mardi 30 octobre 2018

Cent ans déjà: à propos du livret de l'"Histoire du soldat" de Ramuz

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Charles-Ferdinand Ramuz – Je le confesse, cela fait quelques lustres que je ne me suis plus plongé dans Charles-Ferdinand Ramuz, écrivain fondateur s'il en est de la littérature suisse romande dans ce qu'elle peut avoir de spécifique – un écrivain nobélisable, a-t-on même dit, si les anges de Berne y avaient mis du leur. J'ai eu l'occasion d'assister à une version scénique de l'"Histoire du soldat" au château de Villars-les-Moines, peut-être dans son adaptation allemande par Mani Matter. Ce devait être en 2001 ou 2002. Je n'ai pas vu, en revanche, celle du "centenaire", emmenée sur scène par Sébastien Dutrieux, qui a fait couler de l'encre ces derniers jours dans ce coin de pays. 


Autant dire que la réédition du livret de cette pièce musicale inclassable par les éditions Plaisir de Lire a été pour moi une belle occasion de revenir à quelques fondamentaux littéraires. Que Diable (c'est le cas de le dire!), revenir aux classiques est toujours un acte précieux.

Faut-il encore s'attarder sur le texte lui-même? Le relire, c'est se souvenir qu'on a affaire à une légende russe, remaniée à la manière vaudoise, avec un soldat qui sait très bien jouer aux cartes et erre "entre Denges et Denézy". Le soldat est naïf, le diable veille, troque son violon contre un livre. Séduction du monde des livres ou certitude de la musique qu'on joue soi-même? C'est le violon qui s'avère salvateur, le livre n'étant qu'un leurre diabolique. Charles-Ferdinand Ramuz ne saurait en disconvenir: clairement œuvre de poète, beau même sans musique, son livret lui-même n'est cependant autre chose qu'une musique des mots. Comme toute son oeuvre. Une oeuvre qui enthousiasme encore aujourd'hui, soit dit en passant, preuve en est le fort célinien et nouveau Suisse Marc-Edouard Nabe...

Perfectionniste, Charles-Ferdinand Ramuz n'a eu de cesse de revenir sur le livret de l'"Histoire du soldat", produisant de très longs brouillons, puis réécrivant certains aspects même bien après la première de l'œuvre, donnée au Théâtre municipal de Lausanne le 28 septembre 1918 – une première sans lendemain immédiat, la grippe espagnole étant passée par là. Les éditions Plaisir de Lire, dépositaires bien connues du trésor littéraire de Ramuz (ce qu'elles ne manquent pas de rappeler au fil des notes de bas de page), ont choisi de publier cette année la dernière version de Ramuz, modifiée en 1946. On assume qu'elle diffère de celle utilisée par les éditeurs musicaux! 

Ces questions de coulisses sont précisément abordées dans les postfaces de l'édition "du centenaire" du livret. Il y en a trois, pas moins, signées de trois spécialistes distincts, ce qui n'est pas une mauvaise idée après tout. Le lecteur "grand public" curieux, celui qui se précipite sur les notices explicatives des CD classiques pour affûter sa culture de mélomane, saluera le texte généraliste évocateur de la genèse de l'œuvre, signé de l'enseignant et conférencier Georges Schürch: avec un style enlevé, il évoque le contexte de la composition, qui fait intervenir l'artiste René Auberjonois, homme des décors, en plus de Charles-Ferdinand Ramuz et d'Igor Stravinski (régulièrement écrit "Stravinsky" dans cette édition, sans explication quant à ce choix orthographique). Georges Schürch fait aussi, et c'est à relever, une intéressante synthèse de la réception de la pièce après sa création, sur la base de la presse de l'époque: si le jeu des acteurs est salué par la critique, celle-ci se montre plus réservée pour ce qui concerne la musique: c'est du Stravinski, et en plus, du Stravinski que l'on n'attend pas.

Empruntées à des ouvrages antérieurs, les contributions d'Alain Rochat et de Philippe Girard conservent tout leur intérêt. L'écrivain Alain Rochat, en particulier, dessine précisément l'activité de Charles-Ferdinand Ramuz, écrivain hyperactif qu'il présente comme le "manager culturel" extrêmement mobilisé de l'"Histoire du soldat": il semble écrire d'une main et solliciter des soutiens de l'autre, dans un égal souci de qualité. Quant à l'homme de théâtre Philippe Girard, il décrit tout ce qu'Igor Stravinski a de singulier en son temps, qui oscille entre la tentation de la musique dodécaphonique à la Schönberg et la nostalgie du romantisme. Et il rappelle avec force le côté atypique qu'a aujourd'hui encore l'"Histoire du soldat", composition unique dans l'histoire des œuvres scéniques.

Charles-Ferdinand Ramuz, Histoire du soldat, Lausanne, Plaisir de Lire, 2018. Commenté par Georges Schürch, Alain Rochat et Philippe Girard.

Le site des éditions Plaisir de Lire, celui de la fondation Ramuz.

lundi 29 octobre 2018

Françoise Chapelon: encore quelques crimes du côté de Montbrison

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Françoise Chapelon – Elle avait tout pour se faire aimer, cette vieille dame qui accueillait les femmes battues chez elles. C'est pourtant elle qu'on retrouve baignant dans son sang, dans une mise en scène évidemment macabre. Pour ouvrir "Sous le lierre...", l'écrivaine Françoise Chapelon fait fort. Ce deuxième roman s'inscrit clairement dans le prolongement de son premier opus, "Dors mon ange": en particulier, on y retrouve l'enquêtrice Camille Lorset, aux manettes de l'enquête. Ou des enquêtes, devrait-on dire.

Bien évidemment, il y a ce premier meurtre. Il sera suivi de plusieurs autres, tout aussi odieux, et il faudra gratter bien des secrets pour les élucider en un ultime retournement de situation. Camille Lorset et son équipe interrogent, réfléchissent... et se font parfois des films, littéralement: franchement, ce Michaël Meyer, au nom semblable au personnage principal du film "Halloween", jeune gars instable et souffrant à la suite d'un traumatisme, sortant mystérieusement la nuit, peut-il être le coupable? Ou faut-il inculper d'office tel homme à la main lourde? Les indices mêmes sont troublants, tendent à mettre les investigateurs sur la voie d'un taxidermiste... Les soupçons passent d'un suspect à l'autre. En contrepoint aux ambiances liées aux crimes, rendues plus pesantes encore par la pression exercée par la hiérarchie pour avoir des résultats, une voix s'élève depuis Nice: qui est-elle? Le suspens s'installe.

Mais dans "Sous le lierre...", l'auteure explore aussi une ou deux pistes personnelles autour du personnage de Camille Lorset, déjà indiquées dans "Dors mon ange". Premièrement, il y a la curiosité autour du secret qui entoure le suicide du père de Camille, un policier aux états de service exemplaires qui a cependant commis des "erreurs du passé". Un secret lourd, choquant lorsqu'il est révélé: le ressort est classique, mais il est efficace. En particulier, il permet de conférer un supplément d'humanité à l'enquêtrice Camille Lorset: elle ne saurait se résumer à son métier de gendarme.

Cette volonté de donner de l'épaisseur à Camille Lorset se prolonge encore lorsqu'il est question de ses tribulations quotidiennes: on pense surtout à cette grippe qu'elle attrape et dont elle paraît guérir bien vite, trop même peut-être. Le travail d'abord! Cette idée est cependant contrebalancée par la tentation d'avoir une vie sentimentale normale. Avec Yann, le voisin, peut-être? C'est avec finesse que l'écrivaine dessine la manière dont la gendarme Camille Lorset, investie dans son métier, gère ses sentiments au jour le jour: le chapitre 3 réserve quelques pages d'une sensualité certaine. Et puis, il y a les amis, la fratrie...

Qui peut deviner, au début du roman, que toutes ces enquêtes finiront par n'en faire qu'une seule? Jalousies, secrets, vieilles amours illégitimes: tout concourt à ce que la nuit de Halloween où tout se noue n'a rien d'une soirée d'amusement pour des gamins qui pourraient bien avoir été des témoins clés d'un meurtre. Quant à Camille Lorset, l'auteure démontre, dans "Sous le lierre...", que ce personnage a suffisamment d'épaisseur pour être le moteur de plus d'un roman. Peu décrit physiquement (seule est évoquée la couleur des cheveux de Camille Lorset, en passant), il permet au lecteur de l'imaginer pour ainsi dire comme il l'entend, ce qui favorise la rêverie...

Françoise Chapelon, Sous le lierre..., L'Horme, éditions Faucoup, 2015.

"Dors mon ange" et "Sous le lierre..." ont été réédités aux éditions BookElis, de même que "Le germe du mal", dernier opus de Françoise Chapelon

Lu par Maryline.

dimanche 28 octobre 2018

Dimanche poétique 373: Jacqueline Fraïoli

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Les mots. 

Les mots que je porte en mon coeur
Ont une vie aléatoire.
Aussitôt devant l'écritoire
Ils se révoltent, tous en choeur. 

Moi, j'en garde un peu de rancoeur.
Malgré mon effort méritoire,
Les mots que je p porte en mon coeur
Ont une vie aléatoire.

Je ne sortirai pas vainqueur
De cet angoissant purgatoire;
Ils n'écriront aucune histoire,
Ayant bien trop l'esprit moqueur,
Les mots que je porte en mon coeur!

Jacqueline Fraïoli (1947- ), dans Renouveau, revue du Cercle romand de poésie classique, Petit-Lancy, novembre 2000.

vendredi 26 octobre 2018

Marie Javet, des secrets autour d'une maison et de quelques artistes de caractère

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Marie Javet – Ah, l'Ombre! Qui est-elle? Homme, femme, ou quelque chose d'autre? Dans son deuxième roman "Avant que l'Ombre...", l'écrivaine Marie Javet ferme peu à peu les portes, jusqu'à ce que la vérité apparaisse, évidente, au lecteur. Restent les explications, à la fois légitimes et irrecevables comme dans tout bon polar... Ce roman place en son centre le personnage de Camille; cette jeune femme se retrouve dans une maison qui a une histoire. Or, cette histoire interfère avec la sienne. Comme si l'on était en présence d'un complot: après tout, si les complots font de la mauvaise information, ils sont à la source d'excellents romans. Voyons ce qu'il en est... 

Déjà, il y a ce personnage de "L'Ombre", à la fois immatériel ("D'ailleurs, l'Ombre n'en faisait aucun: [de bruit]. Elle était une ombre, sans poids, sans matière.") et charnel (elle mange des sandwiches). Mais cette hésitation entre chair et esprit n'est pas l'essentiel. Notons un autre élément important: l'auteure le désigne avec insistance au féminin, ce qui est grammaticalement correct. Mais cela induit un biais: le lecteur est amené à croire que ce personnage masqué peut être, doit être une femme. Vrai, faux? Ce n'est qu'en fin de roman, après qu'ont été mis à l'écart tous les suspects possibles, que le lecteur aura la bonne réponse. Autant dire qu'une simple question de genre constitue, dans "Avant que l'ombre...", un élément de suspens prenant et astucieux. Après tout, parole de mec, on peut aussi voir le féminin comme un genre non marqué.

Mais il y a un autre personnage important dans "Avant que l'Ombre...", et c'est la maison qui tient lieu de théâtre des opérations. Il s'agit d'une colocation d'artistes où Camille, secrétaire qui trimballe son lot de secrets de vie, finit par élire domicile – manipulée peut-être. Ce personnage, l'auteure prend son temps pour le mettre en scène, notamment en décrivant une visite guidée un poil longuette, d'autant plus qu'il sera aussi question des règles de cohabitation de la colocation, apparemment peu intéressantes pour le lecteur. Il s'ennuiera même, peut-être...

Cette lenteur n'est cependant pas dépourvue de sens: visiter l'appartement, dans ce livre, c'est aussi avoir un avant-goût de ses secrets, au travers des choses qui ne semblent pas raccord. Les réactions des personnages impliqués, des gens bizarres qu'on pourrait considérer simplement comme tels (ce sont des artistes, après tout), mais que l'auteure choisit de creuser plus avant, guident idéalement le lecteur: face aux gens et aux lieux, celui-ci est amené, sur le premier tiers du roman, à se dire que quelque chose ne tourne pas rond. Et l'empilement de règles aux limites de l'aléatoire suggère quelque chose de particulier: on va vers les rituels religieux. Voire les trucs illégaux. Voire, même, les sectes...

Voyons le côté illégal: il est question, dans "Avant que l'Ombre...", de trafic de drogue. De quoi faire rentrer de l'argent, dira-t-on; un personnage aux airs de gourou, Jon, le suggérera, faisant marcher à sa baguette une brochette d'artistes vivant la vie de bohème, "attendant la gloire" pour reprendre les mots de Charles Aznavour, mais aux abois s'il faut le dire sans fard. Le lecteur goûtera immanquablement le réalisme avec lequel l'auteure dessine, par morceaux, les contraintes de la culture du cannabis. 

Ce secret entre en résonance avec ceux dont Camille est l'héritière malgré elle, ces épisodes de vie qu'elle a préféré oublier. C'est un parcours que l'auteure a reconstruit de façon cohérente, dans le souci d'explorer ses zones d'ombre pas forcément glorieuses. C'est ainsi (et ça fait écho aux règles contraignantes de la colocation) qu'on plonge dans la vie de la secte du gourou Jean-Michel Cravanzola – non nommée, mais décrite de façon transparente – dans laquelle Camille a été impliquée enfant et qui a fait scandale en Suisse à la fin des années 1970. La secte de Camille fait ainsi écho à la communauté d'artistes sous contrôle où elle vit. De part et d'autre, le secret, nourri de références démonologiques pas évidentes à saisir (Bélial ou Lucifer?), génère un sentiment de honte. 

Mais les liens entre les personnes sont parfois à mille lieues de toute expérience spirituelle. Ainsi, l'auteure aborde avec précision les relations pas forcément connues entre des artistes qu'on croirait tous amis entre eux. Au travers dus personnage de la potière, Ophélie, associée à la sculptrice, Cerise, elle suggère un rapprochement entre l'art et l'artisanat, qui semblent se regarder d'habitude en chiens de faïence selon une hiérarchie que l'auteure expose dans la juger. Ce motif, l'auteure le reprend lorsqu'il s'agit de dessiner l'union contrariée entre Claude, poète sans gloire, et Alistair, qui trouve son chemin dans la littérature de genre sous le pseudonyme d'Isabel Wortis. Ce qui sous-tend une question d'actualité dans les lettres romandes: pour réussir, faut-il opter pour un genre ou s'en tenir à une écriture généraliste? Et comme écrivain, quel succès veut-on?

On peut être déçu par le fait que Camille jette au feu le document qui permettrait de savoir qui est vraiment son père. On admet du coup, forcément, que cette femme au parcours déjà sinueux a choisi de vivre avec ce secret: elle dépose les armes, en somme, acceptant que tout ne soit pas clair pour tout le monde, et surtout pas pour elle. Mais l'essentiel est sauf: "Avant que l'Ombre..." donne le nom du coupable, ainsi que ses motivations. Cela, au bout d'un parcours aux ambiances de thriller où le lecteur aura été amené à s'intéresser aux thèmes des arts, de l'homosexualité (voire de la bisexualité, et même du trouble dans le genre, fût-il simplement grammatical), de la spiritualité et de ses dérives, voire plus. Autant dire que même si ça commence doucement, "Avant que l'Ombre..." finit par satisfaire son lectorat en faisant plonger bien profond les racines de l'âme de ses personnages. 

Marie Javet, Avant que l'Ombre..., Lausanne, Plaisir de lire, 2018. 

Le site de Marie Javet, celui des éditions Plaisir de lire.

mercredi 24 octobre 2018

Kermit Lynch, un observateur américain des vins de France


Kermit Lynch – Il y a comme ça des livres qu'on déguste mieux le verre à la main, surtout si celui-ci contient un vin de bonne qualité, même si un joli jus de comptoir fait aussi l'affaire. Tout cela, pourvu qu'il soit consommé loin de chez soi, dans l'envie de vivre un surcroît d'exotisme. Que le plaisir commande! Importateur de vins américain, Kermit Lynch a publié un livre sur ses expériences avec les vignerons français. Il en est résulté "Mes aventures sur la route du vin", un bon livre paru pour la première fois. Les éditions Payot en ont publié une nouvelle édition cette année encore, enrichie par l'auteur lui-même: c'est que depuis la première édition, il y a eu du nouveau: reconstruction, vacances, décès, etc.

Ces nouveautés concernent les hommes et les femmes avant tout, bien sûr. Certains sont partis, ont cédé leur domaine à leur descendance. L'auteur relate avec tristesse les passages de témoin qui font d'un domaine viticole soigné le lieu d'une production aseptisée et triste. De ses débuts dans le deuxième tiers du vingtième siècle jusqu'à aujourd'hui, l'auteur a le chic pour dessiner l'évolution des vignerons qu'il suit. Ils restent à son goût, ou pas... et ce goût paraît guidé par une inlassable recherche de l'authenticité. 

Cette recherche, l'auteur la mène exclusivement en France dans "Mes aventures sur la route du vin", ce qui ne l'empêche pas d'évoquer les vignobles d'ailleurs à l'occasion. Cela dit, le voyage en France d'un passionné du vin s'avère fort éclairant. Kermit Lynch favorise un regard à la fois érudit et astucieux: alors qu'il pose ses questions à la manière d'un journaliste, on sent qu'il est à la recherche d'une vérité, par-delà les clichés de telle ou telle région: les vins des pays de la Loire font à ce titre un point de départ virtuose où il sera simultanément question de vignes, de vin et surtout d'humains. 

Ah, ces humains! L'auteur tient à les côtoyer, à discuter avec eux, avec le sourire le plus souvent; il arrive même qu'ils soient pris en photo. Il les présente aussi comme les artisans du vin: s'il regrette que l'utilisation de méthodes technologiques vienne tuer le vin, il sait aussi identifier les vins qui vivent encore. Le lecteur est invité, dès le début du livre, à découvrir certains tours du métier d'importateur de Kermit Lynch: celui-ci s'est par exemple procuré à ses frais un conteneur isotherme qui permet aux vins qu'il a choisis de traverser l'Atlantique avec un minimum de dégâts.  

Les dégustations, car il y en a, se passent de façon plus ou moins amicale d'une région à l'autre. Ainsi, si l'écrivain n'est pas tendre avec la région de Bordeaux, c'est sans doute en raison de son vécu dans ce coin de France: il le dépeint comme une façade permanente qu'il apparaît difficile de pénétrer. Il est aussi des vignerons qu'il faut savoir apprivoiser. Enfin, s'il n'est pas question de champagne dans "Mes aventures sur la route du vin", c'est aussi, peut-être, par manque d'intérêt autant que par manque de temps.

Au fil des pages, on découvre  en Kermit Lynch un homme de conviction. Mais c'est aussi un importateur qui aime le vin vrai, éventuellement produit de façon naturelle: il a compris que trop de manoeuvres incontrôlées rendent le vin plat, banal. Le fait que ses deux pieds se trouvent de part et d'autre de l'Atlantique lui permet d'évoquer deux approches de la question du vin: dès le début du livre, il relève que le vin français reste irrémédiablement un produit structuré par une aristocratie. Ce qui n'est pas du tout le cas en Californie, qui se trouve dans un pays par essence démocratique aux grands espaces: "Nous... avons tendance à croire que tous les vins naissent égaux et que leurs différences que qualité ne sont q'un une question de goût personnel.", illustre-t-il.

On aimerait certes goûter en temps réel les vins que l'auteur de "Mes aventures sur la route du vin" présente. Mais si ce n'est pas possible, peu importe! L'essentiel est qu'il y ait du sourire dans ce livre récemment réédité, et qu'il continue de faire passer. C'est qu'il est question, bien sur, de  bons repas, d'agapes, de bons vins, de trouvailles personnelles... avec bien entendu l'envie constante de se faire plaisir.

 
Kermit Lynch, Mes aventures sur la route du vin, Paris, Payot, 2017. Préface de Jim Harrison, photos de Gail Skoff. Traduit de l'anglais par Trudy Bolter.

Le site de Kermit Lynch, celui de l'éditeur.

lundi 22 octobre 2018

Un léger décalage pour faire rire

Flemme
Pierre Zeidler – Eh oui: il suffit d'un tout petit décalage pour qu'une vie ordinaire se transforme en source de gags irrésistibles ou vachards. C'est ce que décrit Pierre Zeidler dans "La flemme est l'avenir de l'homme", un titre qui est tout un programme. L'auteur n'est pas paresseux, gageons-le: la flemme n'est ni son avenir, ni son présent. Mais en des textes courts, qui ont l'aisance de ces blagues qu'on note sur un coin de nappe, il fait régulièrement sourire son lectorat. 


Il y a du "sens du non-sens" dans "La flemme est l'avenir de l'homme", ce recueil de textes qui, par leur caractère presque absurde, fait penser par moments à Roland Topor. Souvent, le point de départ du texte défie la raison des braves lecteurs qui s'y plongent. Mais l'auteur le développe jusqu'à le mener à ses extrêmes, dans un esprit ludique consommé qui fait mouche. Dans "Tant pis", par exemple, que va-t-il advenir de ce long-courrier qui atterrit dans le jardin du narrateur? A priori, c'est juste normal, jusqu'à ce que... 

Pour jouer la carte du délire absurde, il n'est pas interdit de s'amuser avec les mots et les situations. L'écrivain ne se gêne en aucun temps de le faire: c'est un jongleur des mots, habile et riche de son art. Du coup, les sens glissent, le lecteur patine et s'amuse... Un mot changé dans une expression suffit à ouvrir un nouveau monde, celui qu'offre le changement de point de vue. Et comme les situations sont souvent tirées du quotidien ("Monique me caresse la main", autour d'une bête question de remplacement de siphon du lavabo, ressassée comme un leitmotiv cocasse), le lecteur ne peut que s'y reconnaître.

Et qui parle? A chaque texte, c'est différent. Une fois, dans "Persévérance" par exemple, tiens, c'est une bande d'amis qui persévèrent à picoler (ben voyons, tout le monde picole dans les livres...) alors que la politique est pourrie. Une autre fois, c'est un homme qui s'exprime après une rupture. Ou alors un dîneur qui a un problème avec son plat du jour ("Monsieur est servi"). Il arrive même qu'il soit question de sieste: "L'heure de la sieste n'est pas de tout repos", ose l'auteur dans "Sieste". Celui-ci construit des intrigues qui évoquent des situations que tout un chacun a vécues, et les observe avec son regard décalé. Il arrive que ce soit un peu cruel; mais qu'importe! L'auteur prend du recul, assume son regard goguenard.

"La flemme est l'avenir de l'homme" est un amusant et astucieux recueil de textes courts, conçus comme des sketches. On peut aussi les voir comme des plages de vie vivifiées au moyen de l'absurde et de l'humour dans toutes ses couleurs, le noir inclus. Au fil des textes rapides et spontanés, écrits comme des esquisses qui font mouche, le lecteur s'amuse, rigole, tout en réfléchissant mine de rien à son regard sur le monde. "Un parmi d'autres" suggère, pour conclure, qu'une virgule plus ou moins bien ou mal placée peut transformer le message du Christ lui-même...

Pierre Zeidler, La flemme est l'avenir de l'homme, Strasbourg, Andersen, 2016.

Le site des éditions Andersen.

dimanche 21 octobre 2018

Dimanche poétique 372: Jacqueline Thévoz

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Automne

Qu'à l'automne
En ces jardins
Tu es belle, Washington,
Washington aux pieds nus baignant dans l'onde du
Potomac!
Ta tête héroïque repose au cimetière d'Arlington
Et tes seins de marbre clair sur la colline
Où la blanche Maison transmet ton coeur américain,
Au fier tic-tac,
A l'un et l'autre de ces présidents qu'on assassine...

Jacqueline Thévoz (1926- ), De la Terre au Ciel, Sierre, Editions A la Carte, 2015.

vendredi 19 octobre 2018

Un petit monde de poésie autour du cadre confiné d'un café

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Khosraw Mani – Les éditions Intervalles ont l'art de surprendre par des textes atypiques qu'on ne voit jamais venir. Ainsi, ce n'est pas tous les jours qu'on invite le lecteur francophone à lire un beau roman écrit par un écrivain afghan. Eh bien, par le biais de sa collection "Sémaphores", cette maison d'édition ose! C'est ainsi que l'on est invité à se plonger dans le petit mais beau livre de Khosraw Mani "Une petite vie". Petit livre comme une petite vie? Oui. Comme l'est celle des hommes, ou de leur imaginaire. Ou d'un décor réduit à sa plus grande modestie.


Un café? C'est là que tout se passe. Rien de plus. C'est un lieu d'hommes, relève-t-on au fil des premières pages de "Une petite vie". Un homme qui entre, d'autres qui sont là, et des interactions minimales entre eux, juste pour dire qu'on est là et se raconter des histoires. Si la présence féminine n'est pas physique, elle parvient à s'immiscer dans le café qui est au centre du récit par le biais de la musique. Cette musique est tantôt triste, tantôt joyeuse, et l'auteur les personnifie jusqu'à en faire deux personnages à part entière, allégoriques, enveloppants, sensuels. Voilà une trouvaille littéraire superbe, porteuse de sens!

Mais qu'on se rassure: l'intrigue fait aussi sa place à un véritable personnage féminin, qui entre certes en scène assez tardivement, mais va occuper une place certaine dans l'intrigue. On ne sait pas son nom, on en prendra soin cependant: elle a la fièvre. Cette fièvre participe d'un élément clé du roman: sa position sur la fragile ligne de crête entre la réalité et le rêve. Cela, tant il est vrai que la fièvre peut vous mener dans des états seconds...

Il est intéressant de relever que la femme n'est pas la seule à être un personnage pour ainsi dire anonyme, même si c'est le cas le plus flagrant. Les personnages masculins, en effet, sont affublés de noms qui sont autant de prétextes, de pieds de nez pour ainsi dire. Ainsi l'auteur nomme-t-il un homme "Monsieur Violet" sur la base d'une impression purement poétique. Plus évocateur encore, un autre personnage se nomme "Alef", un nom intéressant: première lettre de l'alphabet arabo-persan, elle ne se prononce pas en persan. Avoir un nom qui ne se prononce pas, est-ce encore être nommé?

Evanescents, presque inexistants, bercés par une musique qui n'est que sensations impalpables, ces personnages sont les acteurs d'une intrigue où la limite entre le rêve et le réel est poreuse. Cela, à telle enseigne que le lecteur est en droit de se demander si tout cela, jusqu'aux tensions qui terminent "Une petite vie", a bien existé. Sans doute, quelque part, puisque l'auteur, à petits pas, en tire un récit lent, presque statique, relaté en courts chapitres empreints d'une poésie de la récurrence. Il n'en faut pas moins pour dire le caractère fuyant du réel banal de quelques personnages anonymes, ordinaires comme nous tous, vivant leurs petites vies.

Khosraw Mani, Une petite vie, Paris, Intervalles, 2018. Traduit du dari par Khojesta Ebrahimi et Marie Vrinat-Nikolov.

Le site des éditions Intervalles.
Lu par Yves Mabon.

jeudi 18 octobre 2018

"Mort et vie d'Edith Stein", un livre sur Yann Moix

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Yann Moix – Je m'étais promis il y a quelques années de ne jamais lire Yann Moix, suite à ses sorties dans la presse au sujet de son livre "La Meute" (2010). Mais il y a prescription, et peut-être justice immanente: ce roman, où la Suisse est présentée en termes peu amènes si j'en crois les extraits que j'ai lus, s'est mal vendu. Du coup, j'ai finalement souhaité voir quand même ce que cet écrivain avait dans le ventre. Cela, avec "Mort et vie d'Edith Stein": un sujet ambitieux, un livre court, paru quant à lui en janvier 2008. A priori, c'est idéal pour entrer dans l'œuvre d'un tel écrivain.

Face à l'immensité du sujet, quel style?
Dès le départ, on est capté par la personnalité immense de... Yann Moix. Celle-ci s'exprime par le biais d'un style bien à lui, extrêmement travaillé. Il y a en particulier ce mot isolé qui fait figure d'incipit: "Amour.". Amour de l'auteur pour son sujet peut-être? Amour d'Edith Stein, athée devenue féministe puis religieuse, pour Dieu et pour les hommes, on le verra plus tard? Un peu de tout ça. Et peut-être aussi l'amour du dieu des juifs et des chrétiens.

Cette musique haletante, brisée, vient plus tard s'enrichir d'un procédé que l'auteur utilise à l'envi: le deux-points pour mettre un mot en évidence. Sans qu'on sache toujours très bien pourquoi, même après réflexion. L'auteur lui-même a du mal à ne pas parler de lui: "Elle aurait pu voir Podium!", relève-t-il (p. 22), évoquant une des bergères de Fatima, décédée en 2005. Après avoir littéralement vu la Vierge à plusieurs reprises, euh...

On peut enfin regretter certains traits d'oralité, peu judicieux ici, voire certaines formulations sujettes à caution: "Son visage est (assez) joli", lit-on ainsi (p. 40), dans une soudaine prise de distance malvenue, mise en évidence par ce "assez" placé entre parenthèses. Fallait-il rabaisser ainsi son sujet?

Une conception stéréotypée de la sainteté
Toute la première partie est consacrée à la relation de la vie d'Edith Stein, et l'on sent chez l'auteur une véritable empathie pour son sujet, empathie sans doute liée au propre parcours de l'écrivain. Celui-ci insiste lourdement sur le fait qu'il va parler d'une sainte d'aujourd'hui, suggérant à demi-mot qu'on ne canonise plus aujourd'hui, ou que les grands saints sont hommes et femmes du passé – et accessoirement que "sa" sainte est mieux que ceux de la tradition.

Dommage: il suffit d'ouvrir le journal pour savoir qu'aujourd'hui encore, Rome béatifie et canonise à tour de bras des gens qui ont été des exemples, à un échelon local (je pense à Marguerite Bays, dans mon coin) ou international (Jean Paul II). Et de se souvenir que la Toussaint est l'occasion de célébrer ces saints anonymes, que l'Eglise n'a pas distingués, mais qui ont une place dans le cœur de leurs proches. Des gens comme vous et moi, en somme: aujourd'hui encore, les saints sont partout. Edith Piaf elle-même, d'ailleurs... Vivants – et cela, l'écrivain le relève justement.

Mort et vie?
Intéressante est précisément l'inversion de la formule convenue "vie et mort", dès le titre. Intéressante et judicieuse: l'auteur brouille adroitement les pistes, suggérant qu'Edith Stein n'aura jamais été plus vivante qu'après sa mort. Un brouillage qu'on identifie dès les premières pages de "Mort et vie d'Edith Stein": "La vie d'Edith Stein se raconte au présent, même si elle est "morte" en: 1942.", lit-on. Des guillemets, une envie de dire au présent, comme si Edith Stein était devenue intemporelle. Tout est là!

Et dès lors qu'est dite la fin tragique d'Edith Stein à Auschwitz, l'auteur part dans une réflexion sur le peuple juif et Israël, son temps et son espace, sa spécificité. Il est également question de Saint Paul là-dedans... et face à toutes ces réflexions, il est permis au lecteur sans prétention de se demander si Edith Stein est encore là.

Des citations en pagaille
On l'a relevé, l'écrivain fait montre dans "Mort et vie d'Edith Stein" d'un style bien à lui, d'un style qui s'impose. A cette écriture travaillée viennent s'ajouter une myriade de citations. Des citations d'Edith Stein, dont l'auteur fait entendre la voix au début de la plupart des trente-six chapitres courts qui composent ce livre. L'auteur cite également Aldous Huxley, Karl Marx et Georg Lichtenberg en exergue, pour donner l'ambiance. Et surtout, il clôt chacun de ses chapitres par des phrases frappantes qui ont tout l'air de punchlines, d'invitations adressées au lecteur à méditer ce qui a été lu.

Styliste affirmé jouant avec des éléments tape-à-l'œil, Yann Moix est donc bien là dans "Mort et vie d'Edith Stein", au moins autant (et c'est le problème) qu'Edith Stein elle-même. C'est d'autant plus regrettable qu'on comprend malgré tout entre les lignes, et même davantage, que l'écrivain s'est sincèrement passionné pour son sujet – ce qui se traduit par une écriture rapide, urgente même. Mais en définitive, c'est surtout Yann Moix que l'on découvre dans ce livre qu'il consacre à Edith Stein. Un prétexte, Edith Stein? La question est ouverte...

Yann Moix, Mort et vie d'Edith Stein, Paris, Grasset, 2008.


mercredi 17 octobre 2018

À l'heure des liqueurs, reprendrez-vous un coup de RPG?

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Original RPG – Et si on buvait un coup, l'ami, juste pour changer? Justement, j'ai un breuvage hors norme à te proposer. Si je l'ai découvert, c'est par le pur hasard des "chefs de gare" qui se sont installés la semaine dernière en gare de Saint-Etienne Châteaucreux, comme en d'autres gares SNCF. 

L'un d'eux, le Drômois Laurent Guillot, s'est avéré malin: je cherchais des livres, pour la Fête du livre, et lui m'a proposé une liqueur. "Rhum, piment, gingembre", soit RPG en abrégé: ça s'appelle comme ça, et il y avait de quoi me rendre curieux. J'ai discuté quelques minutes avec le producteur, je suis parti, je suis revenu. Pour goûter, je lui ai pris une demi-bouteille. Et je viens de passer à l'acte. Glou! Et... ah, oui!


Quand on t'explique, en effet, tu retiens gingembre et piment. Les trucs qui arrachent, qui marquent, ceux dont tu penses que tu vas te souvenir. Mais là, c'est un peu plus compliqué. Et donc un peu plus chouette aussi. Verse ton RPG dans un petit verre, généreusement. Et mets-y le nez. Qu'est-ce que ça te dit? Agrumes, citron, mandarine peut-être. Pour moi, poire, sans hésiter. Que ces fruits sont doux... Et chaque fois que tu mettras le nez dans le verre, tu retrouveras cet agrément. Tu peux même prévoir de le boire frais, ce sera encore mieux. Mais si tu y trempes les lèvres, tu vas partir dans un tout autre voyage, alors gare à toi!

En effet, le RPG dévoile au palais les saveurs du P et du G: piment et gingembre. Dans le désordre bien sûr, comme au PMU (j'aime bien les abréviations...): en début de bouche, le gingembre t'enveloppe comme le dessert d'un petit restaurant chinois, sympa et plein d'une douceur ferme et franche, un brin piquante, dont tu ne peux refuser l'étreinte. Tout ça appelle, pourquoi pas, un dessert tel qu'une bonne boule de glace: ça devrait supporter. La glace, c'est froid? T'as raison. Mais le slogan de RPG, c'est "Chaud dedans". Ça compense, et le slogan tient ses promesses.

Chaud dedans, j'ai dit? Oui, le RPG est un liqueur à double détente: derrière, pour le soutien, il y a le goût du piment. A la première gorgée, il s'affirme en fin de bouche, voire en gorge, garantissant l'immense longueur de cette liqueur. Le souvenir gustatif est donc celui d'une boisson corsée, qui brûle non pas en raison de l'alcool, mais bien à cause des bons produits qui ont servi à le produire. Du coup, c'est aussi permis d'en boire sans glace, en plein hiver: c'est goûtu, c'est riche, c'est chaud!

Tu as bien sûr le droit de te dire que la couleur n'est pas géniale, qu'elle te rappelle le jus de pomme naturel pas top-top de ta grand ou belle-mère, qu'on pourrait travailler l'esthétique du breuvage comme le producteur a su fignoler son aspect gustatif. Mais qu'importe? Tu peux aussi considérer que cette couleur jaune un peu trouble participe au charme costaud, authentique et primesautier de ce rhum arrangé original qui, parce qu'il ne sort guère de France, présente un côté exclusif qu'on ne peut qu'apprécier, en plus de son goût indéniablement original.

Alors, santé!

Le site d'Original R. P. G.

Coordonnées du producteur: 

Laurent Guillot
61, place du Champ de Mars
26260 Charmes sur l'Herbasse (Drôme)
Tél. 06 14 14 92 03

lundi 15 octobre 2018

Marc Boivin, des paradoxes en versets zygomatiques

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Marc Boivin – Joies de la lecture d'ouvrages apparemment anecdotiques: il arrive qu'on se retrouve avec un petit bouquin bien cocasse entre les mains. Tel est l'"Evangile des idées reçues" de Marc Boivin, publié il y a quelque temps aux éditions Faim de Siècle. De Marc Boivin, on se souvient des trois volumes de "listes". C'est dans le même état d'esprit, mais sous une forme différente, que se présente l'Evangile.


Et qui dit Evangile dit "versets". Et ce sont bien des aphorismes qui se présentent comme des versets qui sont collectés dans ce petit livre. Ceux-ci sont joyeux, en général, absurdes ou décalés. L'humour de ces phrases passe volontiers par la Suisse, éventuellement par la Suisse alémanique ou par l'Union démocratique du centre (cible facile...). Ils prennent la forme de fausses statistiques, de paradoxes étranges, et même de jeux de mots plus ou moins élégants ("L'emblème de la commune de Chillon est le pruneau."). Ils jonglent aussi parfois avec les clichés qu'on prête aux uns et aux autres: Appenzellois, Suisses alémaniques, Donald Trump, etc.

Certes, certains aphorismes auraient gagné à être encore plus concis ou plus clairs, plus percutants en un mot: les plus courts sont volontiers les meilleurs. Mais le plus souvent, on s'amuse en lisant ces versets balancés sur le ton d'une évidence biblique: "À la question "Quand y a-t-il penalty?", 95% des supporters répondent: "Lorsque l'arbitre a fait une faute", lit-on par exemple.

On n'est pas tout à fait dans le style du "Dictionnaire des idées reçues" de Gustave Flaubert, mais s'il faut rechercher une parenté entre les deux livres d'idées reçues, c'est dans le sourire et la réflexion qu'ils induisent sur le monde dans lequel évoluent leurs auteurs respectifs. Le nouvel ouvrage de Marc Boivin propose en prime plusieurs illustrations de ses aphorismes par un Olivier Zappelli bien inspiré, en verve dès lors qu'il s'agit de créer des dessins absurdes et surréalistes, tout à fait en phase avec l'esprit du livre.

À lire, à rire! Et à citer à tout propos, par exemple en fin de repas...

Marc Boivin, Evangile des idées reçues, Fribourg, Faim de Siècle, 2018.

dimanche 14 octobre 2018

Dimanche poétique 371: Peggy Chabanole

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Je suis tombée

Je suis tombée,
de haut.
J'étais brisée,
en mille morceaux.
Je respirais encore
mais avachi était mon corps.
Ma poitrine oppressée,
un peu comme angoissée,
dans le brouillard j'étais.
Je suis tombée de haut,
de mon p'tit nid d'oiseau.
J'étais si bien au chaud...
Et toi, en haut tu es resté.
C'est pas facile de s'relever
Quand amoureux on est tombé!

Peggy Chabanole, A la lumière des mots, Mizérieux, Editions Claude Bussy, 2007.

dimanche 7 octobre 2018

Dimanche poétique 370: Emile Nelligan

Idée de Celsmoon.

Virgilienne

Octobre étend son soir de blanc repos
Comme une ombre de mère morte.

Les chevriers, du son de leurs pipeaux,
Semblent railler la brise forte.

Mais l'un s'est tu. L'instrument, de ses lèvres,
Soudain se dégage à mes pas ;

Celui-là sait mon amour pour ses chèvres ;
Que j'aime à causer aux soirs bas.

Je le respecte... il est vieux, c'est assez ;
Puis, c'est mon trésor bucolique.

Ce centenaire a tout peuplé de ses
Conseils mon coeur mélancolique.

Nous veillons tels parfois tard à nuit brune
Aux intermèdes prompts et doux

De pipeau qui chevrote au clair de lune
Sa vieille sérénade aux houx !

Emile Nelligan (1879-1941). Source: Poésie.Webnet.

samedi 6 octobre 2018

Avec une enfant dans les arcanes de l'Ordre du Temple Solaire


Julien Sansonnens – Survenus en 1994, les suicides collectifs de l'Ordre du Temple Solaire sont restés dans les mémoires, en Suisse, au Canada et sans doute ailleurs aussi. L'écrivain suisse Julien Sansonnens s'y est replongé, comme happé par ce sujet. Il en est résulté sa toute dernière publication, "L'enfant aux étoiles", que l'auteur désigne comme un roman – non sans indiquer, en début d'ouvrage, que le terme apparaît inadéquat dans la mesure où, autant que possible, tout est vrai... ou presque. Et au fil des pages, l'écrivain s'efforce de faire émerger, à partir d'éléments épars, la personnalité d'Emmanuelle Di Mambro, fille de Jo Di Mambro, grand ordonnateur de l'Ordre du Temple Solaire.


Du coup, l'auteur mène l'enquête, à sa manière. Le récit prend dès lors une double voie: il narre d'un côté la dérive de l'Ordre du Temple Solaire, anciennement "The Golden Way", et de l'autre, un peu comme dans "La Ballade de Rikers Island" de Régis Jauffret, les péripéties de sa quête. Cela, en disant "tu", comme se parlant à lui-même.

Il en résulte une narration qui tient au moins autant du reportage que du roman. Un reportage factuel, qui masque ce qui doit l'être, certes: derrière l'artiste-peintre fictif Stéphane Junod, par exemple, on croit deviner le chef d'orchestre Michel Tabachnik, inquiété après la tragédie en raison de ses liens avec l'OTS. Mais il montre aussi ce que l'auteur tient à mettre en avant: la complexité de Jo Di Mambro, sa complémentarité avec son alter ego Luc Jouret. Surtout, il suit la personnalité d'Elisabeth, amante de Jo Di Mambro, et leur fille, Emmanuelle, "l'enfant aux étoiles", présentée comme une divinité vivante. Il fait plus particulièrement œuvre de romancier lorsqu'il reconstruit l'ambiance des heures précédant le suicide collectif survenu à Salvan et suivi de l'incendie de la maison du drame: agape, méditation, fatigue, atmosphère de fin de règne... Cela, alors que par ailleurs, il ne va pas jusqu'à faire des acteurs de la tragédie de l'Ordre du Temple Solaire de véritables personnages de roman.

Les péripéties de l'enquête montrent aussi les limites de celle-ci: nombreux sont les silences et les zones d'ombre de cette affaire pourtant amplement commentée. L'auteur l'indique d'emblée: son premier chapitre cite toutes les lettres de personnes concernées qu'il a contactées et qui ont refusé de parler de l'affaire. Ce qui crée d'emblée un climat d'omerta malsaine. Dès lors, après avoir quadrillé la Suisse romande et une partie de la France à la recherche de l'esprit des lieux, de gens, d'archives, après avoir épluché aussi la presse suisse en ligne, il dira sa déception face à des documents classifiés qui ne lui apprennent rien, sa difficulté à recréer une histoire entièrement satisfaisante, ses sentiments mêlés face à des vidéos.

Qu'est-ce qu'un tel ouvrage a à dire aux lecteurs d'aujourd'hui? Après avoir décrit avec exactitude l'inexorable dérive sectaire de ce qui était au départ une communauté aux règles strictes et à la vie simple, héritière à sa façon des communautés de type hippie, l'auteur questionne, en fin de livre, le besoin de sacré, de religieux, qui habite selon lui l'être humain – un besoin qui n'est plus guère satisfait dans la société européenne, largement sécularisée, où le christianisme est démonétisé. Les sectes se sont-elles engouffrées dans ce vide? L'auteur ne le relève guère, mais l'Ordre du Temple Solaire était contemporain d'autres mouvements du même genre, plus ou moins nocifs, façonnant une chimère spirituelle à partir d'éléments épars puisés au hasard dans les traditions religieuses et ésotériques: on pense à l'équipe de Jean-Michel Cravanzola, à Raël ou au New Age.

"Tu n'auras jamais accès aux sources, débrouille-toi avec la littérature", lit-on en exergue du livre. Cette citation de Jérôme Meizoz résume assez bien le travail atypique que le romancier a accompli pour écrire "L'enfant aux étoiles": éclairer quelque peu les mystères qui entourent aujourd'hui encore la tragédie de l'Ordre du Temple Solaire, c'est parfois essayer de créer un narratif à partir de pas grand-chose, faire face au silence ou aux paroles contradictoires, aux documents qui obscurcissent le jugement au lieu de l'éclairer. Si la démarche de l'auteur est clairement littéraire, elle assume délibérément une froide distance face aux faits, un refus de juger aussi, ce qui donne à ce roman des airs affirmés de reportage de presse.

Julien Sansonnens, L'enfant aux étoiles, Vevey, L'Aire, 2018.

Le site de Julien Sansonnens, celui des éditions de l'Aire.

vendredi 5 octobre 2018

Quand Jacques Plaine, créateur de la Fête du Livre de Saint-Etienne, s'exprime

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Jacques Plaine – A quelques jours de la Fête du Livre de Saint-Etienne, il est temps de se plonger dans le livre de souvenirs de Jacques Plaine, l'homme au noeud papillon et aux lunettes posées sur le front, artisan de cette manifestation, de sa création jusqu'à aujourd'hui. Paru aux éditions du Cherche-Midi, ce livre assume une narration toute de simplicité et de sobriété- En effet, pour un recueil de souvenirs d'un libraire, quel meilleur titre, plus clair et plus direct, que "Souvenirs d'un libraire"?


Voilà un titre qui annonce la couleur: en utilisant l'indéfini "un", l'auteur se décrit comme un libraire parmi d'autres, avec ses succès et ses revers. Ce que le livre confirme: le plus souvent brefs, les éclats de vie et les anecdotes sont racontés sur un ton simple et direct où l'auteur ne cherche pas à se donner systématiquement le beau rôle. Au contraire: si l'histoire est belle, même si c'est en quelque mesure à son détriment, l'auteur la raconte. On sourit donc lorsqu'il se retrouve obligé, devant les caméras, de payer le livre d'un Joseph Joffo qui se targue de vendre ses livres aux organisateurs des fêtes du livre où il est présent. On sourit aussi à l'évocation du personnage d'Aguigui Mouna, figure originale, "Ferdinand Lop des Boulevards, funambule des mots tordus, tribun cyclo-anar...", qu'il a fallu apprivoiser du côté de Beaubourg. Sans parler des coulisses de la première édition de l'émission "Ouvrez les guillemets", animée par Bernard Pivot...

C'est dans la même simplicité que l'auteur narre les succès de son existence. Nombreux sont les noms cités, à l'instar de Louis Nucéra ou de Jean Guitton, qui apparaissent comme des figures tutélaires dans la dernière partie du livre, "Ainsi soit-il ou les jeux sont faits". Les pages de ces "Souvenirs d'un libraire" sont aussi traversées par des personnalités telles que l'excellent René Fallet, ou les Magnard, qui ont développé le concept des cahiers de vacances, montrés comme une manne pour les libraires. D'ailleurs, qui se souvient d'Arsinoé, imaginée par Christophe Izard pour la télévision française? Pleine de fraîcheur, la photo de quatrième de couverture m'a rappelé quelques instants passés devant la télévision au temps de mon enfance...

L'auteur, en effet, fait visiter les coulisses du métier de libraire, et le lecteur y croit: il y a cette gestion des moments forts et des moments creux de l'année, ces clients jeunes qui viennent lire les éditions Budé pour se faire une culture latine à moindres frais, ces mouvements de rayonnages incessants, en fonction des stocks qu'il faut bien valoriser. Cela, sans compter les pauses de midi qui n'en sont pas vraiment: lorsqu'on mange en famille dans la librairie, on est toujours à l'écoute d'un éventuel client.

C'est que l'écrivain, dynaste en matière de librairie, ne manque pas d'indiquer d'où il vient, en évoquant sa famille en début de livre. On sourit aux attitudes de cet aïeul à la surdité sélective, à Colette, l'épouse de l'auteur, dont la personnalité affleure au gré de l'une ou l'autre anecdote, ou alors aux premières épreuves sportives auxquelles Jacques Plaine a participé, alors qu'il était à peine adolescent. Ce tropisme du sport traverse tout le livre: il sera entre autres question de la montée des soleils de l'automne, rituel indissociable de la Fête du livre de Saint-Etienne, et du compagnonnage avec Paul Fournel, oulipien stéphanois féru de vélo. Mais avant cela, il a bien fallu que l'auteur convainque son père qu'il sera meilleur libraire que bachelier: encore une anecdote, rappelant qu'être libraire n'a rien d'un atavisme!

Cédant çà et là à l'envie d'évoquer quelques perles, l'écrivain relève aussi les demandes les plus improbables de sa clientèle, les phrases les plus pénibles à entendre parfois, et laisse entendre que fermer la librairie n'a pas forcément été une mauvaise chose dans son parcours: "Il s'agit de mille petits riens, mille offense bénignes, avanies de comptoirs, agressions de surface, mille broutilles qui m'ont, l'espace d'un matin, donné l'envie et le courage de dire: "J'arrête"", avoue-t-il à la toute fin du livre. Un mal pour un bien? Le libraire Jacques Plaine a aussi été la bonne fée du Salon du Livre de Paris, puis de la Fête du Livre de Saint-Etienne, dont le modèle a essaimé çà et là au fil des années.

Mais il apparaît qu'au fil du temps, l'auteur ne regrette rien. En effet, le lecteur découvre, au fil des pages, par flashes, mille anecdotes d'un homme discret mais plein d'idées, dont la vie a été marquée par les livres, reconnaissant de ce que cela lui a aussi apporté en termes de rencontres et de belles histoires. Tout cela est raconté sur un ton qui sonne à la manière stéphanoise, charriant mine de rien son lot de régionalismes et de mots du parler gaga – sans compter l'évocation de figures locales telles que l'éditeur Claude Bussy ou l'artiste Jean Alexis Bobichon, spécialiste de la peinture sous verre. Mais plus que tout, l'écriture de Jacques Plaine est empreinte de simplicité et d'humilité: "Souvenirs d'un libraire" est le livre d'un homme qui, au fil des ans et des métiers, entre limites assumées et succès reconnus, s'est fait le héraut de ce trésor que nous chérissons tous: le livre.

Jacques Plaine, Souvenirs d'un libraire, Paris, Le Cherche-Midi, 2002/2015. Avant-propos de Gaël Perdriau et Paul Fournel. Illustrations (souriantes) de Piem.

mercredi 3 octobre 2018

Amour et navigation à voile, aux prises avec les éléments naturels

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Gilles de Montmollin – Une bath nana, un trobogosse et quelques voiles bien dressées au-dessus d'une belle coque de bateau: dans "Une sirène", l'écrivain suisse romand Gilles de Montmollin retrouve l'univers qui constitue son élément: celui de la navigation. Cela, dans le style réaliste et accrocheur que le lecteur lui connaît.


Avec "Une sirène", Gilles de Montmollin fait son entrée dans la collection "Uppercut" des éditions BSN Press, consacrée aux micro-romans. Peut-on encore parler de roman avec cet opus? L'intrigue est pour ainsi dire celle d'une nouvelle: un jeune homme assez au fait de la navigation à voile, Loïc, donne un coup de main à une femme inexpérimentée, Lorraine, qui pilote un voilier; bien en fonds, celle-ci l'engage à bord de son voilier. Et plus si entente... mais le garçon constate assez vite que quelque chose ne colle pas.

Et ce qui ne colle pas, le lecteur le comprend peu à peu, sans toutefois avoir la totalité du fin mot d'une histoire qui aurait pu prendre les contours d'un bon thriller. Qui commande par exemple le navire qui poursuit "Circé", le voilier de Lorraine? Et que veut-il? On ne le saura guère. D'autant plus que Loïc, s'il se montre audacieux face aux filles, n'est pas le genre de personnage à vouloir percer tous les secrets. En définitive, derrière ses prétentions à la virilité, c'est un amoureux transi, préférant l'illusion agréable du mensonge à l'ingrate vérité, voire à l'implacable justice: "Je n'ai jamais tenté de retrouver celle que j'appellerai toujours Lorraine", conclut-il, alors qu'il  connaît une partie de la raison d'être de ce (faux) prénom et vient d'être fichu à la baille par celle qui l'a engagé.

Dès lors, c'est ailleurs qu'il faut rechercher l'intérêt de ce petit roman, ou de cette novella. Il y a évidemment l'envoûtement de l'amour entre un homme et une femme. Certes loin d'être une fille facile, présentée comme pas franchement jolie mais quand même piquante, Lorraine sait cependant séduire Loïc, à sa manière à la fois mystérieuse et lisible: le secret fascine, quitte à ce qu'il reste un secret. Il envoûte, tel le chant des sirènes – c'est peut-être là l'un des sens qu'on peut donner au titre du livre. Magicienne des sentiments, Lorraine? On peut l'imaginer, d'autant plus que son navire, le "Circé", porte aussi le nom d'une magicienne antique. L'auteur souligne d'ailleurs à l'envi la beauté du voilier, ainsi que sa grâce à l'ancienne.

Il est donc avant tout permis de voir dans "Une sirène" un hymne sincère, amoureux pour le coup, à la beauté de la navigation à voile. Celle-ci s'inscrit entre tradition et modernité: si "Circé" est un beau voilier, il est aussi équipé d'un moteur. Mais pour parler de l'embarcation, l'auteur écrit de belles pages, techniquement précises sans jamais ennuyer. Il met en valeur le vocabulaire rare et précieux de la navigation en se consacrant à la description de ce voilier et des manœuvres de ceux qui le font naviguer. Et enfin, il sait aussi observer la nature, les vents, la mer Méditerranée, et en capter les splendeurs parfois dangereuses. Cela, pour dessiner la navigation à voile comme une manière qu'a l'être humain d'être aux prises avec les éléments naturels.

Gilles de Montmollin, Une sirène, Vevey, BSN Press, 2018.

Le site de Gilles de Montmollin, celui des éditions BSN Press.