour une fois - l'animal ne se cache pas!) des aversions prêtées au félidé.

Il y a un jeu de masques dans la manière de montrer les personnages, par ailleurs, à géométrie variable - et du coup, la forme rejoint le fond. En effet, plusieurs personnalités issues du monde réel hantent "Passion noire". Elles sont nommées de façons diverses. Certaines sont présentées sous leur nom réel (Maylis de Kerangal, pour n'en nommer qu'une), d'autres ont un pseudonyme plus ou moins transparent (belle trouvaille que cette Théa Succube, qui pourrait être Marcela Iacub!), par une caractéristique (un sociologue à l'accent suisse allemand, serait-ce Jean Ziegler?), voire moins encore: dans sa galerie de personnages, l'auteur utilise tout l'éventail possible des travestissements. D'ailleurs, qui sait si l'amant de la mère de Simon Malet n'est pas Dominique Strauss-Kahn? Pour le lecteur, c'est un régal que de jouer à démasquer ces personnages secondaires. Et de faire faux, peut-être, mais ce n'est pas si grave.

"Passion noire" est l'occasion de dessiner une belle satire des travers de notre société moderne et de certaines de ses "grandes têtes molles", pour reprendre une expression que l'auteur affectionne. J'ai déjà évoqué  les dérives du "Gender" à l'américaine: à travers le personnage d'une enseignante particulièrement rigide, l'écrivain illustre, jusqu'à la caricature, les errements de cette approche qui ne s'interdit pas le grand écart entre la théorie et la pratique. Il y a aussi les connivences entre intellectuels médiatiques, brocardées dans la scène farcesque et bavarde d'un dîner de têtes, moment mondain s'il en est, organisé dans un hôtel particulier parisien. 

On pourrait encore discuter de la solitude foncière de Simon Malet, cet écrivain pourtant fort entouré, jusqu'à un certain point. Ou de ce lac Léman infranchissable, image d'un amour impossible qui permet à l'auteur de dévoiler la personnalité finalement pathétique de l'écrivain qu'il met en scène: en recourant au procédé de la transcription de lettres, l'écrivain emprunte ici - toujours, toujours - aux "Jeunes filles".  Ces lettres s'intègrent à un tout rythmé, rapide, où le lecteur familier de Jean-Michel Olivier retrouvera, sur un ton peut-être un peu plus désabusé, la verve ironique de "La Vie Mécène". Ce qui est un pur bonheur.

Jean-Michel Olivier, Passion noire, Lausanne, L'Age d'Homme, 2017.

lundi 14 août 2017

Damien Murith, esthétique de la brièveté pour un monde ancien et intemporel

514YZqYBI7L._SX304_BO1,204,203,200_

Le site de l'éditeur.

C'est en 2013 que l'écrivain fribourgeois Damien Murith a publié son premier roman, "La Lune assassinée". Un ouvrage remarqué, qui a connu un succès certain et a obtenu plus d'un prix littéraire. Il est bon de s'y plonger enfin, à présent, alors que la parution de son nouveau livre, "Le Cri du Diable", paraît demain, jour de l'Assomption.

"La Lune assassinée" se distingue d'emblée par son esthétique de la brièveté, de la concision portée à l'extrême: dans des chapitres si courts qu'ils ne font jamais plus d'une page (et souvent moins), l'essentiel doit être dit. Le lecteur se retrouve ainsi face à des éclats de vie fortement significatifs et directs, ce qui n'exclut pas le sens de l'image, ferment d'une poésie bien présente. Et tout y est: ce que l'on voit, ce que l'on sent, sans fioritures ni préciosités: ce n'est pas de mise.

D'une originalité profonde et remarquable, l'écriture de l'auteur se met au service d'un récit qu'on visualise volontiers en noir et blanc. Il est question d'une société confinée, tendue entre agriculture et industrie, d'hommes et de femmes frustes voire hostiles (figure de l'Etranger), de relations intimes et de mots adressés aux uns et aux autres, et qui claquent comme des fouets. C'est aussi un monde où l'on s'observe, où Dieu est encore là, de même que l'alcool qui enchaîne.

Un monde d'hier, en somme, qui fait penser de loin aux univers d'un Marcel Jouhandeau - qui, lui, privilégiait les paragraphes étouffants, par exemple dans "Prudence Hautechaume". L'écriture, elle, est moderne, rendant au propos une actualité certaine. Et son caractère jaculatoire, précis, bien qu'allusif par moments, permet d'aller immédiatement au fond des choses. Tout en offrant au lecteur l'occasion de prendre le temps de nourrir les blancs typographiques avec son propre imaginaire.

Damien Murith, La Lune assassinée, Lausanne, L'Age d'Homme, 2013.

dimanche 13 août 2017

Dimanche poétique 314: Michèle de Laplante

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Anjelica, Ankya, Azilis, Bénédicte, Bookworm, Caro[line], Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'or des chambres, La plume et la page, Lystig, Maggie, Mango, MyrtilleD, Séverine, Violette.


La toison

Etrange toison
Bleuâtre sous le souffle polluant
Un muscle vaporeux
Détonne dans l'air acide
Lâcheté acrimonieuse.

Fer et titane

Cendres blanchâtres
Le long du cours des heures coincées
Par les immondices
Trouées d'azur
Parmi ces meurtrières de novembre

Fer et titane

Les toxines gisent
Au milieu de l'île
Les squelettes fustigent
Les vapeurs corrosives du couchant

Fer et titane

Jamais ne succombe
La menace des nimbus molletonnés
Fer et titane
Voici la mort
Voici, ô douleur! l'aube enfumée

Michèle de Laplante (1944-2010), dans "Le Scribe", numéro 45, avril 2005.

samedi 12 août 2017

Alain Blottière, un rêve de part et d'autre de la Méditerranée

reveurs


Deux jeunes hommes que tout sépare: Goma l'Egyptien et Nathan le Français. Pourtant, tout les rapproche sous la plume de l'écrivain Alain Blottière, dans son roman "Rêveurs". Il y a beaucoup de talent dans ce roman à l'impeccable construction, observé avec une grande finesse, parfaitement en phase avec l'actualité de son temps (il a paru en 2012 chez Gallimard).

C'est à Nathan qu'il appartient d'ouvrir les feux de ce roman à deux points de vue. Nathan, le lycéen d'Issy-les-Moulineaux, choyé par son père, fanatique de jeux vidéo, de jeu du foulard et du rêve indien, qui lui font voir des mondes parallèles, faute de vraiment trouver sa place dans la France d'aujourd'hui. Le jeu du foulard est un jeu d'étouffement dangereux, censé apporter une conscience supérieure, rêvée justement; de même, et d'entrée de jeu, le lecteur est plongé dans un récit aux paragraphes longs et compacts, et se retrouve comme en apnée dans "Rêveurs".

Face à lui, et il aura le dernier mot, il y a donc Goma. D'un âge analogue à celui de Nathan, il rêve justement de France, synonyme d'un avenir meilleur pour lui-même. C'est le parfait candidat à une de ces hasardeuses traversées de la Méditerranée dont la presse parle constamment. Sa vie télescope les événements révolutionnaires de la place Tahrir et de la chute de Hosni Moubarak, relatés de façon réaliste par un écrivain qui partage justement sa vie entre la France et l'Egypte.

Et il suffit que Nathan fasse un voyage en Egypte avec son père et sa copine pour que deux mondes se rapprochent, tout par hasard, à travers ces deux personnages.

Deux rêveurs, Nathan et Goma! Mais aussi deux représentants malades de sociétés malades. Pour Goma, le monde, c'est les quartiers populaires du Caire, les policiers qui ne rigolent pas, les petits boulots synonymes d'esclavage, l'impossibilité d'une vie sexuelle alors que celle-ci semble facile en Europe: là-bas, pour lui, les filles sont des prostituées gratuites, pour ainsi dire. En face, Nathan est l'archétype de l'Européen gavé, blasé, obsédé par la propreté, aux tendances suicidaires morbides (les jeux d'étranglement sont montrés comme un flirt avec la mort), parangon d'un continent las.

Côté formel, tout est fait pour indiquer à la fois ce qui sépare et ce qui rapproche Goma et Nathan. L'une de techniques les plus manifestes consiste, pour l'auteur, à élaborer des phrases qui commencent avec l'un des personnages et s'achève avec l'autre, sans ponctuation. Il en résulte une impression réussie de fondu enchaîné entre des séquences de quelques pages, se concentrant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre des personnages. Et si l'auteur excelle à montrer tout ce qui est différent dans les cadres de vie de Goma et Nathan, il parvient aussi, par de multiples allusions qui créent un impressionnant jeu d'échos, à montrer ce que leurs existences peuvent avoir de semblable. De quoi surprendre le lecteur, avec des aspects pourtant a priori évidents.

Enfin, l'auteur sait mettre le doigt sur certains aspects bien concrets, y compris sentimentaux, afin de donner vie à son récit et d'en faire un élément attrayant pour son lectorat. Le lecteur appréciera ainsi l'humanité insoupçonnée de Goma, qui veille sur un de ses compatriotes tué lors des manifestations de la place Tahrir, ce qui pourrait suggérer une tendance homosexuelle impossible à assumer. Et en face, il sera trompé par la figure de cette belle fille rousse en tenue de bain blanche translucide qui fait de l'oeil à Nathan à la piscine (mais des filles comme ça, entre nous, ça n'existe que dans les livres...), lui-même encombré par les invites de Raph, un collègue de lycée homosexuel qui ne sait pas se tenir et le met mal à l'aise en touchant, peut-être, une identité sexuelle qui est encore en train de se construire.

"Rêveurs" est le roman formellement réussi et porteur d'émotions d'une jeunesse qui se cherche, de part et d'autre de la Méditerranée. En phase avec une actualité précise, marqué par une époque, il suggère aussi que si différentes que soient les personnes, il y a toujours quelque chose de commun entre elles. C'est ce qu'on appelle le rêve, mais aussi, sans doute, l'humanité.

Alain Blottière, Rêveurs, Paris, Gallimard, 2012.

mercredi 9 août 2017

Quelques pages de la vie d'Aline Descloux

41c7213715f4a59ced9b5126da3499d0ea4778d3.
Trente-deux ans, une vie presque normale et bien réglée à l'ombre des bâtiments de Fribourg: tel est le lot d'Aline, qui habite chez sa mère et vit avec un léger handicap psychique avec lequel il lui faut bien composer. C'est le propos de "La Vie d'une trentenaire", premier livre, rédigé sous la forme d'un journal par l'écrivaine Aline Descloux et publié par la Société des écrivains.


L'existence s'écoule sereine, ou presque, pour Aline Descloux, la diariste. Ce "presque" a son importance: jamais nommé, mais suggérée, entre autres par le nom des médicaments utilisés (Temesta, entre autres), le handicap d'Aline l'empêche d'avoir une activité professionnelle autre qu'occasionnelle. Sa vie se passe donc entre des plaisirs domestiques ou urbains, finalement banals: télévision (ah, le rituel de "Tout le monde veut prendre sa place" ou de "Motus"!), fitness et course à pied, casino le mercredi et courrier chaque matin, dans l'espoir d'avoir gagné un lot à un jeu-concours.

Peu d'action, peu de dramatisation donc: il en résulte une ambiance en demi-teinte, entre acceptation résignée, voire souriante, d'une situation et tentation de goûter à autre chose, parfois - par exemple lorsque l'on pense à l'ambivalence dont Aline fait preuve face aux relations amoureuses. Mais la vie s'écoule, sans grandes surprises...

"En fait, j'adore parler de moi!", annonce d'emblée Aline. Et c'est vrai: le lecteur goûte aux moindres détails de son existence. L'écriture se fait pétillante par moments, sait être rythmée, comme si la diariste tenait son journal heure par heure plutôt que jour après jour - quitte à ce que le lecteur ait l'impression qu'elle prend des notes alors qu'elle fait tout autre chose. L'auteure paraît prendre cette liberté face à la stricte forme du journal pour se rapprocher du rythme du roman. Une impression accentuée aussi par moments, lorsque la diariste semble s'adresser non pas à son journal intime, mais à des lecteurs.

Parler d'elle, pour Aline, c'est aussi parler de son entourage. Entre disputes qui ne durent guère et moments de complicité, la relation entre elle et sa mère est bien exposée: à trente-deux ans, plutôt que comme la fille de sa mère, elle se considère comme sa colocataire, et les tâches et charges domestiques sont bien réparties: le "syndrome du très célèbre Tanguy" paraît bien vécu de part et d'autre, exempt des tensions incessantes qui font tout le sel du film d'Etienne Chatiliez.

Au-delà de sa mère, l'entourage d'Aline, c'est aussi un petit monde de personnes volontiers heurtées par la vie, malades physiquement ou psychiquement: telle amie est en institution, mais le contact, pas toujours aisé, persiste grâce aux SMS et au téléphone; telle autre est bipolaire; une voisine souffre d'obésité; un voisin est expulsé de son appartement parce qu'il a son franc-parler. La diariste en parle avec tendresse, et surtout avec empathie, dans le souhait que cela aille mieux pour chacune et chacun. Il y a aussi du bonheur dans la description des relations qu'Aline entretient avec sa soeur et la famille qu'elle a fondée.

Nourrie probablement par le vécu de l'auteure, cette vie se déroule à Fribourg, une petite ville que l'on reconnaît bien, avec quelques lieux et adresses que chaque Fribourgeois a pu hanter: le Boccalino (plus connu pour ses pizzas et surtout sa chasse que pour ses fondues - mais Aline et sa mère sont végétariennes), le restaurant Mirabeau, le garage Vuichard (et l'un de ses collaborateurs, indélicat...), les centres commerciaux où il fait bon faire des achats en flânant. L'ambiance locale est encore soulignée par quelques tours de langage typiques qui donnent au style une teinte nature, spontanée, sans apprêts.

Aline Descloux, La Vie d'une trentenaire, tome 1: toujours à la maison, Paris, Société des écrivains, 2015.

dimanche 6 août 2017

Dimanche poétique 313: Claude Schmidt

Idée de Celsmoon.

Heure matinale
Six heures vont sonner aux cloches des églises.
A l'aube, l'homme las, revenu de la nuit,
Croit trouver dans le jour qui fraîchement reluit
Le renouvellement des ardeurs indécises.

Il cherche à repousser l'angoisse des hantises,
Et, sur la foi du rêve, un espoir le conduit.
Il sent en son esprit l'audace qui le fuit
Et saura du passé dominer les sottises.

Voilà de vains efforts dont se rit le soleil.
Ce jour, à ce qu'il fut, l'homme sera pareil.
Vous joindrez, lents regrets, remords, fièvres lassantes.

Et pourtant pour d'aucuns, plus ou moins valeureux,
Les six heures sonnant aux cloches frémissantes
Vont marquer dans l'air frais l'aube d'un jour heureux.

Fin 1948.

Claude Schmidt (1910-1999), dans Renouveau, revue du Cercle romand de poésie classique, novembre 1999.

samedi 5 août 2017

Brasília, de la vie personnelle à la grande histoire avec João Almino

41IrB8GgvDL

Fin des années 1950: Brasília, ville nouvelle ambitieuse et future capitale du Brésil, sort de terre. C'est ce contexte exalté, mais non exempt de conflits historiques et personnels propices au drame, qui sert de socle à "Hôtel Brasília", roman signé de l'écrivain et diplomate brésilien João Almino. Sur cette base, l'auteur personnalise son propos en donnant la parole à un narrateur qui parle à son père, acteur de l'érection de Brasília, et qui agonise en prison. Roman de la ville nouvelle, "Hôtel Brasília" est donc aussi et surtout un roman de la famille et de la transmission.  

En préambule, au sujet des choix d'écriture: Brasília est une ville en construction au moment où l'auteur choisit de la décrire. Partant, et avec pertinence, il n'hésite pas à montrer lui aussi les éléments qui ont servi à construire son texte. Il sera donc question, de temps à autre, du blog que le narrateur tient, hanté par un, deux, trois lecteurs qui partagent leurs avis et connaissances. Il sera question aussi des états d'âme du narrateur face à ce qu'il écrit et aux conseils reçus d'un certain João Almino: dans le roman, l'écrivain se positionne donc lui-même comme conseiller du narrateur de "Hôtel Brasília", donnant à celui-ci l'occasion d'expliquer comment se construit un tel livre. Ce qui, pour n'importe quel romancier, est tout aussi important que la manière dont se construit une ville. Et puis bien sûr, il y a ce que le père, tombé en prison pour des malversations peu claires, transmet à son fils: des mots, des souvenirs, des notes, des articles de journal même. 

Et qui est ce narrateur? C'est un homme qui se souvient. L'écrivain le met donc en scène tantôt à l'époque où émerge Brasilia, tantôt au temps actuel, en glissant avec aisance entre les deux points de vue. Côté souvenirs, la construction de la ville se mêle aux ressentis du narrateur, enfant à l'époque. Le lecteur se trouvera donc certes exalté à l'évocation des rituels d'inauguration de la ville; mais il sera ému plus encore par la vie d'un garçon qui, pas loin de l'adolescence, comprend certaines choses de la vie des adultes et découvre ce qu'elles peuvent signifier pour lui. Cela, à travers les rapports qu'il entretient avec ses deux tantes, Francisca et Matilde, et avec son père: la mère a disparu. 

Côté humain, il est essentiel d'évoquer le personnage énigmatique et amical de Valdivino, qui hante tout le roman, dès le début, où l'on se demande s'il est vraiment mort, et comment. Dans un monde conquérant et rationaliste désireux de construire une ville au milieu d'un grand pays, il fait figure de fenêtre ouverte vers la possibilité d'un au-delà. Il s'agit d'un jeune homme, issu d'une communauté, désireux de construire des églises (c'est sa vocation, même), et qui croit dur comme fer que toutes les religions peuvent dialoguer. Vaste programme pour un homme des années 1950, non exempt certes d'un syncrétisme un brin naïf, mais qui trouve son actualité aujourd'hui, où certains monothéismes préfèrent la confrontation. Valdivino concentre sur lui le point de vue du christianisme triomphant, mais aussi des religions et superstitions qui hantent chaque Brésilien. 

Cela va plus loin que l'humanité et le rationalisme étroits, ceux des ingénieurs et des ouvriers pauvres venus construire Brasília, attirés par des salaires généreux. Certes, "Hôtel Brasília" n'est pas à proprement parler un roman social dont l'ambition affirmée est de dénoncer. Mais il ne passe pas sous silence les conditions de vie difficiles d'ouvriers qui ont construit une grande ville en moins de quatre ans: il y a des accidents, des morts même, et l'auteur ne fait jamais l'impasse. Ces difficultés constituent un contrastes presque choquant avec la présence de célébrités, telles que Juscelino Kubitschek, président du Brésil et initiateur de Brasília, mais aussi quelques people, écrivains célèbres en particulier, invités aux festivités d'inauguration de la ville nouvelle. Cela, sans oublier le pape... 

Du gamin qui s'éveille à la vie à la grande ville qui naît, on l'a compris, "Hôtel Brasília" est un roman  de naissances, qui voit loin. Les drames familiaux, exposés dès le début, ouvrent la porte à l'élucidation de lourds secrets. Et la scène initiale où le narrateur voyeur observe sa tante nue est le point de départ des aspects sensuels de ce roman, qu'ils soient généraux (la vie des prostituées dans les villages précaires de travailleurs, à travers du personnage de Lucrécia entre autres) ou personnels. L'écriture de ce roman est compacte, son rythme est lent, et l'on sera même surpris par l'écriture de certains dialogues, indiqués par une simple majuscule et intégrés à des paragraphes souvent longs, eux-même parties de chapitres longs. Certes riche, "Hôtel Brasília" exige donc une certaine endurance de la part du lecteur, baladé doucement entre la grande histoire et les petites histoires familiales.

João Almino, Hôtel Brasília, Paris, Métailié, 2012, traduction du brésilien par Geneviève Leibrich.

mercredi 2 août 2017

Bernard Secrétan, écrivain et fondateur d'une légende familiale

51eDleO18OL._SX325_BO1,204,203,200_-2
C'est sous Louis XV que tout commence, et à la Restauration que tout s'achève... ou pas: le scientifique et écrivain suisse romand Bernard Secrétan (1935-2013) signe avec "Le grain de beauté" une intéressante saga familiale qui puise ses racines dans la destinée du général marquis de Balivière (1738-1821), avant de glisser, passant du "je" au "il", vers la destinée de la famille Secrétan, vaudoise, dont il met en avant le génie particulier. Autant qu'un roman historique solidement documenté, "Le grain de beauté" fait ainsi figure de pierre fondatrice d'une légende familiale: celle de l'écrivain lui-même.


Balivière? C'est un ancrage dans l'histoire de l'Ancien régime que l'auteur met en place en ouverture du roman, donnant la parole à son personnage principal au moment des funérailles de son père. Nicolas le Cornu de Balivière est un homme d'armes, dont la noblesse est d'épée. Il est dès lors permis de trouver peu lyrique l'écriture des toutes premières pages du "Grain de beauté": l'efficacité prime le lyrisme. Cela, même si l'auteur réserve de beaux portraits, en particulier du chevalier d'Eon, un homme, un vrai (même s'il entretient le doute), montré comme un personnage cordial et reconnaissant.

Reste que le lyrisme sait se faire jour au fil des pages, entre autres en mettant en avant, mine de rien, des thèmes chers aux romantiques, par exemple l'idée de l'homme tout petit face à une nature immense et puissante que l'auteur décrit volontiers. Cette idée du romantisme se prolonge dans la description de l'émergence du tourisme en Suisse, qui donne à l'écrivain l'occasion d'écrire quelques pages qui, si elles ont un goût de déjà-vu (le ranz des vaches entendu dans les alpages, l'évocation de l'histoire trop fameuse de ce chant qui faisait déserter les soldats suisses...), ne manquent pourtant pas de pittoresque. C'est là faire oeuvre de bon historien!

Bon historien? C'est peu de le dire: l'écrivain s'est renseigné pour relater son histoire, et il ne manque pas d'indiquer ses sources, parfois inédites, anciennes ou surprenantes, en notes de bas de page. Force est de relever que plus d'une péripétie relatée, par exemple celle des vaches à la bataille de Valmy, est pour le moins étonnante! Trépidante est également la narration d'un procès sans fin entre la famille Balivière et quelques Vaudois gourmands d'argent et d'arguties. Gageons qu'un tel récit, croustillant, riche en personnages d'essence romanesque, saura éveiller des impressions de vécu chez certains lecteurs: si les tribunaux à grand spectacle n'ont plus cours aujourd'hui en Suisse, les combines d'avocats, elles, restent de mise aujourd'hui, afin que le plus habile gagne.

Nicolas le Cornu de Balivière est de ces nobles qui ont fui la Révolution française; l'écrivain se plie de bonne grâce, sans dramaturgie excessive, à l'évocation du massacre des gardes suisses à l'occasion de la prise des Tuileries, le 10 août 1792. Il en résulte un récit qui finit en Suisse, où se sont réfugiés de nombreux nobles français, mais lorgne aussi du côté de l'Angleterre; de Londres, le lecteur goûtera à cette occasion une étrange affaire de délit d'initié. En outre, l'homme a été initié à la franc-maçonnerie, mais il n'en sera guère question dans ce livre. Du vrai, du faux? Le prière d'insérer met le lecteur au défi de le démêler.

Mais il y a une force supplémentaire dans ce roman, et qui est l'évocation récurrente des bonnes choses de la vie: quelles qu'en soient les vicissitudes, l'existence réserve toujours quelques bons filets de perche arrosés d'un vin gouleyant. L'auteur ne manque jamais de rappeler les épisodes où l'on trinque, mariages ou funérailles, ententes entre parties, etc.; il ne manque jamais d'indiquer ce qui a été dégusté, quitte - et c'est agréable - à faire rêver le lecteur: quoi de mieux que de déguster un bon petit plat léger arrosé d'un bon vin vaudois, avec le lac Léman pour panorama? Il en reste l'impression d'un pays romand qui est aussi un pays de cocagne.

Rêver, ai-je dit... le rêve, enfin, est un vecteur important du "Grain de beauté". Plus d'une fois, l'auteur utilise le procédé du rêve prémonitoire; en fin de récit, dans un parallélisme troublant, il allie enfin sa propre existence à celle des Secrétan, liés à la famille des Balivière, pour indiquer un projet de rencontre familiale qui touche à la généalogie, afin de cerner l'identité génétique et culturelle des Secrétan. Deux devises fort belles et aimables en émergent, qu'elles soient le fruit du songe ou d'études: les Secrétan ont "le goût pour la farce, le champagne et la fête", et ils souhaitent que leurs descendants soient "aussi beaux, modestes et intelligents qu'ils les ont imaginés". Joie de l'instant, beauté de l'avenir: que demander de plus? Quant à l'aspect génétique, il est évoqué par ce fameux grain de beauté qui donne son titre au livre, et qui se positionne invariablement au deuxième orteil du pied gauche des parents: d'après la légende, c'est de la reine Cléopâtre que la famille le tient...

Bernard Secrétan, Le grain de beauté, Sainte-Croix, Mon Village, 2010.

mardi 1 août 2017

De la musique avant toute chose! Puis vient la poésie avec Jean-Noël von der Weid...

4193OMcRV+L._SX345_BO1,204,203,200_


Pourquoi ne pas associer deux arts, la poésie et la musique? Après tout, ce sont deux manières de créer de la musique, agréable à l'oreille et à l'âme, susceptibles d'accéder à des sensations supérieures. Avec "Papiers sonores", l'écrivain et musicologue suisse Jean-Noël von der Weid joue les passeurs, à travers près de cinquante oeuvres choisies et qui lui tiennent à cœur: avec succès, il répond, dans son langage de poète, aux multiples langages des musiciens d'hier et de (presque) aujourd'hui. Vocabulaire, rythme, ponctuation: face aux musiciens, Jean-Noël von der Weid l'écrivain fait résonner les mille et un registres de ce grand orgue qu'on appelle la langue française. Et à chaque fois, quelle que soit la ponctuation ou le registre de langage, l'instrument sonne juste...

Que le lecteur de "Papiers sonores" soit prévenu, en préambule: si travaillés qu'ils soient, les textes de Jean-Noël von der Weid paraîtront abstraits, voire arides, s'ils ne sont pas accompagnés d'une écoute simultanée des pièces évoquées dans ce livre de prose poétique. L'idéal est donc de lire "Papiers sonores" en écoutant les pièces évoquées, et même de laisser résonner celles-ci. D'heureuse façon, l'auteur indique donc au lecteur où trouver des enregistrements des musiques dont il parle. Cela dit, évoquons ce qui est plus qu'une lecture: une expérience totale.

Un grand orgue verbal, ai-je dit... tout commence, nécessairement, par l'essentiel Jean-Sébastien Bach et son "Offrande musicale". Génie du poète, d'emblée: celui-ci recrée avec ses mots littéraires le génie du musicien. Cela passe par un jeu serré de sonorités et d'allitérations, mêlé à un discours clair sur ce dont il est question. Il en résulte une clarté du discours mariée à la musique des mots, révélant le regard pertinent du poète écrivain sur le poète compositeur. Et s'il n'y avait que Bach! Du Moyen Age aux compositeurs d'aujourd'hui, ça sonne juste à chaque fois, et suscite l'émotion parfois débordante du lecteur auditeur. Une émotion pour ainsi dire évidente, par exemple à l'écoute et lecture de la complainte de "The Fairy Queen" de Henry Purcell.

Ces démarches poétiques, conçues en écho à la musique, titillent aussi le monde de la musique dite contemporaine, dévoilée dans toute sa diversité. Le poète joue dès lors sur la ponctuation, rare ou au contraire surabondante, pour recréer par exemple l'envoûtement du Silvestre Revueltas, compositeur mexicain de "Fiestas", ou, au contraire, des jeux de points de suspension, d'exclamation ou d'interrogation d'"Arcana" d'Edgard Varèse. Il arrive qu'à l'esprit du lecteur, les mots n'aient plus guère de sens. Peu importe: qu'il se laisse alors porter par leur seule musique. Il arrive même que l'auteur laisse parler les poètes du temps passé, et que l'on soit tenté de les lire dans sa tête, à l'ancienne, en roulant les "r" et en prononçant "ouè" les "oi" - par exemple avec "Les ombres errantes" de François Couperin, qui amène le lecteur directement à la cour du roi.

On pourrait considérer "Papiers sonores" comme une simple description d'oeuvres d'hier et d'aujourd'hui, et cette vision, qu'on pourrait qualifier de pédagogique, est indéniablement présente, ne serait-ce que par les textes introductifs à chaque chapitre, d'ailleurs révélateurs des enthousiasmes de l'écrivain. Mais l'oeuvre du poète va plus loin, donnant libre cours aux contrastes et développant son propre chant avec ses outils: elle suggère des liens à travers les siècles ("Wiener Blut" de Johann Strauss Fils contre "La Valse" de Maurice Ravel, pour ne donner qu'un seul exemple, le plus évident) et va jusqu'à faire vivre ou revivre des compositeurs méconnus d'hier ou d'aujourd'hui, tels - pour ne citer qu'eux - que Nicolas Gombert ou Olga Neuwirth. Il arrive enfin que la mise en écho des démarches musicale et littéraire étonne le lecteur, qui se sentira soudain gavé d'impressions poétiques débordantes, par exemple lorsqu'il s'agit de lire et d'écouter "Mysteries of the Macabre" de György Ligeti ou "Schwarzer und roter Tanz" de Wolfgang Rihm. De la part de Jean-Noël von der Weid, cela fait partie d'une démarche réussie qui met en dialogue la musique et la poésie, et que le lecteur dégustera idéalement à petites doses pour éviter toute fatigue.

Information utile, pour finir: Jean-Noël von der Weid prépare une deuxième série de "Papiers sonores"...!

Jean-Noël von der Weid, Papiers sonores, Paris, Aedam Musicae, 2016.