jeudi 30 décembre 2021

Dominique Strauss-Kahn, porc ou homme?

Marcela Iacub – Est-il homme ou porc, le quasi-candidat socialiste à l'élection présidentielle française de 2012? L'écrivaine Marcela Iacub développe cette dichotomie aux apparences quelque peu schizophrènes dans "Belle et Bête". 

L'argument? "Belle et Bête" relate la relation intime qu'a vécue la narratrice avec Dominique Strauss-Kahn. Le point de vue est celui de cette narratrice, qui utilise le tutoiement pour indiquer qu'avant tout, ces pages s'adressent à l'amant de quelque temps, celui dont elle a pris la défense dans un opus précédent, "Une société de violeurs?". 

Ainsi, le lecteur, voyeur malgré lui, se retrouve embarqué dans une intimité qui ne le concerne guère a priori par une écrivaine qui, pour échapper à une relation étrange et complexe et épingler l'amant, a fini par recourir à l'écriture. Tout réside dès lors dans la manière de penser une relation, puis de l'écrire.

Le motif du porc est ainsi omniprésent dans "Belle et Bête". Mais "Balance ton porc", slogan délateur tristement univoque, n'est pas encore passé par là! Il est dès lors intéressant de relever que c'est le côté porc qui, justement, séduit la narratrice: telle est la part animale de l'amant, une part qui fouit, qui ne calcule pas. Mais aussi qui se réserve, alors que dans un premier temps, l'amante voudrait plus même si elle accepte, mais c'est complexe, de jouer le rôle de truie.

Le porc est également irresponsable, et c'est au prix de cette animalisation que l'amant trouve grâce auprès de la narratrice. Mais alors que l'homme est indissociable du porc en début de roman, soudain l'auteure les détache – c'est le chapitre sept, qui marque le début du déclin d'une relation où, soudain, l'homme prend le pas sur la bête dans le regard que la narratrice lui accorde.

Dès lors, le cochon devenu avant tout homme devient aussi dérisoire que n'importe quel représentant masculin de l'espèce humaine auquel on signifie une rupture: il veut continuer quand même, fait des promesses pour retenir celle qui part. Mais est-ce possible après la violence? L'auteure renvoie dès lors de Dominique Strauss-Kahn l'image d'un homme prisonnier de liens divers, dont ceux de l'argent, par le biais de sa riche épouse, et du clientélisme. Dès lors, émerge l'image du chien, toujours en laisse, jamais libre. 

En se laissant aller avec une femme de chambre au Sofitel de New York, du coup, l'homme politique a-t-il voulu se libérer de ses chaînes, quitte à payer un prix symbolique fort qui inclut de sortir de l'Histoire, de perdre la fortune de son épouse, dont il dispose, de finir sa vie dans une carrière anonyme et lucrative de consultant? La question est posée.

"Belle et Bête" a fait scandale à sa sortie, la justice ayant imposé à l'éditeur de publier un avis de condamnation avec chaque exemplaire. Ouvrage personnel d'une auteure qui explore minutieusement les méandres d'une relation étrange, à la fois fascinante et répulsive, pas si sexuelles qu'on ne pourrait le penser, "Belle et Bête" fait suite à "Une société de violeurs?", qu'il peut être bon de lire au préalable. 

Le lecteur sort de sa lecture épaté par une écriture précise voire vertigineuse. Mais voilà: fût-ce à travers les mots, faut-il se forcer à regarder un homme aimé malgré tout, malgré ce qu'on sait? Faut-il voir évoluer une relation impossible, vouée à l'échec car finalement plus humaine qu'animale? Il est permis au lecteur de se demander, au-delà de l'indéniable beauté de l'écriture, ce qu'il fait et voit là.

Marcela Iacub, Belle et Bête, Paris, Stock, 2010.

Le site des éditions Stock.

mercredi 29 décembre 2021

Noël blanc: onze écrivains pour un souvenir merveilleux

Collectif – "Si la neige ne revenait pas", c'est un recueil de onze nouvelles né d'un concours organisé en 2019 par les éditions Montsalvens, selon un calendrier serré. Elles sont reliées entre elles par les thèmes conjugués de Noël et de la neige, ainsi que par leur ancrage dans le canton de Fribourg, en Suisse – voire en Gruyères, terre de contes et de légendes s'il en est.

Les ambiances installées dans ces textes sont celles du conte de Noël. En ouverture de recueil, c'est même une mise en abîme de la soirée de contes qui est proposée au lecteur avec "Sans blanc" de Jean Prétôt. L'idée de mettre en scène des animaux sous-tend "Le sapin de Noël des animaux" de Willy Boder, qui opte pour un récit qui s'adresse aussi à l'enfance. Quant aux miracles de Noël, ils interviennent dans "Symphonie en noir et blanc" de Christine Bays.  

La neige, quant à elle, fait parler d'elle dans chaque nouvelle. Dans "Nê et les Neiges Eternelles du Vanil Noir", Veronica Cambria va jusqu'à se mettre dans la peau d'une poignée de flocons pour créer une nouvelle aventureuse. A contrario, l'absence même de la neige, éventuellement compensée par des artifices ("Une tradition familiale" de Ketsia Hasler), est un marqueur thématique d'actualité. Dans plusieurs nouvelles, elle apparaît en effet comme le symbole du changement climatique en cours. 

Les thèmes abordés sont le plus souvent attendus: la famille bien sûr, l'enfance aussi, ou la crèche inspirée des récits bibliques. Ils empruntent aussi à l'actualité régionale, par exemple par le biais de la raréfaction de la neige dans les stations alpines de moyenne montagne avec "La boule à neige" d'Ariane Francey-Spicher, qui utilise le motif touristique de la boule à neige pour mettre la Gruyère sous cloche, un peu à la façon de "Dome" de Stephen King. Ces options thématiques inscrivent les textes de "Si la neige ne revenait pas" dans une longue tradition que le postfacier Jean Rime retrace en un texte de vulgarisation scientifique généreux et informé, "Si les contes à Noël toujours reviennent". Tous les auteurs du recueil s'avèrent ainsi dignes héritiers de Charles Dickens et de son "A Christmas Carol".

Il est à relever que "Houppelande Blues" d'Olivier Chapuis, lauréat du concours, prend joyeusement à contrepied les figures obligées du genre en suggérant l'obsolescence du Père Noël, incarné par un sportif contrarié et déguisé, soudain supplanté par Dark Vador dans un grand magasin de la ville de Bulle. Mais si Noël y paraît réduit à un pur moment mercantile, la fin de ce texte grinçant suggère la possibilité d'un miracle – fruit de l'intervention d'un enfant.

Rêveurs ou méditatifs ("24 décembre 2047" de Stéphane G. Bourban, en particulier), exceptionnellement désenchantés, les récits de "Si la neige ne revenait pas" revisitent ainsi le genre du conte de Noël dans une ambiance classique et aimable. Souvent aussi, ils donnent des pistes pour envisager des fêtes de fin d'année qui, réchauffement climatique oblige, pourraient faire à terme du manteau blanc de la neige un souvenir merveilleux.

Collectif, Si la neige ne revenait pas, Bulle, Editions Montsalvens, 2019.

Le site des Éditions Montsalvens.

mardi 28 décembre 2021

Hérauts d'Erasmus et légions d'Hadès: aux débuts de la saga de Cendrine Bertani

Cendrine Bertani – En se lançant dans l'écriture d'une saga en six volumes, l'écrivaine Cendrine Bertani s'offre un terrain de jeu à la mesure de ses ambitions, parfaitement en phase avec ses passions. "Les Légions d'Hadès" met en effet en valeur la Grèce antique, époque qui captive cette enseignante de lettres classiques, tout en créant des liens avec la Grèce actuelle. Et en mettant en scène cinq jeunes adultes, étudiants à Athènes dans le cadre d'Erasmus, elle se donne l'occasion d'évoquer sa foi dans la jeunesse d'aujourd'hui.

L'intrigue du premier tome des "Légions d'Hadès", sous-titré "Le réveil", s'avère complexe. Elle mêle en effet les ressorts du roman policier et ceux du voyage dans le temps – non sans lorgner vers la bit-lit. Le lecteur va par ailleurs goûter aux joies de la vie antique, et en particulier de sa mythologie. Entre Antiquité et époque contemporaine, c'est une continuité qui se dessine puisque les légions éponymes ne sont rien d'autre qu'une secte païenne bifide, issue du fond des âges et qui fait parler d'elle dans l'Athènes du début du vingt et unième siècle, marquée par des crises économiques et sociales successives. 

Secte? Tout commence lorsque Milos, l'un des cinq jeunes compères que l'auteure met en lumière, apprend que son père archéologue a été assassiné. Sait-il des choses compromettantes? Il sera question d'un manuscrit religieux mystérieux, mais aussi d'un texte inédit de Platon. Et pour ce qui concerne la secte, l'auteure fait la jonction entre le néo-paganisme et l'extrême-droite, dont certaines branches rejettent même le christianisme. Le lien est pertinent: s'il est permis de penser au mysticisme païen du nazisme, force est surtout de se souvenir d'Aube Dorée, parti politique grec fortement marqué à droite, que l'auteure suggère sans jamais le citer nommément.

Pour le côté réaliste, les personnages mis en scène par l'écrivaine lui permettent d'éclairer, sans lourdeur excessive, des questions d'actualité. Il sera ainsi question de racisme au travers de Miguel, le métis de l'équipe, le temps d'une tentative d'entrée dans une boîte de nuit. Mais aussi de rapports entre hommes et femmes et de drague déplacée – l'auteure met en effet en scène deux jeunes étudiantes belles chacune à leur manière, Dorothée la rousse française et Graciella la belle Italienne. 

Mais "Les Légions d'Hadès" dévoile aussi une équipe de policiers grecs, ce qui ouvre la voie à la description de mécanismes machistes ou de problèmes sociaux tels que l'alcoolisme au travail. Force est d'ailleurs de relever qu'au fil des 535 pages du livre, l'auteure réussit à faire évoluer le petit monde des enquêteurs athéniens d'aujourd'hui vers une attitude plus détendue, avant tout par le dialogue. L'histoire d'amour entre Georgia, enquêtrice compétente mais peu profilée, et Eugène le légiste taiseux et bigle, est à ce titre exemplaire – à noter, en passant, que la romancière évite le stéréotype du légiste à l'humour macabre, ce qui n'est pas désagréable.

Il est aussi question de voyages dans le temps dans "Les Légions d'Hadès: le réveil". Les étudiants Erasmus vont en effet être plongés dans l'Athènes de Périclès, avec ses ombres et ses lumières. L'auteure s'amuse à créer des scènes cocasses où le choc des époques s'exprime. Un smartphone peut ainsi s'avérer précieux, de même que quelques connaissances en optique ou en médecine venues du futur – qui aurait pu penser qu'un fromage bleu peut soigner une personne souffrante? Réciproquement, l'auteure restitue très bien des personnages antiques qui expliquent par les interventions des dieux tout ce qui leur arrive, en bien ou en mal. Il est permis, par moments, de penser au personnage principal, historique, du roman "Le retour de Phidias" de Julien Burgonde, pour le coup.

Ce monde antique, l'auteure le reconstruit avec la passion qui est la sienne, mais aussi avec une volonté de trouver le juste milieu entre le réalisme froidement technique et l'envie de recréer un monde qui vit encore dans les mémoires. Fort justement, les statues et les bâtiments sont ainsi vivement colorés. Les choix des noms eux-mêmes sont astucieux, à l'instar des compères Phobos et Deimos, acolytes (devrais-je dire satellites?) d'un brigand syrien baptisés du nom des deux lunes de la planète Mars – le brigand lui-même s'appelant Dakrus, un prénom qui évoque les larmes. Plus largement, la société athénienne est dessinée avec ses castes rigides, esclaves, hommes libres ou étrangers. Enfin, la romancière saisit l'antique Athènes dans une période délicate qui fait écho au temps de crise du début du vingt et unième siècle. 

Il y a certes quelques concessions lexicales à l'exactitude froidement historique, acceptées à des fins de lisibilité. Ainsi, l'auteure ose indiquer que certains personnages portent des dreadlocks, qu'une d'eux est barmaid, et utiliser quelques noms latins (donc barbares pour les Grecs antiques) pour désigner certaines réalités d'époque: savait-on ce qu'était un jentaculum ou un tablinum au temps de Périclès, et utilisait-on ces mots-là à Athènes? Tout au plus peut-on regretter que l'auteure n'ait pas placé un dessin pour que le lecteur peu familier du grec ancien puisse se faire une idée de ce qu'est un esprit rude ou un esprit doux sur les deux alphas qui symbolisent la secte des Légions d'Hadès.

Mettant en scène de manière originale des contextes peu habituels en littérature de genre, le premier tome des "Légions d'Hadès" se présente comme une généreuse entrée en matière: sur plus de cinq cent pages, la romancière installe tout un univers et conclut sur une quantité non négligeable de questions. Qu'adviendra-t-il des étudiants Erasmus perdus dans l'époque de Périclès? Qui a tué le père de Milos? Qui est le Néo-Légionnaire? Entre les époques, l'enquête ne fait que commencer et le lecteur a de quoi se réjouir.

Cendrine Bertani, Les Légions d'Hadès: le réveil, Pully, Eaux Troubles, 2020.

Le blog de Cendrine Bertani, le site des éditions Eaux Troubles.

Lu par FrédériqueLivresque78, Sonia (interview).

dimanche 26 décembre 2021

Dimanche poétique 520: Stéphane Mallarmé

Rêve antique

Elle est dans l'atrium la blonde Lycoris 
Sous un flot parfumé mollement renversée. 
Comme un saule jauni s'épand sous la rosée, 
Ses cheveux sur son sein pleuvent longs et fleuris.

Dans les roseaux, vis-tu, sur un fleuve bleuâtre, 
Le soir, glisser le front de la pâle Phoebé ? 
- Elle dort dans son bain et sa gorge d'albâtre, 
Comme la lune, argente un flot du ciel tombé.

Son doigt qui sur l'eau calme effeuillait une rose 
Comme une urne odorante offre un calice vert : 
Descends, ô brune Hébé ! verse de ta main rose 
Ce vin qui fait qu'un coeur brûle, à tout coeur ouvert.

Elle est dans l'atrium la blonde Lycoris
Sous un flot parfumé mollement renversée :
Comme ton arc d'argent, Diane aux forêts lancée, 
Se détend son beau corps sous ses amants choisis.

Stéphane Mallarmé (1842-1898). Source: Bonjour Poésie.

samedi 25 décembre 2021

Joyeux Noël!

Chères visiteuses, chers visiteurs, de passage ou fidèles à ce blog, je vous souhaite à toutes et à tous une belle et sainte fête de Noël! Qu'elle soit empreinte pour vous de joie et de bons moments entre proches. A bientôt!

Source de l'image: Je Pense.org.

mercredi 22 décembre 2021

Robots et vivre-ensemble: scènes de vie par Robert Yessouroun

Robert Yessouroun – Le vivre-ensemble avec les robots, ça vous dit quelque chose? C'est l'idée que Robert Yessouroun, écrivain belge spécialisé dans la science-fiction, développe en profondeur dans les dix nouvelles qui composent le recueil "Les voleurs d'absurde". Il y a quelques fausses notes de part et d'autre de cette symbiose... et c'est d'elles que part chaque texte.

L'écrivain met ses lecteurs à l'aise en installant le plus souvent ses intrigues dans des univers familiers, géographiquement et même du point de vue temporel. On se retrouve à Bruxelles, à Londres, à Genève aussi, dans une configuration assez semblable à celle que le lecteur d'aujourd'hui a connue avant le Covid-19. En somme, la seule différence, mais elle est de taille, c'est qu'il y a soudain des robots qui s'y baladent, et agissent, même.

Chacune des nouvelles des "Voleurs d'absurde" saisit les robots à ce moment où, dépassant leur statut de simple mécanique au service des humains, ils deviennent des êtres capables de ressentir, de réfléchir, d'apprendre – d'être des égaux des humains, en définitive, "émotifs et autonomes" pour reprendre les deux adjectifs mentionnés dans l'avertissement. Cela permet à l'auteur de mettre à l'épreuve les trois lois de la robotique d'Asimov, mais aussi d'installer des situations intéressantes de cohabitation.

Cette cohabitation s'avère polymorphe. On peut la voir comme une domination pétrie de bons sentiments dans "La maison envahissante", mettant en scène une domotique quasi totalitaire tenant sous son emprise, par sa capacité décisionnelle, un locataire portugais si indécis qu'il a deux maîtresses et ne sait laquelle privilégier – autant dire que le reste de sa vie, fait de choix, est un calvaire... 

Il y a aussi ce robot immatériel, "What-If" One, qui cherche à faire mumuse avec le monde grâce aux réseaux informatiques qu'il contrôle, comme un enfant ivre de sa toute-puissance sur le monde le ferait avec une boîte de Lego dans "Sauvegarde et sauve-qui-peut": est-il possible de laisser sans contrôle la puissance de l'intelligence artificielle, émotive qui plus est, mais nettement immature? C'est par un dialogue aux accents éducatifs que l'affaire se résoudra, dans un contexte un brin futuriste où certaines villes volent et peuvent s'écraser du côté de la Bérézina. 

L'ancrage dans le terroir des cités qui servent de décor aux nouvelles est assumé. De Genève en particulier, on découvre les recoins du Victoria Hall, mais aussi les vignobles de Dardagny puisque, dans la tragique nouvelle "L'Appel de la vigne", un robot œnologue devient le parangon d'une opposition entre robots hédonistes, chargés de simplifier la vie des humains pour qu'ils puissent se divertir, et robots coaches, programmés pour faire travailler l'homme en vue de sa propre amélioration. Et Dieu sait qu'il y a toujours de quoi progresser dans le domaine du bon vin!

Certaines nouvelles jouent aussi, habilement, avec les points de vue. On pense à "Rien n'est plus étrange que le réel", qui relate en parallèle deux histoires simples et étrangement (dis)semblables. Et avec "Journal d'un robot", l'auteur dessine, et c'est un texte clé, la manière dont un robot acquiert les codes de la vie parmi les hommes, alors qu'il n'en a pas l'expérience dans sa chair, son parcours dépendant, de base, du bon vouloir des humains. 

Dans la même idée mais à un autre bout, le final de "L'Appel de la vigne" suggère que pour les robots, si égaux à leurs créateurs et intégrés à leur société qu'ils puissent paraître, la peine de mort sous forme de débranchement est appelée à persister. Parfait, pourrait-on dire cyniquement: avoir conscience de la possibilité de la mort, c'est aussi apprendre un élément fondateur de la condition humaine.

Alors, entre le robot domotique féru de contrôle et l'humain qui a le dernier mot, qui a le pouvoir dans cette affaire de robots? L'auteur ne tranche pas. Simplement, il propose, en dix nouvelles, autant de situations où le vivre-ensemble entre humains et robots, espèces devenues proches mais dissemblables dans leur essence, la dernière étant créature de l'homme, pour la première fois dans l'histoire capable de le dépasser sans avoir toujours la maturité requise, est mis à l'épreuve. Cela peut paraître sérieux; mais de temps à autre, au détour de phrases claires, l'auteur s'amuse à quelques clins d'œil verbaux et allusions qui ne manquent pas de faire sourire, pour détendre un propos qui s'avère philosophe.

Robert Yessouroun, Les voleurs d'absurde, Vevey, Hélice Hélas, 2018.

Le site des éditions Hélice Hélas.

dimanche 19 décembre 2021

Dimanche poétique 519: Jacques Herman


Ecrire à tout prix

S'il faut écrire à tout prix
A tout prendre j'ai pris
Une résolution sage
Je n'ai depuis longtemps plus l'âge
De perdre mon temps

S'il faut écrire
J'écrirai donc
A l'horloge parlante
Écriture éminemment
Sans risque
Innocente
Et sans danger

Que dirai-je
A cette maîtresse
Nouvelle je n'en sais rien
Du reste à parler franc
Qu'importe
Le flacon pourvu
Qu'on ait l'ivresse

Il est minuit
J'entends frapper
Douze coups réguliers
Dessus ma porte
J'y vois déjà le signe
De lourds secrets d'alcôve
Et qui sait peut-être bien davantage
Tandis que mon voisin jaloux
A ce qu'on dit enrage

Jacques Herman (1948- ). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 17 décembre 2021

Will van Gulik: ivre du vin de Mars, et pourquoi pas?

Will van Gulik – "Monsieur Télématique" est né d'une nouvelle rédigée par Will van Gulik, et développée par l'auteur pour en faire une novella d'une quarantaine de pages, publiée aux "nano-éditions" La Puce. Nous voici dans le domaine des récits d'anticipation courts mais qui offrent de la matière pour réfléchir longtemps.

Nous sommes au vingt-cinquième siècle. L'auteur propose à son lectorat de suivre Charles, un quinquagénaire bon vivant qui vit à Genève et peine à supporter le climat: il pleut tout le temps, la faute au changement climatique. Pourquoi ne pas partir sur Mars pour vivre de son travail dans un contexte plus ensoleillé, alors? Dans la logique de "Monsieur Télématique", se faire une place au soleil, c'est changer de planète...

Foin d'ironie: "Monsieur Télématique" porte un regard foncièrement optimiste sur ce que pourrait être l'humanité dans quatre siècles. Le vingt-cinquième siècle de l'écrivain a en effet maîtrisé le dérèglement climatique qui faut aujourd'hui la une des journaux et trouvé un nouvel équilibre. 

Cet équilibre a un prix: il se traduit par un commerce rigoureux de l'empreinte écologique, chiffré par les "Energy Foot Print" (EFP) dont chaque individu dispose, et qui fait que les produits de proximité sont moins chers que ceux qui viennent de loin. Exemple: le café, denrée d'origine lointaine, est un luxe qu'on déguste comme une coupe de champagne rare, alors que le p'tit vin de la côte lémanique, produit de proximité, fait à bon compte les délices de Charles.

Un Charles qui, pour des raisons que l'auteur garde mystérieuses, s'avère séduisant, y compris auprès des jeunes filles. L'auteur fait aussi de lui un trait d'union entre un présent, le nôtre, qui est le passé de ce personnage, et son présent à lui, par exemple en mettant en scène des soirées swing qu'il affectionne, au moins autant que les bagnoles américaines des années 1950. Le lecteur se surprend dès lors à penser à ce qu'il ressentirait si le Moulin à Danses de Lausanne l'invitait soudain à une soirée en boîte consacrée aux danses baroques... Dans "Monsieur Télématique", les personnages assument ce grand écart.

En développant une idylle avec le personnage d'Amanda, cyborguette malgré elle (greffée des bras et des jambes, elle a perdu ses membres dans une expérience foirée et scandaleuse de téléportation), l'écrivain définit les contours d'un possible nouveau "racisme" (contre les cyborgs – mais "cyborg" n'est pas une race, d'où les guillemets), mais aussi de nouvelles ouvertures à l'autre. Sans aller jusqu'au militantisme, il n'hésite pas à glisser quelques phrases sur les réticences des uns et des autres, également à l'encontre des homosexuels, vues comme indécrottables.

Et la vie sur Mars, alors? L'auteur structure les trois chapitres en fonction des objets astraux hantés par le récit. Et la belle vie semble être sur Mars. C'est celle d'une petite colonie qui, dans un cadre rendu propice par l'effort humain, développe peu à peu ses habitudes, connaît ses tensions parfois héritées de la vie terrienne, et fait ses expériences: en plantant la vigne, par exemple, elle perpétue la possibilité de déguster un breuvage indissociable de l'humanité depuis que des Géorgiens s'y sont essayés, il y a quelques millénaires. Pourquoi arrêter? Pour faire saliver son lecteur, l'auteur va jusqu'à imaginer le goût que pourrait avoir un vin martien, fruit d'une vigne martienne. 

Et entre Amanda et Charles, ça va matcher comme on dit, et en annonçant qu'elle arrête provisoirement le vin (un référent, décidément!), Amanda indique qu'un petit Martien tout ce qu'il y a d'humain est en route. A partir de là, il est certes permis de se demander ce que le dernier chapitre, dont l'action se déroule sur la Lune en présence d'un personnage au genre incertain qui goûte de nouveaux psychotropes, apporte quelque chose de substantiel à un propos déjà riche, si ce n'est, curieusement, des coquilles supplémentaires. 

Le plus savoureux, mais aussi le plus profond de "Monsieur Télématique" réside en effet dans ses deux premiers chapitres, posés en opposition légitime: une Terre où l'humanité continue à vivre en maîtrisant son destin et une planète Mars promesse d'un avenir meilleur, où l'être humain peut continuer à vivre sans trop s'aliéner. C'est là que l'écriture, certes rapide comme dans une nouvelle, sait aussi se faire porteuse d'idées qui donnent à penser. Et qui interrogent: la colonisation de Mars apparaît comme la suite logique de la conquête de nouveaux territoires, pratiquée depuis toujours par l'humain pour le meilleur et pour le pire, de quelque civilisation qu'il soit. Sauf que sur Mars, parfaite page blanche d'une possible nouvelle humanité, ça ne dérange personne.

Will van Gulik, Monsieur Télématique, Genève, La Puce, 2018.

Le site des éditions La Puce.


jeudi 16 décembre 2021

Joseph Kessel, des gamins dans une insurrection à Barcelone

Joseph Kessel – "Une balle perdue" est un court roman de Joseph Kessel. Ecrit en 1935, il fait référence à une insurrection indépendantiste catalane survenue une année plus tôt. Celle-ci s'inscrit dans la longue histoire tortueuse des rapports entre la Catalogne et l'Espagne, qui résonne aujourd'hui encore. Paru isolément dans la série Folio à deux euros, il a paru initialement dans un recueil intitulé "Pour l'honneur" aux éditions Plon (1964).

Pour accrocher son lectorat, l'écrivain installe l'intéressant personnage d'Alejandro, très jeune homme auquel on est tenté d'accrocher l'étiquette de "chaste fol" jusque-là réservée à Parsifal. C'est un cireur de chaussures apparemment toujours de bonne humeur, vivant de peu, qui se considère comme anarchiste. Il est certes permis de voir dans ce positionnement une manière de ne pas choisir son camp. Mais voilà: la vie va se charger de faire des choix pour Alejandro, à sa place, à l'occasion d'une insurrection. 

Autour de lui, l'écrivain place en effet le personnage de Vicente, son meilleur ami, un étudiant fort en gueule, au verbe séduisant. Face à lui, l'auteur installe Alejandro dans un conflit de loyautés qui va l'obliger à choisir son camp, dans une dynamique narrative tragique. La force de l'amitié suffira à engager Alejandro dans une direction qu'il n'aurait peut-être pas choisie en toute connaissance de cause, et qui va le transformer. 

L'écrivain utilise les caractéristiques physiques de son personnage pour dire son évolution. Il y a bien évidemment cette tête un peu grosse qui apparaît comme un leitmotiv: si elle est grosse, est-elle intelligente pour autant? Alejandro comprend qu'il change malgré lui, qu'il sort de son commode état d'innocence. Une seule phrase suffit à l'auteur pour observer ce glissement: "Un sourire amer et dur qui n'était plus le sien passa sur les lèvres confiantes d'Alejandro." 

Ainsi, et comme dans "Le Lion", du même auteur, où Patricia vit brutalement la mort de son lion favori, Alejandro est brusquement sorti d'un état d'innocence propre à l'enfance. Mais contrairement à Patricia qui va vivre sa vie, Alejandro ne connaîtra pas longtemps sa vie d'innocence perdue. 

En mettant en scène des adolescents exaltés, dans les mains desquels on a placé des fusils et qui se battent bille en tête pour une cause qui les dépasse, l'auteur suggère l'inanité de ces conflits où des humains s'entretuent pour des causes qu'ils considèrent comme pourtant extrêmement légitimes. Une impression renforcée par le côté parfaitement local, ramassé, de l'intrigue: tout se passe sur une place de Barcelone. Vaut-il vraiment la peine de mourir pour ce qui n'est guère plus qu'une bagarre de cour de récré? La question est posée. 

Il est permis de juger aussi qu'il s'agit d'une affaire d'hommes, historique en apparence mais dérisoire en vrai. Mais les sentiments amoureux s'en mêlent aussi, au travers d'Helen, l'inaccessible personnage féminin dont Alejandro se retrouve épris. Tout en elle indique qu'elle est hors de l'action: son prénom à consonance anglaise indique qu'elle est une étrangère, pure spectatrice, le verre à la main, d'une insurrection qu'elle peut juger folklorique et qu'elle ne peut comprendre, moins encore qu'Alejandro. La balustrade du balcon où elle apparaît parfois, en une vision rare et espérée, symbolise cette limite. Seule une balle "perdue" permettra de rapprocher le soupirant moribond de la jeune femme aimée et qui n'en sait rien – mais dans un autre monde.

Faisant encore résonner la guitare de Juan le joueur de flamenco au statut précaire, l'écrivain indique la tendresse avec laquelle il dessine les petites gens, même lorsqu'elles se laissent embarquer, au gré de l'engrenage des fidélités, dans des affaires qui les dépassent. Se fondant sur un fait historique oublié dans l'ombre de la guerre d'Espagne qui vient, l'auteur dessine la puissance des emportements humains et singulièrement masculins, dans un style sobre qui rend ceux-ci encore plus éclatants.

Joseph Kessel, Une balle perdue, Folio, 2009/Plon, 1964.

Lu dans le cadre du défi "Cette année sera classique" avec Délivrer des livres et Vivre Livre.



lundi 13 décembre 2021

Jean-Yves Dubath, parce que les meilleures orgies romaines ont aussi une fin

Jean-Yves Dubath – "Comme Carthage", c'est l'histoire d'un meurtre annoncé. C'est aussi la chronique des parties fines qu'organise Edgar en son logis de la rue Luszner à Paris. Une fois de plus, Jean-Yves Dubath nous emmène dans son monde, à la fois ciselé, poétique jusqu'au bout, et aussi dense qu'une forêt impénétrable. Il fut exigeant jusque dans les geôles, le voici embarquant son lecteur dans une course d'endurance tortueuse lors de laquelle les corps masculins sont à l'honneur.

Quelques mots sur les lieux principaux de l'intrigue, d'abord: tout commence à la rue Del Sarte, dans le dix-huitième arrondissement de Paris. Une voie qui existe vraiment, au contraire de la rue Luszner: en transférant l'essentiel de l'action de l'une à l'autre, parce qu'Edgar déménage, l'auteur suggère qu'on passe du réel à la fiction. Cela, sans perdre totalement pied: le narrateur aime à s'égarer dans les animaleries du quai de la Mégisserie, à Paris toujours. Cela dit, après ce Paris oscillant entre réel et fiction, où tout peut arriver, la dernière phrase a un goût de retour sur terre particulièrement rude: "Pour ma sécurité, cependant, je pense qu'il est préférable de rentrer en Suisse. En attendant de bien m'établir, l'Hôtel des Trois Couronnes, à Vevey, fera l'affaire."

Domaine de la fiction élu, la rue Luszner est donc le théâtre des parties fines d'Edgar. Qu'on ne s'y méprenne pas: il n'y aura ni complaisance, ni voyeurisme excessif dans la manière d'écrire qu'adopte l'auteur. D'emblée, le narrateur installe un imaginaire des corps masculins, virils, suscité par les images que peuvent faire naître dans la tête du lecteur (ou de la lectrice) la vision de rugbymen du sud de la France (Béziers, entre autres) – pas besoin de descriptions, dès lors, ou si peu! On verra passer aussi des policiers, des pompiers, en une vaste troupe indistincte et musculeuse d'où émergent quelques personnalités souvent indifférenciées – comme peuvent l'être leurs nudités: "A poil les mecs!", tel est le mot d'ordre, suprêmement égalitaire.

L'esthétique des corps masculins se trouve tout autant magnifiée dans le métier du narrateur, spécialiste de la lutte gréco-romaine et de son esthétique. Il est permis de rapprocher cette vision du corps-à-corps d'un précédent roman de l'écrivain, le très beau "Un homme en lutte suisse", avec lequel la résonance est évidente. Il y aura aussi de l'haltérophilie dans ces pages consacrées au sport musculeux, notamment avec une relation captivante, rythmée même, d'un championnat au chapitre 12.

Championnat? "Comme Carthage" apparaît comme le roman de la sélection des corps masculins. L'auteur l'indique expressément, "Edgar" est l'anagramme de "Garde", ce qui suggère que pour les soirées de la rue Luszner, on garde ou on jette celui qui vient (et celle, aussi), en fonction de critères arbitraires. Le souci d'être "gardé" dans ces parties dont il faut être devient dès lors prioritaire – et résonne avec celui du rugbyman qui redoute de n'être pas sélectionné pour tel match clé. Pour mémoire, Yann Moix se fait refouler (p. 154). Mais qu'en sera-t-il d'Edgar lui-même? Le jeteur pourrait-il être jeté à son tour?

Les femmes apparaissent de façon pointilliste dans cette débauche de corps masculins, peu farouches souvent. Si elles sont une touche de couleur appréciée du lecteur qui trace sa route dans le monde de mecs voulu par l'écrivain, elles sont vite oubliées aussi, même si elles sont appréciées sur le moment: quelques prénoms émergent puis replongent dans les profondeurs de l'esprit du lecteur, sans marquer. Trop de monde... 

... et finalement, c'est le regard aimable porté par le narrateur sur un couple de callopsittes d'une boutique du quai de la Mégisserie que le lecteur retient. Il sourit à ces contrepoints animaliers récurrents, où le narrateur observe un couple de perruches mal mises en valeur par un vendeur qui a cru bon de placer leur cage à côté de celles d'un autre oiseau, plus bruyant et voyant. Curieusement, la narration suggère que c'est avec ces oiseaux (qu'on a déjà vus dans "Des geôles", précédent et exigeant roman de Jean-Yves Dubath) que le narrateur s'attache le plus, croyant trouver dans le comportement de ces petits oiseaux des signes de connivence.

"Delenda Carthago": le mot de Caton l'Ancien claque dans le titre du dernier roman de Jean-Yves Dubath. Quitte à l'épuiser à force de pages copieuses, l'écrivain roman embarque son lecteur dans un chant ample et sonore du corps masculin, puissant et dérisoire, où l'Antiquité trouve toute sa place pour donner un fond à la fois érudit et pertinent: autour d'un sofa doré qui ne manquera pas de rappeler le "Sopha" de Crébillon Fils, "Comme Carthage" n'est-il pas la description lente et minutieuse d'une orgie romaine qui se voudrait sans fin mais qui devra bien trouver son terme?

Jean-Yves Dubath, Comme Carthage, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site des éditions BSN Press.

dimanche 12 décembre 2021

Dimanche poétique 518: Fabre d'Eglantine


Il pleut, il peut bergère...

Il pleut, il pleut bergère
Rentre tes blancs moutons
Allons sous ma chaumière
Bergère, vite allons 
J'entends sous le feuillage
L'eau qui tombe à grand bruit. 
Voici, venir l'orage, 
Voici l'éclair qui luit.

Entends-tu le tonnerre ?
Il roule en approchant.
Prends un abri bergère, 
À ma droite en marchant.
Je vois notre cabane.
Et tiens voici venir 
Ma mère et ma sœur Anne 
Qui vont l'étable ouvrir.

Bonsoir, bonsoir ma mère 
Ma sœur Anne bonsoir 
J'amène ma bergère
Près de nous pour ce soir
Va te sécher, ma mie
Auprès de nos tisons 
Sœur, fais lui compagnie
Entrez petits moutons.

Soignons bien, oh ma mère, 
Son tant joli troupeau 
Donnez plus de litière
À son petit agneau
C'est fait allons près d'elle
Eh bien donc te voilà
En corset qu'elle est belle 
Ma mère voyez la.

Soupons, prends cette chaise 
Tu seras près de moi
Ce flambeau de mélèze
Brûlera devant toi 
Goûte de ce laitage
Mais tu ne manges pas ?
Tu te sens de l'orage,
Il a lassé tes pas.

Eh bien voilà ta couche,
Dors-y bien jusqu'au jour,
Laisse moi sur ta bouche
Prendre un baiser d'amour 
Ne rougis pas bergère,
Ma mère et moi demain, 
Nous irons chez ton père
Lui demander ta main.

Fabre d'Eglantine (1750-1794). Source: Wikipedia.

dimanche 5 décembre 2021

Dimanche poétique 517: Jean Mathys


Viens et oublions

Viens,
Oublions toutes ces années où nous avons souffert,
Oublions nos angoisses, nos chagrins et nos deuils,
Un journal nouveau pointe sur le seuil,
Le soleil luit sur les prés toujours verts,
Viens et oublions.
Même s'il est difficile d'oublier la misère,
Les guerres, les alarmes, les amitiés trahies,
Le jour où l'on perd tout.
C'était quel jour déjà?
Tu vois, je ne m'en souviens plus du tout.
Un jour nouveau s'offre à nous
Comme en réponse à notre foi.
Et lorsque tombe douce comme une caresse
La nuit bleue,
Elle nous illumine toi te moi.
Survivants d'une terre en détresse,
Nous cheminots vers une terre promise,
Une paix promise, une joie promise
Où il n'y a plus de place pour nos rancœurs,
Mon frère, ma sœur, le Blanc, le Noir,
La créature de Dieu qu'elle qu'en soit la couleur.
Quelle différence?
Alors, maintenant viens, oublions toutes ces années
Et, la main dans la main, ensemble sur le chemin, 
Marchons.

Jean Mathys, dans Le Scribe 83/2021, Martigny, Soleil Blanc, 2021.

mardi 30 novembre 2021

John La Galite, en eaux troubles à bord d'un vaisseau fantôme

John La Galite – Aujourd'hui passé à l'auto-édition, l'écrivain John La Galite a fait paraître ses premiers romans chez Plon. C'est là, en particulier, que voit le jour son tout premier opus, "Le Lézard vert". Il s'agit d'un thriller à l'américaine qui, paru en 1997, flatte le goût du lecteur pour l'exotisme en situant son intrigue en Californie et dans les îles avoisinantes. 

Voyons comment ça commence... le lecteur suit Wayne, un homme jeune au parcours familial un peu compliqué: c'est un enfant pas vraiment désiré, vite orphelin de père et constamment tenu à l'écart par sa mère, dont l'obsession est de faire carrière à Hollywood. Lorsque sa mère meurt à son tour, trop tôt bien sûr, il hérite d'une fortune qui fait de lui une sorte d'héritier désœuvré qui navigue sur la côte Ouest des Etats-Unis et baise mollement les femmes qui se présentent à lui. Tout bascule lorsqu'il choisit d'acheter un bateau à voile et de sillonner les mers avec Lisa, qui l'initie à la cocaïne. Quel est le mystère du "Gallant Lady", précédemment "Nijinski"?

Structurée en trois parties, la construction du roman est astucieuse. L'auteur enchâsse en effet, au cœur de son propos, le récit des cahiers de bord retrouvés sur le navire – sauvé d'un naufrage dû à un ouragan puis renfloué. Le lecteur est alors plongé dans un autre univers, dessiné par les manuscrits trouvés à bord: celui d'une équipe de gens plus ou moins artistes qui font une croisière entre plus ou moins amis. Ainsi se dessine l'histoire du navire qui sert de décor pour l'essentiel du roman. Il y a du fric là-dedans, pas moins de 50 millions de dollars à se partager, et aussi beaucoup de drogue et d'alcool. Et un certain Shylock, qui exige sa livre de chair... Comme ces manuscrits ne donnent pas la clé de l'intrigue, Lisa, qui les a découverts, va se montrer curieuse pour démêler les fils – c'est tout l'enjeu de la troisième partie, qui fait figure de retour dans le monde réel après une partie médiane hallucinée.

Il est frappant de relever que l'auteur soigne le traitement de cet élément de décor qu'est le bateau, allant jusqu'à lui donner une histoire inquiétante. C'est un lieu hanté, dont le passé en fait une embarcation maudite: celles et ceux qui l'empruntent pour naviguer sont-ils condamnés à mourir? Quant à changer de nom, c'est, pour un bateau, changer de masque. Mais l'embarcation reste la même, avec son âme. L'auteur souligne enfin le côté énigmatique du voilier en y installant un chat borgne et bizarre, El Greco. Ce nom fait référence à l'artiste, bien sûr – et l'auteur mobilise du reste les références littéraires et culturelles pour donner de l'étoffe à son histoire et faire rêver le lecteur. On pense à Shakespeare avec l'insaisissable Shylock, ou à l'imaginaire qui naît des vaisseaux fantômes façon Wagner.

Le lecteur aurait certes aimé des personnages parfois un peu plus typés (qui est Wynona, qui est Rachel? On les confond un peu, même si l'une des deux sera plus mémorable en définitive) et un rythme encore plus vif, plus percutant – même si l'auteur, accélérant l'alternance de points de vue tout à la fin du récit, est conscient de la question et crée une illusion réussie de sprint final. Est-ce pour autant un roman devenu fade, à une génération de distance? Certes non. L'auteur ficelle parfaitement son intrigue, la mène avec sérieux, y insère son lot de retournements de situation surprenants, et a l'art d'y glisser parfois des histoires qui tiennent le lecteur en haleine, quitte à se laisser entraîner dans des mystifications malicieuses. Celle du "Lézard vert" éponyme, par exemple. Qu'est-ce que c'est que ce McGuffin? C'est à découvrir dans le premier roman de John La Galite.

John La Galite, Le Lézard vert, Paris, Plon, 1997.

Le site de John La Galite.

dimanche 28 novembre 2021

Dimanche poétique 516: Catherine Gaillard-Sarron


«Acorps» parfaits

Quand ton corps vigoureux vient épouser le mien
Que dans la nuit complice contre moi il se glisse
Que ton souffle léger vient caresser mon dos
Que ta main doucement se réchauffe à mon sein
Qu'elle effleure ma hanche, se pose sur mes cuisses,
Quand tout contre mes reins je sens ton ventre chaud
Que tes bras familiers me ceignent de leur vie
Que nos corps en accord s'unissent à l'envi
Qu'ils se joignent et se fondent, tendrement enlacés,
Tout mon être s'apaise et s'endort, rassuré,
Car dans la paix profonde où tu rêves déjà
Ton cœur bat la mesure de ton amour pour moi.

Catherine Gaillard-Sarron, Le refuge essentiel, Chamblon, Ed. CGS, 2021.

jeudi 25 novembre 2021

Rêves d'enfance dans une forêt merveilleusement réelle

Ernst Zürcher et Marion Alexandre Cantaloube – C'est un beau conte, destiné aux 9-13 ans, que vient proposer Ernst Zürcher, ingénieur forestier de renommée mondiale, avec "A l'écoute de la forêt". En une petite centaine de pages bien aérées, son récit développe la possibilité d'une communication entre les humains et les végétaux, en particulier les arbres. Un univers étonnant, d'apparence irréelle mais en fait bien fondé pour dire le caractère vivant de la forêt. 

Le jeune lectorat peut s'appuyer sur les illustrations de Marion Alexandre Cantaloube, dont la qualité éclate dans les représentations fouillées d'arbres; sa belle palette de couleurs et certaines de ses compositions aux airs oniriques ne sont pas sans rappeler Marc Chagall.

Ce conte suit trois personnages, deux filles – Sylvie et Sofia – et un garçon – Ioan – qui décident de passer une nuit en forêt à l'écoute des arbres. C'est tout naturellement que le contact s'établit, d'abord avec un faux départ dans une forêt excessivement homogène où les arbres souffrent et le font savoir. La deuxième forêt, naturelle, exempte de toute intervention humaine excessive et malvenue, sera la bonne. Dès lors, l'auteur convoque des éléments de sagesse celte, en particulier l'alphabet oghamique, pour matérialiser la symbiose possible entre l'humain, druide d'antan ou enfant d'aujourd'hui, et les arbres.

L'ambiance est dès lors au merveilleux, au rêve facilement – c'est le plus souvent la nuit que la forêt et ses arbres expriment leur ressenti et entrent en dialogue avec les enfants, précisément par des songes. Un livre, emporté par l'un des enfants, sert également de piste pour aller plus loin, sur la base d'une traduction française de l'alphabet oghamique que les jeunes en forêt se réapproprient à leur manière, composant par exemple des groupes d'arbres d'essences variées à partir des lettres de leurs prénoms. 

Dans la préface, signée Lia Rosso, ainsi que dans les annexes, "A l'écoute de la forêt" indique, sur la base de réflexions et d'anecdotes surprenantes, que les végétaux communiquent entre eux et sont aussi, à leur manière, sensibles. Ce qui ouvre la porte à l'idée d'une possible sagesse, de laquelle l'humain peut apprendre beaucoup pour peu qu'il s'y intéresse.

Ernst Zürcher, A l'écoute de la forêt, Lausanne, Favre, 2021. Illustrassions de Marion Alexandre Cantaloube, préface de Lia Rosso.

Le site des éditions Favre, celui de Marion Alexandre Cantaloube, celui de Lia Rosso

mercredi 24 novembre 2021

Armes ou amour, quand tout se négocie

Yan Walther – "Win-win (nos armes)", tout est dans ce titre emprunté au monde du business contemporain: la négociation, vue comme une manière d'atteindre une situation satisfaisante pour tout le monde, est le fil conducteur de la pièce de théâtre que l'auteur romand Yan Walther a écrite pour quatre acteurs, trois hommes et une femme. 

La lecture de la pièce fait travailler l'imagination. Tout commence avec une réunion dans une salle d'aéroport impersonnelle où se rencontrent des gens d'affaires chinois et suisses. Une négociation, ça se prépare – c'est comme un lever de rideau au théâtre, et la scène 2 a des allures de visite en coulisse, ces coulisses où s'apprêtent les acteurs. Elle fait suite à une scène 1 volontairement mystérieuse, presque transcendante, où s'exprime un "Grand Négociateur" qu'on imagine divin.

Venons-en au concret: cette négociation autour d'un produit indéfini mais susceptible d'être à usage militaire ou civil est l'une des pistes de la pièce. Il y en a d'autres: soudain apparaît, en contrepoint au business le plus moderne, les personnages intemporels de Schéhérazade et de son mari le sultan. Le dramaturge revisite leur relation existentielle à l'aune de la négociation: Schéhérazade accepte la règle du jeu et monte un feuilleton pour survivre. Ce feuilleton permet de développer une histoire enchâssée, celle de cet homme qui trébuche sur Fyodor, un mendiant plein de ressources. 

On pourrait encore parler de la scène du "Truel", drôle et déjantée, où la négociation existentielle entre la cliente d'un supermarché, le caissier et l'agent de sécurité prend la forme d'une scène à la Sergio Leone refaite à plus d'une reprise. Laquelle est la plus véridique, qui tue qui? Il y a aussi les amours, qu'on croirait absolues mais qui sont dès le départ l'objet de négociations, de marchandages: "On nique... au jardin botanique!" – mais de nuit, à l'abri des regards du public, ou de jour? Petit délice supplémentaire pour le spectateur, sans doute: on imagine la comédienne faisant claquer ses rimes en "-ique". Et le contrat de mariage? Permis de négocier – et de déconstruire face au curé ce que chacun des conjoints place dans la "balance".

Vu comme ça, il est permis de penser que "Win-win (nos armes)" est une pièce ample et foisonnante. Qu'on se détrompe: le dispositif se démarque par son efficacité et son économie. Si nombreux que soient les rôles, en effet, ceux-ci sont tenus par quatre personnes, une femme et trois hommes. Le lecteur ne peut qu'imaginer par quels tours de passe-passe la mise en scène assure les glissements d'un personnage à l'autre, qui fait de chaque personne sur scène un transformiste – la comédienne, par exemple, est tour à tour (liste non exhaustive) une froide négociatrice chinoise, Schéhérazade des Mille et une nuits ou une cliente de supermarché. Cela, sans oublier les décors... 

Quant à la pièce elle-même, elle tient sur moins de cent pages. Le dramaturge cisèle ainsi des scènes courtes où s'échangent des répliques efficaces, courtes autant que possible, longues uniquement si c'est vraiment nécessaire. Elles peuvent s'avérer interchangeables, en particulier dans le final (scène 33), où chaque comédien est invité à dire une phrase, à tour de rôle, de façon parfaitement aléatoire. Quant à la cohérence entre les différents univers développés, elle se dessine peu à peu au fil de motifs récurrents – le plus marqué et constant étant celui de la négociation, mais il n'est pas le seul.

Il sera en effet question aussi de virus et d'antidotes, d'armements même, pour dire que tout est politique. Reste que "Win-win (nos armes)" est une pièce dense qui réussit à évoquer plein de questions dans un environnent réduit. Gageons que cette courte pièce a dû résonner dans toute son ampleur lors de sa première aux Pulloff Théâtres, le 25 septembre 2021.

Yan Walther, Win-win (nos armes), Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site de BSN Press.


Yves Velan, une certaine lecture des lettres suisses

Yves Velan – Les éditions d'En Bas ont réédité un petit recueil rassemblant trois discours et textes théoriques marquants d'Yves Velan (1925-2017), sous le titre du principal d'entre eux, "Contre-pouvoir". Celui-ci donne le ton: adressé au Groupe d'Olten, collectif d'écrivains suisses, il développe non sans ironie une esthétique personnelle de la littérature et évoque les questions de positionnement politique et de statut collectif du groupe, inévitables pour tout écrivain qui réfléchit un tant soit peu au monde qui l'entoure et qu'il est appelé à évoquer dans ses textes. L'ambiance est à la tentative de manifeste.

La préface de Daniel de Roulet place "Contre-pouvoir", lettre au Groupe d'Olten, dans le contexte précis  d'une dissidence: le Groupe d'Olten est un ensemble marqué à gauche d'écrivains en désaccord avec la Société suisse des écrivains, dont les choix ont été jugés excessivement réactionnaires à un moment donné – le préfacier rappelle par exemple le parrainage de l'armurier Bührle. Dès lors, lire "Contre-pouvoir", c'est lire une exhortation: ce n'est pas tout de faire dissidence, de se réunir régulièrement dans une ville suisse bien pratique (elle est parfaitement accessible en chemin de fer). 

Dès lors, agitant un "petit trousseau de questions", Yves Velan donne dans "Contre-pouvoir" des pistes provocatrices pour une certaine conception de la littérature et de la culture telles qu'elles devraient être en Suisse, en rupture critique avec le "soft goulag" bourgeois dominant. Il est permis de penser qu'elles se confondent avec la vision qu'a Yves Velan lui-même de la littérature, et même de s'y opposer frontalement, si construite et pensée qu'elle soit – mais en voici quelques aspects: le refus farouche d'une industrialisation de la littérature au travers de la "série", façon d'écrire foncièrement répétitive à base de recettes, et qui exige une clarté considérée comme bourgeoise, donc réactionnaire, inapte à toute idée de questionnement ou de subversion. Surtout, ces questionnements sont la réponse critique d'un artiste aux "Eléments pour une politique culturelle en Suisse", détaillés dans le très administratif rapport Gaston Clottu (1975).

Refuser la série, refuser la recette? L'idée même qu'on puisse apprendre à être écrivain surprend l'essayiste, qui précise non sans humour, dans son "Discours à l'occasion de la remise du Prix de l'Etat de Neuchâtel, le 19 mars 1993", ce qu'il en pense, en jouant avec la figure du pompier, mythique aux Etats-Unis: au fond, il ne s'agit que d'apprendre des techniques toutes faites. Mais le travail d'écrivain n'est pas là, pour lui – une idée fort européenne, héritée du romantisme sans doute, qui suppose aussi une exigence plus radicale d'adaptation constante de la recette au propos, et accepte même de ne surtout pas rechercher le succès public.  

Dans sa postface, Jean Kaempfer valide. Reste qu'il est permis de s'interroger sur ce qu'en pensent les écrivains d'aujourd'hui, quelle que soit leur envergure: on les voit désireux d'être lus, mais aussi de faire passer des messages en plus de raconter des histoires – ce qui peut passer par le recours aux littératures de genre, le roman policier en premier lieu, mais aussi la romance ou les littératures dites de l'imaginaire. Yves Velan les considérerait comme stéréotypées, émanant de la "série", donc à vouer aux gémonies. 

Or, le moment littéraire romand apparaît aujourd'hui quelque peu différent: alors que le roman policier a su conquérir ses lettres de noblesse, les autres formes, sous la plume des écrivains les plus talentueux et les plus fins, s'efforcent de se profiler dans les interstices laissés par leurs canons. Cela, aussi sur un fond de déclin relatif de la littérature générale, cette "littérature blanche" dans laquelle s'inscrit sans doute l'œuvre d'écrivain d'Yves Velan. A quoi bon dire le monde si c'est pour ne pas être entendu? Sûr d'être dans le vrai, refusant de considérer la visibilité comme un gage de succès, Yves Velan pouvait peut-être l'accepter, quitte à se rabattre sur une posture de poète maudit, ou talent démodé et relégué à la façon du Hungerkünstler de Kafka, cité par Velan. 

Mais ce n'est plus forcément le cas des auteurs d'aujourd'hui: la vie d'écrivain, avec ou sans convictions à porter, est trop courte pour écrire pour le pilon ou accepter, avant même d'avoir posé le premier mot d'un roman, d'exercer un art démodé. Cela, d'autant plus qu'il faut presque toujours, en tant qu'écrivain suisse (romand), exercer un autre emploi pour faire bouillir la marmite – mais c'est une autre histoire.

Yves Velan, Contre-pouvoir, Lausanne, Editions d'En Bas, 2021, préface de Daniel de Roulet, postface Jean Kaempfer.

Le site des éditions d'En Bas.

lundi 22 novembre 2021

Femme de théâtre, personnalité engagée: toute une vie de Mousse Boulanger

Corine Renevey – La comédienne et poétesse suisse romande Mousse Boulanger (1926- ) a su marquer les mémoires en Suisse romande. Nombreux ont sans doute été les écoliers qui ont, comme moi, assisté à l'une de ses représentations poétiques à l'occasion d'une scolaire. A titre personnel, je garde un souvenir ému, et c'est peu de le dire, d'une lecture qu'elle a faite de ma nouvelle "Cou lisse" dans le cadre d'un concours organisé par l'Association vaudoise des écrivains – sans oublier ses encouragements. Autant dire que c'est avec une curiosité alléchée et reconnaissante que je me suis plongé dans "Mousse Boulanger femme poésie: une biographie", l'ouvrage que lui a consacré l'universitaire Corine Renevey.

La biographe adopte, dans un premier temps du moins, une approche temporelle chronologique pour évoquer Mousse Boulanger. D'emblée, on s'interroge sur son prénom insolite, "Mousse": quelle est sa légende? Plutôt que de céder à telle ou telle hypothèse, l'auteure tranche en indiquant que ce sera Berthe, comme l'a voulu sa mère, jusqu'à son douzième anniversaire. Et de la mousse, il y en aura, dans les forêts du Jura suisse et d'ailleurs que la future comédienne arpente en femme de caractère – femme libre aussi, ce qu'elle sera jusqu'au bout. Ce qui n'a rien d'évident dans la Suisse des années de Seconde guerre mondiale et d'immédiat après-guerre.

La biographe pointe avec précision les éléments qui, dans la jeunesse et l'enfance de Mousse Boulanger, vont diriger sa vocation. Le poste de radio familial, en particulier, va lui donner envie de "parler dans le poste". Non sans malice, la biographe souligne ces nombreux "Pierre" qui ont jalonné le parcours sentimental de Mousse Boulanger – jusqu'à ce qu'elle rencontre celui, "mime parlant" talentueux passé par Paris, qui sera son mari à la ville et son complice sur scène à l'enseigne des "Marchands d'images": Pierre Boulanger. Il y a aussi le travail de bureau, exercé à Bienne mais aussi au Royaume-Uni: ce sont les voies de l'émancipation, de la découverte de soi et de l'ailleurs.

Dès lors, l'auteure retrace, tout en plaçant Mousse Boulanger au centre de l'histoire, tout le petit monde bouillonnant du théâtre romand du mitan du vingtième siècle. Avec Mousse Boulanger, le lecteur voyage jusqu'au théâtre du Jorat, mais aussi en France ou en Bulgarie, sur les pas de poètes locaux ou universels qui ont intégré le répertoire du couple. Ce tropisme pour la poésie, la biographe le souligne en glissant régulièrement, comme des respirations dans son propos, quelques vers d'Eluard ("Liberté", bien entendu), Aragon ou Desnos – pour n'en citer que quelques-uns, que Pierre et Mousse Boulanger aiment réciter en scène.

La biographe évoque également les engagements littéraires et politiques, féministes et ouvriéristes, de Mousse Boulanger. On la retrouve à la Radio suisse romande, on la voit aussi engagée autour des poètes Gustave Roud et Vio Martin, dans un guêpier complexe où la comédienne défend la poétesse Vio Martin, jugée compliquée et peut-être folle, facilement cantonnée à l'écriture pour l'enfance, face à des universitaires peu désireux de déboulonner le mythe hiératique d'un Gustave Roud solitaire, aromantique et peut-être homosexuel. La biographe réussit ici à donner une lecture claire d'une de ces querelles de clocher dont les lettres romandes ont pu avoir le secret naguère.

Les amateurs de belles-lettres auraient peut-être apprécié que cet ouvrage parle davantage encore des écrits de Mousse Boulanger, quitte à mettre les mains dans le cambouis à l'occasion, afin de mieux positionner la comédienne comme femme de lettres, plus: comme poétesse et romancière. Une biographie plus spécifiquement littéraire, scripturale, reste dès lors à faire, même si ses ouvrages sont cités, en particulier "Les Frontalières" (2013), qui évoque largement la jeunesse de Mousse Boulanger, vécue pendant la Seconde guerre mondiale dans le Jura, près de la frontière franco-suisse. Courte réserve! En signant "Mousse Boulanger femme poésie: une biographie", un ouvrage jalon nourri de documents nombreux et d'entretiens précieux, Corine Renevey dessine le portait généreux d'une personnalité clé des lettres romandes et suisses du vingtième siècle. 

Corine Renevey, Mousse Boulanger femme poésie: une biographie, Vevey, L'Aire, 2021.

Le site des éditions de l'Aire.

Lu par Francis Richard

dimanche 21 novembre 2021

Dimanche poétique 515: Bruno Mercier


Les toits de Marrakech

J'observe les toits-terrasses.
Des silhouettes dépassent
Des murets pour prendre du linge,
Arroser des lauriers roses,
Se détendre avec une cigarette.
Regard sur l'immensité du ciel,
La vie prend de la hauteur.
On y entasse des insolites,
Des antennes paraboliques
Orientées vers les étoiles.
J'aime ces jardins de briques
Où l'on oublie les soucis,
Ces espaces lumineux
Où le soleil opère sans ombre.

Marrakech, décembre 2017.

Bruno Mercier (1957- ), Ange ou dragon?, Suen/St-Martin, Soleil Blanc, 2019.

vendredi 19 novembre 2021

Catherine Gaillard-Sarron, l'amour toujours recommencé

Catherine Gaillard-Sarron – L'amour est d'autant plus beau lorsqu'il est l'œuvre de toute une vie, et qu'il permet de venir à bout des épreuves les plus ardues. En offrant à ses lecteurs "Le refuge essentiel", l'écrivaine Catherine Gaillard-Sarron dévoile vingt ans de poésie, reflets de quatre décennies d'un amour sans faille à Claude, son mari, source permanente d'inspiration autant que de sentiments. Y a-t-il pour lui un mot masculin pour dire "égérie" ou "muse", d'ailleurs?

"Le refuge essentiel" s'inscrit dans la droite ligne des recueils que la poétesse a écrits pour explorer par les mots et par le genre poétique ses sentiments. Ce recueil reprend des poèmes antérieurs, retravaillés à l'occasion. Quant aux vers inédits, ils s'apparentent à une continuation, évocatrice en particulier de cet amour qui survit aux années, et dont l'écrivaine s'émerveille.

Francs et sincères, naïfs en ce sens qu'ils sont le vecteur d'un ressenti toujours neuf et frais, les vers de la poétesse s'avèrent porteurs de sensations immédiates que le lecteur partage aisément. Ils fonctionnent sur une base néoclassique, créant un gris typographique familier fait de strophes. La forme suggère ainsi, autant que les mots, la solidité d'un amour confiant sur lequel on peut construire - l'ambiance est à la valeur sûre, en particulier dans la première partie du recueil, "La Terre de l'Aimé". 

Et lorsque la versification se fait plus libre, c'est que ce qui doit être dit doit également paraître plus passionné. Elle ose dès lors une ponctuation plus hardie, riche en points d'exclamation par exemple, pour porter une musique qui s'arrête soudain d'être rassurante. 

La rythmique voulue par la poétesse résulte aussi de ces vers répétés comme une ritournelle qui structurent plus d'un poème. Il y a plus: le lecteur est entraîné dans sa lecture par plusieurs motifs récurrents, précisément les yeux du mari muse, aux couleurs changeantes au gré des poèmes et donc des ambiances, ou ses mains, maintes fois décrites dans une tonalité amoureuse, qu'elles portent l'alliance ou qu'elles caressent – ce sont celles du mari et de l'amant.

Chaque partie du recueil "Le refuge essentiel" évoque l'un des aspects finement choisis, vécus, d'une vie amoureuse présentée comme évidemment épanouie. L'érotisme en fait partie, et ce sera le jeu de "Epa(nui)ssement", marqué par quelques trouvailles verbales qui, créatives, reflètent la créativité dont l'amour physique peut être porteur. Il y a une part de doute dans "Attention fragile", qui évoque les frottements inhérents à la vie à deux. Quant à l'épreuve, elle est l'apanage de "Tremblement de cœur", souvenir du cancer de l'homme. Le soutien est difficile, l'hospitalisation impose la distance: tout d'un coup, tout est remis en question. 

Et poème après poème, l'auteure décline en un recueil plus que généreux un amour à la fois constant et sans cesse recommencé. S'il y a un jeu sur les focalisations, si certains poèmes disent "il" plutôt que "tu" parce que celle qui raconte prend le temps de se retirer pour mieux savourer, et si l'auteure ose parfois une tonalité ludique, l'ensemble laisse surtout au lecteur l'impression réussie que l'auteure évoque un amour considéré comme un sentiment de toujours, hors du temps, lien immarcescible entre l'humble humanité et quelque chose qui la dépasse, cosmique ou divin. 

Catherine Gaillard-Sarron, Le refuge essentiel, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2021.

Le site de Catherine Gaillard-Sarron.


mercredi 17 novembre 2021

Mortelle douceur du silence

Raphaël Guillet – Que ne ferait-on pas pour avoir un peu de silence et de calme autour de soi? Serait-on même prêt à tuer? En mettant en scène un personnage misophone dans "Doux comme le silence", l'écrivain Raphaël Guillet s'invite dans le genre du roman policier avec un texte d'une grande originalité. 

Et face à une série d'assassinats perpétrés apparemment au hasard, la jeune inspectrice Alice Ginier aura fort à faire pour ses débuts à la police cantonale vaudoise. Le lecteur suit donc ses doutes, ses avancées, ses réflexions, au fil de chapitres courts et accrocheurs qui impriment un rythme alerte au récit. Voilà qui n'est pas évident: hors norme, l'enquête semble longtemps piétiner. Et l'auteur ne manque pas, fort justement, de relever la pression de la presse, au travers du journal "24 heures" et de sa fort culottée rédactrice, Noémie Clément.

Longtemps, en effet, le lecteur est seul à connaître le nom du coupable, Victor Morand, que l'auteur montre en action en alternance avec les avancées de la police. Pour la police, et pour reprendre les mots de l'écrivain Phil Marso (par ailleurs inventeur de la Journée mondiale sans portable, fixée au 6 février), c'est un "tueur de portable sans mobile apparent": qu'une personne gueule dans son smartphone à proximité, ou qu'il fasse simplement un bruit qui l'incommode (parmi ses victimes, il y a un chien), et c'est pan-pan! 

Même le guet, homme emblématique de la cathédrale de Lausanne, chargé de clamer les heures à la cantonade, passe à la moulinette. Ce n'est là qu'un des nombreux marqueurs de l'option terroir qu'a choisie l'écrivain: de Lausanne, il dit les quartiers, les cafés, le métro et ses deux lignes. Cela, sans compter tel bateau historique naviguant sur le Léman, et où l'intrigue trouvera son dénouement sanglant – ni les environnements campagnards hors de Lausanne, tels que la dent de Jaman, qui font contrepoint. Pour accrocher, c'est classique et rassurant comme procédé: le lecteur se plaît à retrouver des lieux familiers. En l'espèce, il se surprend même à "googler" les noms des petits vins dégustés par ses personnages, pour voir jusqu'où va le réalisme de l'écrivain. Donc oui: le "Blanc de filles" de la cave Wannaz est un assemblage qui existe vraiment et paraît bien attrayant.

En mettant en scène un misophone maniaque à l'extrême, tueur en série d'un genre nouveau, littéralement allergique aux téléphone portable, l'auteur ne se contente pas de dessiner un personnage de méchant fort original. Il va plus loin: en observant le rapport qu'ont chacun de ses personnages avec leur smartphone (et Dieu sait qu'il est précieux dans le travail du personnel de la police!), il amorce chez le lecteur une réflexion sur l'utilisation qu'il fait de cet appareil. Est-elle excessive, est-elle gênante pour d'autres – et ces autres pourraient-ils avoir envie de tuer pour avoir la paix? 

Raphaël Guillet, Doux comme le silence, Lausanne, Favre, 2021.

Le site des éditions Favre.

Un article de L'Express sur la misophonie, par Audrey Renault.