mardi 2 mars 2021
Avec Vincent Edin dans les méandres obscurs de la philanthropie
dimanche 28 février 2021
Dimanche poétique 488: Philippe Jaccottet
vendredi 26 février 2021
Le métro, théâtre d'une poésie à jouer avec Dominique Brand
Dominique Brand – C'est à une sortie dans les rames du métro berlinois que le poète et dramaturge franco-suisse Dominique Brand invite ses lecteurs et ses spectateurs dans "A quai la terre". Il s'agit là d'un ouvrage posé entre deux eaux: celles du théâtre, lieu de la mise en voix vivante, et celles de la prose poétique, lue dans l'intimité. Et que ce soit sur scène ou en lecture silencieuse chez soi, ça fonctionne.
Un mot sur le contexte de cette publication, d'abord: "A quai la terre" a dû composer avec les conditions sanitaires et administratives que l'on sait. L'œuvre a ainsi vu le jour hors des salles de théâtre le 26 janvier 2021 sous l'égide du Théâtre 2.21 à Lausanne. Elle assume d'être en permanente métamorphose. Une métamorphose qui fonctionne aussi dans l'esprit du lecteur qui n'a pas été spectateur. "Les théâtres sont fermés, le moment est propice à réinventer les modes de représentation", commente la journaliste Natacha Rossel dans "24 heures".
"A quai la terre" se présente comme une succession de portraits et de choses vues dans le métro de Berlin, emblématique de tous les métros du monde. Portraits de gens anonymes, vues de manière fugace, croquées à coups de crayon rapides et précis, pour ne pas dire prégnants: en quelques lignes, émerge à chaque fois un humain dans sa singularité: "Dame Halloween", ou ce "Prédicateur" qui vit sa misère – toute une histoire condensée en quelques lignes. Ces portraits, ces instantanés veut-on dire, composent la mosaïque du cosmopolitisme des grandes villes, avec des personnages venus de loin pour exercer des travaux ignorés mais essentiels.
Fait remarquable, l'écriture se passe pratiquement de ponctuation. Résultat: l'acteur seul est invité à ciseler la musique du texte – ou, pourquoi pas, le lecteur, qui peut se lancer chez lui, à haute voix. Cela, même si l'agencement des mots, certaines cascades de noms communs juxtaposés pour suggérer l'accélération par exemple, donnent des pistes.
Et pourquoi être seul à dire les textes, d'ailleurs? C'est le choix de la scénographie prévue, signée Nicolas Wintsch, avec la comédienne Anne Vouilloz. Mais le lecteur aura peut-être d'autres envies, et celles-ci sont dans le texte lui-même: on pourrait par exemple imaginer une voix incidente, aussi contrastée que possible, pour clamer les annonces par haut-parleur du métro berlinois, qui viennent rompre le déroulé de la relation des portraits. Rupture double d'ailleurs: le poète les maintient en allemand, alors que ses proses poétiques sont en français.
Et la salle rêvée paraît se rallumer au moment de l'épilogue, au rythme changé: les séquences s'écrivent par lignes, la ponctuation est de retour. Cela, pour rappeler ce lieu paradoxal du métro, théâtre de contacts et de distanciation sociale, de connexions tous azimuts. Avec "A quai la terre", il est bien sûr permis de penser aux livres "Le métro est un sport collectif" de Bertrand Guillot ou "Je regarde passer les chauves" de Sandrine Sens, qui disent le métro parisien. Mais après tout, pourquoi ne pas aller un peu plus loin?
Dominique Brand, A quai la terre, Lausanne, BSN Press, 2021.
Le site des éditions BSN Press.
Lu par Francis Richard.
mercredi 24 février 2021
Jean Claude Hautdegant, le parcours d'un initié
dimanche 21 février 2021
Dimanche poétique 487: Joachim du Bellay
Quand je te dis adieu, pour m'en venir ici
Quand je te dis adieu, pour m'en venir ici,
Tu me dis, mon La Haye, il m'en souvient encore :
Souvienne-toi, Bellay, de ce que tu es ore,
Et comme tu t'en vas, retourne-t'en ainsi.
Et tel comme je vins, je m'en retourne aussi :
Hormis un repentir qui le coeur me dévore,
Qui me ride le front, qui mon chef décolore,
Et qui me fait plus bas enfoncer le sourcil.
Ce triste repentir, qui me ronge et me lime,
Ne vient (car j'en suis net) pour sentir quelque crime,
Mais pour m'être trois ans à ce bord arrêté :
Et pour m'être abusé d'une ingrate espérance,
Qui pour venir ici trouver la pauvreté,
M'a fait (sot que je suis) abandonner la France.
Deux femmes suisses au Nicaragua, entre sororité et choc des cultures
Danielle Coquoz – Le Rio Coco, vous connaissez? C'est le fleuve qui sépare le Honduras du Nicaragua. Peut-être en connaissez-vous le nom originel, à lui donné par les Amérindiens Miskitos, qui donne son titre au témoignage de Danielle Coquoz: "Rio Wangki". L'auteure y relate les mois qu'elle a passés en Amérique centrale dans le cadre d'une mission un peu folle au chevet des Miskitos, qui sont une population déplacée pendant des années 1980 marquées par la guerre civile. L'idée? Leur faire retrouver leurs terres d'origine. Cela, sous l'égide du CICR.
Le lecteur est vite happé par la musique que l'auteure installe. Cette musique, c'est celle qui installe de l'humour au fil de mots. L'auteure n'hésite pas à rire d'elle-même et de sa propre aventure, presque quarante ans plus tard. Il en résulte un ton résolument familier qui souligne le talent naturel de conteuse de l'auteure. Un talent qui s'exprime tant dans l'anecdote que dans la relation des enjeux d'une mission assez lourde, voire dans les rappels historiques, qui ne sont jamais ennuyeux.
Alors oui: il y a des choses sérieuses dans "Rio Wangki". L'auteure insiste régulièrement sur l'impératif de neutralité auquel le CICR doit rigoureusement se soumettre lorsqu'il intervient en des lieux où la guerre sévit – et en l'espèce, ce témoignage plonge dans les temps où les Contras et les Sandinistes se font face au Nicaragua. Cette neutralité transparaît dans "Rio Wangki", qui refuse de prendre parti pour les uns ou pour les autres. Qui plus est, en relatant une page d'histoire des Miskitos, il observe, avec toute la distance voulue, une communauté autochtone qui, pour des raisons historiques bien expliquées, penche vers ceux qui parlent anglais. Et jamais l'auteure, strictement descriptive, ne condamne ni n'approuve ce parti pris.
"Rio Wangki", c'est une aventure humaine et interculturelle à plus d'un titre, et c'est au fil des anecdotes que l'auteure le révèle. L'auteure se met en scène tantôt face aux Miskitos dont elle découvre les coutumes peu à peu, tantôt face aux latinos qui seront ses collaborateurs, qu'ils soient capitaines de navire, responsables logistiques ou bénévoles humanitaires. Un jour, il faudra virer séance tenante un homme qui utilise la nourriture livrée par le CICR pour monnayer des faveurs sexuelles auprès de femmes contraintes par la misère à cette extrémité. Un autre, l'auteure découvre les noms des Miskitos, pittoresques ou inquiétants. Mais le choc des cultures vécu sous les assauts des moustiques et les déluges démentiels, n'est pas exempt de rires ni de sourires.
Enfin, en évoquant sa collaboration avec sa collègue Andrée Juvet, l'écrivaine relate une véritable complicité, pour ne pas dire sororité, face à l'adversité d'un monde hostile – tantôt à cause des hommes, tantôt à cause de la nature. On se soutient moralement lorsque le moral flanche, on va jusqu'à se sauver la mise l'une l'autre, dans un esprit d'équipe réellement vécu. Cela va jusqu'aux rituels, par exemple les repas bien arrosés entre copines dans ce bistrot "un rien chicos" de Puerto Cabezas, où des crocodiles nagent dans un aquarium, face aux clients. Et deux femmes en mission, c'est un monde de particularités que l'auteure relate: nécessité d'être ferme lorsque ça menace de sortir des rails, mais aussi possibilité de s'ouvrir des portes sur des choses aussi triviales qu'un besoin pressant sur le territoire du Honduras, en principe interdit d'accostage à la mission.
L'auteure est consciente qu'en tant qu'envoyée du CICR au Nicaragua, elle est le maillon d'une chaîne: d'autres reprendront en main le projet de relation d'une population qu'elle a lancé, de même qu'elle aura peut-être été la continuatrice d'autres projets. Sincère et joyeuse, elle relate avec talent une tranche de vie aux allures parfois folles ou acrobatiques où l'adversité comme les soutiens prennent des formes inattendues.
Danielle Coquoz, Rio Wangki, Lausanne, Plaisir de lire, 2021.
Le site des éditions Plaisir de lire.
mardi 16 février 2021
Prophéties en Bretagne et conséquences
Liza Lo Bartolo Bardin – La Bretagne, une terre de légendes... voilà bien un classique! La romancière Liza Lo Bartolo Bardin revisite cette idée avec habileté dans un roman solide intitulé "Eärwenn, les messagers de la lande". Ses ressorts sont l'imaginaire des Templiers et la possibilité d'une appréhension du réel druidique, alternative, ésotérique somme toute, mais ô combien riche. Surtout, elle utilise comme substrat la Prophétie de Jean de Jérusalem, controversée mais d'une troublante actualité – et source romanesque fertile et originale.
On ne peut qu'adorer Eärwenn, personnage moteur du roman, cette vingtenaire originale qu'on dit bizarre voire doucement dingue parce qu'elle voit le monde avec ses yeux à elle, qui ne sont pas toujours ceux de la raison. Vrai: elle ne répond jamais aux questions de la raison, celles que lui pose par exemple Thierry, un jeune homme qui en tombe raide amoureux parce qu'il a su, à un certain moment, la regarder sans préjugés. L'écrivaine fait d'Eärwenn un personnage bourré de fraîcheur, mais aussi un guide que Thierry n'aurait jamais suivie sans le moteur de l'amour.
Pour souligner le caractère fantastique de son roman, la romancière souligne telle ou telle légende du cru, à l'instar de ce bâton de Gargantua ou de l'empreinte de son pied. Légendes immémoriales qui font écho à des histoires plus récentes, moins flamboyantes puisqu'elles reposent sur des amours contrariées. Celles-ci s'articulent autour de la mort mystérieuse du marin breton Pierrig De Collmeuc (il en faut bien un), d'un certain Charles-Henri, alcoolique presque sympathique et très intéressé par les vieilles pierres, et de Rozenn, qui aurait pu, dû être sa femme.
Qui est mort, qui est vif? Le chapitre 21 s'ouvre sur une nouvelle période, paraît détaché du reste du roman puisqu'il se déroule à Paris, quatre ans après l'idylle vécue entre Thierry, qu'on a pu croire mort, et Eärwenn. Pourtant, c'est là que la romancière renoue les fils encore rompus d'un généreux récit – dans un esprit qui paraît plus réaliste mais n'en conserve pas moins un bout de fantastique. Qui est en effet cette mystérieuse femme que Thierry rencontre çà et là, alors qu'il écrit des romans aux atmosphères de conte breton? Est-elle un ange, l'éternel féminin ou, à nouveau, l'envoyée des messagers de la lande?
Sur des bases solides, rédigé sur un ton fluide, le roman "Eärwenn, les messagers de la lande" sait embarquer ses lecteurs dans un monde qui plonge ses racines dans l'imaginaire des légendes chrétiennes. Cela, dans un terroir gorgé d'histoires d'hier comme d'aujourd'hui.
Liza Lo Bartolo Bardin, Eärwenn, les messagers de la lande, Saint-Etienne, Laura Mare Editions, 2010.
Le blog de Liza Lo Bartolo Bardin.
Lu par Goliath, Laurence Lopez Hodiesne.
dimanche 14 février 2021
Dimanche poétique 486: René-François Sully Prudhomme
vendredi 12 février 2021
Jean-Yves Dubath et Serge Gainsbourg, brève rencontre hallucinée
lundi 8 février 2021
Dernier lecteur selon Daniel Fohr: et s'il n'en reste qu'un, ce sera celui-ci!
Daniel Fohr – Le lecteur de sexe masculin est-il un modèle obsolète? Avec "L'émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs", l'écrivain français offre à son lectorat un roman d'anticipation original qui pousse à l'extrême une tendance déjà à l'œuvre actuellement: la disparition des hommes qui lisent. "9 lecteurs sur 10 sont des lectrices", dit la quatrième de couverture. Qui sera le dernier? Pour le romancier, c'est son narrateur.
"L'émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs" s'apparente à une confession sur le statut du dernier lecteur, volontiers introspective, relatée par un homme anonyme, littéralement sans propriétés particulières: c'est le lecteur par excellence, qui n'est guère que cela. L'ouvrage commence par quelques constats aux allures documentaires avant de relater, en courts chapitres au ton faussement désabusé, porteur d'un humour qui est comme qui dirait "la politesse du désespoir", truffé d'allusions littéraires que le lecteur détectera avec gourmandise, ce que c'est que d'être le tout dernier lecteur.
Il y a donc le regard sur le lecteur, vu comme un être bizarre et peut-être pas tout à fait viril, ce qui oblige le narrateur à se déguiser en femme lorsqu'il veut lire dans un lieu exposé au public. C'est que dans "L'émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs", le monde du livre est entièrement aux mains des femmes: il n'y a plus que des lectrices, des autrices, des éditrices et autres actrices en -trices.
S'ensuivent plusieurs questionnements, en particulier sur la manière de ramener aux livres ces hommes friands de séries et d'autres supports narratifs plus aisés, et de toutes façons essentiellement copains avec leur barbecue – un motif récurrent, pour le coup. On ne peut pas dire que le narrateur n'aura pas tout essayé: prêter des livres, inciter les collègues à la lecture. Les excuses sont celles qu'on connaît: image du lecteur homme vu comme une bête bizarre, manque de temps ou d'intérêt. Il y aura quelques illusions, certes, de quoi faire sourire le lecteur.
L'idée même d'écrire un livre "par un homme, pour les hommes" va manquer sa cible... elle pose la question du genre des livres: y a-t-il une littérature masculine et une littérature féminine? Comme objet de réflexion, l'auteur balance les romans d'aventure façon Bob Morane, suggérant même qu'Henri Vernes hante les pages de son livre. Il suggère aussi que peu de femmes apprécient Ernest Hemingway, alors que les hommes ne sont jamais vraiment précipités sur Colette. Cela étant, le lectorat du narrateur sera... féminin. Et curieux, bien entendu.
Allant jusqu'à effleurer la question du transgendérisme, utilisant occasionnellement l'écriture dite inclusive, l'auteur suggère que la disparition des lecteurs hommes, donc de leur regard sur les écrits en particulier littéraires, est une forte perte pour l'humanité. Le dernier lecteur est-il dès lors une pièce de musée? En achevant son livre d'une manière qui rappelle quelque peu celle du roman "Le Musée de l'Homme" de David Abiker, l'écrivain élargit le débat en (se) demandant si l'homme, représentant mâle du genre humain, n'est pas lui-même obsolète.
Daniel Fohr, L'émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs, Paris, Slatkine & Cie, 2021.
Le site de Daniel Fohr, celui des éditions Slatkine & Cie.
Lu par Francis Richard, Lire la nuit ou pas.
dimanche 7 février 2021
Dimanche poétique 485: Jacqueline Thévoz
samedi 6 février 2021
Jean-Pierre Ohl, un cadavre sous les rails
Jean-Pierre Ohl – Les inconditionnels de la fratrie Brontë connaissent Jean-Pierre Ohl pour sa toute nouvelle biographie des Brontë, sobrement intitulée "Les Brontë" et parue en 2019, et que m'a signalée une lectrice amatrice de cette époque – merci! Deux ans auparavant, il a proposé à ses lecteurs "Le Chemin du Diable", un roman historique de la meilleure eau, campé dans les années 1824 au cœur de l'Angleterre.
En installant le journal de Leonard Vholes, "destiné à personne", en guise de captatio benevolentiae, l'écrivain annonce d'emblée la couleur: il sera question de mystères à multiples fonds, et le lecteur va se sentir privilégié d'y entrer petit à petit. C'est là qu'il place certains éléments qui vont trouver place dans le roman. Cette "main qui écrit", par exemple, ne fait-elle pas écho à la main du Caporal, tranchée lors d'une insurrection populaire survenue à Peterloo, et remplacée par un fort utile tire-bouchon?
Mais c'est lorsque les personnages du roman deviennent davantage que des ombres que le lecteur se met à saliver. L'auteur a en effet le chic pour dessiner un monde d'humains, surtout des hommes, hauts en couleur, à commencer par Edward Bailey, dont le penchant pour le madère finit par constituer un leitmotiv. On aime aussi la construction de son commanditaire, Spalding, dont l'auteur se complaît à illustrer ses problèmes de goutte – avec l'image qui fait mouche à tout coup, conférant à ce noble un caractère soudain dérisoire.
Il est vrai que "Le Chemin du Diable" tient une bonne part de sa saveur à la capacité de l'écrivain de trouver les images qui font mouche: tels yeux seront ainsi comparés à des huîtres, et une peau tendue par une expression apparaîtra telle une barde de lard. Quant au "Chemin du Diable" qui donne son titre au livre, c'est le chemin de fer, rien que ça. Une telle image cristallise les résistances à ce moyen de transport, novateur au début du dix-neuvième siècle. De façon générale, bien sûr, il y a la crainte de pertes d'emploi ou de salaire, vécue par les travailleurs, et aussi les soucis face à un mode de transport perçu comme pathogène. Ces craintes et soucis, l'auteur les personnifie au travers d'un cadavre trouvé au fil du chantier. Il n'en faut pas moins pour jeter l'effroi et lancer une intrigue qui file sur les rails du genre policier.
Ce regard sur les hommes besogneux, affectés à la construction du chemin de fer ou à la mine, l'auteur les observe avec un réalisme zolien, retrouvant leur jargon et retraçant leurs rancœurs face à une révolution industrielle qui ne tient pas toutes ses promesses. A l'autre bout de l'échelle sociale, il y a les possédants, ceux qui se lancent dans l'invention du chemin de fer et des trains à vapeur, à commencer par George Stephenson, et aussi ceux qui se mêlent de politique, pour le meilleur et pour le pire, entre France et Angleterre: la Révolution française n'est pas loin, Waterloo non plus. Et il y a aussi ce monde de poètes – Charles Dickens en tête, jeune encore, apprenant son latin chez un bouquiniste – et de prostituées qui hantent les marges de l'ouvrage et lui donnent sa couleur littéraire, loin de toute froide technique.
Et comme il se doit, c'est en marge de l'inauguration de la première ligne de chemin de fer, entre Stockton et Darlington, que les derniers fils de l'intrigue se dénoueront. Ils sont complexes, passent par une chambre secrète qui s'ouvre par magnétisme et explorent quelques secrets de famille et autres cadavres mis au placard plutôt qu'au caveau. C'est gourmand, c'est dense, parfois même aussi tortueux qu'un tortillard de campagne: au-delà de l'intrigue, manifestement passionné par son sujet, l'auteur réussit à construire un univers à part entière autour d'un des berceaux de la révolution industrielle de la vapeur. De quoi captiver pleinement!
Jean-Pierre Ohl, Le Chemin du Diable, Paris, Gallimard, 2017.
Lu par Albertine, Alexandre Burg, Brontë Divine, Girl Kissed By Fire, Jean-Paul Gavard-Perret, Lilly, Une Ribambelle.
Et pour la petite histoire: les éditions Harlequin ont publié en 1978 un roman portant le même titre. Signé Violet Winspear, il parle sans doute de transports plus amoureux que ferroviaires...
lundi 1 février 2021
Un moment au bar ou au théâtre avec Mali Van Valenberg
dimanche 31 janvier 2021
Dimanche poétique 484: Henri de Régnier
jeudi 28 janvier 2021
Des lettres pour déconstruire le deuil, l'amour, la littérature
Régis Jauffret – Ecrire une lettre à ceux qui sont dans l'au-delà: plus d'un en a sans doute rêvé. Recevoir une réponse? C'est moins évident. Tel est pourtant l'hypothétique aller et retour épistolier que l'écrivain Régis Jauffret met en mots dans "Lacrimosa". Du côté des anges, on trouve Charlotte. Et du côté de la vie terrestre, un romancier bizarre qui fait figure de narrateur.
Surprise: loin de s'inscrire dans le sillon banal de la passion impossible, la dynamique du récit s'avère électrique. Entre les deux personnages, le jeu s'avère pour ainsi dire conflictuel. L'auteur pose ses balises d'emblée: dans sa première lettre, l'écrivain mis en scène dans "Lacrimosa" vouvoie soudain sa défunte amante, la mettant ainsi curieusement à distance.
Ce qu'elle relève! Ce n'est que le prélude à une démystification méthodique de l'épistolier demeuré vivant. Cela, en tant qu'être humain, en démasquant ses faiblesses et hypocrisies, par exemple des larmes surjouées au moment des funérailles. Mais les lettres de Charlotte, ricanantes, sont aussi une déconstruction de l'art de l'écrivain, systématiquement réduit à ses artifices, à son jeu de masques.
Pourtant, les lettres de l'écrivain ont aussi leur chic. Le lecteur gourmand en apprécie la musique cynique et grinçante, pétrie de vannes volontiers cruelles contre les uns et les autres. Et il sera servi! Mais l'écrivain du roman n'en fait-il pas un peu trop? Ses lettres pourraient alors apparaître comme une tentative de reconquête de sa part, mû par le désir d'aimer un fantôme. Ou un squelette...
Décalée, l'ambiance de "Lacrimosa" est aussi piquante, pour ne pas dire abrasive. Elle véhicule une tentative réussie de démystification des amours impossibles, des figures imposées du deuil (il faut pleurer, il faut prier), et de l'art d'écrire des livres, en y épinglant tant qu'à faire des gens qu'on a intimement connus. Et comme l'écrivain amoureux n'est pas nommé, il est permis de se dire que c'est à lui-même que Régis Jauffret, en virtuose désenchanté, fait ainsi procès.
Régis Jauffret, Lacrimosa, Paris, Gallimard, 2008.
Le site des éditions Gallimard.
Ils l'ont aussi lu: Cecibondelire, Excessif, Laure Limongi, Laxenia, L'empreinte des mots, Litt & Ratures, Stéphie, Tony Shaw, Tout pour les femmes.
lundi 25 janvier 2021
L'âme du violon, de la violoniste et de l'histoire
Yoann Iacono – Les violons ont une âme, dit-on. Est-ce pour cela que la cohabitation avec leur violoniste peut s'avérer incroyablement compliquée, comme dans un couple à vagues, où chacun a ses secrets malgré lui? Telle est la question qui traverse "Le Stradivarius de Goebbels", premier roman de l'écrivain français Yoann Iacono.
Il s'agit d'un roman historique, précisons-le d'emblée: l'auteur évoque librement le destin de la violoniste japonaise Nejiko Suwa, qui a reçu de Joseph Goebbels en personne un violon d'exception, attribué au légendaire luthier Stradivarius. Le donateur est aussi empoisonné que le cadeau: qui sait à qui ses équipes l'ont confisqué, se demande bien sûr le lecteur d'aujourd'hui, qui devine trop bien la vérité. Certes, l'auteur mène l'enquête, comme pour confirmer – on ne saura rien de l'instrument qui lui était familier avant.
Mais le cœur du roman est ailleurs: il réside dans la relation intime que Nejiko Suwa, jeune prodige prometteuse, s'efforce de construire avec ce violon, qu'elle a reçu solennellement et qu'elle est moralement contrainte de jouer en tant que musicienne d'orchestre, violon solo de la Philharmonie de Berlin.
L'auteur dessine ici une forme de lutte: le violon a son âme, imprégnée des souffrances de ceux qui l'ont joué avant elle et qui veulent être entendus. De l'autre côté, il y a une violoniste qui, sûre de son talent au point d'avoir quitté Tokyo et sa famille pour se perfectionner à Paris, se retrouve démunie face à un instrument qui lui résiste, semblant même lui imposer ses tempos.
Le souci est-il chez la violoniste? On pourrait penser à une manière de dystonie de fonction, telle qu'exposée par Aude Hauser-Mottier dans "La musique de la douleur". S'il ne va pas jusque-là, l'auteur évoque bien entendu les doutes qui traversent la violoniste, et qui vont la plonger dans des états dépressifs sévères. Mais, on l'a dit, l'instrument d'exception offert par Joseph Goebbels à Nejiko Suwa a sa vie à lui. L'écrivain en fait ainsi un personnage à part entière, creusant son histoire, challengeant son identité, rappelant ses propriétaires et leurs voix – à commencer par le souvenir de Lazare Braun, Juif déporté.
Que dire des ambiances, des décors? À partir d'un fait historique qu'on a pu oublier, l'écrivain dessine avec précision le décor des nazis triomphants puis défaits, le dernier concert offert à Hitler et à sa garde rapprochée au printemps 1945. Il évoque aussi le sort des Japonais, alliés des Allemands et déportés aux Etats-Unis par la puissance gagnante.
Et pour compléter l'histoire, il trace un parallèle entre le génocide perpétré par le régime nazi et les crimes de guerre japonais à l'encontre de la Chine. Tout cela résonne dans l'art musical de Nejiko Suwa, que l'auteur donne à voir comme la marionnette passive, juste musicienne, d'un jeu de guerre et de diplomatie qui la dépasse et à laquelle elle n'était pas préparée.
Pour le côté brillant, et pour flatter encore un peu les mélomanes qui ne manqueront pas de goûter ce roman, l'auteur rappelle encore les personnages de Hans Knappertsbuch et de Wilhelm Furtwängler, chefs d'orchestre immenses dont il donne à voir la mince ligne de crête qui leur permet d'exercer leur génie sans disgrâce, mais aussi sans jouer le jeu infâme des nazis. En contrepoint enfin, il y aura pas mal de jazz, en particulier avec Miles Davis ou Boris Vian à Paris, puisque le narrateur, Félix Sitterlin, est un trompettiste de jazz qui s'est retrouvé, par le hasard des années, sur le chemin de Nejiko Suwa.
Yoann Iacono, Le Stradivarius de Goebbels, Paris, Slatkine & Cie, 2021.
Le site des éditions Slatkine & Cie.
Lu par Le boudoir du livre, TLivres.
dimanche 24 janvier 2021
Dimanche poétique 483: Charles Baudelaire
vendredi 22 janvier 2021
"Théoda", le regard mûr d'une enfant sur son petit monde
Voix singulière? Marceline est une fillette d'une dizaine d'années lorsqu'elle se raconte dans "Théoda". Alors qu'aujourd'hui, un écrivain aurait tendance à surjouer les mots des gamins, la romancière valaisanne prête à Marceline des mots bien pesés, très écrits. L'impression laissée au lecteur d'aujourd'hui est donc celle d'une narratrice qui, pour son âge, apparaît très mûre, promenant sur son entourage un regard à la fois distancié et personnel, empreint aussi d'une poésie exprimée avec le naturel de l'évidence. On y croit aujourd'hui encore, sachant qu'autrefois, l'enfance ne pouvait se payer le luxe de se prolonger jusqu'à trente ans et au-delà.
Qui est Marceline, d'ailleurs? Ce "J'étais la huitième" qui ouvre le roman indique qu'elle est une voix parmi d'autres, à peine autorisée, celle d'un personnage ni cadet ni aîné, juste moyen tendance basse au sein du classement d'aînesse familial: "En tout, nous étions onze". Pourtant, sa parole compte, c'est celle que l'auteure va chercher: les derniers seront les premiers, dit-on.
Cette écriture est aussi celle de l'économie, de la rapidité même – celle qu'on peut apprécier dans des nouvelles, genre où S. Corinna Bille a brillé également. Aucun mot n'est de trop, les phrases conservent une construction simple, susceptible d'accrocher chacune et chacun. Cette simplicité, c'est sans doute aussi celle de l'univers villageois et montagnard où l'intrigue se noue.
Voyons cet univers. L'auteure le présente comme pour ainsi dire immuable, rythmé par les saisons et les rituels. Elle sait dire aussi ce que des choses banales aujourd'hui pouvaient avoir de précieux autrefois, à l'exemple d'une raclette dégustée avec ou sans religieuse, avec un doigt de vin blanc. Pourvoyeuse de rituels s'il en est, la religion et les fêtes plus ou moins tolérées par le catholicisme omniprésent sont présentes aussi: il y aura Noël, les masques de carnaval, la "Fête de Dieu". Sur tous ces rites, ces moments de vie parfois rares ou oubliés, l'auteure fait glisser un regard fluide: ce n'est pas du folklore, c'est la vie.
Il y a aussi un coup d'œil spécifique, mine de rien, sur la condition des femmes, astreintes à jouer leur rôle dans une société où chacune et chacun doit tenir sa place – souiller sa robe de noces, par exemple, ça ne se fait pas. Mais face à la mort, dans le chapitre "L'Echafaud", avant-dernier du roman, hommes ou femme, les condamnés sont tous égaux – la narration des trois exécutions successives, liquidées en une petite matinée, paraît en conséquence indifférente.
Et pourtant: c'est bien vers Théoda que convergent les fils de l'intrigue, Théoda qui fait figure d'étrangère parce qu'elle vient d'un autre village et qu'elle a épousé Barnabé, frère aîné de la narratrice. Nous les avons toutes et tous connus, ces gens venus d'ailleurs et qui s'installent dans notre petit monde confortable: un nouveau venu de loin dans notre classe d'école, par exemple, et qui exprime simplement sa personnalité que l'on peut percevoir en décalage et qui nous interroge. De Théoda, on a pu dire ce que dit un homme assistant à l'exécution qui clôt le roman, dans un résumé lapidaire et glaçant: "Elle aussi c'était une bâtarde. On voit bien qu'elle n'aurait pas dû naître: ils sont plus beaux que les autres, ils ont plus d'esprit, mais ils ne savent pas vivre..."
C'est cette différence qui suscite une forme de fascination mêlée de médisance au village. C'est pourtant sur un autre terrain, plus intime, que son sort va se sceller. Economie du style toujours, l'idée tient en trois mots, ceux de Marceline, porteuse malgré elle d'un lourd secret: "Ils étaient ensemble" (p. 45). Sachant que Barnabé n'est pas inclus dans le "Ils": ménage à trois mots, mais pas à trois êtres.
Rémi Carroz le personnage décapité, amant de Théoda, a-t-il été l'aïeul de S. Corinna Bille? C'est ce que laisse entendre une dédicace de l'écrivaine à l'éditeur et écrivain suisse romand Bertil Galland. L'écrivaine part ainsi de choses vécues ou lues pour recréer un univers qui vit centré sur lui-même (la lucarne vers le monde est bien restreinte, représentée par le personnage du légionnaire Léonard, frère de la narratrice, et ses rares lettres), autour d'un rythme de vie qui paraît aussi immuable que la ronde des saisons, et qu'une affaire de mœurs vient brièvement détraquer. C'est que le dernier chapitre rappelle que Marceline existe. Et qu'elle a changé depuis le début du roman, puisqu'elle n'est désormais plus une fillette.
S. Corinna Bille, Théoda, Albeuve, Castella, 1978, préface de Georges Anex. Première édition en 1944.
dimanche 17 janvier 2021
Dimanche poétique 482: Danielle Risse
samedi 16 janvier 2021
Sierra Leone et Congo: un ancien raconte
Serge Kurschat – Après l'étude historique "Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien", l'écrivain et historien Serge Kurschat nous revient avec un récit court et beaucoup plus personnel, "Honneur". Un beau mot, noble, porté haut tout au long de ce livre qui assume le fait d'être la relation fidèle aux noms près d'une tranche de vie de l'écrivain, intense, entre Congo et Sierra Leone. C'est que Serge Kurschat, actuellement écrivain et instructeur de self-défense en Suisse, a également été fusilier marin pour l'armée française – un "béret vert badgé à gauche". Troupe d'élite, dit-il: en être, tel est le premier honneur.
Si l'auteur souligne que tout est vrai dans "Honneur", force est de constater qu'il sait agencer cette vérité dans une volonté d'en faire un roman. On commence bien loin du cœur de l'action, lorsqu'un père de famille, Baptiste, reçoit par lettre une invitation à participer à une soirée de bienfaisance à New York. L'événement est exceptionnel, et l'auteur le souligne: le courrier n'arrive qu'une fois par mois dans son patelin mexicain, et chaque lettre est un événement. Atteint dans sa santé – mais n'est-ce pas un prétexte? – Baptiste hésite à y aller, son fils le persuade. Et c'est parti pour un immense flash-back...
Le lecteur amateur de militaria appréciera certes la description de l'adversité, des mouvements de troupes face à des adversaires hostiles à l'armée française présente entre la Sierra Leone et le Congo – nous sommes dans les années 1997. L'auteur émaille son livre de photos de son équipe, pour donner corps à ce propos. Mais s'il est précis pour dire l'action, il est souvent rapide aussi. Comme si l'essentiel n'était pas là.
Et justement, l'essentiel est bel et bien ailleurs. Et ce n'est pas pour rien que l'écrivain place au cœur de son récit la rencontre entre Baptiste dit Tac-Tac, le radio d'un bateau d'évacuation de réfugiés, et Ishmael, alias Demi-Portion, un gamin qui a fui les combats. Tel est le cœur du texte, et c'est à New York que tout va se dénouer. Séquence émotion garantie! Prenant une place prépondérante dans "Honneur", nourrie même par une histoire amoureuse, l'histoire d'Ishmael glisse dans le récit le thème des enfants soldats de Sierra Leone, abordé également par Jean-Claude Derey dans son roman "Les anges cannibales".
Entre-temps, l'auteur a eu le temps d'évoquer aussi les liens des militaires français avec les civils, en particulier ces Français pas toujours reconnaissants pour la protection conférée par les troupes, ou alors imbues d'elles-même. Il y aura aussi ce ministre qui rencontre les officiers mais se garde bien d'aller saluer les hommes de terrain. Ou ces collèges militaires pas toujours exactement à l'écoute. Honneur toujours: le combattant ravale sa rancœur, ne fait que faire preuve d'un sens aigu du devoir. Mais il n'oublie pas – ce que rappelle un "Je me souviens" à la Georges Perec, hommage sans concession, qui offre au lecteur une synthèse de la vie d'un militaire soudain plongé avec d'autres, toute une escouade, au cœur d'une guerre oubliée des médias.
Serge Kurschat, Honneur, auto-édition, 2020.
Le site de Serge Kurschat.
Lu par Irène Ferrari.