mercredi 11 septembre 2024

L'amour vache, et pire si entente

Antonio Albanese – Bel exemple de récit tragique, le dernier roman d'Antonio Albanese, "Le complexe d'Eurydice", laisse une impression des plus perturbantes, bien plus profonde que celle que laissent les romans policiers de l'auteur – on pense entre autres à la série vagabonde des "Matteo di Genaro". La clé réside dans la première phrase de ce roman psychologique aux teintes ténébreuses: "Nous existons exclusivement dans le regard des autres".

Un incipit banal? Voire: c'est précisément ce que l'écrivain développe au fil des quelque 150 pages de ce livre, au travers de la description d'une vie de couple condamnée à la descente aux enfers. L'histoire est relatée du point de vue de l'homme, et le mythe d'Orphée n'y apparaît guère: nous avons affaire à un brave garçon actuel dans la trentaine, Occidental ordinaire voire insignifiant, un poil immature ("si fragile et toujours à sa propre écoute", aurait dit le sulfureux Alain Soral), enseignant au primaire par passion, mis à l'abri du besoin par un héritage confortable. Sur un site de rencontre, il rencontre son destin...

... en la personne de Lucrecia, superbe quadragénaire passionnée et fantasque d'origine argentine, à la recherche d'un homme protecteur voire macho, incapable de vivre dans une relation qui ne soit pas violemment conflictuelle parce que son vécu l'a conditionnée ainsi. Chômeuse, cachottière, elle est aussi une championne de la débrouille, aux limites de la légalité. Un mensonge de la part du narrateur l'accroche: celui-ci lui dit qu'il a fait de la prison. Ce sera le péché originel de l'histoire.

En fin psychologue, l'auteur construit dès lors avec un réalisme troublant, jusqu'à l'issue terrible, le fonctionnement de ce couple dysfonctionnel, en marchant sur la corde raide: du mec qui cogne ou de la femme qui manipule, qui est le plus coupable? L'un était-il fait pour l'autre, vraiment? Le lecteur peut croire à une forme d'amour vache dont le moteur est le conflit, la part sombre d'un personnage nourrissant celle de l'autre. Mais ce serait trop facile.

Un homme qui cogne sa compagne, c'est impardonnable mais ça peut s'expliquer. Le récit peut dès lors être vu comme la manière dont un homme peut, face à une femme que par tempérament, il n'est pas en mesure d'affronter d'égal à égale, finir par avoir recours à une violence fatale, parce qu'il s'est laissé transformer peu à peu (et à contribué à cette évolution) en individu violent, sans avoir les outils nécessaires pour mettre à lui-même et à l'autre les garde-fous indispensables. Cela, juste pour complaire au regard et aux attentes présumés de l'autre.

La narration à la première personne renforce aux yeux du lecteur l'impression que foncièrement, le narrateur se regarde vivre, face à une Lucrecia qui lui tend un miroir volontiers dépréciatif et ne manque pas de relever ce travers, jouant sur la corde sensible de la culpabilité occidentale. Car oui: le motif plutôt protestant du rapport à la faute est récurrent dans "Le complexe d'Eurydice": face au miroir tendu, le lecteur voit le narrateur évoluer, se muscler par la natation, et se conformer à l'idéal masculin présumé de Lucrecia. Idéal inaccessible: en définitive, le narrateur, en renonçant à rester fidèle à lui-même et à dire "non" à temps à une personne qui le détruit, oublie que les autres personnalités sont déjà prises. 

Antonio Albanese, Le complexe d'Eurydice, Lausanne, BSN Press/Okama, 2024.

Le site d'Antonio Albanese, celui des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.

dimanche 8 septembre 2024

Dimanche poétique 656: Sandrine Erdely-Sayo

Temps goes tango

Rythme à deux temps pour deux pas lents,
Deux rapides pour un élan,
Un arrêt de chorégraphie,
Souris!

Je faisais un pas en arrière,
Tu faisais deux pas en avant,
Au son d'un Tango argentin,
Reviens!

Nos jambes s'étaient emmêlées,
Nos doigts étaient entrelacés,
Ton corps penché, le mien courbé,
Olé!

J'avançais, toi tu reculais,
Tu faisais un pas de côté,
Ton bras m'a ramené vers toi,
Emoi!

Ton regard a croisé le mien,
Mes yeux ont accroché les tiens,
Suggestions en fin de cadence,
Danse!

Une Milonga aux sons clairs,
Une Habanera dans les airs,
Pour une passion primitive,
Vertige!

Mes mains accrochées à ton cou,
Je tourne fléchis un genou,
En écoutant l'accordéon,
Allons!

Provocation des mouvements,
Désirs de gestes séduisants,
Tempo tentant pour un Tango,
Complot!

Un fox-trot nous a dérangés,
Changeant nos pas, nos bras, nos doigts,
Et tu m'as marché sur le pied,
Gagné!

Sandrine

Sandrine Erdely-Sayo (1968- ). Source: Poésie.co.

vendredi 6 septembre 2024

"Dormez en Peilz", un polar en immersion dans le Léman

Emmanuelle Robert – Ah, les eaux sombres du Léman! Suivant le conte "La Vierge des Glaces" de Hans Christian Andersen, la romancière suisse Emmanuelle Robert plonge avec ses lecteurs en eaux troubles, loin des visions de carte postale du lac qui borde Lausanne et le château de Chillon. Cela donne l'ample roman policier "Dormez en Peilz". Pour faire bonne figure et marquer le lecteur, l'auteure choisit de caler son intrigue en 2021, alors que le monde se dépêtre doucement du covid-19. De quoi éveiller des souvenirs!

Précisément, c'est l'univers des plongeurs en apnée que l'écrivaine explore. Les morts s'entassent soudain à la belle saison, et une tentative de record se révèle dangereuse. Est-ce accidentel, tout ça? La police s'interroge, les morts ne sont pas identifiés tout de suite, ça piétine un peu, et ce n'est qu'à la fin du roman, comme de bien entendu, que le lecteur aura toutes les pièces d'un puzzle parfaitement cohérent. Ce qui n'a rien d'évident, tant les personnages sont nombreux et tant leurs destins, leurs aspirations et leurs frustrations s'imbriquent.

L'auteure apporte en effet une importance certaine à ses personnages et à leurs interactions. Ce qui saute avant tout aux yeux du lecteur, c'est le jeu des attirances amoureuses, sexuelles ou sentimentales, passées ou présentes, porteur d'une tension constante à base de pulsions parfois violentes, voire irrésistibles. Il y aura donc des viols, mais aussi des amours passionnées, voire des révélations, pour certains, sur leur orientation sexuelle. Cette dimension outrepasse même la frontière entre la police et les civils mis en cause. Elle va jusqu'à coller à l'actualité: qu'on pense à la scène torride vécue par deux protagonistes sur fond bruyant de match Suisse-France. Ça se passe à la rue du Simplon à Lausanne (pas loin du restaurant du Milan, dont la romancière donne soit dit en passant une image sympathique et, expérience faite, réaliste), et la nuit sera mémorable, à plus d'un titre...

Elle-même plongeuse en eaux douces, l'auteure donne dans "Dormez en Peilz" une description crédible et détaillée de l'art de l'apnée, rendu populaire par le film "Le Grand Bleu" de Luc Besson. Technique juste ce qu'il faut, soucieuse du mot juste, osant le jargon, la romancière a le chic pour immerger son lecteur dans chacune de ses plongées. Elle décrit les ressentis, y compris ceux qu'on vit sous forme d'ivresse des profondeurs lorsqu'on va jusqu'à ses limites et qu'on les teste – ainsi, la tentative de record de Fabienne apparaît avec un réalisme impeccable.

Quelques mots sur l'écriture, enfin: l'auteure assume une prose efficace et familière qui met tout de suite à l'aise. Parfaitement consciente du terroir dont elle parle, elle ne recule pas devant des mots et des tours de langage typiquement romands, sans pour autant verser dans l'artifice folklorique. Cette manière romande de parler se retrouve en particulier dans le dialogues, certains personnages (et pas forcément ceux auxquels on s'attend) ayant la parlure welche, vaudoise ou non, chevillée au corps. Ce qui donne de la couleur à leur verbe.

Plongée immersive et haletante (!) dans le Léman, "Dormez en Peilz" est aussi un voyage dans les zones d'ombre et de lumière de chaque âme humaine, voire animale si l'on pense aux chats et aux chiens qui, compagnons des humains, hantent ce roman policier. L'écriture ne se précipite jamais: pareille à l'eau patiente, à la fois accueillante et insidieuse, elle prend son temps pour décrire tout un microcosme où chacun (et chacune!) cherche à tirer son épingle du jeu.

Emmanuelle Robert, Dormez en Peilz, Genève, Slatkine, 2023.

Le site d'Emmanuelle Robert, celui des éditions Slatkine.

Lu par BadGeeketteCathJack, Cédric SegapelliLivr'Escapades, Pascal K.Rebecca.

dimanche 1 septembre 2024

Dimanche poétique 655: Pierre-André Milhit

j'ai dessiné sur la carte des ponts
sur le chapeau d'une naine
j'ai nommé les torrents
sur les plis de sa robe
et tracé le chemin
entre ses seins de matrone

à quelle heure part le train du désir
quelle gare pour la caresse
quel guichet pour le baiser
quel terminus pour le plaisir

la garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure

Pierre-André Milhit (1954- ), La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, Gollion, Editions d'autre part, 2013.

samedi 31 août 2024

Itinéraire d'un garçon en rupture

Laure Mi Hyun Closet – Paru en 2014, "On ne dit pas "je"!" est l'un des tout premier ouvrages de Laure Mi Hyun Croset. Il y est question d'un certain Lionel Stéphane Dulex, garçon que la romancière a rencontré dans le monde de la nuit. Raconter son histoire? C'est ce que Lionel a proposé à Laure. Défi relevé! Il en est résulté un ouvrage court et dense, "bilan sacré" exemplaire de ce que peut être une jeunesse marquée par l'univers de la drogue tel qu'il se concevait en Suisse à la fin du vingtième siècle.

Tout commence derrière les barreaux d'un lit d'enfant, qu'on peut voir comme la préfiguration de ceux d'une prison: voici le petit Lionel, ballotté dans un environnement familial instable et dysfonctionnel que la romancière recrée avec un soupçon d'humour distancié, grinçant par moments. Tout est en place pour que Lionel dérape, c'est ce que se dit le lecteur adulte, ayant eu le bonheur de traverser sa jeunesse sans plonger vers le fond.

C'est que Lionel va foncer dans le monde de la drogue, en un crescendo que ce récit biographique épouse. L'écrivaine ne juge pas, ne cède jamais à la tentation de dramatiser: elle se contente de raconter avec objectivité le destin de son personnage, et c'est sans doute le plus difficile dans un tel projet littéraire. Exercice réussi! Le lecteur trouvera, sans fard, les histoires et anecdotes d'un drogué qui cherche désespérément de quoi se payer sa dose, qui joue à cache-cache avec la police, mais qui vit aussi une existence aventureuse qui le formera, entre expéditions en Thaïlande avec son père et errances en Europe, pouce tendu sur le bord des routes.

Avide de justesse, nourrie d'un certain humour, l'écriture s'avère impeccablement précise pour décrire le destin d'un jeune homme, entre moments forts et positifs qu'il convient de relever et plongées vertigineuses dans l'enfer des toxicomanies les plus diverses. 

Il est permis de penser, au fil des pages de "On ne dit pas "je"!", au témoignage "Moi, Christiane F., droguée, prostituée...", et pas seulement parce que le destin de Lionel passe par Berlin: en évoquant ce récit, la romancière fait de son livre le récit frère de celui de Christiane F. Cela, sans oublier que de même que l'histoire de Christiane Felscherinow a été rédigée par des tiers, journalistes de leur état, le destin de Lionel a été mis en récit par une romancière.

La franchise du propos permet à l'auteure de mettre à nu ce qui peut fabriquer un toxicomane: l'absence de considération, positive ou non, de la part des parents ou de l'entourage, le contexte social dont on s'éloigne et qu'on craint de retrouver de peur de replonger, l'envie de frimer à l'école ou ailleurs, d'être populaire en somme. Cela s'accompagne de mensonges aux uns et aux autres, de dissimulations, et force est de relever que Lionel se montre assez adroit pour se créer un personnage et masquer son côté sombre et intoxiqué.

Une génération après "Moi, Christiane F., drogue, prostituée...", "On ne dit pas "je"!" se révèle comme le témoignage important. Il relate la vie d'un garçon qui plonge jusqu'au fond, mais conserve jusqu'au bout une étincelle, une envie de vivre et, en définitive, de trouver sa place dans le monde des humains, sans la béquille des stupéfiants et de leurs promesses fallacieuses. Clean, Lionel fait à présent partie du monde de la nuit romand. Peut-être fallait-il tout ce parcours tortueux pour en faire un homme; s'il a tourné le dos à toute drogue illégale, il assume pleinement l'expérience que lui aura valu son parcours, si tortueux et torturé qu'il ait été.

Laure Mi Hyun Croset, On le dit pas "je"!, Lausanne, BSN Press, 2014.

Le site de Laure Mi Hyun Croset, celui des éditions BSN Press.

vendredi 30 août 2024

Trouble dans le trouple? Voyeurs avec Anne-Frédérique Rochat

Anne-Frédérique Rochat – "Le trouble", c'est un tout petit monde que le lecteur est invité à observer de tous ses yeux, au moins. Soudain, le mensonge injecte son venin dans un couple, et l'écrivaine Anne-Frédérique Rochat en décrit les effets sur Armelle, épouse d'un Léonard dont les absences au foyer domestique s'expliquent par une présence chez une autre femme. 

"Le trouble" met en scène une Armelle soudain passionnée par la surveillance de son mari: elle prend une chambre d'hôtel dans l'impasse où Léonard disparaît, avec vue sur l'appartement d'en face, celui où il mène sa double vie, une vie de famille qui s'oppose à la vie de couple qu'il vit avec Armelle. Voyeure, Armelle embarque dans son trip un lecteur qui se demande où tout cela va se terminer. 

Personnage de voyeur, Armelle n'est qu'yeux à plus d'un titre: son métier d'oculariste consiste à fabriquer des yeux de verre. Avec eux, elle se constitue un monde à part, fait de globes de toutes les couleurs, qu'elle considère comme attachants, voire émouvants. L'auteure décrit ce métier en profondeur, jouant aussi sur l'émotion résultant d'une telle création artisanale: les yeux créés par Armelle semblent ainsi avoir une âme, une personnalité, à telle enseigne qu'il peut être difficile de s'en détacher.

C'est entendu: c'est par Léonard que le mensonge arrive dans le couple, contraignant Armelle à réagir à son tour de manière trompeuse. Les prétextes sont classiques: surcroît de travail, sortie au cinéma. L'auteure fait de chaque moment de partage entre eux une partie de poker menteur virtuose, fondée sur des dialogues de sourds, des questions sans réponse et des non-dits. Il est permis de considérer que la rue de la Clef, une impasse, constitue la métaphore des impasses liées au mensonge. Et que c'est là que se trouvera le dénouement, la clé de l'intrigue.

L'écrivaine radiographie ainsi un couple qui part à la dérive. Mais la nuance est aussi là: c'est avec exactitude que la romancière décrit les états d'âme d'une épouse délaissée mais toujours aimante, évoluant entre déni et défense, allant même jusqu'à chercher des excuses à son mari volage. Quant à Léonard l'opticien (la vue, encore!), la romancière le laisse vivre, sûr de ses mensonges comme de sa cuisine, imperméable à toute explication.

On se demande dès lors où l'on va arriver, et la finale, changement de focalisation inclus, correspond à l'un des possibles. Cela, avec une question qui reste en suspens si j'ai bien compris: l'amante sait-elle qu'elle a tué, en définitive, l'épouse de son amant? Ou, dans son esprit, s'est-elle juste débarrassée d'une folle qui l'espionnait? 

Il y a un côté comédie de mœurs dans "Le trouble", porté par ses douzaines d'yeux de verre qui viennent s'ajouter à ceux, curieux, du lecteur: une partie de l'intrigue est vue d'un hôtel sans nom, baptisé par commodité l'hôtel "Hôtel". Au fil des pages la romancière décrit finement, jusque dans leurs demi-teintes et faux-semblants, les aléas d'un couple devenu malgré lui un ménage à trois, contaminé par le mensonge.

Anne-Frédérique Rochat, Le trouble, Genève, Slatkine, 2024.

Le site d'Anne-Frédérique Rochat, celui des éditions Slatkine.

jeudi 29 août 2024

Lumière sur quelques mystères au sujet d'Alexandre le Grand

Alexandre Schoedler – Alexandre le Grand n'a pas encore livré tous ses secrets aux historiens d'aujourd'hui, loin s'en faut: des incertitudes persistent quant aux conditions de son décès, et son tombeau est considéré comme perdu. C'est ce monde d'incertitudes que l'écrivain Alexandre Schoedler explore dans "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue", un roman historique aux contours étonnants.

Celui qui s'attend en effet à une biographie romancée et immersive du roi de Macédoine sera sans doute déçu. L'auteur, en effet, s'attache davantage à mettre en scène quelques chercheurs spécialisés, à commencer par l'écrivain marseillais Octave Borelli (1849-1911) et à retracer, sur une période qui couvre le vingtième siècle, ce que l'on sait aujourd'hui d'Alexandre le Grand, et ce que l'on suppose. L'ambiance est donc mondaine et érudite à la fois, et le lecteur se sent bien mis en situation lorsqu'il voit apparaître des célébrités familières telles que Sarah Bernhardt ou Pierre Loti.

Reconstruite par des personnages de naguère ou d'aujourd'hui, privilégiant les longs dialogues, la narration semble dès lors distancée. Telle est la distance des siècles, entre un personnage historique que tout un chacun croit simplement connaître et ceux qui, l'évoquant, témoignent d'un intérêt marqué pour Alexandre le Grand. Ces personnages incluent, actuellement, quelques passionnés qui s'intéressent par ailleurs au destin de Louis XVII, qui, estiment-ils, n'est peut-être pas mort comme le racontent les historiens. C'est dans ce cadre que l'auteur de "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue" se met lui-même en scène.

Dès lors, l'évocation des derniers jours d'Alexandre le Grand, des tribulations de son tombeau et des années de guerre civile qui ont suivi sa mort prennent l'allure d'un vaste flash-back, que l'auteur alimente de nombreux détails: il n'est pas toujours évident de s'y retrouver dans le labyrinthe des alliances et trahisons qui se font jour entre les "diadoques", généraux qui se sont partagé l'empire d'Alexandre le Grand dans un souci égoïste constant de tirer la couverture à soi. Dès lors, l'hypothèse, jugée minoritaire, d'un assassinat par empoisonnement, commis par des jaloux, reprend des couleurs selon l'auteur. Les pages qui tentent d'identifier le poison qui aurait pu tuer Alexandre le Grand ont dès lors le goût d'un chapitre de polar – celui qui relate la visite rituelle chez le médecin légiste.

Il est certes permis de regretter, d'un point de vue éditorial, les coquilles et les maladresses d'écriture que contient "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue", qui apparaît dès lors comme un texte publié brut de décoffrage. Sur le fond, le lecteur intéressé aurait aussi apprécié quelques références bibliographiques, voire, pourquoi pas, des images: l'auteur laisse entendre qu'il dispose d'archives privées. 

A la fois récit historique et témoignage personnel, ce livre a cependant le mérite de projeter, en suivant en particulier l'érudit Octave Borelli, un éclairage original sur un personnage historique dont tout le monde connaît le nom, qui fait partie des meubles comme on dit, mais dont le destin, dans ses détails, est largement oublié. Une suite? L'auteur la promet dans une note en fin d'ouvrage. Gageons qu'elle sera encore plus instructive que "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue".

Alexandre Schoedler, Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue, Paris, Hello Editions, 2022.

Le site de Hello Editions.

Lu en partenariat avec simplement.pro.

mardi 27 août 2024

Quand le bouquiniste mène l'enquête

Jean-François Thomas – Est-ce la mafia, ou pire encore, qui tire les ficelles de ce roman policier? L'écrivain suisse Jean-François Thomas signe avec "Le Cri du lézard" un polar littéraire original qui sait séduire son lectorat en le prenant par son péché mignon: les beaux et les bons livres.

"Le Cri du lézard" est en effet le deuxième roman mettant en scène l'ancien inspecteur Cyriel Sivoni, reconverti dans la bouquinerie après une enquête tortueuse relatée dans un ouvrage précédent, "Une semaine à tuer", dont les échos résonnent dans cette nouvelle intrigue – cependant tout à fait lisible indépendamment de l'autre.

D'emblée, l'auteur plante le décor de cette bouquinerie située à Vevey, où Cyriel Sivoni s'active depuis le décès de son père, qui en était le patron. L'auteur sait en recréer l'ambiance dans ses détails: des visiteurs assez rares, souvent curieux, parfois acheteurs, parfois même mystérieux. Sans oublier un joyeux désordre qu'il s'agira de ranger, évoqué dès l'incipit – c'est dire l'importance de cette mission pour l'intrigue.

Cette activité de rangement physique de la bouquinerie va correspondre, pour Cyriel Sivoni, à un épisode de mise au clair de sa propre vie. C'est en effet en rangeant la librairie qu'il va découvrir qu'en héritant de ce commerce apparemment tranquille, il a également hérité d'un petit tas de secrets qui remettent en question la cause du décès paternel: crise cardiaque, vraiment?

Dès lors, le lecteur suit un jeu de piste fait d'indices découverts çà et là: une clé, de vieux papiers, des détails sur des photos prises par la fille du personnage principal, et aussi des clients bizarres derrière leurs airs patelins. L'auteur recourt d'abord au symbole de la pieuvre, suggérant que le bouquiniste décédé aurait été victime d'un chantage mafieux. 

A moins que ce ne soit plus grave? Mettant en œuvre l'idée que "flic un jour, flic toujours", l'auteur pousse Cyriel à se montrer curieux. Et le lecteur le suit volontiers, au fil de chapitres brefs qui font la part belle aux références littéraires. Cela, jusqu'au frisson: au fil des pages du roman "Le Cri du lézard", l'auteur mentionne des livres interdits, voire des ouvrages qui peuvent tuer. Cela, en jouant habilement avec les légendes qui entourent certains incunables, considérés comme perdus ou fictifs.

Et si le début de ce roman apparaît faussement tranquille, c'est qu'il prend aimablement son temps pour installer le décor, les ambiances et les parfums. Il ouvre même la porte à la possibilité d'une intrigue amoureuse pour injecter un supplément d'émotion dans ses pages, qui s'achèvent dans le bon ordre, révélant enfin, en épilogue, toute la vérité sur la mort d'Agénor Sivoni, père de Cyriel. Tout cela, pour captiver le lecteur en le prenant, et pas qu'un peu, par les sentiments.

Jean-François Thomas, Le Cri du lézard, Sainte-Croix, Bernard Campiche Editeur, 2024.

Le site des éditions Bernard Campiche.

Egalement lu par Francis Richard.

dimanche 25 août 2024

Dimanche poétique 654: Victor Hugo

Ecrit sur la vitre d'une fenêtre flamande

J'aime le carillon dans tes cités antiques,
Ô vieux pays gardien de tes moeurs domestiques,
Noble Flandre, où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s'accouple au Midi !
Le carillon, c'est l'heure inattendue et folle,
Que l'oeil croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Apparaître soudain par le trou vif et clair
Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air.
Elle vient, secouant sur les toits léthargiques
Son tablier d'argent plein de notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,
Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant, ainsi qu'un dard qui tremble dans la cible ;
Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et dansante, elle descend des cieux ;
Et l'esprit, ce veilleur fait d'oreilles et d'yeux,
Tandis qu'elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de marche en marche errer son pied sonore !

Victor Hugo (1802-1885). Source: Bonjour Poésie.

mardi 20 août 2024

Nicolas Feuz, la Laponie sans le Père Noël

Nicolas Feuz – Le Père Noël brille par son absence dans "Horrora Borealis", roman policier signé Nicolas Feuz, tendu entre le froid glacial voire mortel de la Laponie et l'éclate contrariée du festival de concerts Festi'Neuch, où se produisent des rappeurs.

Par où commencer? Sans doute par l'histoire de la famille Walker, qui décide d'aller passer ses vacances du côté de la station de sports d'hiver d'Äkäslompolo, un choix étrange qui dit d'emblée qu'il y a un malaise avec cette tribu, composée de deux parents, de trois enfants et de pas mal de tensions que l'auteur met peu à peu en évidence. 

Les chamailleries de Samuel et d'Alia, deux adolescents vigoureux, s'avèrent ainsi moins innocentes que prévu, de même que certaines surréactions de Sandra, la mère de famille. Le voyage s'avère inquiétant, l'ambiance est tendue, il y a un voyeur sinistre dans le coin, et le monde des rêves fait le reste. Saviez-vous par exemple que les aurores boréales sont le monde des enfants morts?

Ce voyage refait surface dans la vie de l'un des personnages, établi à Neuchâtel. Se sentant traqué, le voilà qui déclenche une intrigue sanglante, et c'est peu de le dire! L'ambiance est à la paranoïa, et les cadavres jonchent le parcours de ce gars, accidentels ou non. Qui est-il? Là est le génie de l'auteur: à mesure que les masques tombent, le lecteur va de surprise en surprise, sans pour autant qu'il n'y ait de souci de cohérence.

Certes brisée, l'ambiance chaleureuse de Festi'Neuch crée un contraste saisissant avec cette Laponie où la mort par hypothermie guette dès qu'on sort des sentiers battus et où ceux qui tiennent des fermes de chiens de traîneau sont un peu sauvages. D'ailleurs, est-ce qu'Erik, le fermier, est vraiment le crush d'Alia, qui l'a connu en ligne? La question reste ouverte.  

Reste que la mise en scène du festival musical neuchâtelois permet à l'écrivain de mettre en valeur, au travers du personnage de Marc Boileau, fonctionnaire de police proche de la retraite, la fonction de négociateur. C'est en effet une longue négociation entre un preneur d'otage, directement lié au séjour lapon des Walker, et cet agent, qui sert de fil rouge à ce roman construit sous forme d'allers et retours entre le passé et le présent. 

Les échanges sont dès lors ciselés, et tout le dispositif est décrit par l'auteur avec un soin remarquable: cellule de crise, snipers cachés, rien ne manque. Et si le père Boileau, futur retraité dont l'épouse est mourante, va de surprise en surprise lors de son travail de négociateur, le lecteur ne manquera pas non plus de s'étonner à plus d'une reprise face aux virages périlleux que l'écrivain ose.

De "Horrora Borealis", le lecteur retient certes le caractère saisissant de nombreuses scènes terribles, entre sang répandu à coups de hache, engelures et autres moments de terreur qui n'ont pas grand-chose à envier à Stephen King – mentionné du reste à plus d'une reprise dans l'ouvrage, que ce soit par le biais d'une voiture nommée Christine ou d'une allusion à "Carrie au bal du Diable". Fondé sur le potentiel dramatique d'une famille dysfonctionnelle, "Horrora Borealis" développe, et le lecteur s'en souviendra aussi, une intrigue taillée au cordeau, riche en retournements de situation, qui met en évidence un métier méconnu de l'activité policière.

Nicolas Feuz, Horrora Borealis, Nicolas Feuz, 2016/Le Livre de Poche, 2018. 

Le site de Nicolas Feuz, celui du Livre de Poche.

Lu par Anaïs Serial LectriceAudrey, CheesyDomiFictionista, GoupilJuju, L'Instant des lecteurs, Luciole, Mordue de livresMusemaniaÔ Grimoire, SeriaLectrice.

dimanche 18 août 2024

Dimanche poétique 653: Sosselo

Aube

Le bouton de rose avait éclos
Tendu comme pour toucher la violette
Le lis s'éveillait
Et courbait la tête sous la brise

Haut dans les nuages l'alouette
Chantait un hymne gazouillant
Tandis que le gai rossignol
D'une voix douce disait:

Epanouis-toi, ô terre aimable,
Réjouis-toi, pays des anciens Ivériens
Et toi, ô Géorgien, par l'étude
Apporte la joie à ta mère patrie.

Sosselo (1878-1953). Source: Simon Sebag Montefiore, Le jeune Staline, traduction par Jean-François Sens.

vendredi 16 août 2024

Enquête en eaux froides

Christophe Barraud – Lors d'une de ces baignades dans le Léman organisées en plein hiver et que certaines personnes adorent, un baigneur, Jacques, meurt. Est-ce un accident ou autre chose? Par routine, la police commence l'enquête. Et c'est ainsi que "La tête hors de l'eau" de Christophe Barraud commence.

L'eau est un élément omniprésent dans ce roman policier. Il y a celle du Léman à Vevey et celle du lac de Bret, celle des douches, mais aussi celle des larmes que plus d'un personnage verse, poussé à bout par une histoire qui met à rude épreuve des âmes honnêtes soudain dépassées. Et puis, garder la tête hors de l'eau, c'est ce qu'aimerait tant Delphine, patronne d'une agence de voyage dont la croissance a été fracassée par les années covid-19. 

Delphine? C'est le personnage clé de "La tête hors de l'eau". L'auteur donne d'elle une impression complexe: victime des mesures covid-19 et de son impéritie, la voilà qui se retrouve embarquée dans des problèmes de gros sous, auxquels vient s'ajouter un procès pour homicide intenté par une cliente. Le lecteur la trouverait presque sympathique... 

Mais voilà: l'auteur s'ingénie à troubler cette image en révélant que Delphine est dissimulatrice, menteuse, presque immature si l'on songe qu'elle a un mari, Xavier, et une fille, Lina. Là aussi, l'auteur sait installer de la tension afin d'accrocher le lecteur: il suffit de quelques répliques entre les conjoints pour constater que le couple dysfonctionne.

Enfin, il y a les symptômes dépressifs de Delphine, qui vont ponctuer la narration. Dès lors, question importante: peut-on aimer Delphine en tant que personnage? Celui-ci laisse des impressions contrastées.

Autour d'elle, le monde des humains se révèle plus ou moins ordinaire, avec un naturopathe qui anime des séances de plongée en eaux froides, une bonne copine nommée Karin et une équipe de police qui mène inexorablement son enquête, sentant que le décès de Jacques n'a rien d'accidentel. Et comme le bonhomme est précisément responsable de veiller à la bonne utilisation des compensations versées aux entreprises lésées par les mesures liées au covid-19, voilà que Delphine, endettée et mauvaise gestionnaire, apparaît en suspecte idéale...

Un dernier twist et "La tête hors de l'eau" offre à son lectorat la narration d'un crime parfait, porté par des circonstances favorables. De ce roman, on garde en mémoire le caractère habile, tendu, traversé par quelques scènes fortes liées à la psychologie d'une poignée de personnages au bord de la crise de nerfs, voire au-delà.

Christophe Barraud, La tête hors de l'eau, Epesses, Editions de la Rive, 2023.

Le site de Christophe Barraud, celui des éditions de la Rive.

mercredi 14 août 2024

Des Romains à la poursuite d'un héritage

Bénédicte Gandois – L'époque de l'Empire romain constitue une source captivante pour de bonnes histoires. Amoureuse de lettres antiques, enseignante de grec et de latin, l'écrivaine Bénédicte Gandois a donné libre cours à cette passion tout au long d'un court roman historique, "La fortune de Moeris". 

L'intrigue? Nous sommes à Rome, en l'an 1024 "ab orbe condita", soit en 271 après Jésus-Christ. Ce livre relate l'histoire d'un affranchi de 14 ans, Moeris, qui obtient, en partage, un héritage substantiel de son ancien maître. 

Pas de chance: cet héritage suscite des convoitises, jusque dans l'entourage d'un Moeris qui se retrouve embarqué malgré lui dans un complot visant à attenter à la vie d'un dignitaire issu de Germanie. Et pas de chance bis: pour accéder à l'héritage, il faut résoudre une énigme.

Marqué par la figure tutélaire du poète classique Virgile, "La fortune de Moeris" développe son intrigue de manière efficace et sans temps mort, à la manière d'une novella. Cela, dès le début, qui attaque "in medias res". Quant aux chapitres, ils sont courts et souvent centrés sur l'un ou l'autre personnage.

L'intrigue tourne essentiellement autour d'un complot aux contours nébuleux, qui finissent par devenir clairs pour les personnages concernés. Ceux-ci, et Moeris le premier, comprennent peu à peu sur qui ils peuvent compter, les apparences étant parfois trompeuses. Pour tempérer quelque peu cet environnement brutal où les hommes dominent, l'écrivaine a la bonne idée de faire évoluer une intrigue amoureuse autour d'Amaryllis, quasi-contemporaine de Moeris.

Amaryllis, un nom surprenant pour un personnage qui s'avère chrétienne. Peu importe: le message essentiel est que les sentiments vont au-delà des préjugés négatifs envers les chrétiens, communs en ces premiers temps de l'Eglise, évoqués en passant, juste assez pour qu'on sache qu'ils peuvent être lourds à subir lorsqu'on en est l'objet.

Mettant en valeur le destin de deux jeunes gens, porté par une intrigue qu'on suit aisément et avec plaisir sans pour autant la trouver simpliste, "La Fortune de Moeris" s'avère un roman attrayant, apte à parler à un lectorat adulte mais aussi à des jeunes, également intéressés par le monde antique.

Bénédicte Gandois, La Fortune de Moeris, Cossonay-Ville, La Maison Rose, 2009.

Le blog de Bénédicte Gandois, le site des éditions de La Maison Rose.

mardi 13 août 2024

Du grand cinéma chez les grands-bourgeois avec Pierre Assouline

Pierre Assouline – Sacré repas que celui mis en scène dans le roman "Les invités" de Pierre Assouline! L'auteur plonge avec un regard délicieusement vache et parfaitement affûté dans l'ambiance d'un repas grand-bourgeois entre personnages plus ou moins en vue, organisé dans un quartier très chic de Paris. Le déroulement est linéaire, pétri de tensions, et le lecteur, au fil des pages, ne peut que se demander quand et comment la catastrophe surviendra. Mais si les cartes seront bien redistribuées en fin de roman, l'auteur se montre plus subtil que cela...

... tout commence sur un ton empreint de juste ce qu'il faut de préciosité pour décrire l'action d'une femme passée experte dans l'art d'organiser des dîners mondains chez elle. Le lecteur sent immédiatement qu'on est dans la caricature, il se croit par moments dans le film "Les Vestiges du jour" de James Ivory (la référence est assumée d'ailleurs); mais il perçoit qu'il y a quand même un peu de vrai dans l'engagement de cette femme, qui s'investit à fond dans son rôle, joué dans le cadre d'une comédie sociale. 

Il fait aussi la connaissance de Sonia, la bonne, qui va jouer un rôle clé lorsqu'il s'agira de faire tomber les masques au fil d'une soirée où, au gré de la conversation, les préjugés vont s'étaler tranquillou, donnant l'impression que personne autour de la table, pas même l'ambassadeur de service, n'est jamais sorti de son VIIe arrondissement parisien. Et qu'au-delà de ce périmètre, c'est la jungle.

Les phrases du long chapitre d'exposition apparaissent comme autant de piques lancées à un certain mode de vie, chic et déconnecté, qui se prend très au sérieux. Ces piques vont se transformer en authentiques banderilles dès lors que l'auteur décrit les échanges entre invités qui interviennent autour de la table, et qui ne manquent jamais de viser quelqu'un jusqu'à le tuer socialement, du moins l'espace d'une soirée. 

Invités? S'il y a des invités chez "Madamedu", surnom de l'hôtesse, l'auteur rappelle qu'il y en a aussi dans les différents pays, en prenant l'exemple de la France pour dire que tel personnage, pourtant parfaitement français, devra constamment se sentir invité dans son pays, pour des questions de prénom ou d'histoire de vie – en plus d'être d'origine algérienne modeste et native de L'Estaque, Sonia, doctorante en histoire de l'art, apparaît comme une potentielle transfuge de classe. Et invité, il y a différentes manières de l'être selon l'auteur: l'auteur applique également cette idée, ce sentiment d'être constamment "l'invité" aux Juifs de France, mais aussi à un expatrié canadien, George Banon, invité par intérêt pour le mari de la maîtresse de céans et qui joue sa propre partition.

La caricature est poussée de plus en plus loin au fil des pages, quitte à faire apparaître ces personnages pour ce qu'ils sont: finalement plus ridicules que franchement nuisibles. Ce n'est pas la seule référence cinématographique de ce roman, mais force est de relever que lorsque les dames du repas se retrouvent bloquées dans l'ascenseur que les messieurs leur ont laissé par galanterie, on songe à un running gag du film "Le Père Noël est une ordure"...

"Les invités" alterne les scènes de genre et les bons mots plus ou moins frais, lancés par des convives de plus en plus éméchés. Il sait être tour à tour ironique en mode cinglant, réfléchi et amusant. Et c'est dans le meilleur esprit de la comédie qu'il ambitionne de châtier les mœurs par le rire. Pari(s) réussi!

Pierre Assouline, Les invités, Paris, Gallimard, 2009/Folio, 2010.

Le site des éditions Gallimard, celui des éditions Folio.

lundi 12 août 2024

Au bout de la dépression, l'appétit de vivre

Sarah Sumi – Sortir de la dépression nerveuse, c'est tout un voyage, avec ses méandres, sachant que l'expérience est spécifique à chaque individu et est indissociable de l'entourage, thérapeutique ou non. Avec "Trace", l'écrivaine Sarah Sumi raconte son propre vécu, qui débute avec l'expérience traumatisante du décès accidentel de son père et ne s'achève, en somme, jamais: l'ombre de la dépression plane jusqu'au bout du livre, même si l'auteure a appris, elle dit au fil des pages, à capitaliser sur des victoires conquises au cours de quatre ans de lutte.

L'ombre paternelle plane en effet sur les pages de "Trace": elle sera source de culpabilité, de souvenirs qui remontent à la surface et de ressentis contradictoires, exprimés dans des lettres écrites pour, simplement, dire ce que l'auteure a sur le cœur, positif ou non. Le monde des arts fait aussi son apparition dans ce témoignage: si le père de l'auteure aime la musique, l'auteure elle-même passer par l'écriture littéraire pour exprimer ses ressentis. 

Est-ce une voie thérapeutique tout indiquée? Voire. L'histoire de la narratrice, c'est celle de soins psychiatriques divers et variés, et contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'art-thérapie et la musicothérapie n'ont pas toujours eu les résultats qu'a pu espérer cette personnalité au tempérament créatif.

"Trace" est en effet aussi le récit critique, sans filtre, d'une odyssée qui passe par plusieurs étapes thérapeutiques, soit auprès de spécialistes officiant en cabinet, soit auprès d'établissements de soins fonctionnant parfois comme des usines. Car oui: l'auteure relève, à plus d'une reprise, le caractère inhumain de prises en charges où, pourtant, l'humanité devrait être au centre. De son parcours, elle regrettera les praticiens infantilisants, les spécialistes peu concernés, les tentatives d'enfermement, tout en saluant les amitiés solides nées dans ce contexte.

C'est pourtant en face à face que l'auteure aborde sa dépression, née peu de temps après le décès de son père et masquée, un temps, par le soutien constant qu'elle a offert à sa mère: l'angoisse est venue après, empoisonnant son sommeil, l'empêchant même de prendre un train de peur de ne pas être à la hauteur du simple fait de l'attraper – une gêne accentuée par son caractère ressenti comme vaguement honteux: les proches ne comprendront jamais... Peu à peu, l'expérience et les contacts aidant, la narratrice développe cependant ses armes pour faire face, retrouvant peu à peu un féroce appétit de vivre. L'idée que Dieu y est pour quelque chose, que l'âme du père veille, n'y est pas pour rien non plus.

Il y a des choses qu'une personne en proie à la dépression nerveuse ne veut pas entendre, il y a des douleurs auxquelles elle souhaite échapper coûte que coûte, quitte à s'ôter la vie, et l'auteur de "Trace" est passée par là. Ce petit livre empreint de franchise relate le parcours d'une femme qui en veut, et finit par laisser à son lectorat un message d'espoir: oui, il est possible de "tracer" sa route pour s'en sortir, de gérer, de bien vivre avec les ressentis liés à la dépression. Et pour peu qu'on en ait le tempérament, creuser en soi pour écrire son parcours en profondeur peut aussi y contribuer.

Sarah Sumi, Trace, Charmey, Ed. Montsalvens, 2022.

Le site de Sarah Sumi, celui des éditions Montsalvens.

dimanche 11 août 2024

Dimanche poétique 652: Michel Da Silva

Jason

Assis face à l'écran où défilent des rêves,
Que les autres m'ont fait, je cherche à m'évader.
Je voudrais tout quitter, je voudrais faire grève
Et sur mes propres voies aller me balader.

Quand je m'ennuie, parfois, mon esprit met les voiles.

J'ai soif d'aventures, d'horizons incertains,
De soleils sanguins se noyant dans la mer
Où plonge le désert; aux pays levantins.
Je veux goûter au miel et goûter à l'amer.

Mes lèvres, par l'embrun, connaissent le salé.

La proue de mon vaisseau ouvre en deux les flots bleus.
Je reste fièrement debout, les yeux noyés,
Recherchant vainement des rivages sableux.
L'alizé souffle sur mes voiles déployées.

Les épices d'orient me restent dans le nez.

Les oiseaux de mer crient aux sillons du navire,
M'empêchant d'écouter le beau chant des sirènes.
Le vent pousse à tribord et mon âme chavire.
Riche je reviendrai épouser une reine!

L'horizon arrondi retarde mon retour.

Michel da Silva. Source: Bonjour Poésie.

samedi 10 août 2024

Django Reinhard, un hommage fugace et sincère

Marc-Edouard Nabe – L'écrivain Marc-Edouard Nabe, fils de Marcel Zannini, aura vécu entouré de musique, et le jazz empreint son parcours. Rien d'étonnant donc à ce qu'il ait eu envie de rendre hommage à l'un des grands noms du genre, Django Reinhard, en relevant ce qu'il a de génial et de particulier. Fallait-il en faire un livre? C'est en tout cas un pari gagné avec "Nuage".

On se souvient que "Nuages", au pluriel, est le titre d'un air emblématique de Django Reinhard. L'écrivain le met au singulier dans le titre de son livre, comme pour souligner la singularité de l'interprète. Reste que le motif se retrouve au pluriel au gré de l'ouvrage, décliné en plusieurs contextes: nuage de sable, de poussière ou de lait, voire d'autres choses. Sans oublier les signaux de fumée, qui ont inspiré ce morceau à Django Reinhard.

Dans ce court hommage, l'écrivain évoque par touches la biographie du guitariste manouche, marquée par sa main gauche brûlée, handicap dont le musicien a su faire un atout maître: pas un interprète valide ne sait en faire autant que Django Reinhard, rappelle-t-il. Au passage, l'auteur indique les handicaps du jazz français au temps de Django Reinhard: le voilà décliniste, sans être ricanant comme dans "Les Porcs I" par exemple.

Car, oui: Nabe a la sagesse, l'humilité même, dans ce livre, de recourir à un style sobre qui, s'il exprime sincèrement une passion légitime, ne cède pas à la tentation de crier plus fort que l'objet du propos. L'hommage, amical, relève aussi, avec le sourire, le charme des fautes d'orthographe de Django Reinhard, un homme qui écrit de manière phonétique. Ce qui a son charme fécond, souligne l'écrivain, qui estime que c'est bien en musique, son royaume par excellence, que Django Reinhard joue le plus juste. 

C'est donc à une mélodie littéraire sereine que Marc-Edouard Nabe invite son lectorat avec "Nuage", tentative réussie de faire le tour, en quelques dizaines de pages, d'un musicien singulier, manouche, élégant à ses mille manières, qui aura marqué l'histoire du jazz à l'européenne.

Marc-Edouard Nabe, Nuage, Paris, Le Dilettante, 1993/2009.

Le site de Marc-Edouard Nabe, celui des éditions Le Dilettante.

mercredi 7 août 2024

Simon Sebag Montefiore: devenir Staline

Simon Sebag Montefiore – En voilà une biographie qui se lit comme un roman! "Le Jeune Staline" relate les débuts d'un certain Joseph Vissarionovitch Djougachvili, depuis ses débuts tumultueux au fin fond de la Géorgie, jusqu'à la révolution d'octobre 1917. Et il ne faut pas moins de 760 pages bien fouillées pour voir naître l'un des chefs d'Etat les plus marquants du vingtième siècle.

En effet, si Staline, alias Sosso, prend au fil des pages de cet ouvrage une épatante épaisseur, c'est que l'auteur s'est documenté et a su puiser à des sources rares, voire inédites, en particulier les Mémoires de l'entourage de Staline. Il a également eu l'occasion d'approcher des témoins vivants de l'objet de son étude et de s'entretenir avec eux. Enfin, il a pioché dans des documents officiels enfin rendus publics, tant en Russie qu'en Géorgie.

L'objectif? L'auteur s'en ouvre dès le début: son projet est de retrouver la vérité sur Staline, entre la légende dorée, nécessairement déformée, qu'il a su forger, si nécessaire en éliminant les gêneurs, et la légende noire, pas forcément plus véridique, qu'ont su construire ses opposants. L'exercice prend la forme d'un jeu d'équilibre que l'historien mène avec précision, allant jusqu'à citer ou à recréer des dialogues rares et à mettre au jour telle ou telle mentalité. C'est que Staline n'est pas seul... et son entourage (on y voit des noms comme Lénine, Beria, Kamo, mais aussi sa mère, Keke, et son père cordonnier alcoolique, Besso, et enfin les femmes de Soso, avec lesquelles il entretient des relations tortueuses) a toute l'attention de l'auteur aussi.

Le lecteur découvre ainsi un Staline au tempérament de chef inné, meneur de gangs dans la petite ville géorgienne de Gori où les bagarres entre clans de rue sont endémiques à la fin du dix-neuvième siècle. Il découvre aussi en Staline, alias Sosselo pour le coup, un poète suffisamment charmeur et coté pour réussir à s'assurer le soutien de quelques personnes clés, par exemple tel collaborateur d'une banque qui fera l'objet d'un hold-up sanglant survenu en 1907 à Tiflis (aujourd'hui Tbilissi), relaté en prologue. 

L'auteur ne manque pas de relater par le menu le passage de Staline au séminaire, ni ses activités de noyautage des lieux: premier de classe, très attaché à ses lectures qui font de lui un bel autodidacte, Staline est aussi une forte tête intenable. C'est avec le même souci du détail que le biographe relate la vie d'errance d'un Staline vivant aux crochets d'amis et d'alliés de circonstance, voyageur parfois malgré lui (il a été déporté en Sibérie à plus d'une reprise, et s'est évadé à chaque fois), et homme à (parfois très jeunes) femmes.

Par moments, l'ambiance est celle d'un film de gangsters mexicains, et l'auteur l'assume. Loin de lui, cependant, l'idée d'en faire un desperado romantique: collant au plus près de la réalité, convoquant la petite histoire et les anecdotes, il en brosse un portrait réaliste, aventureux mais pas sympathique pour autant, même s'il le nomme parfois par son surnom de "Sosso": on ne voudrait guère d'un tel personnage comme chef d'Etat aujourd'hui, en tout cas par chez nous.

Enfin, à la lumière des sources explorées, l'auteur considère que Staline n'a pas été, contrairement à une rumeur tenace, un agent double de l'Okhrana, police secrète du tsar. Il évoque aussi le passage de Staline à Vienne, peut-être le moment où il a été physiquement le plus proche de l'autre personnage clé de l'histoire européenne du vingtième siècle: Hitler. Les deux chefs d'Etat, en effet, ne se sont jamais formellement rencontrés, mais l'hypothèse qu'ils se soient croisés à Vienne sans se voir est parfaitement plausible pour l'historien: ils y étaient au même moment et hantaient à peu près les mêmes lieux.

On a envie de connaître la suite au terme de cette lecture, et ça tombe bien: l'auteur l'a écrite, sous le titre "Staline. La Cour du Tsar rouge". De la lecture de l'ouvrage "Le Jeune Staline", le lecteur retient la relation très détaillée, foisonnante même, des débuts d'un personnage politique qui est aussi un parfait ruffian, capable de théoriser ses activités aux limites de la légalité par ce qu'écrivit Karl Marx, sur le fond d'un tsarisme en perte de vitesse qui prendra fin, en Russie, dans les soubresauts de l'année 1917.

Simon Sebag Montefiore, Le Jeune Staline, Paris, Calmann-Lévy, 2008/Le Livre de Poche, 2010, traduit de l'anglais par Jean-François Sené. Complété par un cahier de photos.

dimanche 4 août 2024

Dimanche poétique 651: Anatole Le Braz

Couchant d'août

A Reine-Anne

Voici venir vers nous le soir aux yeux de cendre,
Clairs encor d'un reflet de la braise du jour
Dans le couchant d'août, ma mie, allons l'attendre,
Parmi l'or pâlissant de notre été d'amour.

Nous lui dirons : « Sois pur, soir pacifique et tendre,
Fraîcheur des champs brûlés, repos des membres lourds,
Oh ! ne te hâte point, soir béni, de descendre
Vers les grands pays d'ombre oh doit finir ton cours !

Laisse-nous savourer ton délice éphémère,
Passant sacré, porteur de l'urne balsamaire
D'où s'épand sur le monde un miel immense et doux.

Nos fronts que le soleil a brunis de son hâle
Déjà penchent... Du moins, prolonge un peu sur nous
Le mystique frisson de l'heure occidentale.

Et nous t'adorerons, ô soir, à deux genoux. »

Anatole Le Braz (1859-1926). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 2 août 2024

Martin Suter, peur en Engadine

Martin Suter – Est-il possible de fuir ses peurs, sa vie houleuse, simplement en trouvant un emploi loin de sa propre ville? C'est le pari que fait Sonia dans le roman "Le diable de Milan" de l'écrivain suisse alémanique Martin Suter. Faisant réponse à une petite annonce, cette jeune femme se retrouve ainsi physiothérapeute dans un hôtel niché dans une bourgade des Grisons, Val Grisch, en Engadine. Mais soudain, des choses bizarres se mettent à se produire autour d'elle, suivant une vieille légende locale: celle qui donne son titre à ce roman.

D'inspiration policière, l'intrigue est finalement assez simple et classique, et un esprit malicieux pourrait même en deviner l'issue dès le départ: ce n'est pas parce que le projet hôtelier auquel Sonia prend part n'est pas du goût de tout le monde au village que le coupable est forcément du cru. L'essentiel n'est pas là: c'est plutôt dans les ambiances campées que l'auteur excelle, et aussi dans le réalisme minutieux avec lequel l'écrivain aborde son petit monde. 

On aime ainsi en particulier les scènes où l'auteur décrit les massages effectués par Sonia et, plus généralement, la description des gestes et du métier. Peu à peu, l'inquiétude, voire la peur, s'installe au fil des pages. Ces ambiances sont également soulignées par les relations que l'auteur crée entre les personnages, des relations complexes, souvent en demi-teintes ou alors en mode franchement mineur, faites d'invectives ou de manipulations. 

Enfin, il convient de relever le travail de traduction réalisé par Olivier Mannoni sur ce roman. Le style s'avère efficace pour porter une lecture rapide. Le traducteur rend parfaitement le caractère visuel du texte, porteur d'une certaine poésie, vivement coloré (Sonia est atteinte de synesthésie et a vécu un bad trip au LSD – une invention suisse, soit dit en passant), jusqu'à confiner au psychédélique par moments.

Enfin, certains choix de mots peuvent paraître curieux pour un lecteur francophone suisse. Plutôt que d'émettre l'hypothèse que le traducteur, roi en sa profession, n'a pas fait les recherches nécessaires, je pars de l'idée que certaines traductions de réalités typiquement helvétiques divergent du terme officiel attendu afin d'être rendues accessibles et claires à un lectorat qui n'est pas forcément suisse – et qui goûtera, çà et là, la couleur locale des mots en romanche, maintenus par le traducteur.

Martin Suter, Le diable de Milan, Paris, Christian Bourgois, 2006/Points, 2007. Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni.

Le site de Martin Suter, celui des éditions Christian Bourgois, celui des éditions Points.

dimanche 28 juillet 2024

Dimanche poétique 650: Charles Van Lerberghe

L'attente

Du monde invisible et d'aurore 
Où me guidaient mes anges pieux, 
Qui viendra me rouvrir les yeux ? 
Voici le jour. Je rêve encore.

Le doux enchantement des airs 
Qui passent sur les roseraies, 
Dans mes prunelles azurées 
Vient comme une aube au fond des mers.

Heures et choses incertaines ; 
Au loin, dans des bosquets de fleurs, 
Me chantent mes divines soeurs, 
Et j'écoute leurs voix lointaines.

Je tremble et de joie et d'effroi. 
Nue, en ma chevelure blonde, 
J'attends que le soleil m'inonde, 
Et qu'une ombre tombe de moi.

Charles Van Lerberghe (1861-1907). Source: Bonjour Poésie.

samedi 27 juillet 2024

Un seul geste pour les transfigurer à Noël

Sabine Dormond et Léonie Pantillon – Conçu pour un public jusqu'à 12 ans environ, "Boule de neige" n'est pas bien long, mais c'est une lecture sympa! L'écrivaine suisse Sabine Dormond y élabore une intrigue aux allures de conte bienveillant où il suffit d'un geste aimable, a priori anodin, pour que tous les habitants d'un immeuble morose s'en trouvent transfigurés. 

C'est l'effet "boule de neige", précisément, qui prévaut dans ce roman. Tout commence avec une dame qui, récemment installée dans "un immeuble gris entouré de béton où les gens ne se parlent que pour se plaindre", rend son manteau d'hiver à une fillette sous les yeux de sa mère. Cette dame aux vêtements colorés disparaîtra en fin de livre, faisant ainsi figure de fée fugace et bienveillante.

Cette chaîne de causalités en "boule de neige" est reflétée par la saison mise en scène, que l'auteure évoque par touches: c'est l'hiver, et le lectorat comprend même, entre autres lorsqu'un petit jeune spraye un sapin de Noël sur un mur gris de l'immeuble, que c'est Noël. Plaçant çà et là des monceaux de neige sur ses illustrations, la dessinatrice Léonie Pantillon souligne aussi ce côté saisonnier.

Voilà donc une manière de conte de Noël moderne, proposé par deux artistes de talent et narré en toute simplicité, tant par l'image que par le texte. On apprécie les personnages souvent souriants qui apparaissent sur les illustrations, autant que le caractère émouvant de cette histoire rapide, narrée de façon accessible et fluide.

Sabine Dormond, Léonie Pantillon, Boule de neige, Zurich, OSL, 2024.

Le site de Sabine Dormond, celui d'OSL.

vendredi 26 juillet 2024

Le match Titanic-Iceberg, mythe annonciateur d'un siècle d'excès

Gilbert Pingeon – C'est dans la forme courte que l'écrivain suisse Gilbert Pingeon excelle. Et cette brièveté fulgurante apparaît déjà dans le titre de ce roman, "T", qui évoque le destin tragique du Titanic et le fait résonner avec des événements ultérieurs au parfum d'hybris: bombe atomique, Holocauste, attentats du 11-Septembre. Sans oublier de convoquer mine de rien des drames plus intimes, tels que celui d'un enfant qui ne veut pas manger sa soupe: "Enfin Jonas! Ce n'est tout de même pas la mer à boire!". 

C'est en séquences courtes que l'auteur décline sa vision en mosaïque du destin du Titanic. Ces séquences installent le rapport de force à la manière d'un match entre deux puissances: celle de l'humain, portée par Sir Titan, Nick de son prénom, et celle de la nature, incarnée par Herr Berg, Ice de son prénom ("Duel sous la lune", p. 14 ss). Rapport de force éternel, mais qui, l'auteur le dit au fil du roman, finit par entraîner l'humain dans un élan de force autodestructeur. Et l'humour n'est pas absent lorsqu'il s'agit, pour le romancier, de souligner la vanité de l'action vite débordée de l'humain.

La vie sur le Titanic? L'auteur la dépeint avec un talent certain, faisant mine de céder au pittoresque pour dire la confiante insouciance des passagers, multipliant les points de vue au gré de courtes séquences. Il sait capter tel homme de peine du navire, tel richard insouciant jusqu'au bout, et va jusqu'à faire résonner le splendide menu du restaurant de bord avec l'inquiétude qui se fait jour alors que Berg (Ice de son prénom) a laissé son irréparable balafre sur le navire invincible. 

Mais voilà: rien ne manque de ce qu'on sait du navire et de son destin: les sept musiciens de l'orchestre jouent jusqu'au bout, les naufragés font résonner leur funèbre mélopée jusque vers trois heures du matin, le lecteur revoit la barbe blanche du capitaine Smith et découvre les statistiques des survivants, et surtout des survivantes. "Les femmes et les enfants d'abord"? Cette question même, l'auteur la pose, avec un brin de mauvaise foi masculine. Tout juste, enfin, si l'auteur ne fait pas parler les rivets du navire... 

Il est vrai cependant qu'en jongleur littéraire, l'auteur confère à chacune de ses courtes séquences une musique et une voix particulière, sans cesse changeante, incarnant ses personnages et nourrissant les situations mises en scène avec plus d'un clin d'œil artistique – il suffit de penser aux titres des séquences, parfois empruntés à des œuvres artistiques bien connues ou pas, pour s'en convaincre.

À la fois dense et fulgurant, paru à l'occasion du centenaire de la catastrophe du Titanic, "T" utilise la mythologie de ce navire pour tracer sans concession le côté annonciateur, référentiel, de cet événement fondateur du vingtième siècle tout en excès. Un signal que, dit l'auteur, tragique, l'humanité n'a pas su entendre ni comprendre. Un message à retenir? Pour rejoindre l'écrivain, et c'est le début de la postface de ce bref roman: "A chaque baptême sa catastrophe annoncée"...

Gilbert Pingeon, T, Lausanne, L'Age d'Homme, 2012.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

Lu par Francis Richard.

mercredi 24 juillet 2024

"Sixième Suisse": un sixpack de bières pour les agités de la cannette

Federico Rapini – La cinquième Suisse, on se souvient de ce que c'est: ce sont les Suisses établis hors de leur pays. Mais la sixième? C'est autour de ce mystère que l'écrivain, journaliste et acteur politique Federico Rapini développe l'intrigue de son premier roman, "Sixième Suisse", bel exemple de développement des dégâts que peut causer une information infondée, amplifiée par les réseaux sociaux. Et là, on est au niveau de l'incident diplomatique entre les Etats-Unis et la Suisse...

Tout commence en Suisse, avec la mise en scène d'un groupuscule extrémiste de droite, présenté comme une équipe de bras cassés avides de bière dont le romancier prend cependant soin de dessiner les profils avec une profondeur certaine: entre les membres, on sent que ça va péter, tôt ou tard. Le leader de l'équipe, c'est Jonas Schmidhauser, un gars au tempérament histrionique, à l'origine, avec "Honneur et Patrie" (c'est le nom de la société), d'une pétition contre l'installation d'un hébergement de réfugiés à Wynigen, un patelin que seuls les cheminots et les postiers connaissent, non loin d'une localité un peu moins méconnue, Berthoud – en allemand Burgdorf.

Et hop: par un concours de circonstances peu clair mais porté par les réseaux sociaux, l'action de "Honneur et Patrie" entre en résonance avec la déclaration de sécession d'une ville imaginaire du Rhode Island, New Burgdorf, désireuse de devenir suisse. Ajoutons à cela un président des Etats-Unis éruptif et adepte des réseaux sociaux, nommé Gus Kolven: la crise est programmée. 

Il est permis de deviner, sous les traits de ce personnage, un certain Donald Trump, même s'il apparaît que l'ancien et peut-être futur président des Etats-Unis n'est pas la seule source d'inspiration de l'auteur. Le fonctionnement clanique de l'entourage de Kolven, en particulier, fait plutôt penser à la famille Le Pen, en France pour le coup. Enfin, le prénom "Gus" est celui d'un des personnages de l'univers des canards de Walt Disney... celui de l'oncle Donald, et le nom "Kolven" signifie "ballon" en néerlandais. Signe que le président Gus Kolven, d'ascendance batave, serait une baudruche?

Côté vision du monde, le lecteur peut regretter que l'auteur insiste parfois trop sur la nullité de ses personnages: ce sont des abrutis, il suffit de les voir agir pour le comprendre. A moins que l'auteur ne tienne à dire au lecteur ce qu'il doit penser? C'est un sentiment diffus qui apparaît entre les lignes, d'autant plus que les quelques personnages que le lecteur voudrait placer à gauche de l'échiquier politique sont dessinés de façon sympathique: Gene Yard, maire démocrate de New Burgdorf, n'a pour ainsi dire pas de défauts. Cela dit, l'auteur, optimiste, croit en la possibilité d'une évolution, d'une rédemption même, de certains de ses personnages – sans préciser vers quoi ils vont aller, ce qui donne une fin qui, aux yeux du lecteur, laisse quelques questions en suspens.

Du côté des interactions humaines, cependant, l'auteur réussit un coup habile en construisant, sur trois sites distincts, des situations qui résonnent singulièrement entre elles au gré des péripéties. Qu'on vive dans une petite ville américaine, dans un village de la campagne bernoise ou à la Maison-Blanche, les ressorts de pouvoir et les bas instincts des humains sont les mêmes, et les costards-cravates ne les rendent pas plus élégants. 

On s'amuse au fil des pages de "Sixième Suisse", politique-fiction aventureuse baignée par la bière et les messages instantanés sur les réseaux sociaux, prompts à enflammer les esprits comme l'un des personnages aura enflammé une brasserie artisanale. Les allusions à l'actualité plus ou moins récente sont présentes, qu'il s'agisse de la tentative de prise du Capitole à la fin du mandat de Donald Trump ou du bretzel (presque) tueur de George W. Bush. Sur un ton travaillé dans un mode familier facétieux, l'auteur sait par ailleurs restituer le terrain de manière réaliste, qu'il parle de la Suisse (alémanique! Ce n'est pas tous les jours qu'un écrivain romand évoque ce qui se passe de l'autre côté de la Sarine...) ou des Etats-Unis. Un auteur à suivre? A dévorer en tout cas, idéalement face à un plat de homard arrosé d'une bière artisanale aux arômes de chocolat.

Federico Rapini, Sixième Suisse, Lausanne, Les Editions Romann, 2024.

Le site des éditions Romann.


dimanche 21 juillet 2024

Dimanche poétique 649: Louis-Philippe Coutu-Nadeau

Oasis

L’eau coule sous les ponts depuis le premier soir
Où mes yeux dans les tiens ont trouvé un refuge
Pour rester loin de tout, du monde et du déluge,
Moi qui plongeais sans rien vers un abîme noir !

Je veux ta compagnie et ta main dans ma main.
Promenons-nous ensemble à travers la tempête,
Comme si tout était du plus beau jour de fête
Où nul ne veut savoir ce que sera demain !

Perdu dans un désert avant de te connaître,
Je me détends enfin dans l’eau d’un oasis
Qui m’a sauvé du sable, et ce, in extremis !

J’ai besoin de te voir, tel un pécheur du prêtre,
Et besoin d’écouter tes mille et un conseils.
C’est toi la plus jolie, des cheveux aux orteils !

Louis-Philippe Coutu-Nadeau. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 19 juillet 2024

De Genève à Weimar, les éblouissements d'un cœur voyageur

Pierre Girard – Pierre Girard (1892-1956) passe pour un écrivain atypique dans le monde des lettres romand du vingtième siècle. On le range volontiers, par facilité, dans les inclassables – c'est ce que dit Jacques Buenzod dans la postface qu'il a consacrée à son roman "La Rose de Thuringe" en vue de sa réédition dans la collection "Poche Suisse" en 1988, après une première parution à Paris en 1930. Mais si singulière que soit la plume de l'écrivain, il n'est pas interdit, bien au contraire, d'en dire quelques mots, à près d'un siècle de distance.

"La Rose de Thuringe" place au cœur de son intrigue un personnage héritier des héros romantiques aux prises avec leurs sentiments et penchants. Particularité: ce personnage, âgé de 39 ans, paraît singulièrement immature en matière de femmes et d'amours, alors qu'il a pour ainsi dire l'âge d'être un vieux garçon – et l'âge de l'auteur au moment où il écrit, soit dit en passant. On peut voir en lui un alter ego de Lord Algernon, personnage principal du roman éponyme.

Ce personnage a aussi quelque chose d'irréel: libéré de toutes contraintes matérielles sans qu'on sache comment, il se pique de philosophie (il est vêtu d'un costume noir, comme BHL...) et de littérature sans développer d'œuvre. L'écrivain se plaît dès lors à jouer constamment le jeu de l'introspection de ce personnage curieusement détaché des choses réelles, pour qui l'amour même paraît éthéré. C'est pourtant une affaire de robe rouge, offerte à la jeune Virginie, fille de la concierge, qui va le faire bouger.

Attachée aux choses concrètes, Virginie est en effet positionnée à l'opposé d'Ilse, jeune femme que le narrateur va rencontrer en Allemagne, et pianiste de son état. Et les affinités électives vont rapprocher les êtres, non sans méandres: il y a un épicier, curieux alter ego du narrateur, qui va finir par se fiancer raisonnablement avec Virginie, qui se gardera un amant pour les élans du cœur. Quant à la pianiste, vêtue d'une robe verte à sa première apparition, elle forme avec une Virginie vêtue de rouge une complémentarité symbolique des couleurs, qui préfigure celle des tempéraments: alors que Virginie paraît presque offerte, Ilse va embarquer le narrateur dans une poursuite riche en méandres, entre Genève et Weimar, et formatrice.

De façon à la fois classique et pertinente, l'auteur met en parallèle l'évolution des saisons belles – le printemps et l'été – et la maturation des sentiments. Plus largement, son écriture poétique ne manque pas d'emprunter des images originales à la nature. Enfin, il y a un certain sourire dans les pages de "La Rose de Thuringe": qu'on pense à l'omniprésence caricaturée des célébrités qui sont passées par Weimar ou aux plats que le narrateur commande à l'hôtel et qui ne sont jamais ce qu'il voudrait, barrière des langues n'aidant pas.

C'est avec minutie que "La Rose de Thuringe" explore les questionnements et les enchantements du cœur, allant jusqu'à oser une touche de fantastique, fugace et vite dissipée, dans le brouillard en fin de roman. Est-il encore permis aujourd'hui d'être amoureux comme l'a été le narrateur de ce beau roman? Quelques mains seront prises, quelques tailles seront étreintes. Et tout trouve naturellement sa place... sans surprise, mais avec un éblouissement que le lecteur ne peut que partager.

Pierre Girard, La Rose de Thuringe, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 1988/Paris, Calmann-Lévy, 1930. Postface de Jacques Buenzod.

Le site des éditions L'Age d'Homme, celui des éditions Calmann-Lévy.