mercredi 31 mai 2017

"Blackmail Blues": un mort que tout le monde déteste

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La Californie, ses entreprises d'informatique, ses cadavres... Tout commence avec ce qui s'apparente à une noyade. Mais "Blackmail Blues", deuxième roman de l'écrivaine après "Enola Game", va plonger très profond dans les eaux troubles des relations humaines. D'un opus à l'autre, l'écrivaine Christel Diehl est devenue Chris Diehl: "Enola Game", roman tragique à huis clos, et le polar "Blackmail Blues" - publié aux éditions du Toucan, que je remercie pour l'envoi! - n'ont pas grand-chose en commun!


"Blackmail Blues" est un roman policier aux allures classiques, où deux agents tâtonnent, en mettant en commun des qualités complémentaires d'enquête, jusqu'à arriver au personnage qui a tué. Nombreux sont les entretiens et interrogatoires qui émaillent le récit! Ils révèlent en creux que David Pounds, la victime retrouvée dans l'eau d'un lac, est un mort dont personne ne veut. Le portrait qui apparaît en creux est peu flatteur, pour ne pas dire détestable: c'est un maître chanteur, un manipulateur, un gars dépensier qui ne recule devant rien pour obtenir des fonds. C'est aussi un homme à femmes. Et comme beaucoup de gens ont de bonnes raisons de lui en vouloir, ça fait autant de suspects...

La Californie présentée par l'écrivaine est un monde imaginaire. L'enquête, en particulier, se déroule dans la ville de Las Caidas, qu'on pourrait traduire de l'espagnol par "Les Chutes": un lieu où les criminels chutent face à la perspicacité des policiers? Il est permis de le voir ainsi. On y trouve aussi des entreprises, des lieux qui trahissent une certaine opulence, et même des coins de campagne. L'auteure aime travestir les noms de marques célèbres, californiennes ou non, ce qui ne manque pas de faire sourire. On trouve ainsi Thunder (un site de rencontres), ou Face Value (un livre de visages bien connu). En outre, l'utilisation de mots anglais typiques du jargon policier américain, traduits avec diligence en notes de bas de page, donnent un peu au lecteur l'impression d'être aux Etats-Unis.

Le lien particulier entre Tom Riley et Tess Lorenzi, tandem d'agents bien rodé, est annoncé d'emblée, avec de riches références et même un surnom, bien commode pour alléger l'écriture du roman: leurs collègues les surnomment TN'T. L'auteure ne se lasse pas d'explorer ce lien, qui dépasse les simples rapports professionnels pour déboucher dans les eaux troubles du sentiment. Une évolution qui a ses limites, que l'auteure fixe clairement: l'effet de dramatisation, sur le ton du "fruit défendu", est garanti.

De manière plus large, d'ailleurs, les relations humaines sont particulièrement soignées dans ce roman qui, sous des dehors un peu lents, recèle quelques situations paroxystiques, avec suicides à la clé. Fausses lettres, regards noirs du pigeon au maître chanteur, relations d'affaires trompeuses, adultères, les situations sont nombreuses et sonnent juste. Et il y a du beau monde dans "Blackmail Blues", puisque même la Cosa Nostra s'en mêle...

"Blackmail Blues" fait partie de ces romans policiers faussement tranquilles qui captivent en raison de l'attention portée aux personnages et à leurs interactions - en l'espèce dans un milieu où tout le monde a une bonne raison de détester la victime, voire de la tuer. La recréation de ces tensions a de quoi fasciner le lecteur, avide de savoir comment les pièces du puzzle vont s'emboîter. Coeur, chantage, hacking, mafia: quel sera le bon mobile? Un peu de tout, peut-être? A découvrir: paradoxalement, le lecteur se retrouve ferré, à vouloir savoir qui a tué cet infâme bonhomme que tout le monde aurait voulu voir mort.

Chris Diehl, Blackmail Blues, Paris, Editions du Toucan, 2017.

dimanche 28 mai 2017

Dimanche poétique 303: Amalita Hess



La mémoire effacée

Au soir chancelant de décembre
tu as revêtu l'habit de la dernière halte
et ton coeur,
plus vastes que nos lendemains
a quitté son histoire;

à l'instant lumineux
où tu es entré dans la grande jubilation de Dieu,
là-haut,
le ciel attendri
a lâché sur nous
ses plus beaux chants d'or et d'argent.

Amalita Hess (1936- ), Des étoiles sous tes semelles, Fribourg, Editions du Cassetin, 1994.


samedi 27 mai 2017

Hélène Dormond, la revanche d'un plus lourd que l'air

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Le site de l'auteure, celui de l'éditeur.

L'affirmation de soi, voilà un vaste programme! Il y a en tout cas suffisamment de matière pour en faire un roman. La romancière suisse Hélène Dormond s'y est mise, et cela donne "L'Envol du bourdon". Fondé sur un important bagage psychologique, tempéré par un zeste rafraîchissant d'humour, son deuxième roman revisite certains codes de la chick lit en les déclinant au masculin: c'est ce qu'elle appelle la "Coq Litt".

Rédigé à la première personne du singulier, "L'Envol du bourdon" invite le lecteur à se mettre dans la peau de Marcel Tribolet, un bonhomme qui a si peu confiance en lui qu'il finit par en avoir des aigreurs d'estomac. Sur les conseils de Géraldine Meizoz, la psychologue, qui lui diagnostique un "déficit asservir assorti de troubles anxieux" (ça claque, non?), il va se reprendre en main. Et ça va faire des miracles, malgré quelques aimables maladresses. L'humanité du personnage central apparaît avec évidence, et on finit par le trouver attachant même si, parfois, on a envie de lui secouer les puces.

Derrière Marcel Tribolet, cherchez la femme! L'auteure campe plusieurs portraits féminins bien réussis, pleins de caractère, qu'on adorera parfois détester, à l'instar de la concierge, Mme Bally, qui paraît avoir avalé le "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois afin de s'en servir à son seul bénéfice. On fera aussi la connaissance de Brigitte, l'épouse de Marcel, adepte du feng shui jusque chez elle (et chez lui), dont l'action n'est pas toujours désintéressée, puis de Sofia et Amandine, qui fonctionnent comme de puissants catalyseurs de l'évolution de Marcel côté sentiments, entre amour physique vécu à cent à l'heure et promesse d'un renouveau sentimental profond.

En mettant en scène un personnage qui peine à s'affirmer en certaines circonstances, l'écrivaine vaudoise donne quelques coups de canif dans le stéréotype du personnage de roman de sexe masculin, viril et fort en toutes circonstances. Cela, dans le contexte d'un monde moderne complexe et fascinant dont elle souligne les travers et les colifichets avec amusement. Avec Marcel Tribolet, on se retrouve donc dans un cours d'éveil du clown intérieur, dans une leçon de tantrisme, à un blind date pratiqué dans le noir, voire sur une scène de théâtre. Ou à regarder des séries à la télévision, une tranche de pizza à la main.

L'auteure recourt volontiers au procédé de la chute ou de la réplique qui tue pour provoquer le sourire du lecteur. Et les errements de Marcel Tribolet à travers les gadgets de notre temps, s'ils sont caricaturaux, lui apportent à chaque fois un supplément d'expérience et d'interaction avec les autres: d'ailleurs, "Tribolet", patronyme considéré comme en voie de disparition, est, selon l'écrivaine, un nom inspiré de la "tribologie", science qui, selon Wikipedia (et l'écrivaine, qui cite l'encyclopédie en ligne sans en rien changer), étudie les phénomènes susceptibles de se produire entre deux systèmes matériels en contact, immobiles ou animés de mouvements relatifs. Peut-on parler de tribologie appliquée aux humains, du coup?

Enfin, force est de relever que la figure de Marcel Tribolet, avec ses doutes et ses progrès, s'inscrit dans le cadre plus large de la crise de la quarantaine, qui oblige le personnage principal à se réinventer. Le fait que Marcel change de vélo, par exemple, s'avère symboliquement fort: jeter son vieux clou, c'est tirer un trait sur le passé. De même, il lui faudra faire avec un nouvel emploi au terme de turbulences dans l'entreprise, et avec une nouvelle compagne. Ces sujets peuvent être graves; en donnant des amis et des collègues masculins à Marcel Tribolet, là encore, l'écrivaine leur apporte un peu de légèreté. Et ne manque pas de dépeindre avec une belle vigueur les conversations des mecs entre eux.

Le lecteur intéressé ne se fiera pas à la couverture trop sérieuse, pour ne pas dire rebutante, choisie pour "L'Envol du bourdon"! Qu'il aille directement au contenu, qu'il découvre ce personnage qui, tel le bourdon, parvient à s'envoler même s'il est plus lourd que l'air: avec ce nouvel opus, Hélène Dormond signe un deuxième roman profondément humain et actuel, mais aussi pétillant, souriant et attachant, porté par une plume alerte.

Hélène Dormond, L'Envol du bourdon, Vevey, Hélice Hélas, 2017, postface de Pierre Yves Lador.

vendredi 26 mai 2017

Peter Auer et Bernard Gazier, un chemin de la sécurité de l'emploi vers la flexicurité

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Alors qu'Emmanuel Macron, nouveau Président de la République française, s'apprête à refondre le droit français du travail, il est utile de se plonger dans "L'introuvable sécurité de l'emploi". Signé Peter Auer et Bernard Gazier, cet essai représente un état des lieux d'un monde du travail en pleine mutation, qui a de quoi alimenter les réflexions en matière de travail plus de dix ans après sa parution – même si, depuis, les crises des subprimes et de la dette souveraine sont passées par là. Sans compter le virage numérique...


Après le rappel de l'évolution du marché du travail dans les nations avancées, marquée entre autres par la concurrence, les délocalisations, la précarité et le chômage, les auteurs exposent le modèle du "triangle d'or" de la flexicurité, à la recherche d'un équilibre entre la protection sociale, le droit du travail et du licenciement et les politiques actives de l'emploi. Cela, en rappelant que le modèle qui veut qu'un travailleur fasse toute sa carrière dans une seule entreprise qui le forme sur le tas a vécu: le monde du travail s'est complexifié avec les enjeux liés aux seniors (fins de carrière), aux femmes (ce qui introduit la question des inégalités) et à un personnel de plus en plus qualifié, qui talonne et fragilise les actifs de plus longue date. Cela, sans omettre les questions de précarité de l'emploi.

Les auteurs évoquent de manière critique le schéma de Gøsta Esping-Andersen pour distinguer trois modèles d'État-providence, dont les services sont fondés soit sur l'impôt, soit sur des cotisations, dégageant le modèle nordique/scandinave, le modèle anglo-saxon et le modèle méditerranéen/latin. Ils le complètent avec une analyse de la situation du marché du travail effectuée par l'OCDE: législation protectrice de l'emploi, contrats, délais de préavis, indemnités, les indicateurs sont nombreux pour dessiner des tendances. 

Sur cette base, l'analyse porte sur la situation au Danemark (un pays caractérisé par un tissu économique où dominent les petites et moyennes entreprises), mais aussi, de façon descriptive, sur l'Autriche, vue comme un pays peu profilé en matière d'emploi et de flexicurité, mais qui réserve quelques idées typiques, par exemple un système proche du modèle américain du lay off and recall, où une entreprise qui licencie des collaborateurs parce qu'elle n'a momentanément plus de travail pour eux va être tenu de les rappeler si le carnet de commandes se remplit à nouveau. 

Et pour illustrer la situation actuelle, les auteurs utilisent un exemple historique pour le moins original et attrayant: celui du génie musical Wolfgang Amadeus Mozart, vu comme un compositeur auquel son père Léopold, animé des meilleures intentions, voulait à tout prix trouver un poste fixe à vie (charge de musicien auprès d'un noble, un modèle en fin de vie à l'époque, et pour lequel Mozart n'était pas taillé), alors que le compositeur préférait travailler sur commande (le modèle de la génération de musiciens suivante). À partir de là, ils tracent un parallèle entre le monde actuel, à la croisée des chemins entre la fin du modèle de l'emploi à vie et l'avènement d'un système plus mobile, où l'un des enjeux consiste à accompagner l'actif tout au long de sa carrière: formation continue, soutien entre deux emplois, etc.

L'une des sagesses de ce livre est d'aborder un nombre important de cas internationaux plutôt que de se concentrer immédiatement sur la France. Ce qui le rend intéressant même pour des lecteurs non français! Cela dit, la quatrième partie se recentre sur l'Hexagone pour dessiner ce que pourrait être une mobilité protégée à la française: "Rencontrer l'Arlésienne?", interrogent-ils. Historique détaillé en mode mineur, rappel de plans sociaux manqués ou réussis en fonction des personnels ayant retrouvé ou non du travail après un licenciement collectif, cas des intermittents du spectacle qui pourrait inspirer d'autres voies: c'est là que les auteurs développent des pistes pour négocier la transition du modèle ancien de l'entreprise facteur d'intégration sociale par le travail à vie vers la nécessité de vivre au mieux avec un monde du travail plus souple. Cela, en faisant en sorte que les actifs ne soient pas les seuls à faire des efforts, et que l'emploi demeure décent (questions du temps partiel, des working poors). Novatrices ou provocatrices, ces pistes explorent ce qui se fait ailleurs ou prolongent ce qui existe déjà en France. Formation continue, question des 35 heures ou des accords de branche, rôle des syndicats dans le dialogue social, modalités d'intervention de l'État: les auteurs n'oublient rien. Et offrent ainsi, sur un peu moins de deux cents pages, des éléments de réflexion utiles.

Peter Auer, Bernard Gazier, L'introuvable sécurité de l'emploi, Paris, Flammarion, 2006.

mardi 23 mai 2017

Jean-Noël Gos, 88 chapitres pour faire de la musique avec des mots

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Un roman onirique, un roman tout en musique. C'est ainsi que l'écrivain genevois Jean-Noël Gos est entré en littérature au début mai avec un premier roman intitulé "L'emporte-Pièce", paru chez Hélice Hélas. Nous avons affaire ici à un auteur touche-à-tout, puisqu'il est également un jeune escrimeur de mérite et un musicien. Forcément, son roman va s'en ressentir: Jean-Noël Gos aime varier les coups, avec des succès divers.


Escrime d'abord: comment ne pas voir dans le duel de violonistes qui se joue en début de roman une manière de croiser le fer? Cela, naturellement à fleurets non mouchetés: la condescendance du vainqueur, Guilero, sera la récompense amère du vaincu, condamné à une errance qui sera l'un des éléments de la trame de "L'emporte-Pièce". Mais venons-en au début de l'intrigue...

... celle-ci s'ouvre sur une belle scène d'adultère. Belle en ce qu'elle met en scène l'affreux violoniste virtuose Guilero, engrossant Emma à la suite d'un pari alors que le mari d'icelle est absent. L'originalité exquise de cette scène au parfum d'opérette, qui occupe la première partie de ce roman qui en compte sept (c'est important) réside dans le fait que ce sont les objets qui tiennent la vedette: la maison se fait belle, les meubles communiquent entre eux, s'érigent même en juges de l'acte survenu entre Guilero et Emma. Dès les premières pages, l'écrivain installe ainsi un univers onirique, qu'il est permis de rapprocher de "L'Ecume des jours" de Boris Vian. D'autant plus que le regard décalé de l'auteur de "L'emporte-Pièce" n'est pas gratuit, mais parfaitement construit.

Musique donc, puisque tel est le fil, voire le câble rouge de ce premier roman. Sept parties comme sept notes de la gamme (ut, ré, mi, fa, sol, la, si) telle que l'a vue Guy d'Arezzo, qui a utilisé une hymne à Saint Jean Baptiste, l'Ut queant laxis, pour nommer le notes de musique: le lecteur entendra résonner ce chant grégorien tout au long du livre, entonné par des boîtes à musique qu'un des personnages, Natan, s'acharne à trouver. Et 88 chapitres, comme les 88 touches d'un piano ordinaire - mettons, un banal Steinway. Et comme les parties sont au nombre de sept, l'auteur les rapproche des péchés capitaux, conçus comme le ferment d'une vraie dramaturgie.

Ces péchés capitaux, chrétiens comme l'est l'hymne à Jean Baptiste, imprègnent et colorent l'intrigue, mais cela n'est avoué qu'en fin de récit, incitant le lecteur à se dire tout d'un coup: "ah oui, il y avait encore ça!". Du péché au chant religieux, le lien est évident, pertinent. Il se traduit par des séquences plus ou moins vivement colorées qui, si elles ne paraissent pas forcément utiles à l'intrigue, s'avèrent fort belles prises isolément. Qu'on se souvienne par exemple de cette "Famme" avide de luxure, décrite en termes flamboyants, poussant l'homme à l'échec sexuel. Qu'on pense à l'avarice, traduite par l'univers régi par le fric, à la Philip K. Dick (façon "Ubik"), de la ville inhumaine de Dustrinia (dirigée par Donald John Ronald McDrump, écrit en majuscules en signe d'orgueil, avec un nom qui suinte le capitalisme). Qu'on songe à la gourmandise, illustrée par Balbadiou (par association sonore, voudrait-on penser Dabalyou Bush, ce président avide de bretzels?), ce bonhomme rond et jovial, figure de Grossbouf débonnaire  et disert qu'on aime jusqu'à ce qu'il finisse par bouffer une fillette famélique en robe bleue.

Justement, la fillette... l'auteur l'utilise comme un personnage récurrent et déstabilisant, qui meurt, ressuscite, se trouve en des états intermédiaires, au gré des circonstances. Est-elle humaine, faut-il la voir comme un esprit, comme une apparition aux moments clés? Ou comme une astuce facile (ah, les enfants...) pour émouvoir le lecteur? On peut se poser la question. Mais à chaque fois, il sera question de boîtes à musique, qu'il faut récupérer, quitte à négocier. Ces négociations auront un goût de chocolat viennois, et là, l'auteur fait mouche en recréant les impressions d'une telle boisson - les moustaches de crème chantilly en tête. Ou le parfum nettement moins suave de la violence faite à l'enfance.

Les mots de "L'emporte-Pièce" construisent au gré des pages une intrigue foutraque, pas forcément taillée au cordeau, faible en somme: on peut légitimement se demander, au terme de "L'emporte-Pièce", ce que l'auteur a voulu raconter. Formellement, la majuscule à "Pièce", dans le titre, s'avère elle-même énigmatique, et le roman ne donne pas de réponse convaincante à ce qui apparaît comme une coquille - corrigée dans l'image de couverture qui illustre le présent billet, mais pas sur et dans l'exemplaire que j'ai eu en main (pages de garde). Mais même si ce premier roman riche et généreux souffre de plus d'une longueur, même si la pertinence de certains longs paragraphes et séquences est loin d'être évidente, le lecteur se rassure, souriant, en considérant que l'écriture sait s'avérer ludique par moments, jonglant avec les mots et les sonorités savoureuses et surprenantes que ceux-ci recèlent.

Jean-Noël Gos, L'emporte-Pièce, Vevey, Hélice Hélas, 2017. Couverture de Lauren Kelly.

Défi Premier roman.

dimanche 21 mai 2017

José Rodriguez dos Santos, parce que notre pape est le dernier... ou pas!

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"L'aspect le plus déconcertant des affaire vaticanes tient probablement au fait que la liste des atteintes du Saint-Siège à l'éthique, à la transparence et à la légalité présentée dans ce roman n'est pas le produit de l'imagination d'un auteur de fiction, mais un simple compte rendu factuel." Voilà pour ce que l'on trouve dans "Vaticanum" de José Rodrigues dos Santos. Si l'on excepte quelques personnages fictifs, en effet, l'auteur de ce vaste roman relève que tout est vrai, références à l'appui. Quelques recherches en ligne suffisent à démontrer qu'on peut faire confiance à l'auteur: cet écrivain portugais sait de quoi il parle, et son intrigue, qui mêle histoire, actualité et superstitions, tient debout. Et il tient un bon sujet: dès qu'il s'agit de construire une intrigue, le Vatican est inépuisable. Dan Brown en sait quelque chose...

... justement, il est tentant de comparer "Vaticanum" à certains romans de Dan Brown, qui se sont penchés sur les arcanes du Saint-Siège; cela, d'autant plus que l'écrivain portugais ne recule pas devant les jeux de piste et les codes secrets. Reste que là où Dan Brown se contente d'appliquer une recette qui finit par lasser, José Rodrigues Dos Santos va nettement plus loin que le minimum syndical.

Il y a une évidence, d'abord, qui ne manquera pas de frapper l'intellect du lecteur: l'écrivain portugais dispose d'un bagage culturel plus et mieux nourri que celui de son confrère américain. Plutôt que de se concentrer dans la petite lucarne des scandales catholiques susceptibles d'émouvoir le monde entier à bon compte, l'auteur de "Vaticanum" mêle des récits érudits mais pas forcément connus (les prophéties de Malachie) et les apparitions de la Vierge Marie à Fatima (ce qui a fait de ce roman une lecture parfaite pour le 13 mai 2017!). Cela, en résonance avec des rumeurs persistantes laissant entendre que l'un des papes actuels, François peut-être – dessiné mais non nommé dans "Vaticanum" – est le dernier de l'ère catholique. Et puis – c'est fort, et cela n'apparaît pas du tout dans le "Da Vinci Code" – l'érudition des personnages de "Vaticanum" qui mènent l'enquête, qui pourrait paraître aride même si l'auteur sait parfaitement montrer les différents aspects de la science, est contrebalancée par la représentation de la ferveur religieuse d'un peuple qui pourrait perdre son père spirituel. Et aussi par l'humanité pour le moins fleurie de l'inspecteur Trodela, caractérisé par son langage pas très châtié... et savoureux par conséquent.

"Vaticanum" est une intrigue pour le personnage de Tomàs Noronha, chercheur rationnel placé face aux mystères de la religion. L'écrivain s'y entend à merveille pour confronter l'approche cartésienne, scientifique, de Tomàs Noronha et la possibilité d'une approche religieuse, fondée sur la foi plus que sur le savoir. L'écrivain va plus loin: en mettant en scène une consultante française catholique, Catherine, il donne un troisième regard sur les scandales de l'église catholique. Regard biaisé à plus d'un titre, entre religion catholique et impératif de transparence, donc regard captivant... Et pour lui donner un regard croustillant, l'auteur va jusqu'à mettre en scène le personnage du policier Trodela, caractérisé par son langage fleuri. 

La consultante Catherine, quant à elle, ouvre la porte sur les scandales financiers qui font le lit de "Vaticanum". Quitte à paraître pesant, surtout au début de son roman, l'écrivain montre les dessous peu reluisant de la banque du Vatican. Et comme indiqué plus haut, l'auteur se fait fort de monter son intrigue sur des choses réelles. Le lecteur peut s'en convaincre sans peine: Google permet facilement de montrer le parcours du mafieux Michele Sindona, de Mgr Paul Marcinkus et de quelques autres. Et en définitive, ce seront des terroristes islamistes qui vont, dirait-on, accomplir ce à quoi tout le monde croit. Mais qui les commande?

On dirait que chaque époque fantasme sur son propre pape, vu comme le dernier de son espèce. Les lecteurs se souviennent peut-être, sur le même thème, du "Dernier pape", roman génial et fouillé, visionnaire à plus d'un titre, de Jacques Véraldi et Gérard Paternot. José Rodriguez Dos Santos reprend ce motif de l'ultime pape, à une génération de distance, en mêlant les scandales réels qui couvent, à l'abri des archives, et les superstitions qu'on suggère aux visiteurs du Vatican, cette citadelle aux pouvoirs cachés et puissants qui se niche au coeur de Rome. Et de rebondissement en rebondissement, d'un cliffhanger à un autre, il amène son lecteur captivé jusqu'au bout du roman.


José Rodriguez dos Santos, Vaticanum, Paris, Editions Hervé Chopin, 2017, traduction du portugais par Adelino Pereira.



Livres cités dans l'article:

Dan Brown, Da Vinci Code, Paris, Le Livre de Poche, 2014.
Gabriel Véraldi et Jacques Paternot, Le dernier pape, Lausanne, L'Age d'Homme, 2000.

Dimanche poétique 302: Louis Ménard

Idée de Celsmoon.


L'athlète

Je suis initié, je connais le mystère
De la vie : une arène où l'immortalité
Est le prix de la lutte, et je m'y suis jeté
Librement, voulant naître et vivre sur la terre.

Les héros demi-dieux ont souffert et lutté
Pour conquérir au ciel leur place héréditaire :
Que la lutte virile et la douleur austère
Trempent comme l'airain ma libre volonté.

Suivons sans peur le cours de nos métempsycoses,
Et de l'ascension montons le dur chemin,
Sous les yeux de nos morts qui nous tendent la main.

Ils recevront, du haut de leurs apothéoses,
Dans l'olympe étoilé conquis par leur vertu,
L'âme qui combattra comme ils ont combattu.

Louis Ménard (1822-1901), Rêveries d'un païen mystique. Source: Poésie.webnet.

vendredi 19 mai 2017

Défi Premier roman: l'AJAR s'invite chez Pativore

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Pour le désormais fameux Défi Premier roman, l'équipe suisse fameuse de l'AJAR (association des jeunes auteurs romands) propose en 2017 son premier roman, écrit à vingt-six plumes, qui flirte en bon funambule entre le réel que nous connaissons et l'imaginaire. C'est PatiVore qui en parle. Voici son billet:



L'AJAR, Vivre près des tilleuls, Paris, Flammarion, 2016.

Merci à PatiVore pour cette parenthèse helvétique qui fleure bon les arbres! Une parenthèse qui a été remarquée. A vous de jouer: je vous invite chaleureusement a voter pour le camp qui vous semble le meilleur.

mercredi 17 mai 2017

Quelques notes de musique littéraires avec Claudia Quadri

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"D'un point de vue esthétique, Nora Blume trouvait que les mains de Jean étaient acceptables." Des mains inspectées, l'exigences d'une tenue irréprochable, et le regard qui ne rate rien: il n'en faut pas plus pour installer le personnage d'une professeure de piano qui fait travailler Chopin à un élève. Le roman "Suona, Nora Blume" de l'écrivaine tessinoise Claudia Quadri a obtenu le Prix suisse de littérature; s'il a été traduit vers le français, puis publié aux éditions Plaisir de lire, ce n'est que justice! Le public francophone est ainsi invité à découvrir la personnalité tourmentée, complexe et quelque peu fantasque de la professeure de piano Nora Blume - qu'il est permis de rapprocher, à une échelle certes plus modeste, moins travaillée en profondeur et moins violemment troublante, d'Erika Kohut, personnage principal de "La Pianiste" d'Elfriede Jelinek.


La musique comme carapace...
Complexe Nora Blume, en effet! Le lecteur découvre une professeure de piano classique, bien décidée à faire transpirer ses élèves, et l'auteure sait recréer l'ambiance pas toujours facile des leçons de piano en privé, où le plaisir de jouer n'est pas forcément présent, et qui ont pu être traumatisantes pour plus d'un enfant. Cette exigence musicale s'inscrit en contrepoint avec le caractère profondément humain, sous l'écorce, de Nora Blume - une femme qui apprend à se mettre à l'écoute d'élèves volontiers à l'âge critique du passage de l'enfance à l'adolescence, en qualité de confidente malgré elle.

L'exigence musicale sert donc de carapace. Car Nora Blume a elle aussi ses fissures, ses détours de vie, qu'elle s'astreint à masquer. L'écrivaine joue là sur les ressorts classiques de la famille dysfonctionnelle et du couple créé malgré l'avis des parents. Des choses intimes, qu'on ne dit pas aux élèves - mais à qui les confier, alors, lorsqu'elles prennent trop de place?


... et comme lieu de l'expression poétique
On l'a compris, la musique occupe une place toute particulière dans "Joue, Nora Blume", et le Steinway qui trône dans le salon de la maîtresse de piano occupe pour ainsi dire la place d'un personnage à part entière. Certes, on peut regretter quelques détours difficiles à comprendre, sans doute dus à une traduction défectueuse (que peut bien signifier "Et les crochets des octaves, des seizièmes et des trente-deuxièmes ne semblaient-ils pas avoir été placés..."? Ne seraient-ce pas plutôt des croches, doubles et triples croches? Cela, même s'il n'y a guère de triples croches dans l'oeuvre en question!).

Mais le lecteur goûtera plutôt la description de ce que la musique de piano peut avoir de remarquable, de manière diverse: il sera question du nocturne op. 15/3 de Frédéric Chopin comme de "Take Five"de Paul Desmond, et la romancière, soudain poète, sait trouver à chaque fois les mots qui collent. Cela, même s'ils sont joués sur un Steinway, instrument présenté comme l'archétype du piano parfait: "Salvo découvrait les merveilles du châssis en fonte, des cordes croisées, de ces instruments à la sonorité unique, faits à la main, un par un, en Allemagne et aux Etats-Unis". Cela, en omettant de dire que ce son unique devient omniprésent dans les salles de concert, jusqu'à en devenir ennuyeux - mais c'est une autre histoire...

Quand le passé revient
Et puis il y a le passé, bien sûr, celui de Nora Blume, tissé de la relation complexe qu'elle vit entre elle et le piano. L'auteure touche juste ici: l'osmose entre l'instrument et l'interprète n'est pas fait que d'amour sans nuages. L'impératif du titre prend dès lors tout son sens: "Joue, Nora Blume" reflète cet impératif de taper sur de l'ivoire pour gagner la vie de son père, joueur invétéré, puis la sienne propre, et survivre vaille que vaille. La carrière de concertiste échappe à Nora Blume, mais elle sera pianiste de bar sur un paquebot durant plusieurs années, semblant passer aisément des impératifs du classique à ceux de la musique d'ambiance. Et c'est là que l'amour voit le jour...

Amours enfouies qui refont surface au gré d'une vie où l'on amasse, contact avec une jeunesse attendrissante: "Joue, Nora Blume" est aussi le roman de la relation complexe d'une musicienne avec son instrument comme avec les humains, entre la tentation d'écouter son coeur et l'exigence d'absolu indissociable d'une musique pratiquée au plus haut niveau. Et si un chantier, en faisant remonter toute une vie à la surface, était l'opportunité pour Nora Blume de repartir sur de nouvelles bases? En osant laisser parler à nouveau son coeur, peut-être? Entre les 88 touches d'un piano et les nuances infinies du coeur humain, l'écrivain tessinoise balance avec finesse.

Claudia Quadri, Joue, Nora Blume, Lausanne, Plaisir de lire, 2017, traduction de Danielle Benzonelli.


dimanche 14 mai 2017

Dimanche poétique 301: Théophile de Viau

Idée de Celsmoon.

Mes couilles, quand mon vit se dresse...

Mes couilles, quand mon vit se dresse,
Gros comme un membre de mulet,
Plaisent aux doigts de ma maitresse
Plus que deux grains de chapelet.

Il est arrivé dans la ville
Un personnage fort utile,
Expressément pour le détruit;
Il a quinze pouces de vit
Et fait neuf coups sans déconner,
Et six après sans s'étonner.

Pourtant s'il y a damoiselle,
Jeune femme, fille ou pucelle,
Qui aye besoin d'un tel vit
Qu'elles mettent leur nom en écrit,
Le lieu, la rue et la demeure,
Le personnage ira à l'heure,
et s'il ne fait tout ce qu'il dit,
Il veut qu'on lui coupe le vit.

Théophile de Viau (1590-1626). Source: Ils ont écrit pour vous.

mercredi 10 mai 2017

Julien Sansonnens, quand le chien fait partie de la famille

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Le site de l'auteur, celui de l'éditeur - merci à eux pour l'envoi.

C'est sur une description, celle de l'arrivée en un lieu qui garde sa part de mystère, que s'ouvre le recueil de nouvelles "Quatre années du chien Beluga", dernier petit livre de l'écrivain Julien Sansonnens. Quelques notations, quelques éclats d'une vie passée: ainsi se présente "Au Mayen", première nouvelle du livre, qui annonce déjà la deuxième, celle qui donne son titre au livre.

Cette deuxième nouvelle constitue l'essentiel du recueil, à tel point que les deux dernières, certes liées aux deux premières par l'idée de la mort et de la maladie, semblent ne pas être à leur place ici. Prenons donc un peu de temps pour évoquer "Quatre années du chien Beluga".

On pourrait croire à une histoire personnelle, celle que l'auteur a vécue avec son chien durant quatre ans, de son adoption à sa mort, tant le regard porté sur la vie de l'animal est personnel et précis - de même que celui porté sur celui qui en est le maître. Cela dit, le lecteur ressent l'impression curieuse d'une mise à distance, suscitée à la fois par une écriture propre et soignée et par l'utilisation de la troisième personne du singulier, désignant "le maître". Entre témoignage et oeuvre d'imagination, on hésite donc.

L'auteur renvoie de l'animal une image vivante et claire, attribuant tel trait de caractère, telle habitude à son ascendance, à son passé peut-être, quitte à chercher des excuses à l'animal pour son caractère plutôt méfiant envers les humains (y compris les enfants) comme envers ses congénères, ou à relater avec un certain détachement les souvenirs d'impondérables dont Beluga a été l'instigateur gênant. Nombreuses sont les anecdotes qui reviennent à la mémoire du maître: tours appris au chien, voyages en France et plus loin.

Cela, sans oublier la série de promenades faites entre Sion et Lausanne, qui prennent dans la nouvelle l'allure d'une "super-promenade" avec le chien. Et donnent l'occasion à l'auteur de donner libre cours à son goût pour la description: le lecteur reconnaîtra les lieux dépeints, pas toujours avec aménité, par exemple lorsqu'il s'agit d'évoquer Villeneuve. Ces descriptions font écho aux photos, elles également décrites, comme autant de fragments de vie captés.

La maladie, puis le décès du chien amène des sentiments plus lourds et mélancoliques, plus complexes aussi. On peut évidemment être surpris, pour le moins, par l'éventualité, soulevée par le maître, d'un lien causal entre la naissance de sa fille et le cancer du chien: "Est-il envisageable que la naissance de l'enfant ait provoqué le mal dont souffre le chien?", s'interroge-t-il. Face au mal dont souffre le chien, se dessine, plus largement, l'impuissance du maître, qui se traduit aussi par un sentiment de culpabilité et quelques ressentiments vigoureux exprimés à l'encontre des humains: réveillé et déplacé à quatre heures du matin, un vétérinaire est ainsi considéré comme une "belle ordure".

Plus généralement, les pages de "Quatre années du chien Beluga" posent la question qu'un animal domestique peut prendre dans la vie des humains qui ont choisi de l'adopter. Ici, elle apparaît prépondérante, Beluga semblant faire partie de la famille, voire plus, tant il fait l'objet d'attentions: sa mort elle-même est ritualisée, sous la forme d'un enterrement avec ses objets préférés. Et en fin de nouvelle, le vide que laisse le chien après son décès, le silence qui s'installe, s'avèrent d'autant plus grands...

Julien Sansonnens, Quatre années du chien Beluga, Sainte-Croix, Mon Village, 2017. 

lundi 8 mai 2017

De la boxe aux migrants albanais, un micro-roman d'actualité par Bessa Myftiu

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Le site de l'éditeur - merci pour l'envoi.

Quand on est jeune, on a envie de cogner. En Albanie, c'est pareil. On peut être révolté contre un système politique qui vous brime, ou simplement féru de boxe. Et il est permis aussi d'être sensible, de se dire qu'on ne peut pas dire maman, parce que "c'était trop tôt". C'est entre ces approches, caractéristiques d'un adolescent qui se cherche, que l'écrivaine Bessa Myftiu situe son micro-roman "Dix-sept ans de mensonge", publié dans la collection spécialisée "Uppercut" de l'éditeur BSN Press.

De bout en bout, le dialogue tient une place prépondérante dans ce petit texte d'une cinquantaine de pages. On comprend aisément le fin mot de ce besoin d'échange entre les deux personnages: il s'agit de créer un lien entre Elsa, qui vient de sortir de prison et trouve un point de chute chez des connaissances, et Armand, qui veut tout savoir, quitte à poser des questions apparemment gênantes - qui pourraient être celles d'un enfant naïf. Armand et Elsa: ce sont deux personnages clés qui portent des prénoms pas du tout albanais, même s'ils vivent au coeur du pays. Ils ont un nom, et c'est important. L'auteure les distingue ainsi des autres: les sans-nom qui agissent en arrière-plan, et Vassil, également nommé, pièce clé d'un puzzle généalogique.

Il est question de boxeurs dans "Dix-sept ans de mensonge". Cela n'a rien d'évident dans l'Albanie héritière d'Enver Hoxha (nous sommes en 1991), qui avait interdit ce sport réputé violent. Le pratiquer a donc forcément quelque chose de subversif - à l'instar de l'activité d'un poète qui, par vocation, met au jour les failles d'une société. En l'occurrence, en rapprochant le noble art et un régime communiste qui a la gâchette facile face à ses opposants, l'écrivaine soulève un paradoxe qui suggère l'hypocrisie d'un régime mortellement violent avec ses citoyens, mais refusant à ceux-ci une forme stylisée de démonstration de force.

A travers l'Albanie et ceux qui cherchent à la fuir au péril de leur vie, l'auteure dessine par ailleurs des situations d'une brûlante actualité. Peignant un navire surpeuplé de migrants désireux de quitter l'Albanie ingrate (même si les villes de Vlora et Korça ont leur caractère et leurs agréments, que l'écrivaine esquisse) pour l'Italie réputée plus amène, en effet, elle dessine, à une autre échelle, le récit des migrants qui déferlent aujourd'hui d'Afrique ou d'Asie vers l'Europe à bord d'embarcations de fortune. Le lecteur de "Dix-sept ans de mensonge" ne peut s'empêcher d'avoir de l'empathie pour Elsa et Armand, embarqués puis parqués dans un stade de football du côté des Pouilles, faute de mieux parce que le pays est débordé. L'auteure y est pour quelque chose, montrant un bateau prévu pour quelques centaines de personnes finissant par accueillir vingt mille migrants, interdits d'accueil à Brindisi dans un premier temps. La mort est le lot de bon nombre de passagers...

Et puis il y a le salut: la boxe est un sport de combat aussi, certes stylisé, mais qui peut servir pour des cas sérieux. C'est au terme d'un match que tout bascule, sur une seule réplique, à la fois naturelle et forte: "C'est toi, Elsa? La femme de Vassil? Vous avez donc eu un fils?" Un basculement qui a la force d'un uppercut, donnant à un récit qui, commencé sur le ton à la fois aimable et dérangeant d'une complicité qui se construit dans un cadre trop serein et conventionnel pour être honnête, devient soudain une quête avide de la vérité pour un Armand qui en est assoiffé. Et c'est là que le titre prend tout son sens...

Bessa Myftiu, Dix-sept ans de mensonge, Lausanne, BSN Press, 2017.

dimanche 7 mai 2017

Dimanche poétique 300: Louise-Anne Verdickt

Idée de Celsmoon.


Juliette a mis ses beaux atours,
Son frais linon fleur d'églantine.
De chevreau fin est sa bottine,
Ses yeux, ma foi, sont en velours.

Promenons-nous aux alentours,
Le merle lance sa comptine.
Juliette a mis ses beaux atours,
Son frais linon fleur d'églantine.

Espoir de miel sur le parcours,
L'abeille heureuse aime et butine.
Ma mie à mes côtés trottine,
Garde mon âme et mes amours.
Juliette a mis ses beaux atours.

Louise-Anne Verdickt (1927-2016), dans Renouveau, revue du Cercle romand de poésie classique, Petit-Lancy, novembre 2000.

vendredi 5 mai 2017

Sébastien Bohler, l'écrivain qui donne une seconde vie au méchant... et en suggère une troisième

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Franck Corsa fait partie des ces personnages méchants et intelligents qu'on adore retrouver au gré d'un roman. L'écrivain Sébastien Bohler a donc eu le nez fin en écrivant "L'homme qui haïssait le bien". Ce nouveau roman fait clairement suite à son premier roman, "Neuroland". Il convoque des personnages connus - même ceux qu'on a crus morts, Franck Corsa en tête. Mais enfin, un bonhomme pareil est si fascinant, si amoché qu'il soit, qu'il vaut la peine de lui donner une seconde vie!

Disons-le d'emblée: si "L'homme qui haïssait le bien" est un roman qui fonctionne assez bien tout seul, le lecteur qui découvre l'oeuvre de Sébastien Bohler avec ce livre pourra être quand même décontenancé: de manière générale, l'écrivain tend à considérer comme connue la trame de "Neuroland". Les personnages eux-mêmes fonctionnent, dans le second roman, sur des bases fixées dans le premier. Et le lecteur qui connaît "Neuroland" les retrouvera avec plaisir...

Une fois de plus, l'écrivain confronte les avancées de la science, qu'elles soient effectives ou hypothétiques, aux questions éthiques qu'elles soulèvent. "Neuroland" portait sur la lecture des pensées, sujet proverbial s'il en est, et ses implications morales. "L'homme qui haïssait le bien" postule qu'il est possible de soigner les grands criminels - un postulat qui n'est pas sans faire penser à "La Guérison des Dalton" (1975), bande dessinée signée Morris et Goscinny, qui mettait en scène un Freud au petit pied nommé Otto von Himbeergeist. Cela dit, "L'homme qui haïssait le bien" met en avant un attirail scientifique autrement plus costaud que celui qui sous-tend l'album de Lucky Luke...

En effet, nous sommes au vingt et unième siècle, un temps où les cellules souches font partie de l'arsenal thérapeutique. C'est par ce biais que les personnages de "L'homme qui haïssait le bien" considèrent qu'on peut soigner un criminel, quitte à opérer, à trépaner, à greffer. Pourquoi pas? Cela, d'autant plus qu'il y a un prix Nobel à la clé... et des entreprises pour fournir des neurones, tout ce qu'il faut, contre espèces sonnantes et trébuchantes. Quitte à ce que ce soit dégueulasse.

"L'homme qui haïssait le bien" est certes un roman moins spectaculaire que "Neuroland". Il est aussi un peu plus court, plus compact, conséquence du fait que l'auteur considère que le lecteur connaît le terrain. On peut aussi dire qu'il va un peu vite par moments, par exemple lorsque comme par hasard, Maria Svetkova rencontre une Indienne impliquée au niveau international dans la lutte contre le viol: vu la suite, et compte tenu des antécédents traumatisants de Maria Svetkova, c'est un coup de chance trop beau pour paraître vrai!

Mais ce nouveau livre, comme le précédent, confronte avec acuité les avancées de la science et les questions éthiques qu'elles posent. C'est autour de l'entreprise Ovotech que tout se cristallise: derrière l'irréprochable vernis, il est question d'avortements forcés, pratiqués sur les femmes d'une ethnie nicaraguayenne méconnue et fragile, moyennant des médicaments cédés trop cher. L'auteur recrée par ailleurs avec intelligence les tensions entre les intérêts politiques (objectif réélection), scientifiques (objectif Prix Nobel), humains (surmonter l'épreuve du viol, à travers le personnage de Maria Svetkova, dont la vie de couple avec Vincent Carat est justement problématique) et bassement financiers.

Cela dit, il est permis, en tournant les pages, de se demander si la guérison de criminels par la reconstitution de leur "faisceau unciné" est bien une bonne méthode: en voyant agir les personnages du livre, en particulier Franck Corsa, il est facile de se dire qu'on prend un peu à la légère cette méthode présentée comme novatrice. La rééducation paraît limitée, et un lecteur psychologue pourrait se dire que la méthode de guérison proposée est vouée à l'échec parce que le criminel soigné, à moins d'une rééducation vigoureuse, retrouvera rapidement ses réflexes anciens, pilotés par des neurones situés hors du faisceau unciné. Justement, c'est que que fait Franck Corsa... pour le plus grand plaisir du lecteur - qui se demande cependant si l'attribution du prix Nobel n'est pas un brin excessive dans le cadre de ce tout que ce roman met sur la table.

L'excellent méchant Franck Corsa s'éclate donc moins manifestement dans "L'homme qui haïssait le bien" que dans "Neuroland", et les jeux autour du faisceau unciné sont moins spectaculaires que la lecture dans les pensées - soit. Reste cependant que dans ce nouveau roman, l'écrivain cale une intrigue solide qui interroge le lecteur, en particulier sur les questions morales liées à la science - des questions qui touchent à la religion, comme le suggère le dernier chapitre, qui se déroule lors d'un office de funérailles où se confrontent plusieurs points de vue à ce sujet.

Enfin, l'écrivain a le souci de laisser son lecteur un brin affamé: en laissant pendants certains aspects importants de "L'homme qui haïssait le bien" (et avant tout en laissant courir l'affreux Franck Corsa, désormais acoquiné avec les Russes), il annonce de façon claire qu'il y aura un troisième roman autour du même univers, au moins. Et c'est une bonne nouvelle: écrit en chapitres courts et accrocheurs, "L'homme qui haïssait le bien" captive le lecteur, au sens fort, comme "Neuroland".

Sébastien Bohler, L'homme qui haïssait le bien, Paris, Robert Laffont, 2017.

jeudi 4 mai 2017

Jean-Marie Kerwich, le livre ou le poète - ou les deux

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Le site de l'éditeur - merci pour l'envoi.

Un poète errant, un livre sans domicile fixe? C'est des deux qu'il est question dans le dernier livre du poète Jean-Marie Kerwich, "Le Livre errant". Cela, sans qu'on sache toujours bien de qui l'on parle: il est permis de se demander si le livre et le poète ne sont pas une seule et même chose au gré des proses poétiques qui constituent cet ouvrage.

"Je suis le livre errant, le livre sans auteur": ainsi se présente l'un des éléments de cet ouvrage. Ce livre, le lecteur le verra apparaître dans les rues, perdu, anonyme, largué dans des lieux immondes, sauvé d'une benne à ordures. C'est un objet qui parle au poète, vu comme une page blanche humaine: "Moi, le livre errant, je ne suis pas un poète. Je suis un arbre qui marche." De l'écrivain à la page blanche, l'auteur brouille les codes, avec délices. La vie n'utilise-t-elle pas chaque homme, chaque femme, pour y écrire un poème?

Un auteur, quand même, parce qu'il en faut bien un! Dans "Le livre errant", la présence humaine est assurée par ce récit à la première personne, incarnée par un narrateur qui porte le même nom que l'écrivain. L'auteur lui donne une épaisseur, au travers de phrases et de chapitres courts et denses. Ce narrateur, c'est un gitan, un poète errant qui se voit comme un livre, peut-être. Gitan? Le lecteur découvrira le violon qui chante, les nazis qui brûlent les livres comme les hommes ("Les déchets des poubelles m'ont beaucoup donné, ce sont des déportés qu'on va brûler", image surprenante à méditer, à observer), l'alcool qui inspire.

Et au fil des phrases, se dégage l'impression d'une liberté à la fois sereine et farouche, celle d'un narrateur qui pose ses vérités, cash, et les assume. Cela, quitte à surprendre ou à déranger doucement les certitudes du gadjo qui lit "Le livre errant": pourquoi pas l'alcool? Pourquoi morigéner un enfant qui ose la liberté en lâchant la main de sa mère?

Cette liberté va jusqu'à assumer une position paradoxale envers Dieu: le narrateur affirme ne pas y croire, mais il en parle sans arrêt. Et va, paradoxe des paradoxes, jusqu'à évoquer qu'un livre lui a valu un prix des "Ecrivains croyants", alors qu'il ne l'est pas, croyant. C'est ce qu'il dit, du moins...

"Le livre errant" est un très beau livre de proses poétiques, des proses poétiques qui sont des instantanés denses. Leur ambiance paraît certes sympathique à celui qui les lit sans trop s'appesantir. Mais il suffit de s'intéresser un peu aux phrases pour découvrir qu'en chacune d'entre elles, niche un trésor de poésie, une image qui sonne juste, une métaphore qui oblige le lecteur à changer de point de vue, à sortir doucement de sa zone de confort.

Cela, sous l'égide d'un Christ invité malgré lui, mais aussi de Rimbaud, de Ronsard et même d'Omar Khayyam, ce qui n'empêche nullement l'humilité: le livre errant aura trouvé quelques lecteurs de fortune, mais finira très humblement sa carrière. Quant à la poésie, elle doit selon l'auteur dépasser la norme, la bonne orthographe. Et il y faut un certain état d'esprit, à la fois rare et aisé, conscient du caractère fugace et important de tout écrit et de tout être. Une acrobatie qui tient du cirque, autre thème présent dans "Le livre errant"...

Jean-Marie Kerwich, Le livre errant, Paris, Mercure de France, 2017.


Défi Premier roman: Itzamna propose un nouveau billet!

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Nouvelle participation d'Itzamna au défi "Premier roman": elle propose un billet sur "Dans la ville des veuves intrépides" de James Cañón. C'est ici que ça se passe:



Je vous laisse découvrir ce billet et ce roman! Merci pour cette participation... et à qui le tour?

lundi 1 mai 2017

Du spermatozoïde à la dernière nuit, une vie selon Philippe Lafitte

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Revoir sa vie en une dernière nuit d'existence. Toute sa vie, de plus en plus vite. Philippe Lafitte signe avec "Etranger au paradis" un récit de vie imaginaire, porté par une plume volontiers allusive, qui s'ouvre avec un premier chapitre original...

"Vous ouvrez les yeux.", commence-t-il en effet. Ce n'est que peu à peu que le lecteur, interpellé, découvre qu'il adopte le point de vue d'un spermatozoïde, celui qui va gagner la course à l'ovule. La poésie et le choix des images restent cependant humano-centrés, faisant naître dans l'esprit du lecteur des images auxquelles, et pour cause, un spermatozoïde n'a pas accès. Et comme le récit est rédigé à la première personne du pluriel, l'auteur intègre son lecteur au roman en l'interpellant - et, en l'espèce, en lui disant, non sans un certain sourire: "Vous êtes un spermatozoïde". Expérience saisissante...

... et qui fait prélude à une expérience contrastée puisque sans préavis, le chapitre deux montre un vieil homme. Allusif toujours, l'auteur ouvre ce chapitre sur une sorte de flou artistique qui déstabilise: ce n'est que peu à peu que l'on comprend qu'on est le 17 juillet 2032, la nuit, quelque part en Asie. Et l'on conçoit ensuite que le vieil homme, non nommé, n'est rien d'autre que le spermatozoïde qui a vieilli. 

Alternent ainsi, au fil des chapitres, le récit de la dernière nuit du vieil homme et les différents épisodes de son existence passée. "Etranger au paradis" se subdivise en deux parties de longueur inégale, la première relatant l'enfance hors norme de ce personnage, orphelin, un peu truand, à la remorque de son ami Lotr. Par-delà les tragédies de la vie, il y a dans ces pages une exaltation, un romantisme indéniables. 

Les premiers émois amoureux sont évoqués, mais les filles n'ont plus de nom: l'auteur les réduit à des sobriquets ayant trait à leur physique, la mémoire s'est effacée. Subsistent cependant des lieux: une piscine, une disco improvisée, les rues de Paris que hante Hugues Aufray. Et survient la leçon de vie chez les gitans, prolongement de la figure du bandit romantique Lotr. 

La deuxième partie s'avère plus courte, plus rapide et plus sèche aussi: l'enfance est passée, la vie défile à toute vitesse. L'âge adulte est celui où le personnage, ce "vous" joue aux montagnes russes avec la fortune, devenant riche puis perdant tout, en travaillant dans le domaine de l'informatique. Comme toujours dans ce roman, l'actualité constitue un discret contrepoint à la vie de l'homme. 

Et puis, en un final qui boucle la boucle d'un roman cyclique, l'auteur laisse l'impression diffuse que le grand âge est une manière de revenir en enfance. Il note aussi que jusqu'au dernier jour, la sensualité est possible, même si elle peut être douloureuse, et il amène cet élément avec tact, en un jeu de séduction entre le vieillard et la femme qui prend soin de lui. Et en refermant le roman, le lecteur comprend qu'un tour de magie s'est opéré, avec succès: en l'interpellant, l'auteur a réussi à le captiver pour les cent ans d'une existence humaine presque ordinaire.

Philippe Lafitte, Etranger au paradis, Paris, Buchet/Chastel, 2006.