dimanche 28 mai 2023

Dimanche poétique 590: Rainer Maria Rilke

Portrait intérieur

Ce ne sont pas des souvenirs 
qui, en moi, t'entretiennent ; 
tu n'es pas non plus mienne 
par la force d'un beau désir.

Ce qui te rend présente, 
c'est le détour ardent 
qu'une tendresse lente 
décrit dans mon propre sang.

Je suis sans besoin 
de te voir apparaître ; 
il m'a suffi de naître 
pour te perdre un peu moins.

Rainer Maria Rilke (1875-1926). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 26 mai 2023

Emprises à distance, réseaux sociaux aux manettes: quand la psychologie s'en mêle

Guillaume Delbos – Vie et mort d'une relation exacerbée, vécue en ligne entre un homme et une femme... Sur fond de covid-19 qui complique les rencontres et les sorties, "Nos emprises" relate l'histoire d'une relation toxique vécue exclusivement en ligne, du point de vue de l'homme: alter ego peut-être de Guillaume Delbos, auteur de ce roman, Victor Delbauché évoque une relation au goût de drogue dure, avec ses (très) hauts et ses (très) bas. Et c'est l'électrocardiogramme qui donne le rythme, sous forme de titres de chapitres: c'est le cœur qui bat sa mesure, au fil des pages.

Qui est Victor Delbauché? Voici un gaillard qui profite des terrasses de Paris enfin rouvertes après une période de confinement. Il ouvre le journal, lit un article sur un fait divers, s'émeut parce qu'il résonne en lui. Victor Delbauché, c'est aussi un quadragénaire qui a découvert les sortilèges de la vie en ligne après avoir vécu toute sa jeunesse sans Internet. Homme de plume, il se retrouve en présence virtuelle de Léopoldine, artiste avec laquelle il se verrait bien monter un projet artistique. Bien vite, les conversations prennent un tour personnel, puis dérapent...

Résultat: le lecteur est placé dans une position de semi-voyeur, l'auteur divulguant les échanges privés et publics (en ligne) entre le narrateur et Léopoldine – ainsi se manifeste l'effacement des frontières entre intimité et vie publique proposée voire imposée par Internet et les réseaux sociaux. Et là, force est de relever que le narrateur hypermnésique de "Nos emprises" gâte le lecteur: tantôt graveleux, tantôt fin, c'est un festival flamboyant de jeux de mots qui s'offre. Parfois, on se dit même que San-Antonio, grand jongleur du verbe à la mode gauloise devant l'Eternel, peut bien aller se rhabiller...

Cela étant, "Nos emprises" repose aussi sur les élans de la psychologie de chacune et chacun. Il est permis de penser que c'est Léopoldine qui manipule Victor en lui faisant croire à une certaine exclusivité (un classique de l'emprise, dans des contextes autres qu'amoureux) et en maniant le compliment pour l'encourager à continuer et à surenchérir. Quel intérêt concret, pour Léopoldine? Aucun: le lecteur ne peut que considérer que c'est un mode de fonctionnement de ce personnage, dû à son caractère ou à son vécu. Mais Victor finit par comprendre qu'il y a mensonge chez Léopoldine. Schizophrénie, dédoublement de la personnalité de "Léopoldingue", prise de contrôle par un tiers? Le doute subsiste.

Reste que Victor, quant à lui, est aussi prisonnier de ses propres fonctionnements psychologiques délétères. En évoquant à plusieurs reprises son "syndrome du sauveur", il s'inscrit dans la logique du triangle de Karpman. Du coup, Léopoldine, positionnée en victime (divorce difficile, puis compagne d'un dominateur dans une relation sadomasochiste, victime enfin de l'addiction aux réseaux sociaux et à leur tyrannie positionnés comme bourreaux), ne pouvait que résonner avec Victor, pour le meilleur et pour le pire. Et il n'y a même pas besoin de se rencontrer pour vivre tout cela: les dialogues, jeux de bannissement et de "likes" sur les réseaux sociaux suffisent.

A la fois fin et outrancier, "Nos emprises" est un roman psychologique fort et bien mené, qui développe avec précision les méandres d'une relation entièrement vécue en ligne par deux personnages souffrant de la distanciation sociale imposée par les mesures de lutte contre le covid-19 et qui se montent la tête et se font des films, chacun à sa manière. Son écriture recourt aux mots d'aujourd'hui, et l'auteur en fait un lexique en fin de roman. Si ce lexique peut paraître dispensable aux lecteurs d'aujourd'hui, en tout ou en partie, il sera probablement utile aux lecteurs de demain, qui y trouveront les mots que les humains d'aujourd'hui posent sur leurs obsessions.

Guillaume Delbos, Nos emprises, Montreux, Romann, 2023.

Le site des éditions Romann.

Lu par Francis Richard.

mardi 23 mai 2023

"Battle Royale" au Far West

Neville Lucky – Imaginez qu'au temps des cow-boys et des westerns, un gouverneur et chercheur d'or enrichi à millions décide de réunir douze malfrats de légende dans son manoir pour une chasse à l'homme en intérieur. C'est vers cet événement improbable que se dirige l'intrigue de "La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough" de Neville Lucky. Rapide et agréable à lire, ce petit livre constitue le troisième tome de la série de romans de style "Pulp" conçue par les Nouvelles Editions Humus.

Tout commence avec l'irruption de Woodgate Middlesbrough, désireux de se caser incognito après avoir mis en scène sa mort il y a plusieurs années. Le retour de ce desperado n'échappe pas au riche gouverneur, Archibast Hard, qui sait en faire façon et l'attraper dans ce qui a tout d'un piège. 

Et dès lors que les douze criminels se retrouvent réunis, le scénario emprunte les rails du roman japonais "Battle Royale" de Koushoun Takami, technologie incluse: grandes nouveautés à l'époque où se déroule "La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough", l'électricité et les jeux de miroirs font quelques miracles qui ne manqueront pas de surprendre les différents personnages.

Si court qu'il soit, ce roman caractérise ses douze salopards avec précision, à telle enseigne qu'aucun n'est interchangeable, pas même ceux qui mourront d'abord. L'auteur joue sur leurs nationalités (il y a un assassin des Balkans, un spécialiste des arts martiaux venu de Chine...), ou alors sur leur parole, à l'instar de la Betty Redbush, rousse pulpeuse à grande gueule, ou de l'Amérindien qui parle sa langue.

Les différents aspects de l'intrigue, quant à eux, cultivent une approche élastique de la vraisemblance et privilégient volontiers l'outrance. Le dernier combat semble ainsi emprunter à la fois au steampunk et aux anciens films de science-fiction de série B. Quant aux derniers personnages vivants, force est de constater qu'ils auront survécu à des tonnes de dynamite. Quant à Woodgate Middlesbrough, quelle que soit la blessure qu'il subit, il se relève immanquablement: même pas mal...

Bien sûr, l'intrigue ne manque pas de s'attarder occasionnellement sur quelques aspects gore, bouts de cervelle éclatés ou couteau faisant office de main chez un manchot. L'ambiance est virile, on ne mâche pas ses mots, ça sent la poudre et le sang et quand ça ne ferraille pas, ça cogne comme dans Bud Spencer. Enfin, une chute toute finale boucle "La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough" en une ultime et terrible surprise.

Neville Lucky, La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, traduction par Baal de Match.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

Lu par Julien Hirt.

dimanche 21 mai 2023

Dimanche poétique 589: Cécile Meyer-Gavillet

Le printemps à la fenêtre...

Alors que l'heure est matinale
J'assiste à la venue au monde
De la saison printanière.
Pourtant tout semblait reposer
Tout paraissait encor dormir.
La primevère mit son nez
Par-dessus son large feuillage.
Dépliant ses mains dans le jour
Se laisse bercer au soleil.
C'est un bonheur uni du chant
De la lyre, ouvrant le matin.
Dans ses voiles printaniers,
Le vent se glisse à mon oreille,
Laissant frémir une chanson.
Les arbres longtemps admirés,
Le pré encore ébouriffé,
Dans ce sensible matin bleu
Vibraient de mon étonnement.
La nature ainsi mise à nu
Là, se révèle un Dieu poète.

Cécile Meyer-Gavillet, L'air de rien, Fribourg, Cécile Meyer-Gavillet, 2017.

vendredi 19 mai 2023

De la France à l'Argentine, deux hémisphères s'observent: dix nouvelles de Françoise Cohen

Françoise Cohen – "Des deux hémisphères", ce sont dix nouvelles à la fois diverses et tenues par quelques constantes. L'écrivaine y joue sur les deux tableaux de l'Argentine et de la France, précisément vus comme les deux hémisphères du recueil. Et elle adopte l'absence comme thème récurrent.

Si le rythme des dix nouvelles du recueil est plutôt lent, l'écriture varie avec aisance et justesse et n'hésite pas à interpeller le lecteur. Celui-ci apprécie ainsi l'introspection de "Déambulations parallèles", où les ambiances parisienne et argentine résonnent librement avec le ressenti et l'imaginaire du personnage principal, ou la polyphonie mise en place dans "O silent wood". 

Ouvrant l'ouvrage, "Peau neuve" installe précisément le thème de l'absence, à travers ce père trop longtemps enfui de la vie familiale, et qui revient dans la vie de sa fille, devenue une chirurgienne célèbre grâce à une greffe de peau. Incidemment, le lecteur apprend que Valentin, le patient noir qui recevra la greffe, se demande s'il devra endosser une greffe de peau blanche...

Polyphonique également, "Square de l'Oiseau Lunaire" utilise comme décor une place méconnue de Paris, hantée par une sculpture de Joan Miró. Sentimentale, non exempte d'une certaine rouerie de la part du personnage masculin, elle laisse une porte ouverte aux deux solitudes qui s'y frottent: celles de Malena et de Raphaël.

Le rêve a aussi sa place dans "Des deux hémisphères". En témoigne bien sûr l'onirique nouvelle "Un samedi à Paris", dont le début a de quoi désarçonner à la façon de ces songes étranges que nous avons tous eus un jour ou l'autre. Ce rêve confine à l'imaginaire de tout un pays, celui décrit dans "Au pays de Casiment", lieu imaginaire où tout est "presque". Prenant pour prétexte une course de demi-fond qui n'aura jamais lieu, voilà un conte qui donne à réfléchir sur ce que chacune et chacun de nous a peut-être loupé, de peu, et pas forcément pour les bonnes raisons – voilà qui peut interpeller, amuser puis déranger mine de rien.

Quant à ce fameux thème de l'absence, il se manifeste encore par le choix d'éléments originaux autour des personnages. "Bella et moi" évoque ainsi l'absence d'un jumeau phagocyté par le personnage situé au cœur de la nouvelle. Sur un autre ton, la nouvelle "Un mercredi à Buenos Aires", peut-être la plus tendue dramatiquement du recueil, évoque la perte des bijoux de famille, forcée par l'irruption de malfrats avides de dollars. 

La cohésion du recueil est assurée, en souplesse, par le thème de l'absence et par le grand écart entre la France et l'Argentine. De façon plus concrète, il l'est aussi par la récurrence de certains prénoms de personnages, certes sans cesse recréés: dès lors, le lecteur se sent autorisé à admettre la récurrence de quelques personnages, voire à considérer que l'un d'eux, Malena peut-être, est l'alter ego littéraire de l'écrivaine. 

Françoise Cohen, Des deux hémisphères, Paris, L'Harmattan, 2023.

Le site des éditions L'Harmattan.

jeudi 18 mai 2023

Les joies et les peines d'un écrivain en salon

Olivier Chapuis – Pour l'écrivain, le métier d'écrivain est un thème en soi. Le romancier suisse Olivier Chapuis lui consacre tout un livre, "Brèves de salon". Se fondant sur son propre vécu, il s'y concentre sur l'activité déployée dans les salons du livre: dédicaces plus ou moins nombreuses, tables rondes, repas plus ou moins pantagruéliques. 

Chacune des chroniques de cet ouvrage bourré d'humour a fait à l'origine l'objet d'une publication sur un réseau social célèbre. Et certaines d'entre elles sont agrémentées d'illustrations de la dessinatrice de presse suisse Bénédicte: amusantes, tout en rondeur, elles ne sont pas sans rappeler, dans l'esprit, certains dessins que Piem a signés pour "Souvenirs d'un libraire" de Jacques Plaine – grand créateur de salons et fêtes du livre s'il en est.

Les salons que l'auteur évoque sont de toute sorte, des plus modestes, vécus dans des villages français pas toujours simples d'accès aux plus importants, le salon du livre de Genève, à Palexpo, étant par exemple vu comme un "élevage intensif" et, par une métaphore malicieuse, une sacrée basse-cour. 

Et parler des salons, c'est parler aussi des clients, des gens qu'on aborde ou qui demandent où se trouvent les toilettes ou telle vedette stratosphérique. Voire des ventes: si l'auteur se positionne en auteur peu coutumier des foules de fans se battant pour avoir leur exemplaire, il n'hésite pas à exprimer, au fil des pages, sa reconnaissance pour telle ou ou telle vente inattendue, idéalement assortie d'une dédicace sans faux pas. Il est à relever que comme les acheteurs et les lecteurs sont souvent des acheteuses et des lectrices, l'auteur n'hésite pas à utiliser le féminin grammatical générique pour les évoquer.

Enfin, si l'auteur ne cite guère les lieux et les personnes dont il parle, à quelques exceptions près, il arrive qu'on les reconnaisse entre les lignes. Ainsi, tel modérateur constamment occupé par ses lunettes, évoqué à deux ou trois reprises, pourrait bien être le journaliste Pascal Schouwey

Les écrivains se reconnaîtront à coup sûr dans l'une ou l'autre des anecdotes brièvement relatées dans ces ironiques "Brèves de salon". Quant au lectorat en général, il aura l'occasion de découvrir, amusé, quelques aspects insoupçonnés de ce que vit le bonhomme (ou la femme) qui attend et appâte le chaland, assis derrière sa table et ses piles de livres branlantes.

Olivier Chapuis, Brèves de salon, Bulle, Montsalvens, 2023. Illustrations de Bénédicte.

Le site des éditions Montsalvens, celui de Bénédicte.

mercredi 17 mai 2023

Avec Edith Behr et Gérald Tenenbaum, les voies impénétrables de l'émancipation

Gérald Tenenbaum – Comment en est-on arrivé là? Partant d'un prologue des plus dramatiques, relatant la mise à mort d'un campement de touaregs par ceux d'Al-Qaïda, le roman "L'Affinité des traces" de Gérald Tenenbaum relate le destin singulier d'Edith Behr dite Talyat, marqué par la judéité, la soif d'émancipation et les derniers jours de l'Algérie française.

L'écrivain réussit brillamment à recréer ce qu'est la manière de vivre en juif dans les années 1960 à Paris, entre les modes culturelles marquées entre autres par la parution du roman "Bonjour tristesse" de Françoise Sagan et la volonté de perpétuer un art de vivre mis à mal par la Shoah, qui a décimé la famille d'une Edith dès lors ballottée dans ce qui lui reste de famille.

Il y aura des mots de yiddish, ancestraux comme certains rituels, dans "L'Affinité des traces". Et aussi le poids des usages, des mariages arrangés, des destins tout tracés pour les filles juives auxquelles le rabbin trouvera un mari. 

Force est de relever qu'Edith Behr vit constamment dans des familles qui ne sont pas les siennes; sa quête d'émancipation sera donc aussi la quête d'une famille qui sera la sienne, choisie plutôt qu'imposée.

Les mots de yiddish, les traditions dites d'homme à homme (ou de femme à femme), l'auteur les fera résonner avec le monde ancestral des touaregs, où Edith va finalement trouver ce qui sera sa vie après un passage comme sténographe et dactylo au sein de l'armée. Recréant les mots voilés, il recrée avec finesse le langage volontiers elliptique du peuple du désert, toujours en quête d'eau, pétri lui aussi de traditions porteuses de sens, dites par des mots qu'on ne saurait traduire et que l'auteur restitue donc tels quels, avec le souci d'en évoquer la signification profonde.

Dès lors, Edith Behr apparaît comme le point de contact entre le colonisateur français et les touaregs, autochtones s'il en est, capable de comprendre deux univers que l'Histoire a rapprochés mais dont l'auteur dit les différences. Le lecteur français ou occidental se trouve ainsi en terrain connu, voire en zone de confort, lorsqu'il sera question des usages militaires de l'armée française. Mais cette zone de confort n'est pas anodine: en évoquant les essais nucléaires français dans le Sahara, l'auteur rappelle certains pans sombres de la présence française en Algérie. Et rend implicitement l'attachante Edith complice, peut-être à son corps défendant: avait-elle signé pour ça?

Bouclée sur une note d'espoir portée par l'envie de raconter encore et encore pour faire tradition, cette histoire riche et finement ciselée, soucieuse de profondeur lorsqu'il s'agit de dire les mentalités, leurs conjonctions et leurs antagonismes, est mise en valeur par un style des plus soignés. L'écriture sait se faire envoûtante par moments, n'hésitant pas à jouer sur les sonorités et les parentés des mots pour faire jaillir un supplément de sens.

Gérald Tenenbaum, L'Affinité des traces, Nancy, Le voile des mots, 2023. Première édition Paris, Editions Héloïse d'Ormesson, 2012.

Le site de Gérald Tenenbaum, celui des éditions Le voile des mots.

Lu par Airelle, Guide Lecture, Joyeux drilleLe Canapé RougeTioufout, Val Bouquine.


lundi 15 mai 2023

À la rencontre des drames d'une poignée de personnages lausannois avec Laurence Voïta

Laurence Voïta – Un homme pressé bouscule un malvoyant en gare de Lausanne... et le drame démarre. C'est de là que part "Aveuglément" de Laurence Voïta: une bousculade qui, survenue entre deux personnes, va impacter un certain nombre de destins que la romancière va creuser en profondeur. 

L'auteure a le génie de créer un début des plus accrocheurs en pratiquant habilement la rétention d'information, à la façon d'un flou artistique. Elle en dit ni trop ni trop peu sur ces deux personnages qui se bousculent, juste assez pour que le lecteur ait envie d'en savoir davantage. 

Et peu à peu, au fil des pages, la focale se précise, faisant émerger d'autres personnages. Ont-ils quelque chose à voir entre eux? A priori non. Mais le récit va s'attacher à éclairer habilement certains liens et ruptures insoupçonnés: famille, amitié, divorce houleux. Ce ne sont rien de moins que des secrets, que le lecteur découvre peu à peu.

Qui sont ces personnages? Pour n'en citer que quelques-uns, il y a donc José, le malvoyant, qui tisse avec l'aïeule Mathilde une complicité que l'auteure restitue avec tendresse et malice. Il y a celui qui bouscule: Marco, qu'on a cru mort noyé, et qui refait surface sept ans plus tard tel un Martin Guerre moderne. Et qui hante l'école primaire que fréquente son fils, suscitant des questionnements légitimes auprès d'une bande d'écoliers: cet homme sorti de nulle part, qui loge à l'hôtel et hante la cour de récré quatre fois par jour est-il un pervers?

Toutes et tous autant qu'ils sont, famille monténégrine vivant dans un tout petit logement, couple de lesbiennes, femme à chat aimant les macarons, enfants et aînés, les personnages d'"Aveuglément" sont des gens ordinaires, de parfaits anonymes. Les drames qui traversent leurs vies peuvent paraître presque banals. Mais l'auteure réussit à démontrer qu'à leur échelle d'humains, ils sont considérables. Si Marco est devenu aveugle en quelques jours à la suite d'une maladie dégénérative, par exemple, tel enfant meurt d'une méningite foudroyante en à peine plus de temps dans ce roman. Et si attachante que puisse paraître Mathilde, elle aussi a connu son lot de drames personnels difficiles à raconter.

Dès lors, c'est dans les méandres de la vie de quelques personnages ordinaires, travaillés avec soin, que l'écrivaine se plonge, avec une attention empreinte d'empathie pour les peines vécues – ce qui n'empêche pas le rejet des violences, concrétisé par le personnage de Bruno Schneider, policier à la retraite qui n'arrive pas à décrocher. Il en résulte un roman en forme de nœud d'intrigues, empruntant aux codes du polar comme à ceux de la littérature blanche, écrit en chapitres courts aux titres marqués par la temporalité et rédigés tantôt en dialogues rapides, tantôt en paragraphes longs qui imposent au lecteur de prendre un peu de temps.

Laurence Voïta, Aveuglément, Lausanne, Favre, 2023.

Le site des éditions Favre.

Lu par Francis Richard.

dimanche 14 mai 2023

Dimanche poétique 588: Danielle Risse

Nul ne sait pourquoi
Le temps électrise le ciel.

Le vent chasse les rêves,
Trouble les nuages,
Et volent les mots
Dans les rues tristes de l'hiver.

Émerge à l'horizon
Une hirondelle
Et le rire d'un enfant.

Danielle Risse (1951- ), Respirer la pluie, Vevey, Editions de l'Aire, 2023.

samedi 13 mai 2023

Avec Olivia Gerig, vengeance et jeux vidéo du côté de Genève

Olivia Gerig – Avec "Witch Hunt", les lecteurs fidèles de l'écrivaine Olivia Gerig se retrouvent en terrain connu: une intrigue policière dans la région qui entoure Genève côté France, fondée sur des des indices troublants qui empruntent à la fois au genre fantastique et aux codes du domaine religieux. Et pour le coup, après "Les ravines de sang" entre autres, la capitaine Aurore Pellet, de la police d'Annecy, va reprendre du service, cherchant comme d'habitude, et c'est l'une des lignes directrices de ce roman, le bon équilibre entre vie amoureuse et vie professionnelle. 

L'écrivaine se renouvelle parfaitement avec son dernier opus: le lecteur va ainsi baigner dans l'ambiance inquiétante d'anciens sanatoriums, construits dans l'immédiat après-guerre et désormais inutiles. Le sanatorium Martel de Janville, en particulier, va rapidement trouver sa place dans "Witch Hunt". Convoquant l'histoire du bâtiment et rappelant qu'il est désaffecté, évoquant les amateurs d'Urbex comme les mises en scène qu'un tel lieu autorise, l'écrivaine excelle à lui conférer un caractère inquiétant. 

Or, il se trouve que ce caractère sert d'ambiance à l'épilogue d'un jeu vidéo en ligne qui tourne mal, piloté qu'il est par une famille vengeresse. Femme du vingt et unième siècle, la capitaine de police Aurore Pellet va devoir enquêter autour de bûchers et de potences parfaitement moyenâgeux. Qui sont les victimes, qui sont les bourreaux? "Witch Hunt" les dessine, peu à peu. Et le lecteur s'apercevra qu'un jeu vidéo en ligne, porté par une philosophie sectaire, dessine le terrible fil rouge du roman.

L'écrivaine met ainsi en scène les risques que recèle la pratique du jeu vidéo, dès lors qu'elle est compulsive. "Witch Hunt" est un roman peuplé de geeks, certes; ceux-ci sont mis à la merci d'une poignée de criminels. Ceux-ci sont certes animés par un esprit de vengeance qu'ils considèrent honorable. Mais est-il forcément acceptable du point de vue moral? C'est ce qu'illustrent les personnages d'Iris et Achilles Duc, vengeurs d'une mère décrétée "sorcière", au sens où Mona Chollet a pu l'entendre, parce que, volontairement ou non, elle n'a pas vécu tout à fait comme le veut la société qui l'entoure. Alors certes, il est permis de discuter de la citation de la philosophe Mona Chollet que l'auteure a glissé dans son roman: hors contexte en tout cas, celle-ci ne semble pas exempte du péché de procès d'intention. Mais c'est un autre sujet...

Le roman "Witch Hunt" est parfaitement porté par une écriture rapide: écrits de manière fluide, les paragraphes et les dialogues lui confèrent une structure efficace et une ambiance parfaitement inquiétante. L'auteure crée d'excellents dialogues; elle construit aussi des personnages qui fonctionnent pleinement dans un monde où le féminisme trouve sa place ("la" capitaine, écrit constamment la romancière), même si l'on peut toujours aller plus loin en la matière. Et enfin, on ne saurait oublier le travail de l'auteur sur les musiques de notre temps, volontiers rock and roll, qui confèrent à l'œuvre un supplément de rythme à un roman déjà trépidant et qui, en grand, rappelle les dangers du monde virtuel et des jeux de rôle vidéo.

Olivia Gerig, Witch Hunt, Montreux, Romann, 2023.

Le site d'Olivia Gerig, celui des éditions Romann.

vendredi 12 mai 2023

Danielle Risse, poésie sereine

Danielle Risse – Dernier recueil de l'écrivaine Danielle Risse, "Respirer la pluie" est un court ouvrage aux ambiances sereines et reposantes. Les poèmes qu'il recèle sont autant de denses miniatures ciselées avec grâce. Et ce sont des thèmes familiers, simples, qu'ils abordent à travers leurs vers libres.

Le motif de l'enfance occupe ainsi toute la première partie du recueil, "Plume de vie". L'auteure évoque tantôt les souvenirs venus du passé, tantôt les enfants sortis du nid, comme on dit – ce qui permet d'introduire ce motif de la plume de vie: "Ecrire avec mon sang", dit le premier poème de cette section. Et, plus largement, l'image récurrente de l'oiseau.

Nimbée de nostalgie, la deuxième partie, "Tout est consenti", dit le temps qui passe au gré des saisons et du vent qui souffle et emporte les souvenirs, mais aussi des disparus. Plus loin, des images telles que celles du ciel ou des nuages suggèrent que la poétesse, au travers des ressentis qu'elle dépeint, s'inscrit dans un cosmos qui la dépasse, mais qu'elle peut appréhender, entre autres, par la poésie.

Des images viennent alors se faire jour dans l'esprit du lecteur. L'impression de sérénité qu'il ressent naît de l'écriture elle-même, sobre, ponctuée uniquement de virgules et de points: de quoi respirer tranquillement, sans haleter. 

Marquée également par le choix d'un vocabulaire simple et concret, fortement évocateur, cette sérénité laisse deviner une poétesse en paix avec elle-même et avec le monde, si tourmenté qu'il puisse être. Cela, alors que vient le soir de la vie.

Danielle Risse, Respirer la pluie, Vevey, L'Aire, 2023.

Le blog de Danielle Risse, le site des éditions de l'Aire.

Lu par Francis Richard.


lundi 8 mai 2023

Un livre à déguster un verre à la main...

Collectif – Par excellence, le recueil de nouvelles "Petites proses éthyliques" se déguste un verre à la main. Tout est né d'une initiative originale: quinze auteurs installés en Suisse romande ont reçu chez eux une bouteille d'une boisson alcoolisée, vin, bière ou spiritueux. Charge à eux d'écrire "avec" le breuvage, en le laissant résonner en eux plutôt qu'en en faisant une simple note de dégustation. 

Lus et dégustés dans un premier temps au Théâtre de l'Echandole à Yverdon (Suisse), ces courtes proses font désormais l'objet d'un recueil que tout lecteur peut savourer sans modération.

Il convient de préciser que les breuvages, si divers qu'ils soient, sont romands, et le plus souvent vaudois. Ce qui n'empêche pas les surprises: il y a des vins de cépage et d'assemblage, des bières de petite production, des produits de proximité, de l'absinthe et même de la vodka, bel et bien produite en Suisse.

Bière...

Si court qu'il soit, le recueil "Petites proses éthyliques" est donc divisé en trois parties qui ont toutes leur caractère propre – sans même, gageons-le, que les auteurs ne se soient consultés. Ainsi, les cinq nouvelles liées à la bière fleurent bon la liberté et, parfois, la jeunesse. 

On pense au gamin de 13 ans qui fait sa première fugue dans "Accord entre la bière et l'esprit" de Jean-Pierre Rochat, ou à "Archéologie du club imaginaire" de Thomas Flahaut – une nouvelle au parfum générationnel (comme s'il y avait un âge pour boire de la bière) qui, paradoxalement, met en scène un narrateur qui n'a pas bu sa bière. De Marie-Christine Horn, "Tanzanite" associe la bière à la moto, véhicule qu'on associe volontiers à une farouche liberté. 

Enfin, le lecteur amateur de mots recherchés (la liberté de l'écrivain!), écrits comme en état second, goûtera la saveur complexe de "Coup de sève" de Cédric Pignat. Et il y a énormément de tendresse dans l'habile tentative, essayée par Claire May dans "Ad Aeternam", de personnifier la cannette de bière qu'elle a reçue.

... vin...

"Qui sait déguster ne boit plus jamais de vin mais goûte des secrets", écrivait jadis Salvador Dalí. C'est ces secrets que partagent les écrivains dont le lot a été une bouteille de vin. Celle-ci les aura le plus souvent plongés dans un état qui favorise la narration d'histoires. 

Est-ce une surprise, pour ceux qui le connaissent? Dans "Totem Garanoir", c'est le chasselas qui devient le totem d'Alexandre Grandjean, écrivain friand de ce cépage. Corinne Desarzens, elle, sait surprendre avec "Squadra rouge cerise", texte gourmand qui plonge dans le monde du foot et des maillots rouges. Avec "L'Amertume", Frédéric Jaccaud glisse, comme le titre l'indique, une note d'amertume dans le recueil: le vin peut avoir un goût qui désarçonne. Est-ce un défaut du vin? La question est ouverte. 

L'expérience de dégustation se fait dansante avec "La Valse" de Valérie Gilliard, marquée par les vers de Baudelaire. Et enfin, c'est l'histoire de la bouteille elle-même qui constitue la trame de "Karma" de Lolvé Tillmanns – une trame qui esquisse avec le sourire les rapports qui s'installent entre la bouteille, le bouchon et le vin. Comme quoi, une bonne bouteille, c'est tout simple...

... spiritueux

Quant aux nouvelles consacrées aux spiritueux, elles font volontiers le choix de l'étrange et du rare: on ne boit pas tous les jours des boissons aussi fortes, et l'esprit se trouble tout particulièrement, ouvrant la porte à des ambiances oniriques. Avec la nouvelle initiatique "Mes douze yeux souterrains", André Ourednik donne le ton...

Le motif de la météo et des brumes est ainsi présent dans "Jussy Creek" de Florian Eglin comme dans "Au ban les brumes" de Marie-Jeanne Urech, un texte empreint de nostalgie et de saveurs de ripaille qui semble répondre à "La William's" de Raluca Antonescu, qui rappelle que les alcools forts sont aussi parfois une affaire familiale. Enfin, de la nouvelle de Maxime Maillard qui conclut le recueil, on retiendra les derniers mots, ceux qui peuvent éclairer tout le recueil d'un seul coup: "... cette chaleur qui rosit vos joues" – chaleur porteuse de joie, agréable et recherchée, née de tout alcool.

Enfin, il convient de relever la gouleyante préface de Thierry Raboud, qui rappelle en quelques exemples frappants, volontiers choisis dans le monde littéraire suisse, les rapports complexes entre les écrivains et l'alcool. Même la science en parle... Ce sont ces rapports que "Petites proses éthyliques" a voulu faire expérimenter à ses quinze écrivains. Et c'est réussi!

Collectif, Petites proses éthyliques, Vevey, Hélice Hélas, 2023. Préface de Thierry Raboud.

Le site des éditions Hélice Hélas.

dimanche 7 mai 2023

Dimanche poétique 587: Pierre-André Milhit

l'idée de l'orage
et soudain un orage violent sur le lac
une antique barque ramène des fantômes
le capitaine est une femme
portant un chignon rouge
elle tient la barre comme le sexe d'un géant

l'éclair a séparé le ciel
d'un côté les filles les plaisirs les cris
de l'autre les monstres et les larmes
je ravaude un vieux rêve

ils ou elles disent les misères du monde

Pierre-André Milhit (1954- ), La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, Genève, Editions d'Autre part, 2013.

vendredi 5 mai 2023

Marc Voltenauer, du rififi chez les Albanais

Marc Voltenauer – Les Albanais débarquent en nombre dans le dernier opus de Marc Voltenauer, "Cendres ardentes". Plus précisément, c'est dans la diaspora albanaise en Suisse que l'agent Andreas Auer se plonge pour mener dans cette nouvelle enquête.

De cette diaspora, l'auteur dessine un portrait approfondi, porté par le motif du déchirement entre l'intégration au pays d'accueil et les traditions du pays d'origine. Les citations du kanun, code d'honneur local, prennent place à juste titre en tête des chapitres qui mettent en avant le clan Hoti. Ce code d'honneur va constituer la faille dans ce clan, entre ceux qui le comprennent surtout dans sa rigueur et ceux qui préfèrent transiger parce qu'après tout, c'est en Suisse, Etat de droit qui ne connaît pas ce genre de code officieux, que leur vie se passe. Les éclats sont programmés!

Cela, sachant que le kanun n'est pas que violence, et que selon l'auteur, celui n'en retient que l'usage de la force n'a rien compris – ou l'exploite à des fins personnelles, pas nécessairement honorables. Ainsi, et c'est un peu attendu, le plus intégriste des tenants du kanun est aussi le personnage le plus affreux du roman. Et ce n'est pas peu dire: meurtres rituels, proxénétisme, assassinats, anthropophagie, l'auteur met le paquet.

Et c'est bien le recours à cette violence qui va lancer Andreas Auer et son équipe dans une nouvelle enquête qui trouve son fondement dans un morceau de cadavre retrouvé dans le Léman par une innocente nageuse. Il était pourtant bien lesté, le cadavre, presque comme dans "C'est arrivé près de chez vous", le film fameux avec Benoît Poelvoorde: plein de briques au fond du sac poubelle... mais là, ce n'était pas une question d'os poreux.

En effet: quitte à ce que cela puisse paraître long et un peu sèchement technique en début d'intrigue, l'auteur choisit, patiemment et de façon convaincante, de donner la vedette à la police scientifique: érigée en référence face à des cadavres peu parlants, c'est elle qui fera vraiment avancer l'enquête, indice par indice. L'auteur a l'habileté de montrer ce qu'il y a au-delà du médecin légiste rigolard bien connu des lecteurs de polars: en faisant intervenir un entomologiste, il donne à voir une autre manière de mener l'enquête, en particulier en montrant comment les insectes anthropophages (tiens, comme le méchant de l'histoire...) peuvent indiquer les circonstances d'une mort criminelle. C'est dègue? L'auteur ne dément pas, ne cache rien. C'est le job... 

Dès lors, l'intrigue se développe sur des ressorts classiques, fonctionnant autour d'un truand qui aime ses petits plaisirs, pourvu qu'ils soient discrets. Pédagogue malicieux pour ce qui est de la médecine légale, l'auteur le sera dès lors aussi lorsqu'il s'agit d'exposer en détail les soubassements culturels de l'anthropophagie, tabou majeur dans l'inconscient collectif: Carl Gustav Jung est passé par là. Et l'auteur ne manque pas de mettre en résonance le caractère choquant du cannibalisme humain et l'envie des bonnes choses qui nous anime tous: "Quel est le vin qui pourrait se marier parfaitement avec un steak d'humain tartare?", a dû se demander le chef étoilé finlandais chargé de l'organisation du festin. Et le lecteur se surprend à se demander comment il a trouvé le moyen de proposer un Pic Saint Loup... 

Enfin, l'une des lignes de force importantes de "Cendres ardentes" est la condition gay et la fluidité des genres. Du côté familier, cela passe par Andreas Auer, qui reçoit l'émouvante demande en mariage de son compagnon (une possibilité nouvelle en Suisse, le mariage pour tous ayant été approuvé par référendum en 2020), le journaliste Michael – ce qui permet d'avoir un polar qui, telle une romance, se termine par un mariage. De façon plus rare (mais là, on pense à "Le courage qu'il faut aux rivières" d'Emmanuelle Favier), l'auteur évoque la situation typiquement albanaise des vierges jurées. Il exploite un tel personnage, femme vivant comme un homme dans un contexte patriarcal (et par choix dans ce cas, mais l'est-ce toujours?), pour créer quelques vigoureux retournements de situation et coups de théâtre.

"Cendres ardentes" permet aux amateurs du genre de retrouver un Marc Voltenauer qui prend le temps de planter le décor et de l'analyser longuement, sous toutes ses coutures si finement techniques qu'elles soient, comme si c'était un besoin viscéral. Pour pénétrer dans ce polar, il faut donc accepter une certaine lenteur au début, le temps de poser un décor moins familier que ce que l'on croit. Mais le lecteur qui accepte d'entrer dans cette manière de procéder sera récompensé par une intrigue flamboyante, soigneusement chantournée, avec un méchant qui, si l'on concède qu'il est prisonnier de sa vision du monde traditionnelle et viciée, est aussi vraiment méchant, en mode spectaculaire. Ne serait-ce que parce qu'il aime la chair fraîche, à plus d'un titre...

Marc Voltenauer, Cendres ardentes, Genève, Slatkine & Cie, 2023.

Le site de Marc Voltenauer, celui des éditions Slatkine & Cie.

Lu par BadGeeketteCathJack, T'as où les livres

jeudi 4 mai 2023

Sabine Dormond, quand l'amertume entre dans la danse

Sabine Dormond – Pour danser la bachata en couple, il faut être deux, ni plus ni moins. Sabine Dormond développe l'intrigue de "Danse nuptiale" en imaginant qu'une troisième âme, voire d'autres encore, s'immisce dans un duo au fonctionnement intrigant et chaotique: Monsieur est un professeur de danses latines aussi jeune que beau, et Madame une personne d'âge mûr.

C'est avec un regard aigu que l'auteure observe les méandres de la passion qui naît entre Ruben et Anne, en se mettant dans la peau de cette dernière. Cette acuité se traduit par des chapitres courts et percutants, surtout au début de ce bref roman, mais aussi par la description de ces petites choses qui font d'un amour une obsession, un lieu où l'on est seul au monde. 

Cela, jusqu'au mariage – auquel l'auteure consacre à juste titre le chapitre le plus long de l'ouvrage: il incarne ce moment clé où l'union amoureuse entre deux personnes devient une affaire sociale, où le réel retrouve sa place. La noce, c'est la famille, mais aussi les ex – une en particulier, Niva, dite "Gueule de hareng". Dès lors, l'auteure fait remonter des sentiments acides dans le cœur d'Anne, jusqu'aux premiers nuages. 

Peut-on vivre avec un prof de danse qui, professionnellement, va passer sa vie à faire tourbillonner les plus belles femmes, dans la sensualité de la bachata? Est-il possible d'écarter toute jalousie dans ces conditions? Et Ruben, tel qu'Anne l'observe, a-t-il vraiment liquidé tous ses vieux démons? A peine finie une noce venue trop vite que le venin s'installe – l'auteure utilise les mots forts de "déflagration" ou de "bombe" pour exprimer ces moments où les images que l'on a l'un de l'autre s'entrechoquent avec violence.

Pour illustrer l'amertume des sentiments naissant de la vie en société et du retour au réel, l'auteur met en scène Sarah, l'âme damnée d'Anne. Sarah fonctionne comme le personnage romanesque classique de la meilleure amie du personnage principal. Cependant, l'écrivaine a le génie de détourner ce type pour en faire l'un de ces amis avec lesquels on n'a pas besoin d'ennemis: Sarah a le chic pour porter le fer sur les points faibles et mettre au jour la part d'ombre d'Anne. Qui est Sarah, vraiment?

Précis et fort, "Danse nuptiale" invite le lecteur à entrer dans la danse. Cela, pour vivre avec Anne et Ruben les affres d'un amour passionné, torturé par le réel et par les personnages eux-mêmes.

Sabine Dormond, Danse nuptiale, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site de Sabine Dormond, celui des éditions BSN Press.

dimanche 30 avril 2023

Dimanche poétique 586: François Maynard

Déserts où j'ai vécu dans un calme si doux

Déserts où j'ai vécu dans un calme si doux,
Pins qui d'un si beau vert couvrez mon ermitage,
La cour depuis un an me sépare de vous,
Mais elle ne saurait m'arrêter davantage.

La vertu la plus nette y fait des ennemis ;
Les palais y sont pleins d'orgueil et d'ignorance ;
Je suis las d'y souffrir, et honteux d'avoir mis
Dans ma tête chenue une vaine espérance.

Ridicule abusé, je cherche du soutien
Au pays de la fraude, où l'on ne trouve rien
Que des pièges dorés et des malheurs célèbres.

Je me veux dérober aux injures du sort ;
Et sous l'aimable horreur de vos belles ténèbres,
Donner toute mon âme aux pensers de la mort.

François Maynard (1582-1646). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 28 avril 2023

Raymond Delley, aux racines du métier d'écrivain

Raymond Delley – Ayant posé le point final à ce qui est devenu sa "Trilogie de la mémoire", le romancier fribourgeois Raymond Delley s'est penché sur les racines et les ramifications de son activité d'écrivain. Cela, à la double instigation de son public et de son éditeur, Michel Moret, des éditions de l'Aire. 

Il en résulte "Comment je suis devenu écrivain", un court ouvrage aux allures de Mémoires littéraires, subdivisé en trois parties qui sont autant de facettes: l'enfant, l'homme, l'écrivain. Cela, sans oublier, en conclusion, cette question qui est un signe de modestie: "Ai-je mérité ce beau nom d'écrivain?".

Chronologique, ce livre se lit comme un roman, et l'on y retrouve avec plaisir la plume fine et cultivée de l'auteur. Soucieux de focale, celui-ci choisit d'écrire son enfance à la troisième personne du singulier: pour le désormais septuagénaire, celle-ci est lointaine, et la troisième personne installe la juste distance. 

Toute cette première partie est consacrée à la découverte des mots et de leur fascinant pouvoir évocateur, à partir des termes les plus simples et concrets, ceux de sa vie quotidienne. Puis viennent la lecture, l'école et la découverte de la musique particulière qu'ils peuvent faire naître lorsqu'ils sont mis ensemble pour faire naître des histoires qui, de Fenimore Cooper à Bob Morane, fouettent l'imaginaire du jeune lecteur. 

Les livres continuent de hanter l'auteur tout au long de ses études et de sa carrière d'enseignant, puis vient l'envie d'en écrire lui-même. Le romancier, dès lors, donne un aperçu des coulisses de son travail, indissociable du plaisir d'écrire avec aisance sur les thèmes de toujours, qui sont l'enfance ("Les Clairières"), les amours ("Quelques jours en automne") et les morts ("Comédie humaine"). Cela, sans jamais se départir d'un tempérament contemplatif et introverti.

Il y a aussi un regard sur les constantes narratives: ses trois romans sont construits sur au moins une paire d'intrigues qui s'entremêlent, l'une directe et chronologique, l'autre chaotique et sinueuse. Enfin, l'auteur indique par quelle alchimie ses romans, œuvres de pure imagination, cristallisent, consciemment ou non, une part de son vécu – un vécu qui peut aussi garder la mémoire des écrivains lus et savourés.

Enfin, l'auteur ne manque pas d'indiquer le rapport qu'il peut y avoir entre son statut d'écrivain et celui d'ancien enseignant. L'un prime-t-il l'autre? Dans un exercice original, le professeur Raymond Delley propose une dissertation précise sur l'écrivain Raymond Delley. Un écrivain qui termine ce bref opus par quelques perspectives, dont celle d'un futur polar qu'il promet mélancolique – bien dans la veine de sa "Trilogie de la mémoire".

Raymond Delley, Comment je suis devenu écrivain, Vevey, L'Aire, 2023. Préface de Jean-François Haas.

Le site des éditions de l'Aire.


jeudi 27 avril 2023

Police et vengeance: le double jeu d'un inspecteur

Christian Lanza – C'est un roman policier bien complexe et noir à souhait qu'offre l'écrivain Christian Lanza, ancien enseignant de langues anciennes, avec "Les anges noirs". Second opus de l'auteur, celui-ci met en scène pour la première fois l'inspecteur Vincent Dreyer, personnage captivant à force d'être tourmenté. Et porteur: d'ores et déjà, deux suites sont annoncées. Il n'en faudra pas moins pour réparer toutes les blessures qui ont marqué l'existence du bonhomme.

Voyons... L'intrigue du roman "Les anges noirs" plonge ses racines dans un événement tragique: l'assassinat de la famille du juge Dreyer au complet – sauf précisément le jeune Vincent, 12 ans au moment des faits, miraculeusement hors de chez lui ce jour-là – par quatre malfrats masqués. Dès lors, Vincent Dreyer, héritier inconsolable, handicapé des sentiments, n'aura de cesse de prendre sa revanche. Devenir flic fait partie de ses projets, de même qu'un entraînement physique rigoureux – paradoxalement contrecarré par un certain goût des bonnes choses, vins ou cigares entre autres.

Se pose dès lors la question cruciale du mélange de justice personnelle et de justice d'Etat, omniprésente dans ce roman qui plonge au cœur de ce que l'âme humaine peut avoir de plus sombre. Résultat: n'hésitant pas à tuer pour se venger, Vincent Dreyer arbore constamment une facette de personnalité qui suscite un fascinant malaise.

Cela, d'autant plus que pour lui, tous les coups sont permis, quitte à friser le code sans ménagement. Sa ruse, sa manière d'embobiner les suspects impressionne, de même que sa capacité de déduction, ses intuitions et ses flashes de mémoire – qui peuvent passer pour des coups de chance permettant parfois, commodément, de donner un coup de gaz à l'intrigue.

L'intrigue? Elle n'est pas tendre, oh non, même si elle est parfois pétrie de bonnes intentions viciées. Tout tourne en effet autour de trafics et de disparitions d'enfants dans la région genevoise. Enlevés à des femmes enceintes dans le besoin contre espèces sonnantes et trébuchantes, en toute illégalité, ils se retrouvent parfois adoptés par des familles aisées. 

Mais il arrive aussi parfois que l'issue soit fatale pour eux: pédophilie, sacrifices rituels, rien ne manque. L'enfance meurtrie est un sujet porteur d'émotion, l'auteur l'a bien compris; dès lors, "Les anges noirs" en brosse un tableau vaste et glaçant, dépeint dans un souci du détail qui donne régulièrement le frisson.

Enfin, il y a un peu d'exotisme dans "Les anges noirs". Vincent Dreyer s'arrange en effet pour traquer les suspects de Genève jusqu'au bout du monde: il deviendra chef d'une horde de motards violents basés en France voisine, façon Hell's Angels, avant de voyager jusqu'au Viet-Nam, aux Philippines ou aux Caraïbes. Et l'argent? En dessinant avec Vincent Dreyer un personnage richissime qui n'hésite pas à financer l'enquête sur ses propres deniers, l'écrivain lui épargne tout obstacle lié aux moyens.

Inspecteur libre et vengeur, Vincent Dreyer soulève pas mal de poussière, allant jusqu'à résoudre quelques cold cases au passage. Cela, jusqu'à atteindre la personne qui, derrière les hommes de main, est responsable de la mort de ses parents et de sa grande sœur. Il en résulte un roman policier bien construit, soucieux du détail, trépidant grâce à ses chapitres courts portés par un style efficace. Mais c'est aussi un livre sombre qui interroge sur les noirceurs de l'âme humaine et la notion, toujours actuelle, de justice personnelle.

Christian Lanza, Les anges noirs, Lausanne, Favre, 2023.

Le site des éditions Favre.

dimanche 23 avril 2023

Dimanche poétique 585: Rémy Belleau

La Cygalle

O que nous t'estimons heureuse,
Gentille Cygale amoureuse,
Car aussi tost que tu as beu
Dessus les arbrisseaux un peu
De la rosée, aussi contente
Qu'est une princesse puissante,
Tu fais de ta doucette vois
Tressaillir les monz et les bois.

Tout ce qu'aporte la campagne,
Tout ce qu'aporte la montagne,
Est de ton propre. Au laboureur
Tu plais sur-tout, car son labeur
N'offences ni portes dommage
N'à luy, ni à son labourage.
Tout homme estime ta bonté,
Douce prophette de l'été.

La Muse t'aime, et t'aime aussi
Apollon, qui t'a fait ainsi
Doucement chanter. La vieillesse
Comme nous jamais ne te blesse,

O sage, o fille terre-née,
Aime-chansons, passionnée
Qui ne fus onc d'affection,
Franche de toute passion,
Sans estre de sang ni de chair,
Presque semblable à Jupiter.

Rémy Belleau (1528-1577). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 21 avril 2023

Ils étaient quatre artistes, sur les routes de Bretagne...

Alain Pouteau – Le poète et conteur français Alain Pouteau s'est lancé dans le genre du roman. Avec "Je vous attendais", il saisit quatre jeunes gens au moment où l'existence se cristallise, ce début de la vingtaine où les premiers aiguillages se tournent. Ce qui lie ces deux filles et ces deux garçons? Quelques traumatismes de vie, les arts sous toutes leurs formes et, surtout, l'envie absolue de mener leur vie à leur façon.

Les quatre parties du roman portent comme titre quatre valeurs correspondant à chacun des personnages. La première, "Utopies", est construite comme une ample exposition littéraire, prenant son temps pour présenter les quatre protagonistes principaux du roman. Il est aussi permis d'y voir une sorte d'exposition des thèmes d'une fugue, chacun étant énoncé isolément, avec son caractère spécifique. C'est ce que suggère une rencontre cruciale, narrée précisément dans cette première partie: celle de François, fugitif d'une famille où la violence est monnaie courante, avec la musique de Jean-Sébastien Bach, prince de... la fugue.

C'est à Paris que le hasard réunira les quatre personnages. Dès lors, les quatre voix du roman s'entremêlent et dialoguent. On trouve ici Léna et Louise, chanteuses et musiciennes qui se produisent dans des salles parisiennes à l'abord rugueux, et aussi Pierre, traumatisé par un voyage intense et tragique en Afrique, qui ambitionne de devenir griot après avoir touché de près au monde de la philosophie. Dès lors, l'histoire s'attache à montrer comment ce petit monde va s'ajuster pour constituer une troupe d'artistes et de conteurs ambulants qui écument la Bretagne, terre de légendes s'il en est. Optimiste et heureuse, cette phase de création d'un univers artistique a le goût du feel-good, quitte à manquer un peu de tension dramatique et à occulter ou édulcorer tout ce qui pourrait constituer une adversité sérieuse: l'argent qui manque, les doutes, les jaloux... De village en village, les représentations elles-mêmes sont toujours un succès. Ce n'est qu'en fin de roman qu'un drame majeur surviendra, testant la résilience des artistes.

Peu à peu, cependant, l'auteur dessine, à travers sa troupe ambulante qui passe d'un village à l'autre à bord d'une charrette tractée par deux ânes, un mode de vie à la fois sobre et sensiblement plus riche que celui que vend le consumérisme actuellement dominant – la scène des achats de Noël au supermarché fait ici figure de brillant contraste. La vie des comédiens est marquée par un carburant compté en carottes (pour nourrir les ânes), par des ajustements constants entre des personnages qui ne peuvent que s'entendre et aussi par un soupçon de superstition – on pense au beau livre d'Olivier Föllmi auquel les comédiens prêtent un pouvoir prémonitoire, ou à des réflexions marquées par Albert Schweitzer ou par la communication entre végétaux. Peu à peu, au gré des promenades nocturnes, se développe ainsi une réflexion écologique qui considère l'humain comme non coupé de son environnement, mais faisant partie d'un tout qui inclut la nature, les arts, la poésie.

L'écrivain a sans doute mis une bonne part de lui-même dans "Je vous attendais". L'accordéon diatonique de Léna semble être celui de sa fille, Emma de Brocéliande, elle-même conteuse. Quant au handpan, cet instrument en forme de tortue que l'on caresse pour en tirer des sons, l'écrivain, qui le pratique, lui consacre quelques belles pages, sans doute les premières à explorer par les mots son charme et ses trucs techniques. Enfin, on sourit lorsque le personnage de François se propose d'écrire un roman dont la structure épouse précisément "Je vous attendais".

Quatre mouvements intitulés Utopies, Rêves, Rencontres, Espoirs, une ambiance qui rappelle un peu les "Scènes de la vie de bohème" d'Henri Murger (ah, cette Louise qui tousse sans cesse, telle Mimi!): "Je vous attendais" se présente comme une généreuse symphonie de mots, pétrie d'amour, d'espérance et de liberté, portée par des personnages jeunes souriants face à la vie, à l'écoute de ce qui les entoure, y compris l'héritage des temps anciens.

Alain Pouteau, Je vous attendais, Cossonay, La Maison Rose, 2023.

Le blog d'Alain Pouteau, le site des éditions La Maison Rose.

jeudi 20 avril 2023

Kitten Napier, une filature torride à New York

Donnie Hawkins – Vous le savez, amis lecteurs fidèles: ici, on ne recule devant rien, même pas dans la littérature de gare savamment étudiée. Il fallait donc bien que la nouvelle collection "Damned", proposée en abonnement, nous tombe dans les mains. Après "A moi de choisir ceux qui vont mourir" de Pierre Ronpipal, les Nouvelles Editions Humus envoient dans la nature "Kitten mène l'enquête" de Donnie Hawkins. 

Donnie Hawkins, un pseudo de plus? Lu l'espace d'une pizza en solo dimanche dernier, l'ouvrage entretient le doute. Il y a des notes du traducteur, certes, ce qui pourrait suggérer que l'ouvrage est traduit de l'anglais. Mais il y a aussi, dans le texte, deux ou trois éléments qu'on trouverait difficilement dans un texte rédigé en anglais, par exemple des références à des écrivains français tels que Dumézil. Sans compter que l'hypothétique traducteur, anonyme d'ailleurs, en glissant "s'encoubler" en page 43, trahirait un petit accent curieusement welche... 

Mais venons-en au propos... Dans "Kitten mène l'enquête", le lecteur est mis en présence d'une femme de toutes les outrances, Kitten Napier, si belle et bandante qu'elle n'a jamais réussi à jouir avec un homme. Irrésistible à l'excès, ça en devient pénible pour Kitten elle-même, prisonnière d'une sorte de pouvoir et condamnée à courir à la pelle des hommes invariablement trop prompts à jouir, malgré eux. Son seul secours? Une chandelle allumée...

Fascinée par son propre corps comme par la littérature, Kitten a monté son agence de détective privée à New York. Dès lors, une filature sert de fil rouge à l'intrigue: il est question de poursuivre une certaine Ellis Dee (LSD, prononcé à l'anglaise, vous l'avez? Le LSD a d'ailleurs fêté ses 80 ans hier, ça s'arrose...), belle et provocatrice. L'ouvrage se termine sur sa mort violente, qui ouvre la porte à une suite.

L'outrance est présente à tous les étages de "Kitten mène l'enquête" avec ce personnage de Kitten Napier, caricature concentrée de tous les fantasmes masculins. L'auteur sait illustrer cet élément de personnalité par de multiples approches, qui vont au-delà du simple physique de la détective. Le lecteur s'amuse par exemple lorsqu'il est question d'une température soudain torride dans le métro new-yorkais, ce qui suscite quelques réactions d'usagers – comme d'usagères d'ailleurs: Kitten Napier est inclusive à sa manière.

Par contraste, les personnages masculins du roman vont paraître bien pâlots. L'auteur prend cependant soin de tracer de Chris Dee, le mari d'Ellis, un portrait profilé, si peu aimable qu'il puisse paraître: s'il passe pour un playboy, il apparaît surtout mesquin, bêtement comptable dès lors qu'il s'agit de son épouse, dont il craint le tempérament volage. Mais Kitten est-elle meilleure que lui? Elle aussi tient sa comptabilité...

On l'a compris: dans un esprit "pulp" à l'ancienne, astucieux et parfaitement décomplexé, "Kitten mène l'enquête" assume son côté trash, voire vulgaire. On rejette ou on en redemande! Pour fidéliser les indécis, cependant, l'auteur jette une accroche au terme de son intrigue prétexte: ce n'est pas dans cet opus qu'on saura qui a tué Ellis Dee. Affaire à suivre donc. le roman est inachevé malgré le mot "FIN"! 

Il convient enfin de relever que le côté outrancier de "Kitten mène l'enquête" est tempéré par des en-têtes de chapitre longues et descriptives, à l'ancienne, un peu intello, comme on a pu les trouver dans l'"Histoire de ma vie" de Casanova. Dès lors, le lecteur va se demander: "C'est quoi ce machin, c'est qui l'auteur en vrai?". Bonnes questions, pour un secret sans doute bien gardé par l'éditeur!

Donnie Hawkins, Kitten mène l'enquête, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2023.

dimanche 16 avril 2023

Dimanche poétique 584: Patricia Guenot

Union latex

Union latex 
Flambant vortex 
Désir furtif 
Nectar lascif. 

Viens creuser dans ma chair 
Un puits d'amour pervers. 
Dirige nos frissons 
Jusqu'au tendre unisson. 

Noie l'écho de tes réticences 
Dans le flot de nos joies immenses. 
Allume les diamants brûlants 
De notre plaisir insolent. 

Le 01.07.2004

Patricia Guenot (1964- ). Source: Patricia Guenot.

jeudi 13 avril 2023

Bastien Fournier, une vocation d'enseignant en France

Bastien Fournier – Le récit d'un virage dans la vie d'un homme et de sa famille, avec l'examen d'agrégation en point d'orgue: tel est le programme de "L'Examen", dernier petit ouvrage de l'écrivain suisse Bastien Fournier. Cette vie, c'est la sienne: celle d'un ressortissant suisse qui, se découvrant une vocation d'enseignant en lettres, se lance dans la profession en France, où il s'installe avec son épouse et ses trois enfants.

L'ouvrage se compose de 52 courts chapitres, d'une à deux pages, qui pourraient refléter les semaines d'une année importante, celle que le narrateur a consacrée à la préparation de l'agrégation. S'ils sont courts, les chapitres sont denses, fréquemment nourris d'une abondance d'énumérations rapides. Ce sont parfois des lieux rapidement parcourus en voiture ou dont le narrateur découvre les mille richesses, ou des lectures citées au vol, comme si elles lui revenaient inopinément à l'esprit. Et cette abondance se retrouve lorsque l'auteur énumère, avec un luxe de détails qui fait sourire, ses stylos-plumes et autres outils d'écrivain. 

Le lecteur, quant à lui, se retrouve en terrain familier, écoutant l'auteur citer tour à tour ces écrivains qui le passionnent, français mais aussi issus de l'Antiquité grecque et latine. Cela, au fil de l'évocation par flashes du métier d'enseignant tel que le narrateur le vit en France. Il y a les pièces de théâtre montées (l'auteur a du reste écrit pour le théâtre aussi), les réflexions des enseignants chevronnés face au nouveau, qui gagne leur respect par son travail. Et les citations qui traversent le propos, comme des fulgurances à travers l'esprit du narrateur.

Le témoignage ne saurait faire l'impasse sur les confinements successifs liés au covid-19; c'est de manière touchante qu'il raconte comment il a célébré ses quarante ans au cœur de la Bourgogne, en famille et entre amis... dans le respect des règles édictées par la France pour lutter contre la pandémie. 

Enfin, "L'Examen" se place au carrefour de trois éléments qui, dans la vie du narrateur, semblent des addictions: la cigarette, leitmotiv s'il en est, mais aussi l'écriture et la lecture. Pour tout cela, le narrateur est capable de se retirer ne serait-ce que quelques minutes, volées au temps passé avec des amis, des proches, parce qu'il y a urgence de retrouver les mots.

Des cartons du déménagement jusqu'au diplôme, c'est un vécu intense que l'auteur restitue dans "L'Examen", désormais installé à Irancy même s'il conserve ses attaches en Suisse. Entre les souvenirs et les appréhensions liées à l'examen (organisé selon des modalités inconnues en Suisse), la temporalité du roman paraît sinueuse: c'est l'effet voulu d'une écriture par éclats. Mais, conçu selon une rhétorique de bon aloi, "L'Examen" mène à coup sûr le narrateur et le lecteur à bon port, dans un crescendo classique qui place l'examen d'agrégation tant attendu à la place qui lui revient: celle du point d'orgue.

Bastien Fournier, L'Examen, Orléans, Editions Infimes, 2023.

Le site des Editions Infimes.

mercredi 12 avril 2023

Quand la machine administrative et les médias s'emballent

Frédéric Bécourt – "Un vent les pousse" s'ouvre sur un chapitre d'exposition qui met en présence certaines des forces qui, tout au long du roman, vont marquer les relations entre personnages: Juliette et Gilles sont en instance de divorce, Chloé a cinq ans et elle a prononcé une phrase malheureuse, jugée raciste, à un copain de classe. S'ensuit une procédure administrative...

Dès lors, l'ensemble de ce roman va s'attacher à dessiner l'emballement médiatique, savamment entretenu par une certaine presse conservatrice française, autour de cette procédure, qui prévoit des tests psychologiques approfondis et une sensibilisation de la fillette, illico présumée foncièrement raciste, aux questions d'inclusion. La procédure est soumise à l'approbation parentale. Juliette accepte et signe, Gilles refuse.

Très tôt, l'auteur se place dans les chaussures de Gilles, écrivain bordelais sur le déclin, vite dépassé par les événements. Il dessine autour de lui, avec succès, un nœud de tensions: alors qu'il tient à sa fille comme à la prunelle de ses yeux, son refus de se soumettre à la procédure administrative l'expose à la suppression de tout droit de garde alternée. Mais, méfiant face à la procédure, il tient à rester fidèle à lui-même.

Vous avez dit "woke"? C'est ce que décrit l'écrivain, dans une certaine mesure, notamment en cernant le besoin constant de certains de chercher des juges extérieurs plutôt que de laver le linge sale en famille. De ce point de vue, on pense à l'étude que le philosophe Pierre Valentin a consacrée à "L'idéologie woke" pour Fondapol. 

Conservateurs et administratifs

Quant aux milieux conservateurs, survivalistes, classés à l'extrême-droite, l'auteur excelle à en dessiner la duplicité derrière une apparente sincérité jouant sur l'argument sensible de la défense de la famille traditionnelle. Peu politisé, peu informé mais aux antipodes des valeurs d'un Zemmour, Gilles peut à juste raison se sentir soutenu par ces milieux comme une corde soutient le pendu. Mais il n'a guère d'autre recours...

S'il ne les caricature pas, c'est avec un certain recul que l'auteur dépeint ces milieux. Plus intéressant, il a le génie d'observer la manière dont les acteurs liés à la procédure administrative et disciplinaire appliquée à Chloé se positionnent. Tout se passe comme si celle-ci, en phase pilote, devait certes s'appliquer, mais pour de mauvaises raisons, invoquées tour à tour par les âmes grises du monde enseignant tel que l'auteur le décrit: ne pas faire de vagues, créer un exemple, complaire à la hiérarchie scolaire, voire se montrer zélé dans l'optique d'une possible visite du ministre. 

Et les enfants dans tout ça?

L'auteur ne donne guère à voir Chloé dans cette description. Paradoxal? Non, juste: l'auteur souligne ainsi que dans "Un vent les pousse", tout se passe entre adultes pas très soucieux, en définitive, de l'intérêt des enfants – sans parler de Souleymane, l'enfant qui a encaissé l'affront. Le lecteur s'interroge dès lors: cette réplique malheureuse méritait-elle un tel remue-ménage, ou aurait-il mieux valu expliquer les choses en classe, loin d'une machine administrative et médiatique qui broie ses victimes sans régler quoi que ce soit? 

C'est du père de Souleymane que viendront finalement les paroles de bon sens, alors que tout s'emballe et que Gilles, plus ou moins malgré lui, s'est radicalisé, allant jusqu'à kidnapper sa fille: "Mon fils, il va bien... Des fois, il fait des bêtises. Votre fille aussi, les autres aussi... Tous les enfants, c'est pareil, non? Cette histoire, maintenant, c'est n'importe quoi..." (p. 150-151). La réflexion considérée comme raciste de Chloé trouve elle-même une explication rationnelle, sur un fond de misère subie.

Un monde d'adultes emballés où, à part Gilles et Juliette, tout le monde a oublié les enfants: c'est ce que donne à découvrir "Un vent les pousse". Au fil d'une intrigue qui survient dans un avenir proche, l'auteur dévoile de manière implacable les rouages d'une machine qui, nourrie de bons sentiments (de ceux dont l'enfer est pavé, Gilles en saura quelque chose), finit par devenir folle.

Frédéric Bécourt, Un vent les pousse, Bruxelles, Accro Editions, 2023.

Le site d'Accro Editions.

lundi 10 avril 2023

"Noaluen, la Véragre": un voyage merveilleux dans le temps avec Claude Maier

Claude Maier – "Noaluen, la Véragre" est le dernier roman de l'écrivain fribourgeois Claude Maier. Mêlant avec harmonie plusieurs genres littéraires, cet ouvrage s'avère aventureux et passionnant. Tout cela, simplement parce qu'un certain David a certes réussi à voyager dans le temps à bord d'un appareil parfaitement fonctionnel, mais a oublié les panneaux solaires qui lui permettraient de revenir à son époque d'origine...

La base relève donc de la science-fiction, qu'on aime également surnommer "le merveilleux scientifique". Mais faut-il nécessairement que ce merveilleux soit scientifique? Nenni. Dès lors, l'auteur envoie son personnage principal dans une Helvétie rêvée des années 60 avant Jésus-Christ, où certains personnages ont des pouvoirs magiques tels que la capacité de communiquer avec les animaux. C'est là qu'intervient le personnage de Noaluen, une adolescente de l'ethnie véragre, celle qui occupait alors l'actuel Valais. 

Rencontre, aventures: c'est tout un voyage que les deux personnages feront, réunis par un amour dont l'auteur souligne la force, lorgnant parfois vers les codes de la romance. Tout peut les rapprocher en effet, à commencer par un tatouage énigmatique dont le motif ponctue le roman à la manière d'un leitmotiv.

Le lecteur sera marqué par la capacité de l'auteur à dessiner des personnages attachants, à commencer par Noaluen, dont il dessine parfaitement l'évolution au fil des pages: sauvageonne peu désireuse de connaître les hommes, à moins d'en être un pour pouvoir guerroyer, elle se sentira devenir pleinement femme dès le moment où elle se retrouvera enceinte et heureuse. C'est comme si l'auteur avait voulu dessiner, avec ce personnage, le parcours d'une dysphorie de genre qui se résout d'elle-même, simplement grâce à la vie qui va.

Face à elle, David se démarque par son talent inné pour la mécanique: il en a fait son métier et ne manque pas d'idées astucieuses pour l'exercer. L'auteur le place sous la férule d'un inventeur original nommé Gédéon, qui fait jaser au village de Cressier, dans le canton suisse de Fribourg – celui de l'auteur, soit dit en passant.

Cressier? En effet, l'ancrage local de "Noaluen, la Véragre" est assumé, conférant à ce roman le parfum rare d'une science-fiction de terroir, dans laquelle les familiers du village reconnaîtront, à travers les personnages, des gens qui existent réellement – on pense à Pascal, le tenancier du café de la Gare. L'auteur relève par ailleurs le défi de rendre concrète la région de Cressier telle qu'elle a pu se présenter à l'époque romaine. L'une de ses méthodes est d'adopter le point de vue d'un David essayant de trouver ses marques dans un paysage moins bâti qu'aujourd'hui en l'imaginant avec ses constructions du vingt et unième siècle d'où il vient.

Enfin, pourquoi ne pas faire de Cressier une sorte de centre du monde? L'auteur imagine en fin de roman un cataclysme auquel seule une quarantaine de personnes vont survivre. Se retrouvant dans une oasis du Sahara, force est de constater que ceux du cru sont surreprésentés... Voilà qui change agréablement des sempiternels Etats-Unis sauveurs du monde!

Porté par la possibilité d'une transcendance partagée par les humains, au-delà des cloisons religieuses, symbolisée par une énigmatique Arche d'Alliance promesse d'un monde meilleur, "Noaluen, la Véragre" est un roman aventureux, informé également même s'il n'a pas l'ambition d'un réalisme historique à toute épreuve. Son écriture fluide accroche facilement ses lecteurs. Touche d'originalité, enfin: l'auteur introduit chacun de ses chapitres par un poème programmatique et incantatoire qui renforce la couleur merveilleuse du récit.

Claude Maier, Noaluen, la Véragre, Martigny, Editions Soleil Blanc, 2023.

Le site de Claude Maier.

dimanche 9 avril 2023

Joyeuses Pâques!

Christ est ressuscité! Je vous souhaite de joyeuses Pâques, visiteuses et visiteurs réguliers ou de passage. Que la joie de Pâques vous accompagne tout au long de ce printemps, et au-delà. Et au plaisir de vous relire, ici ou sur vos propres blogs, ou de vous revoir prochainement.

Illustration: La Résurrection du Christ, par Carl Heinrich Bloch. Source: Wikimedia Commons.

vendredi 7 avril 2023

Gérald Tenenbaum, aux racines de quelques vies

Gérald Tenenbaum – "Par la racine": voilà bien un titre porteur de plus d'un sens, et c'est celui du dernier roman de l'écrivain Gérald Tenenbaum. Dans la mesure où l'on mange les pissenlits par la racine, le lecteur comprend qu'il sera question de défunts. Mais s'il considère ces racines comme ancestrales et constitutives de chacune et chacun d'entre nous, le lecteur comprend que c'est vers un passé qui nourrit le présent que l'ouvrage va se tourner.

L'auteur met en scène Samuel Willar, qui gagne sa vie comme recueilleur de récits de vie. Celui-ci vient de perdre son père, Baruch, et un concours de circonstances, fondé sur des objets personnels et des contacts programmés, va le mettre sur la piste de Luce, une femme juive qui a des ambitions. Peu à peu, l'auteur dessine les liens qui rapprochent tous ces personnages. "Par la racine" se donne ainsi pour mission d'éclairer les zones d'ombre de plus d'une histoire familiale. Un exercice classique dans le monde du roman, que l'écrivain réalise avec succès et originalité.

Plonger dans une histoire familiale, c'est une odyssée. Et c'est bel et bien à la manière d'une odyssée, vue comme un long voyage riche en apprentissages, que l'auteur a conçu son roman. Toutes affaires cessantes, Luce et Samuel vont rouler sur les routes de France et de la côte ligure pour rencontrer des personnes susceptibles d'informer le projet de Luce, puis traverser la Méditerranée, jusqu'en Israël, dans un kibboutz où se trouvent les ultimes réponses. Et sans juger, à chaque étape, l'auteur regarde ses personnages réagir face à des éléments d'information pas toujours plaisants. 

En observant Samuel, l'auteur explore une figure d'écrivain dont le mensonge est le métier: sa mission de recueilleur de récits de vie prévoit de transformer en un roman vendeur l'existence de ses clients. On le voit dès lors imaginer tel bout d'intrigue à partir d'une péripétie vécue. "Par la racine" fonctionne dès lors comme un roman où la vérité objective et la vérité romanesque, éventuellement mensongère, s'entremêlent pour recréer un récit original.

Quant aux racines, celles-ci sont bien sûr omniprésentes. Elles sont familiales, on l'a vu, et l'auteur leur ajoute une touche d'ambiguïté trouble en laissant entendre que Luce et Samuel, plus que complices dans leur quête, pourraient aussi avoir un lien de sang. Elles touchent par ailleurs à l'histoire des Juifs d'Europe, au travers de l'évocation des déportations, mais aussi du théâtre en yiddish, au travers d'une représentation théâtrale du "Dibbouk" de Shalom Anski, donnée à l'institut Rachi de Troyes – ce qui vaut au lecteur un joli moment de suspens, puisque pour rencontrer Samuel, Luce a organisé un habile jeu de piste. Enfin, pour suggérer que ces racines plongent loin, l'auteur use de la métaphore en indiquant que dans le jardin de Clara, la sœur de Samuel – plus attirée par les vivants que par les morts, ce qui crée un contrepoint – certaines plantes poussent vers le bas.

Faisant écho aux esprits plus ou moins bienveillants, dibbouks et autres, qui hantent "Par la racine", l'auteur place constamment des références régulières à la musique classique, présentée sous la forme d'enregistrements d'interprètes défunts. C'est ainsi aussi que les voix du passé viennent s'adresser aux humains du présent. Enfin, les contacts successifs avec la famille et les gens qui ont eu partie liée avec Luce et Samuel dessinent peu à peu un passé dont les méandres obscurs se trouvent soudain éclairés, pour le pire et pour le meilleur. 

Gérald Tenenbaum, Par la racine, Paris, Cohen&Cohen, 2023.

Le site de Gérald Tenenbaum, celui des éditions Cohen&Cohen.

Lu par DidiHenri-Charles DahlemJostein, Keisha, Livresque78L'Or des Livres, MHF, Sophie SongeTextes Prétextes.