mardi 31 décembre 2024

"Post mortem": la Route 66 vue par le Stephen King suisse

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Laurent Coos – Avant de se reconvertir dans le fitness et les livres consacrés au développement personnel à l'enseigne de Coos Gym et de LC Live Coach, Laurent Coos a développé une intense activité d'éditeur et d'écrivain spécialisé dans les genres du fantastique et de l'horreur. Cela lui a valu, de la part d'un de ses éditeurs, le surnom de "Stephen King suisse". L'intrigue de son roman "Post mortem" lui est venue à la suite d'un voyage qu'il a lui-même effectué le long de cette route américaine mythique.

Tout commence lorsque, pour fuir une audience de procès qui le concerne en qualité de prévenu, l'agent d'assurances Stanley Carlsons décide de quitter la Californie avec sa femme Betty pour refaire sa vie à Flagstaff, en Arizona. Pour ce faire, ils empruntent la Route 66 à bord d'une Plymouth de collection avec, à leur bord, une valise de billets de banque et, pour le côté grotesque décalé, un gros lapin rose en peluche surnommé Bugs Bunny. 

Peu à peu, et c'est là que l'étrange et l'inquiétude s'installent, les personnages se demandent où ils vont vraiment. Pour construire une ambiance tendue et pesante, l'auteur place les bons ingrédients au bon moment: tensions entre les membres du couple, véhicule qui fait des siennes en perdant de l'huile, et soleil du désert qui cogne, pour faire bon poids. 

L'analyse du fonctionnement du couple, en particulier, est réussie, tant pour ce qui concerne la situation initiale que pour la description de son évolution. On découvre ainsi un Stanley optimiste mais pusillanime, acceptant sans trop broncher les reproches trop vrais que Betty lui fait incessamment – elle ne manque pas de relever, en particulier, que si tous deux sont en fuite, c'est bien la faute de Stanley. Et peu à peu, curieusement, quelques mots plus doux s'installent, comme si l'amour, malgré les années et l'usure, refaisait surface pour reprendre ses droits.

Côté route, l'auteur décrit une Route 66 qui pourrait être vraie dans un monde parallèle: c'est un no man's land désertique où apparaissent parfois – mais toujours au bon moment, curieusement! – des garages et stations plus ou moins désaffectés. Qui tient la boutique à chaque fois, qui sont ces gaillards qui puent la mort et détestent les vivants? Et pourquoi Stanley a-t-il moins faim que son épouse, qui se jette avidement sur tout ce qui ressemble à un burger? En somme, Stanley est-il bien vivant?

Avec "Post mortem", Laurent Coos offre à son public un roman d'ambiances qui réussit à donner le frisson, inquiétant à souhait mais qui ne cède pas à une complaisance excessive lorsqu'il s'agit, et ça arrive au fil des pages, de regarder la mort en face. Ses personnages ne sont certes pas des plus attachants; mais on finit par apprécier la manière dont ils évoluent face à l'adversité. Une excellente lecture pour les longues nuits d'hiver... brr!

Laurent Coos, Post mortem, Charleston, SimpleEdition, 2008.

"Post mortem": lettre à un père nazi

Carlos Bauverd – Il y a comme ça des livres qu'on devrait garder pour des saisons plus propices que celle des fêtes de fin d'année. A l'heure de la trêve des confiseurs, en effet, comment recevoir le torrent de colère, d'incompréhension et de haine qu'est "Post mortem" de Carlos Bauverd? 

Ancien haut fonctionnaire international actif au CICR puis au BIT, l'auteur adresse avec "Post mortem" une lettre à son père récemment défunt. Particularité? Ce père faisait partie des quelques Suisses résolument et activement engagés en faveur du nazisme, et n'a jamais regretté cette position. Il s'agit de Jean Bauverd, on peut le dire: sans jamais le nommer, l'auteur donne suffisamment d'indices pour que le lecteur curieux puisse retrouver sa trace.

L'écriture est ferme, forcément. Sincère, elle flamboie, faisant parfois penser à un Louis-Ferdinand Céline dont l'auteur est cependant fort éloigné idéologiquement. L'auteur n'oublie rien, règle ses comptes page après page, rappelant les bons moments bien sûr, mais aussi la difficulté du dialogue face à un père aux convictions arrêtées maintenues par des rencontres entre vaincus nostalgiques dans l'Espagne franquiste. L'enfance est innocente, mais elle n'a qu'un temps... Ici plane, entre autres, l'ombre de Léon Degrelle, membre d'une certaine internationale qui n'a rien de communiste.

Tout cela aurait été un magnifique témoignage sur les rapports difficiles que peut avoir un fils avec un père frappé du sceau de l'ignominie, longtemps en cavale à bord d'une Volkswagen Coccinelle grise de la première génération. Mais voilà: il est dommage, pour le lecteur d'aujourd'hui en tout cas, que l'auteur se soit à plus d'une reprise répandu en invectives à l'encontre d'un peu tout ce qui bouge. 

Il y a les anathèmes légitimes mais ressassés à l'encontre du nazisme sous ses différentes formes (fascisme, franquisme): oui, c'est mal, mais ça, on le savait déjà. L'auteur rejette aussi, sans nuances, cet islam qui pactisa avec Hitler – et Jean Bauverd n'y est pas pour rien. Il y a aussi une critique récurrente et en règle de la Suisse trop propre sur elle, certes tendance au moment où l'auteur prend la plume (l'écriture de "Post mortem" commence en 2002, peu après le décès de Jean Bauverd), mais qui relève là aussi, aujourd'hui, d'un Switzerland-bashing aux poncifs recuits. Cela, sans oublier des jugements de valeur gratuits, par exemple à l'encontre du curling, "probablement le jeu le plus stupide de la création" (p. 23). Les sportifs apprécieront.

Si l'on en croit les nombreux extraits de presse mentionnés au terme de l'ouvrage (l'éditeur chargé de la réédition dans "L'Aire Bleue" avait-il des craintes, cherchait-il des arguments d'autorité?), "Post mortem" a été encensé par la critique, en Suisse mais aussi dans les titres de presse français les plus prescripteurs. 

Aujourd'hui, en tant que lecteur, je m'interroge: suis-je passé à côté du livre? Ou n'aurait-il pas mieux valu réaliser un tirage réduit de ce règlement de comptes à l'attention de la famille et de quelques bibliothèques choisies, à l'attention des historiens? Et ma réponse tend vers l'affirmative. Parce qu'il n'y a pas que le style dans les livres à ambition littéraire et que toute colère ne mérite pas publicité.

Carlos Bauverd, Post mortem, Paris, Phébus, 2003/Lausanne, L'Aire Bleue, 2009. 

Le site des éditions Phébus, celui de L'Aire Bleue.


dimanche 29 décembre 2024

Dimanche poétique 672: François Coppée

J'adore la banlieue avec ses champs en friche

J'adore la banlieue avec ses champs en friche
Et ses vieux murs lépreux, où quelque ancienne affiche
Me parle de quartiers dès longtemps démolis.
Ô vanité ! Le nom du marchand que j'y lis
Doit orner un tombeau dans le Père-Lachaise.
Je m'attarde. Il n'est rien ici qui ne me plaise,
Même les pissenlits frissonnant dans un coin.
Et puis, pour regagner les maisons déjà loin,
Dont le couchant vermeil fait flamboyer les vitres,
Je prends un chemin noir semé d'écailles d'huîtres.

François Coppée (1842-1908). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 27 décembre 2024

Jean Vuarnet, un cri de révolte contre les sectes

Jean Vuarnet – C'était en 1996: à la suite du dernier "transit vers Sirius" orchestré par l'Ordre du Temple Solaire de sinistre mémoire, Jean Vuarnet (1933-2017) décide de s'exprimer. Il a en effet perdu un fils et son épouse dans le contexte de cette secte. Ecrit avec la complicité de ses deux autres fils et des journalistes Renaud Leblond et Henri Haget, "Ils ont tué ma femme et mon fils" prend la forme d'un réquisitoire contre les sectes, mais aussi d'une confession dans laquelle son auteur, ancien champion olympique devenu patron, relate ce qu'est sa famille, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Courageux, il ne manque pas de se remettre en question, en toute honnêteté et dans un souci constant de comprendre.

Pour mémoire, Edith et Patrick Vuarnet, épouse et fils du champion olympique Jean Vuarnet, ont trouvé la mort peu avant Noël 1995 dans une clairière du Vercors nommée "le Puits d'Enfer", dans l'esprit des suicides collectifs ou assassinats qui ont conclu de manière tragique les activités de l'Ordre du Temple Solaire, secte inspirée par les Templiers, pilotée par les gourous Jo Di Mambro et Luc Jouret. Cette ultime tragédie s'est produite environ un an après celles qui ont frappé les villages suisses de Cheiry et Salvan, ainsi que la localité canadienne de Morin Heights, faisant 53 morts.

C'est pourtant avant tout l'histoire d'une famille meurtrie que l'auteur relate, analysant les liens, observant ses membres sans faux-semblants. On voit ainsi l'auteur confesser qu'il a peut-être quelque peu délaissé son épouse, et qu'elle a trouvé ailleurs une manière d'épanouissement fallacieuse. Elle a pris avec elle Patrick, le dernier fils, enfant difficile, velléitaire et pas toujours honorable, d'une fratrie de trois garçons. Cette famille a-t-elle été écrasée par la personnalité de Jean Vuarnet, champion et entrepreneur? La question est posée, même si Jean Vuarnet se déclare loin d'avoir voulu cela. De façon générale, l'auteur dit tout des questionnements parfois durs qui l'ont traversé après le drame du Vercors.

L'Ordre du Temple Solaire et son fonctionnement sont évoqués, sans être constamment au centre de ce que relate l'auteur. On relève que son fils Patrick a été l'amant de Dominique Bellaton – l'auteur ne rappelle cependant pas que Dominique Bellaton a aussi été la mère de l'"enfant cosmique", né en fait des œuvres de Jo Di Mambro. L'auteur suggère aussi que si Edith et Patrick ont été la proie de la secte, c'est parce que, fragiles quelque part du fait de leur vécu (Edith ne savait pas qui était son père), ils étaient également intéressants d'un point de vue matériel. L'Ordre du Temple Solaire a faim d'argent... Enfin, l'auteur rend hommage à Thierry Huguenin, auteur du livre "Le 54e" et membre repenti de la secte, qui lui a permis de comprendre beaucoup de choses en l'espace d'un simple coup de fil.

Il ne sera pas question, dans "Ils ont tué ma femme et mon fils", de l'hypothèse d'une intervention tierce lors du suicide (?) collectif survenu au Puits d'Enfer peu avant Noël 1995, même si celle-ci a été défendue par les Vuarnet. Il sera en revanche beaucoup question des dégâts que la secte a faits à une famille par ailleurs heureuse et prospère, et aussi de l'impact sur l'image d'une entreprise, les médias ne faisant pas toujours dans le détail selon l'auteur. Dès lors, le dernier chapitre de ce témoignage, "Révolte", résonne comme un cri d'alerte face aux méfaits des sectes et des dérives sectaires. Rédigé dans sa première version en 1996, enrichi dans son édition de 2023 par une préface d'Alain Vuarnet, ce livre conserve son actualité, même si le phénomène des sectes est aujourd'hui, espérons-le, mieux cerné.

Jean Vuarnet, Ils ont tué ma femme et mon fils, Paris, Editions Fixot, 1996/Paris, Archipoche, 2023, préface d'Alain Vuarnet.

jeudi 26 décembre 2024

Véronique Caye et Barbara Polla, une invitation désirante à faire de sa vie un poème

Véronique Caye et Barbara Polla – Une certaine manière d'être dans le monde: c'est ce que propose le "Manifeste pour un érotisme existentiel" de Véronique Caye et Barbara Polla, auteure naguère de "La Favorite". Cette approche est le fait de deux femmes complémentaires qui évoluent entre les mondes de l'art et de la médecine. 

L'érotisme existentiel se présente, pour les deux auteures, comme un désir actif de ce qui est autre, d'une forme d'ouverture bienveillante au réel, qu'il soit beau ou laid comme trop souvent en notre temps. Les mots d'ordre sont dès lors l'accueil et la joie, qu'il faut parfois, c'est vrai, bien chercher: vu comme une démarche active venant de l'individu, l'érotisme existentiel est aussi un effort.

C'est aussi une invitation à voir grand et généreux, quelle que soit la situation, vie de famille ou projet artistique à plusieurs. Cette envie de voir grand renvoie à la richesse sémantique du verbe "aimer" en français: tout et tous peuvent devenir érotisme, objet de désir.

Cela, sans qu'il soit nécessairement question de sexualité, cependant: les auteures n'abordent guère ce terrain, si ce n'est pour dire qu'un tel appétit peut aussi se transposer, voire se sublimer peut-être, sur tout ce que notre monde charrie. L'esprit de l'érotisme classique n'est cependant jamais loin de ce petit livre qui assume sa filiation avec ce splendide poème d'amour biblique qu'est le "Cantique des Cantiques".

La démarche de l'érotisme existentiel est active. Elle suppose une envie de désobéissance, ce qui peut poser la question des limites. Les auteures y ont pensé en considérant que dans la mesure où l'érotisme existentiel, si apolitique qu'il soit, ne néglige pas l'autre, on ne saurait faire n'importe quoi – même si l'archétype, certes romantisé, du pirate invite à l'audace, à défaut de révolution.

En tant que concept de développement personnel, l'"érotisme existentiel" n'est dès lors pas, comme l'indiquent les auteures, une promesse infaillible de bonheur. Le bref ouvrage de Véronique Caye et Barbara Polla a plutôt la caractéristique de proposer quelques pistes et idées pour faire de sa vie un poème, en faisant usage des chemins de traverse et des libertés qu'ils créent au gré des jours, à une saine distance des injonctions sociales.

Véronique Caye et Barbara Polla, Manifeste pour un érotisme existentiel, Lausanne, BSN Press, 2024.

Le blog de Barbara Polla.

Egalement lu par Francis Richard.

mercredi 25 décembre 2024

Le fallacieux spectacle de Guy Debord

Guy Debord – Il est permis de sortir quelque peu déconcerté du livre phare du philosophe français Guy Debord "La Société du spectacle". L'auteur y développe une vision du monde toute personnelle, le lecteur comprend qu'il y a quelque chose de vrai, de certain. Mais comment un ouvrage finalement parfois tortueux, pas évident d'accès, descriptif plus que séditieux même si son esprit est révolutionnaire, a-t-il pu connaître une telle audience?

D'emblée, en particulier, le lecteur va se demander ce qu'est, en définitive, le "spectacle", terme qui, de page en page, va revenir souvent, soit tel quel, soit sous forme d'adjectif. De séquence en séquence, l'auteur l'évoque, mais l'écriture, guère pédagogique, ne permet guère de s'approprier le concept. Pour un lecteur peu philosophe, il faudra bien tout le livre pour s'en faire une idée, à force de réflexion personnelle.

On admettra que le "spectacle" est une manière organisée, par en haut, de mise à distance de l'humain face au réel, visant à lui substituer un ersatz mercantile aliénant, organisé et standardisé à la double fin de l'empêcher d'agir, par des leurres, et de servir une caste de puissants, bien dotés politiquement ou économiquement, cette dernière caste jouant un rôle de contrôle à ambition totalitaire: il sera ainsi question de gestion et de conception du temps imposée, et aussi de substitution de l'être par l'avoir.

Le lecteur retient ainsi, au fil de séquences parfois plus claires parce qu'enrichies d'exemples (tourisme, urbanisme, automobile reine), que chaque personne est tentée de jouer le jeu du spectacle, au travers de quelque chose qui pourrait être la recherche de "distinction" bourdieusienne. Essentiellement critique d'un matérialisme qui rend vulgaires les choses les plus désirables dès lors qu'elles sont achetées en masses, l'auteur ne va cependant pas jusqu'à l'idée de "croyance de luxe", théorisée après lui par l'écrivain Rob Henderson (1990- ).

L'auteur passe aussi par une assez longue phase d'analyse des avatars du marxisme, qu'il n'épargne guère dans la mesure où y voit, tout autant que dans la société capitaliste qui prévaut aujourd'hui, une manière d'organiser le spectacle, évolutive au gré de ses pontes: on retiendra Lénine et Staline bien sûr, mais aussi Marx lui-même.

Dans sa démarche, l'auteur ne cite guère de pays expressément, si ce n'est la Russie (un mot qu'il utilise pour désigner l'URSS également, pour exemplifier une vision historique précise), suggérant que son point de vue est universel. Il n'est cependant pas évident d'essayer d'appliquer le modèle de manière indiscutable à tout ce qui se passe dans le monde, vu son caractère peu évident à appréhender de façon indiscutable.

Certains questionnements sous-jacents persistent cependant: l'organisation du spectacle est-elle un fait purement organiquement, naturel, ou résulte-t-elle d'un complot entre puissants? Vivons-nous dès lors dans un monde de leurres, et les écrans sont-ils aujourd'hui, omniprésents, l'avatar ultime et parfait du "spectacle"? Guy Debord (1931-1994) n'est plus là pour répondre, mais gageons qu'il aurait eu beaucoup à dire de nos années 2024, post-covidiennes en particulier, trente ans après son suicide.

Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967/Paris, Gallimard, 1992/Paris, Folio, 2007.

Joyeux Noël!

Promeneuses et promeneurs du web de passage par ici, fidèles de ce blog, amies et amis, je vous souhaite une sainte et joyeuse fête de Noël! Je vous souhaite beaucoup de bonheur et de sérénité en cette période de fin d'année, ainsi qu'à tous vos proches. Et à tout bientôt pour de nouvelles aventures livresques!

Source: RCI.fm.

lundi 23 décembre 2024

Militaire africain en Suisse: un destin selon Christian Kracht

Christian Kracht – "Je serai alors au soleil et à l'ombre" a la longueur d'un conte. Cette dystopie signée de l'écrivain suisse alémanique part d'un postulat inattendu: au lieu de repartir en Russie au temps des révolutions, Lénine serait resté en Suisse et y aurait constitué sa première République soviétique. Depuis, il neige constamment et la guerre fait rage. L'ensemble est observé par un militaire suisse d'origine africaine, basé à Berne et chargé de la mission d'arrêter un artiste.

Il faut un peu de temps pour s'acclimater à l'univers gris et hostile dépeint par l'écrivain, cette Neu-Bern exposée aux conflits et survivant dans une sorte d'hiver permanent, où se passent des choses que l'écrivain donne à voir peu à peu: des militaires discutent, il est question d'un acte antisémite. Le militaire africain va devoir mener l'enquête. Celle-ci va prendre pour celui-ci la forme d'un parcours initiatique qui le poussera à trouver sa propre voie. Dès lors, et l'auteur le montre par le choix des mots en fin de roman, sa vie va reprendre des couleurs.

Les 141 pages de "Je serai alors au soleil et à l'ombre" sont l'occasion pour l'écrivain de malmener certains mythes bien helvétiques, à commencer par la neutralité – qui ne protège guère si la Suisse fonctionne comme une république post-léniniste exposée aux vents belliqueux d'un monde dont l'auteur esquisse les traits sans s'appesantir, se contentant généralement de nommer tel ou tel pays.

L'idée bien connue du réduit national, solution de repli alpestre en cas d'agression, est aussi quelque peu caricaturée, les montagnes étant d'ores et déjà devenues un habitat au cœur d'un pays que l'auteur considère, un brin narquois, comme spécialiste de la construction de tunnels. Et le lecteur se souvient qu'entre les installations militaires et les voies ferroviaires et routières qui les traversent, les Alpes suisses sont effectivement devenues un Emmenthal. 

La question du colonialisme, qui commence aujourd'hui à être appréhendée dans le public suisse via les médias, apparaît dans "Je serai alors au soleil et à l'ombre", au travers de ce personnage principal de militaire loyal, Africain formé par des Suisses au Nyasaland (qui a persisté dans l'univers décrit par l'écrivain). La question apparaît au détour d'une phrase: le destin de ces Africains dûment instruits au métier des armes, certes dévoués, plus Suisses que Suisses même, est-il de devenir la chair à canon de l'Helvétie? Le Blanc doit-il dominer le Noir? Le dispositif de ce roman permet de poser de telles questions, dérangeantes comme on s'en doute.

C'est ainsi qu'en toute simplicité, sans s'étendre sur les détails annexes (on aurait aimé pourtant, parfois, ne serait-ce que pour l'épaisseur), l'écrivain Christian Kracht développe un conte parfois allusif, le plus souvent grave, capable, au détour d'une péripétie, de poser quelques questions dérangeantes sur des vérités désagréables.

Christian Kracht, Je serai alors au soleil et à l'ombre, Actes Sud/Jacqueline Chambon, 2010, traduit de l'allemand (de manière perfectible) par Gisèle Lanois.

Egalement lu par Juan Asensio.


dimanche 22 décembre 2024

Dimanche poétique 671: Gérard Trougnou

Au lever du soleil

J’aime prendre le chemin
Qui sent bon l’apathie du matin
Ce chemin d’où je viens
Me voit chaque fois de bon teint
Car c'est à sa claire fontaine
Que j’aime me ressourcer
Quant à l’aurore je vais baiser
Quelque fraîche goutte de rosée
Au buisson ardent des voluptés.

Gérard Trougnou (1951- ). Source: Bonjour Poésie.

samedi 21 décembre 2024

Cent trente micronouvelles pour un Damned

Padraig Moorishknee – La collection littéraire Damned deviendrait-elle expérimentale? Sa livraison numéro 22, celle de décembre 2024, propose pas moins de 130 micronouvelles, au rythme implacable de deux par page. Le titre de ce petit livre d'exception? "C'est pas la longueur qui compte".

Padraig Moorishknee est présenté comme un écrivain irlandais qui aime ce qui est bref, parole incluse, ce dont témoigne le préfacier, Morgan Glendish, lui-même édité dans la série Damned, qui l'a rencontré à toute vitesse sous un pont londonien. 

Le lecteur attentif, quant à lui, peut envisager que Padraig Moorishknee est un pseudonyme et osera une hypothèse quant à l'identité réelle de celui qui s'en sert: serait-ce le journaliste suisse Patrick Morier-Genoud? Peu importe, dès lors, l'idée habituelle d'un ouvrage traduit, même si c'est ainsi que "C'est pas la longueur qui compte", initialement "Size don't Matter", est présenté, dans une traduction d'Arthur Luth.

Et qu'en est-il des nouvelles, alors? Foin de textes intellos ou éthérés: on reste dans l'esprit politiquement incorrect et échevelé qui est la marque de fabrique de la série "Damned". Cela, avec en supplément l'aspect de la fulgurance jaculatoire, favorisée en particulier par la pratique régulière de l'ellipse. 

Il est question de liquides corporels (et pas forcément les plus propres), d'actes de cruauté entre humains, le sexe n'étant pas forcément loin de la mort. Le lecteur goûtera ainsi des textes dont il aura un peu honte de sourire, pétris d'un humour noir aussi vachard qu'indéniable. Il y a dans "C'est pas la longueur qui compte" trois nouvelles intitulées "Train" (humour de répétition?), mais aussi une contrepèterie dans un titre que je vous laisse découvrir.

Une fois de plus, Damned propose ainsi à ses abonnés un petit livre à l'audace débridée, gourmand et pas du tout correct (y compris dans le vocabulaire choisi, pas toujours délicat), à dévorer l'espace d'une soirée, un verre de gros rouge bien saignant à la main – ou ce que vous voulez d'autre, mais un tisane constituera, vous le reconnaîtrez à l'usage, un accord un peu léger.

Padraig Moorishknee, C'est pas la longueur qui compte, Lausanne, Nouvelles éditions Humus, 2024. Traduit de l'irlandais par Arthur Luth.

Le site des Nouvelles éditions Humus.

Valérie Blom et la guerre dans le Vieux Pays

Valérie Blom – Et si le Valais faisait sécession, quittant le giron protecteur de Dame Helvétie? Tel est le scénario qui sous-tend "Un Valais en guerre", saga de la romancière et journaliste Valérie Blom, dont le tome I, "Soldate", vient de paraître. L'écrivaine se glisse dans le personnage d'Hanna Favre, engagée comme simple soldate dans les troupes de renseignement de l'armée séparatiste. 

A elle les missions délicates, entremêlées de séances d'entraînement: le lecteur saisit le conflit à un moment de cessez-le-feu où les belligérants s'observent avec méfiance. Nous ne sommes pas dans le monde glamour de James Bond, toutefois: il s'agit plutôt, pour la soldate puis sergente Favre, d'aller cacher des capteurs dans les lieux les plus inhospitaliers et enneigés du nord des Alpes valaisannes. Force est de reconnaître que la romancière dessine ce contexte de manière réaliste, nommant le moindre lieu-dit, et qu'on s'y croit. Et à travers certains éléments, on sent que l'inspiration vient aussi des épisodes des conflits armés qui marquent actuellement l'histoire du monde.

Ce souci de réalisme marque également la description de la vie quotidienne au sein de l'armée sécessionniste valaisanne, largement inspirée de ce que peut être la vie pour les recrues de l'armée suisse. Le point de vue apparaît cependant idéalisé, loin des crasses qu'ont pu faire et raconter certains de ceux qui ont fait leur école de recrues: l'ambiance est sérieuse, tout roule dans un esprit de motivation sans faille, la hiérarchie est globalement respectée même si, discrètement, affleurent des moments où, en tant que femme ou en tant que nouvelle sous-officière, Hanna doit s'imposer face à la troupe ou à certains de ses éléments.

Cela dit, la romancière prend plaisir à creuser le personnage atypique d'Hanna, jeune femme finno-valaisanne, un peu en porte à faux, vu son engagement militaire, avec sa famille et avec son frère Jean, devenu membre d'un groupuscule radicalisé et dont elle n'a guère de nouvelles. Enfin, Hanna est aussi une femme désirante, vivant intensément des moments d'intimité volés à l'inquiétante gravité d'une vie où chaque moment peut être le dernier.

Et le motif du conflit? C'est peut-être ce qui manque un peu à ce premier tome d'une série. Ce que le lecteur sait est sporadique: les Valaisans, appauvris, se suicident à qui mieux mieux et se sentent lâchés par la Berne fédérale. On ne sait cependant pas grand-chose du moment où tout est parti en vrille, ce qui pose, pour le lecteur, la question du sens d'une mobilisation cantonale organisée sur fond de sécession. Aux yeux du lecteur, les personnages semblent agir sans motivation profonde, alors qu'il en faut lourd pour qu'une guerre, une vraie même si c'est dans un seul pays, a fortiori aussi paisible et stable que la Suisse, se déclenche. 

Les racines du conflit occuperont-elles dès lors plus de place dans le deuxième (ou second) tome de la série? C'est ce que le lecteur découvrira. Au terme de "Soldate", il laisse Hanna Favre dans une situation délicate qui indique, à la façon d'un cliffhanger, que l'histoire n'est pas terminée. Et il garde le souvenir d'un roman des plus réalistes, écrit dans une langue fluide et captivante discrètement émaillée de mots du Valais, voire de patois du cru, et d'hypocoristiques inattendus en finlandais. Histoire à suivre... 

Valérie Blom, Un Valais en guerre – tome I, Soldate, Montreux, Romann, 2024.

Le site des éditions Romann.

jeudi 19 décembre 2024

Art et crimes: des remous dans les canaux de la Sérénissime

Adrien Goetz – L'historienne de l'art Pénélope est le personnage d'enquêteur récurrent de l'écrivain Adrien Goetz, qui a écrit plusieurs romans policiers situés dans le monde des arts, avec des intrigues érudites qui mettent en scène ses hauts lieux. Comme son titre l'indique, "Intrigue à Venise" emmène son lectorat voguer sur les canaux de la Sérénissime et se perdre dans les méandres de cette cité touristique bien connue. Enfin... bien connue, vraiment?

Tout commence avec la mort mystérieuse d'un écrivain connu, membre de l'Académie française. Certes, elle est survenue à Rome; mais tout d'un coup, tous les écrivains français ayant écrit sur Venise se sentent menacés. Et pour amener son enquêtrice à Venise qu'elle ne connaît pas, l'auteur trouve un prétexte amusant: elle doit prendre part à un colloque sur les gondoles. Il n'y aura guère de déconstruction de l'imaginaire lié à ce véhicule dans "Intrigue à Venise", Pénélope préférant faire faux bond dès que possible. Ses pérégrinations dans une Venise qu'elle découvre offrent au lecteur un regard personnel, bien senti, sur la cité.

L'auteur fait évoluer autour d'elle tout un essaim de personnages hauts en couleur. Il y a bien sûr le volubile Wandrille, son plus ou moins amant, journaliste fouineur qui mène aussi l'enquête à sa manière. Du côté du monde de la presse, on mentionne encore la figure de Rosa, journaliste italienne flamboyante. Enfin, quelques écrivains inquiets viennent faire bon poids, et l'auteur s'en sert pour esquisser l'ambiance "panier de crabes" qu'il peut y avoir dans un milieu de romanciers avides de toujours, toujours plus d'estime.

Qu'est-ce qui fait courir tout ce petit monde? Très vite, se dessine la piste d'un tableau méconnu de Rembrandt, avec un cheval paraît-il, que personne n'a jamais vu mais dont tout le monde sait qu'il existe. En dessinant par touches ce tableau qu'il a cependant inventé de toutes pièces, l'auteur donne à voir au lecteur qu'une œuvre d'art ancienne a toujours un parcours, une histoire. Celle-ci va, comme de bien entendu, croiser celle des fascistes. Elle sera travestie aussi, cette toile méconnue, ce qui donne à l'auteur l'occasion d'éclairer la profession de restaurateur d'art.

Quant à Venise, tentant d'en recréer l'âme et y parvenant de manière crédible (même si chacun a "sa" Venise), l'auteur en fait un portrait chatoyant et contrasté. Sans en celer les beautés, il ne manque pas d'en relever ses côtés fatigants (Vivaldi partout...) ou déplaisants, tel le surtourisme, évoqué çà et là avec un certain humour, ou le "faux vieux" inhérent à la cité, lorsqu'un de ses personnages se demande s'il y a, à force de réfections (Venise, c'est comme le tableau de Rembrandt: ça se restaure...), encore une brique vraiment historique dans les bâtiments de la Venise d'aujourd'hui. Enfin, pour parler d'histoire, il convoque la figure de Napoléon Bonaparte et, surtout, de son contemporain, le diplomate Vivant Denon – apprécié des Vénitiens, contrairement à l'Empereur, qui a mis fin à l'indépendance séculaire de Venise au grand dam de ses habitants.

"Intrigue à Venise" est un roman divertissant et bien construit, passionnant même, mais pas seulement: en trois centaines de pages, il déborde d'érudition rendue accessible par son auteur, qui ne manque jamais une occasion de faire passer une anecdote, vraie ou fausse mais toujours en mode "se non è vero, è ben trovato", charriée par son intrigue. Pas de fausses nouvelles cependant: en conteur malicieux mais intègre, le romancier ménage tout un épilogue pour démêler autant que possible le vrai du faux à l'attention du lecteur.

Adrien Goetz, Intrigue à Venise, Paris, Grasset, 2012/Le Livre de Poche, 2013.

Le site des éditions Grasset, celui du Livre de Poche.

Lu également par BelcikowskiCathJackFrancis RichardFroggy Delight, Le livre d'après.

dimanche 15 décembre 2024

Dimanche poétique 670: Adèle de Montvallon

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Tout est sombre et tout est double. Son pull, opaque et rose, se dédouble, se superpose à lui-même fantomatique. La lampe, les livres, le tapis et son collier ont eux aussi leur double vaporeux. Elle voit devant elle ce qui se trouve dans son dos, elle observe le tableau inversé à travers le vitrage au fond de la nuit.

vendredi 13 décembre 2024

Louis de Saussure, vers une trilogie dans la Grèce d'aujourd'hui

Louis de Saussure – C'est une saga romanesque portant sur plus d'un siècle, creusant l'histoire complexe de la Grèce moderne, que l'écrivain promet avec ses "Trois voyages à Potamia". Intitulé "On parle d'abord du vent", son premier volume vient de paraître aux éditions Romann. Après un prologue énigmatique, il lance deux récits parallèles, constitutifs des pôles du livre et, gageons-le, de la trilogie à venir. L'un se déroule au tournant du vingtième siècle, l'autre à cette époque qui est la nôtre et qui suit la "crise grecque".

D'un côté, nous avons donc un étudiant grec installé à Rome qui revient au pays pour assister aux funérailles de sa mère. Quelques discussions font surface, des secrets peut-être. Faisant le pari d'une écriture travaillée, l'auteur se fait observateur des gestes et des humeurs des uns et des autres, réunis pour un moment familial important. Autour de la famille, il y a aussi les gens du village, des insulaires qui se connaissent tous, et un oncle venu de Bruxelles où il est fonctionnaire.

De l'autre, l'écrivain travaille une veine épique et aventureuse en décrivant le destin d'Aristote, jeune berger qui a choisi la liberté après avoir vengé deux de ses animaux sauvagement tués. On le retrouve en Turquie, ce qui permet à l'auteur de décrire, à l'exemple de son personnage, les relations complexes, souvent orageuses, qui prévalent entre la Grèce et ce qui était alors encore l'empire ottoman. Devenu intendant, marié à une femme qui sait osciller entre les identités turque et grecque, Aristote paraît appelé à avoir un destin particulier dans la trilogie. 

Les deux récits amorcent leur rapprochement dans "On parle d'abord du vent" par le biais d'une brève confession de la part d'Aristote. Leur jointure sera plus franche, c'est à prévoir, dans les deux tomes à venir. Pour prendre date et fidéliser son lectorat, le romancier opte pour un beau style très écrit, empreint d'un certain lyrisme. Autour de quelques destins personnels, voilà qu'un univers s'installe! Et comme l'auteur l'interpelle généreusement en le tutoyant comme s'il était dans l'histoire, le lecteur se sent concerné. Attendons la suite...

Louis de Saussure, Trois voyages à Potamia - tome 1: On parle d'abord du vent, Montreux, Romann, 2024.

Le site des éditions Romann.

Il l'a aussi lu: Francis Richard.

mercredi 11 décembre 2024

René-Victor Pilhes, un été dans les méandres de l'antisémitisme

René-Victor Pilhes – Troublant ouvrage, gênant même, que "L'hitlérien"! Centré sur le village ariégeois fictif de Tonombres, ce roman de René-Victor Pilhes (1934-2021) a suscité un soupçon de scandale à sa parution en 1988. Qu'on en juge: l'antisémitisme sous toutes ses formes et inspirations constitue son fondement. En plaçant face à Urbain Gorenfan, le narrateur et personnage récurrent de l'écrivain, un hitlérien convaincu nommé Nomen (il n'a pas de vrai nom, contrairement aux autres personnages, ce qui le situe d'emblée à part), l'auteur interpelle sa bonne conscience de socialiste rangé des voitures et voué à l'écriture.

Cette bonne conscience a déjà été ébranlée par l'écriture et la publication par Urbain Gorenfan de Convulsions, un ouvrage qui, dans le contexte du livre, a fait quelque scandale en clivant les personnes de confession juive en France. Il y est question de sionisme et d'antisionisme, et c'est là qu'arrive ce que le romancier, à travers son personnage, nomme la "loi de Lévy", nommée d'après le philosophe Bernard-Henri Lévy: "L'antisémitisme de demain, s'il doit vraiment revenir, sera antisioniste ou ne sera pas." Et du côté d'Urbain Gorenfan, c'est une obsession qui naît, et c'est sa mère qui doit la lui révéler.

Si convaincu qu'il ait pu être, l'antifasciste et antiraciste Urbain Gorenfan commence-t-il à avoir des doutes face à ses propres convictions à l'heure où il vieillit, où son envie de débattre s'est émoussée, où la réflexion elle-même a fragilisé les convictions? Recyclé quant à lui dans quelque chose qui ressemble à la Nouvelle Droite, Nomen fait figure de nostalgique décomplexé du nazisme, mais aussi de tentateur, fonctionnant à un moment paroxystique du récit comme le diable tentant le Christ au désert, le sourire narquois en plus: Nomen se montre bon convive, tout de blanc vêtu, et va jusqu'à faire à Urbain Gorenfan le cadeau d'un exemplaire de "Mein Kampf", objet jugé absolument toxique par ses proches à Tonombres. Mais Gorenfan le garde un temps, ne serait-ce que pour voir...

Le côté didactique de la narration, exposant parfois les arguments des uns et des autres sous la forme d'escarmouches verbales ou de longs développements (surtout pour un roman aussi bref), peut apparaître pesant au lecteur. Ce jeu d'arguments est également porté par la compagne de Nomen, Dol de Reigne, critique musicale aigrie et "rasoir" qui véhicule la voix d'un antisémitisme mondain. Enfin, cette narration se revêt d'ambiances musicales crépusculaires dès lors qu'il est question de Gustav Mahler, joué à l'occasion d'un festival au village: l'auteur, manifestement fin connaisseur de ce compositeur, le cite abondamment, faisant renaître des réminiscences moqueuses ou désespérées chez le lecteur mélomane.

Et la légèreté, alors? Certes, l'écrivain brosse au fil des pages le tableau assez complet des formes d'antisémitisme qui se côtoient en France, et aussi sans doute ailleurs en Europe. Il a aussi l'audace d'évoquer l'angle mort de l'antisémitisme de gauche, pendant d'un certain propalestinisme. A ce titre, "L'hitlérien" résonne avec une acuité toute particulière ces temps-ci, alors que le conflit fait rage entre Israël et Gaza. Pour la légèreté, il reste le pittoresque du pays que l'écrivain décrit, avec ce village de Tonombres dominé par le Loum, une montagne méphitique à la forme phallique décrit de manière gourmande et lascive (et qui ne s'est pas surpris, soudain coupable à son tour, à se demander si cette montagne a l'air circoncise?). Et l'ambiance villageoise, faite de bals et de concerts, mais aussi de relations de bon voisinage pétries de bons repas et de bon vin.

René-Victor Pilhes, L'hitlérien, Paris, Albin Michel, 1988/Le Livre de Poche, 1990.

Le blog (interrompu en 2016) de René-Victor Pilhes; le site des éditions Albin Michel, celui du Livre de Poche.

dimanche 8 décembre 2024

Dimanche poétique 669: Jules Laforgue

Complainte de la bonne défunte

Elle fuyait par l'avenue, 
Je la suivais illuminé, 
Ses yeux disaient : " J'ai deviné 
Hélas! que tu m'as reconnue ! "

Je la suivis illuminé !
Yeux désolés, bouche ingénue, 
Pourquoi l'avais-je reconnue, 
Elle, loyal rêve mort-né ?

Yeux trop mûrs, mais bouche ingénue ; 
Oeillet blanc, d'azur trop veiné ; 
Oh ! oui, rien qu'un rêve mort-né, 
Car, défunte elle est devenue.

Gis, oeillet, d'azur trop veiné, 
La vie humaine continue 
Sans toi, défunte devenue. 
- Oh ! je rentrerai sans dîner !

Vrai, je ne l'ai jamais connue.

Jules Laforgue (1860-1887). Source: Bonjour Poésie.

samedi 7 décembre 2024

Des proses poétiques pour faire travailler l'imagination

Adèle de Montvallon – C'est une entrée réussie en poésie, avec un recueil travaillé à l'esprit cohérent: la jeune auteure franco-suisse Adèle de Montvallon, invite tout un lectorat à entrer dans son univers le temps d'une lecture, celle de son premier recueil: "Ce que l'ombre dit de la lumière". Au programme? 84 textes oscillant entre vers libres et prose poétique.

Dès le premier texte, le lecteur est plongé dans un univers aux limites de l'abstrait, décrivant quelque chose dont il ne sait pas ce que c'est: en omettant délibérément de le préciser, comme par jeu, la poétesse invite le lecteur à faire le pas consistant à imaginer de quoi il s'agit. Des fleurs, en l'occurrence? Ce jeu va revenir à plus d'une reprise dans un recueil qui fait la part belle au sens de la vue, constamment trompé par le jeu des focales.

Côté thématiques, la poétesse s'inscrit certes dans la manière de dire notre monde actuel, avec ses humains toujours à la fois typiques et anonymes, esquissés en quelques mots qui ébauchent l'essentiel tout en invitant le lecteur à imaginer plus loin: par exemple, qui est, au fond, ce buveur de vin rouge décrit dans le texte numéro 4? Ce monde actuel, on le retrouve aussi dans le poème 21, haletante succession de marques et d'enseignes lumineuses, reflet obsédant du matraquage publicitaire que subit l'humain d'aujourd'hui.

En contrepoint, l'auteure promène son regard sur ce que la nature offre. On pense à la météo, avec par exemple la sobriété extrême du poème 8 ("Aujourd'hui, le rideau de pluie penche sur la gauche."), mais aussi aux arbres et aux fleurs, motifs récurrents finement observés. Cela, sans oublier la météo, avec laquelle l'humain, comme dans le poème 81, doit bien composer.

Impressionniste ou réaliste en s'autorisant quelques préfixes (hyper- ou sur- en particulier, ce que relève le préfacier Jean-François Fournier en invoquant les mânes de Boris Vian et d'Edward Hopper), l'écriture de la poétesse s'attache à aller à l'essentiel et invite le lecteur à interagir en allant plus loin que les quelques mots posés sur la page: il convient, pour le lecteur, de se laisser aller à imaginer ce qui est délibérément laissé hors champ par les instantanés proposés par la poétesse. Et, ce faisant, de laisser s'amplifier en soi des mots travaillés pour dire l'essentiel.

Adèle de Montvallon, Ce que l'ombre dit de la lumière, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2024. Préface de Jean-François Fournier.

Le site des éditions Olivier Morattel.


mercredi 4 décembre 2024

Noëlle Revaz, à la recherche d'un langage adéquat

Noëlle Revaz – Imaginez une langue qu'on dirait rugueuse, qu'on croirait authentique, issue d'un vrai terroir, mais qui n'appartient qu'au locuteur du roman que vous lisez. Une langue qui lui colle à la peau... Dans les traces d'écrivains tels que Charles-Ferdinand Ramuz, c'est ce qu'a réalisé l'auteure suisse Noëlle Revaz avec son premier roman, "Rapport aux bêtes", qui constitue un magistral travail de style, largement salué par la critique à l'époque de sa sortie (2002). Mais il serait insuffisant de ne s'arrêter qu'à la surface des choses, si travaillée et admirable qu'elle soit.

Voici donc Paul (étymologiquement "le petit, le faible", tout un programme vu le personnage!), paysan fruste et violent qui ne vit que pour son exploitation agricole, et en particulier ses vaches. Sa femme, Vulve, semble réduite à un orifice dédaigné, et n'apparaît guère qu'en arrière-plan, presque invisibilisée et réduite à dire "oui", face aux réflexions au mieux maladroites, au pire odieuses, d'un mari qui ne sait guère l'aimer, et ne se montre guère attentionné. 

Jolie, laide? Difficile à dire, le point de vue subjectif de Paul n'étant pas une référence pour le lecteur qui veut se faire une image. Désirante, oui, malgré la violence; mais elle se heurte à un mari qui semble singulièrement handicapé des sentiments et du désir, bloqué par des préjugés à base de saleté de l'acte amoureux. La narration donne de cette union dysfonctionnelle de bout en bout une explication classique mais crédible à base de naissances qu'il a fallu régulariser.

Paul l'agriculteur apparaît comme une sorte de "workaholic" de la ferme, à laquelle il se consacre totalement, du matin au soir. Une dépendance au travail toxique puisqu'elle rejaillit sur son entourage, à commencer par les enfants qu'il a eus avec Vulve, et qui, dans le roman, constituent une masse indéfinie. Voilà qui ne manque pas de choquer si l'on considère que Paul peut s'attacher viscéralement à ses vaches, et même à un veau – l'épisode de la naissance de Morue est emblématique; on relève à cette occasion que si les veaux sont nommés, les enfants de Vulve et Paul sont anonymes.

L'émergence de l'ouvrier agricole portugais Jorge, alias Georges, fait évoluer ce petit monde clos, révélant les personnages à eux-mêmes. Faut-il y lire l'idée un brin condescendante que le salut du couple vient d'un horsain qui a fait les écoles? C'est permis, mais l'idée est surtout de voir ici un personnage qui a les mots pour, peut-être faire évoluer Vulve et Paul, mais aussi leur relation – qui se termine, en un clin d'œil lointain au texte que Charles-Ferdinand Ramuz a écrit pour les livrets de famille vaudois, sur un dernier moment en couple sur le banc devant la maison. Cela, alors que le troupeau, lui, a disparu, victime d'une maladie exigeant son abattage.

Et l'écriture, alors? Elle envoûte par sa personnalité, pleinement en phase avec le personnage qui s'exprime ainsi. Elle peut paraître fruste comme Paul, mais ce serait vite dit. En effet, l'auteure y glisse quelques helvétismes et aussi des mots rares qui, curieusement, fonctionnent sans fausse note dans ce contexte. Surtout, les mots utilisés se démarquent par leur caractère le plus souvent concret, proche de la terre des humains. Quant à l'ensemble, s'il se savoure lentement, il invite à une lecture quand même soutenue grâce à des chapitres courts et à des phrases qui jamais ne se prolongent inutilement: Paul n'est pas forcément de ceux qui s'écoutent parler. Pas le temps, rapport aux bêtes...

Noëlle Revaz, Rapport aux bêtes, Paris, Gallimard, 2002/Folio, 2009.

Le site des éditions Gallimard, celui des éditions Folio.

lundi 2 décembre 2024

Conan le Barbare, un pastiche en mode bien informé

Edgar Rider Howecraft – Je suis un peu comme Elisa A., femme clairvoyante et traductrice du roman "Once Upon a Time in Serjilla": à moi non plus, on ne la fait pas. J'en arrive même à songer qu'il n'y a pas de roman source écrit en anglais pour "Dans les ruines de Serjilla", court ouvrage signé Edgar Rider Howecraft. Et assez vite au fil de ma lecture, je capte l'astuce: j'ai entre les mains le numéro 21 de la série de livres populaires "Damned" (livraison de novembre; j'ai un peu de retard...), et c'est un impeccable pastiche des aventures de Conan le Barbare, qu'on peut aussi voir comme un hommage. 

Le nom de l'auteur peut mettre la puce à l'oreille: il mêle les noms de plusieurs auteurs américains de romans d'action. Le nom de famille Howecraft s'avère un mélange de Howard et de Lovecraft, comme si ces deux écrivains avaient fini par fusionner: le créateur de Conan le Barbare assume de s'être inspiré de H. P. Lovecraft. Quant aux éléments à base de Edgar Rider, ils permettent de penser à Edgar Rice Burroughs, créateur de Tarzan, et à "Easy Rider" pour ceux que ça amuse.

"Dans les ruines de Serjilla" est un roman violent qui évolue dans une époque mal définie où les peuples ne s'appelaient pas comme maintenant. Jon, l'alter ego de Conan le Barbare, se présente ainsi comme un Cimmérien, ce qui paraît placer l'intrigue du côté des côtes anglaises. Mais voilà: certains éléments expédient le déroulement du roman du côté de Byzance, à compter par le site même de Serjilla, où se déroule le combat ultime, dans une ambiance qui emprunte pas mal au conte russe de Baba Yaga (renommée Baba Naya) et de sa maison à pattes de poule...

L'auteur s'amuse avec l'onomastique, jouant avec les allusions romanesques et aventureuses. Celle-ci peut paraître grave avec Baal-Seth ou avec Toth-Amon, témoins d'un syncrétisme qui intrigue, mais aussi tout d'un coup moins sérieuses avec un maître nommé Aris-Thôt, allusion transparente à un grand philosophe grec. Enfin, certains noms de personnages secondaires rappellent, de manière finaude ou transparente mais jamais discutable, les humains qui ont fait de Conan le Barbare un personnage de cinéma fameux.

Enfin, deux mots sur l'intrigue (qui a dit "Il était temps"?): c'est Jon que le lecteur suivra, un adolescent qui embrasse sa mère qui n'aime pas ça (pas assez viril...) puis part dans sa mission: retrouver la tiare du basileus Buscem'a. Ce qui vaut au lecteur un ouvrage rempli de belles scènes de bagarres menées à la loyale, vigoureuses mais chevaleresques, où même un personnage qui a le dessous respecte la supériorité de son adversaire. Il n'empêche: l'auteur s'offre le plaisir de se montrer complaisant face à l'exhibition de sang et de viscères indissociable de toute baston un peu sérieuse. 

Et au terme d'une micro-odyssée de 78 pages, force est de constater que Jon a grandi, à force de compter les morts autour de lui, humains ou animaux. Reprendra-t-il les terres d'Aquilonie, s'aventurera-t-il du côté des Pictes? Ce sera peut-être le fait d'un prochain épisode.

Edgar Rider Howecraft, Dans les ruines de Serjilla, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024. Traduit de l'américain par Elisa A., femme clairvoyante à qui on ne la fait pas.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

dimanche 1 décembre 2024

Dimanche poétique 668: Paul Verlaine

Dédicace

Vous souvient-il, cocodette un peu mûre
Qui gobergez vos flemmes de bourgeoise,
Du temps joli quand, gamine un peu sure,
Tu m'écoutais, blanc-bec fou qui dégoise ?

Gardâtes-vous fidèle la mémoire,
O grasse en des jerseys de poult-de-soie,
De t'être plu jadis à mon grimoire,
Cour par écrit, postale petite oye ?

Avez-vous oublié, Madame Mère,
Non, n'est-ce pas, même en vos bêtes fêtes,
Mes fautes de goût, mais non de grammaire,
Au rebours de tes chères lettres bêtes ?

Et quand sonna l'heure des justes noces,
Sorte d'Ariane qu'on me dit lourde,
Mes yeux gourmands et mes baisers féroces
A tes nennis faisant l'oreille sourde ?

Rappelez-vous aussi, s'il est loisible
A votre coeur de veuve mal morose,
Ce moi toujours tout prêt, terrible, horrible,
Ce toi mignon prenant goût à la chose,

Et tout le train, tout l'entrain d'un manège
Qui par malheur devint notre ménage.
Que n'avez-vous, en ces jours-là, que n'ai-je
Compris les torts de votre et de mon âge !

C'est bien fâcheux : me voici, lamentable
Epave éparse à tous les flots du vice.
Vous voici, toi, coquine détestable,
Et ceci fallait que je l'écrivisse !

Paul Verlaine (1844-1896). Source: Bonjour Poésie.

samedi 30 novembre 2024

"2084", des temps sous emprise religieuse

Boualem Sansal – La dystopie que propose l'écrivain Boualem Sansal dans "2084" n'a rien de banal. Elle plonge son lectorat dans un pays aux frontières incertaines (existent-elles, après tout?), contrôlé à tous les niveaux par une gouvernance totalitaire pilotée par quelque chose qui pourrait être l'islam, même s'il n'est jamais nommé.

C'est en effet à ce sytème de pensée que le lecteur songe immanquablement dès le début, lorsque l'écrivain décrit le contexte psychologique et philosophique de son roman, qui assume sa parenté avec le roman "1984" de George Orwell. C'est avec force qu'il décrit, en effet, des ensembles de population strictement surveillés qui carburent à l'obéissance et à la soumission, plutôt que de prendre le risque de la liberté. 

C'est dans ce contexte qu'émerge Ati, ce malade qui, au cours d'un séjour au sanatorium, se met à réfléchir et subodore qu'il y a peut-être autre chose dans le monde, un autre chose inaccessible, put-être peccamineux – il convient aux personnages de ce roman de ne pas se souiller du péché, la gouvernance de l'Abistan autant que la religion des lieux l'exigent dans leur rigueur, et y veillent. Et voilà: Ati a des envies de liberté... que la police religieuse pourrait bien réprimer.

"2084" décrit dès lors la lente évolution d'Ati qui, comme touché par un virus qui va le conquérir inexorablement, décide d'aller chercher les frontières du pays, l'Abistan, où il vit. Dès lors, le propos sera fait de rencontres, par exemple celle de cet homme qui collectionne les objets du vingtième siècle et laisse penser ainsi qu'il y a eu des temps meilleurs que ceux où Yölah et son prophète régnaient en maîtres sourcilleux. 

"2084" est façonné comme un conte à l'envers. Que signifie ce nombre, d'abord? On peut penser à une date. Mais la réalité, c'est que personne n'en sait rien dans le cours d'un roman dont la dynamique épouse, pour mieux la critiquer, l'amnésie sélective et l'absence de réflexion approfondie propre aux dictatures: l'essentiel est de savoir que c'est important, rien de plus. L'univers décrit ne s'appesantit guère sur les modernités envahissantes, et préfère décrire les âmes, les mentalités telles qu'elles peuvent exister dans le contexte d'un totalitarisme religieux.

Quant à l'onomastique, force est de relever qu'elle renvoie le plus souvent, pour un lecteur francophone, à l'imaginaire musulman. Mais c'est sans exclusive: l'auteur forge volontiers des mots pour désigner ce qui fait l'univers de "2084", et le dieu qui règne sur cet univers a un nom, Yölah, qui fait penser à Allah, mais aussi à Yahvé (l'Y), voire à Dieu (si l'on lit le "ö" à l'allemande: "eu", juste après l'y). Ainsi, l'auteur s'autorise même, souriant, quelques jeux de mots évocateurs (ah, le fameux Bigaye!). Par conséquent, il est permis de penser, au fil des pages, que si l'islam est le premier visé, toutes les religions abrahamiques courent, radicalement poussées à l'extrême, le risque des travers décrits par l'auteur.

Enfin, si je suis venu à ce livre dense et foisonnant qui impose une lecture lente, qui hantait ma pile à lire depuis la Fête du Livre de Saint-Etienne 2015, c'est aussi parce que cela fait deux semaines que Boualem Sansal a été arrêté par les autorités algériennes, pour des raisons qui ne me paraissent pas bien claires. Si j'ai passé un bon moment de lecture, riche en réflexions personnelles, avec "2084", c'est aussi en modeste soutien que je suis revenu à son auteur, que j'avais découvert naguère, ébloui, avec deux de ses premiers titres: "Le Serment des Barbares" et "L'enfant fou de l'arbre creux".

Boualem Sansal, 2084, Paris, Gallimard, 2015. 

Le site des éditions Gallimard.

jeudi 28 novembre 2024

Une jeune avocate face à la cause amoureuse

Elisa Alberte – L'avocate stagiaire Izïa Salzmann aurait-elle pu sauver la tête de Maurice Elcy si elle avait vécu au dix-neuvième siècle? Gageons que oui: le lecteur découvre en elle une jeune Genevoise rigoureuse qui n'a qu'un seul objectif en tête: gagner face aux juges jusqu'à décrocher son brevet d'avocate après une formation idoine dans une étude connue de la place genevoise. Seulement voilà: ce plan connaît un grain de sable aussi inattendu qu'agréable. Il s'appelle Maelo, il est livreur à vélo et c'est un optimiste à tout crin qui a roulé sa bosse. Ainsi débute "Tu n'étais pas prévu" d'Elisa Alberte.

"Tu n'étais pas prévu": un titre qui dit tout, sur un ton presque accusateur, si l'on se place du point de vue d'Izïa, une control freak née qui donne le ton du roman. Le lecteur aime suivre avec elle la vie insoupçonnée et trépidante d'une étude d'avocats, par ses détails comme par ses rituels. Chacun des avocats qui la suivent sont bien caractérisés, suffisamment pour qu'on s'y attache et qu'on attende les gags récurrents qui leur sont liés: l'un pose des colles de droit au débotté dans le couloir, l'autre ne jure que par "La Guerre des Etoiles" ou "Le Seigneur des Anneaux". 

Réciproquement, la clientèle de l'étude est variée aussi: il y a un quérulent qui appelle au moindre contretemps dans son logis, mais aussi des cas qui, promis aux tribunaux, reflètent une certaine misère. Non, on n'est pas forcément riche parce qu'on vit à Genève, et y trouver, voire garder un logement abordable relève du parcours du combattant. Gageons que la romancière, elle-même titulaire du brevet d'avocate, s'est inspirée de sa propre expérience pour nourrir cette description, particulièrement réussie, de la vie d'avocate.

La deuxième voix de ce roman, c'est celle de Maelo l'übersexuel, un personnage riche à sa manière: le lecteur ressent qu'il a une expérience de vie malgré son jeune âge, et ce qu'il découvre au fil des pages le confirme. Archétype du cycliste terroriste mais profondément humain, fils de parents qui n'ont pas eu que de la facilité dans la vie, faussement léger, il s'ancre dans le récit par la force des circonstances: il fait partie de la bande des colocataires d'Izïa. Une bande vivement colorée, entre Will l'homosexuel extravagant et le couple dingue composé par Astrid et Victor, qui vitamine le noyau d'amis qui est au cœur de ce roman.

Amis: oui, derrière une intrigue typique d'une romance, "Tu n'étais pas prévu" est aussi un roman d'amitié, plein de sentiments qui font chaud au cœur – en premier lieu la solidarité, lorsqu'Izïa a besoin d'un soutien moral en vue de ses examens. Cette solidarité est vécue de manière joyeuse voire festive, quitte à ce qu'Izïa passe cette période de sa vie sur une ligne de crête, avec la chute dans la fiesta d'un côté et la culbute dans le travail à outrance de l'autre. 

Le lecteur constate du reste, et il peut le regretter, qu'il n'y a guère de méchants dans "Tu n'étais pas prévu", l'avocat stagiaire Lucien Truchini faisant presque figure de mal nécessaire dans l'intrigue, juste pour montrer que tout n'est pas forcément rose dans le microcosme des avocats. Mais finalement, le lecteur le comprend, Izïa reste la pire ennemie d'elle-même. L'expérience qu'elle vit tout au long de ce roman va la transformer et faire d'elle, à cet âge crucial de la vingtaine où l'on pose les aiguillages de son existence, une femme accomplie et équilibrée à tous points de vue: du sport plutôt que des boissons énergisantes, beaucoup d'amour et un métier porteur de sens. Une issue qui fait rêver, en mode feel-good, pour un roman aux dialogues pétillants qui assume sa part de terroir en utilisant des helvétismes (expliqués en note, qu'on se rassure!) sans complexe.

Elisa Alberte, Tu n'étais pas prévu, Elisa Alberte, 2023.

Le site d'Elisa Alberte.

lundi 25 novembre 2024

Ils s'étaient souhaité la bonne année, pourtant...

Claude Robert – Dire que juste avant le début de ce thriller, les personnages avaient sans doute souhaité la bonne année à celles et ceux qui leur étaient chers... C'est peu après minuit, un premier janvier, que l'artisane Myriam trouve un de ses voisins d'atelier, Max, raide mort, transpercé de part en part, les mains coupées, face au dessin inquiétant d'une goule. "Le tableau", deuxième roman de l'écrivaine Claude Robert, peut commencer...

Max n'est pas exactement un ange, le lecteur va le découvrir peu à peu, au fil de l'enquête menée par les inspecteurs Ji et Costa, entre autres policiers, déjà intervenus dans le premier roman de Claude Robert, "Rouge". Artiste reconnu mais arrogant voire mégalomane et difficile à vivre, ce bonhomme semble tremper dans des affaires de pédophilie. Et dès le début, les enquêteurs décèlent des dysfonctionnements dans la famille de ce créateur. Il n'y a plus qu'à dérouler la pelote. Mais Max n'est que le premier défunt...

"Le tableau", c'est une plongée vertigineuse dans les profondeurs insondables de l'âme des personnages mis en scène. On se parle beaucoup, les policiers confrontent hypothèses et ressentis, les interrogatoires se succèdent, de même que les hypothèses qu'on échafaude à partir de ce que les uns et les autres savent ou présument du tempérament des suspects. Des suspects du genre à mentir par omission, même lorsqu'ils semblent vouloir passer aux aveux.

L'équipe est complétée par un personnage original: Miro le chien, animal intelligent et loyal, pourvu d'un instinct sûr. Son attitude face aux suspects va aussi guider les enquêteurs, les confortant dans leurs propres ressentis. Il peut paraître étonnant qu'il ait appartenu à Max, qui va peu à peu s'avérer repoussant: quel contraste! Le lecteur ne manque pas de se demander ce qu'il adviendra de la bête alors que son maître est mort. Costa, peut-être...?

On ne sait guère où se passe l'intrigue du roman policier "Le tableau"; tout au plus devine-t-on, au nom de certains personnages (alors que d'autres, comme Mondriand, font penser au milieu artistique), que c'est quelque part en Suisse romande, peut-être en pays de Vaud, où tout le monde à la police est inspecteur. Peu importe: aux antipodes d'un roman de terroir, cet ouvrage à suspens aux ambiances de plus en plus irrespirables, soulignées par une structure en chapitres longs, a élu domicile dans les âmes humaines, mettant au jour avec une implacable précision ce qu'elles peuvent avoir de pire comme de meilleur.

Claude Robert, Le Tableau, Lausanne, Favre, 2024.

Le site des éditions Favre.

dimanche 24 novembre 2024

Dimanche poétique 667: Suzanne Walther-Siksou

Comme un nuage

La vue de ma rue au soleil
M'emplit d'une joie apaisante.
Je fais une pause, en éveil,
L'âme certes reconnaissante.

Un vent léger court et caresse
Les plantes et la haie du jardin.
C'est une journée de tendresse;
Le temps semble lent et câlin.

L'écureuil en m'apercevant,
S'approchera de moi bientôt.
Je le sais craintif et gourmand,
J'ai pour lui un bout de gâteau.

Face aux érables et à leurs ombres,
Dans ma douce réalité,
Je pense soudain au grand nombre,
À la tragique iniquité.

7 octobre 2008

Suzanne Walther-Siksou. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 22 novembre 2024

Un dernier homme entre les bras de la Veuve: destin du Genevois Maurice Elcy

Jean-Noël Cuénod – Maurice Elcy est le dernier condamné à mort à avoir été guillotiné dans le canton de Genève. C'était en 1862. L'auteur Jean-Noël Cuénod retrace sa mort et sa vie singulières dans "Le dernier amant de la Veuve", fascinant ouvrage historique qui tient à la fois de l'enquête policière, de la chronique et du plaidoyer contre la peine de mort. C'est que les enjeux liés au destin de Maurice Elcy sont nombreux. Victor Hugo lui-même va s'en mêler...

Portrait de Maurice Elcy

Qu'a-t-on reproché à Maurice Elcy? L'auteur retrace minutieusement les quelques heures qui ont scellé son destin, mais aussi celui de Jean-Jacques Favre-Chantre, horloger, sa victime, tuée à coups de canne-épée dans un endroit réputé peu sûr de la pourtant tranquille cité de Genève. Elcy est-il à la tête de la bande de malfrats qui terrorise les personnes qui passent par là, y compris quelques homosexuels qui viennent s'y rencontrer en toute discrétion? Et a-t-il volé les deux montres que Jean-Jacques Favre-Chantre portait sur lui, en plus de l'avoir tué?

De Maurice Elcy, l'auteur dresse le portrait d'un jeune homme (à peine 21 ans) à grande gueule, fanfaron, de ces "gueules élastiques" qui constituent le stéréotype du Genevois. C'est aussi un bonhomme qui désespère sa famille, pourtant honorable (son père est homme de police) mais déjà victime de coups du sort, mais aussi son directeur de conscience, un pasteur duquel il se rapproche durant les tout derniers temps de sa vie et qui lui reproche un esprit romanesque, mal nourri par de mauvais livres.

Enjeux de droit

L'auteur a également recréé les enjeux liés au droit de l'époque. La particularité, c'est qu'un homicide seul ne saurait suffire pour condamner à mort: il faut qu'un autre délit lié à l'homicide lui soit directement lié, et/ou qu'il y ait préméditation. L'auteur reconstruit, au fil des pages, la ligne de défense de Maurice Elcy et de son avocat. 

Celle-ci paraît bien maladroite, tentant entre autres de faire passer la victime pour un violeur attiré par les jeunes hommes et de faire croire à la légitime défense. Une thèse balayée par plus d'un témoin, à commencer par l'épouse de l'horloger. 

Mais le dossier est-il suffisant pour faire de Maurice Elcy un nouvel amant de la Veuve? L'auteur le relève: on ne sait pas ce que sont devenues les deux montres, et rien ne prouve que Maurice Elcy les ait subtilisées, si ce n'est le témoignage fragile d'une muette que tout le monde trouve attachante. Dès lors, la condamnation de Maurice Elcy paraît faiblement justifiée en droit. Le dernier condamné à mort exécuté à Genève a-t-il donc été victime d'errements judiciaires? Critique, "Le dernier amant de la Veuve" le laisse parfaitement entendre.

Enfin, "Le dernier amant de la Veuve" esquisse certains éléments qui montrent que dans les années 1861, la peine de mort ne faisait plus l'unanimité à Genève, ni dans son principe, ni dans ses modalités. Le condamné précédent est dans tous les esprits au moment où Maurice Elcy est guillotiné. Un an plus tôt, en effet, Claude Vary, personnage crapuleux, a connu l'expérience choquante d'une exécution manquée qui lui a valu d'être décalotté plutôt que décapité, au grand dégoût de l'assistance puisque les mises à mort se passaient en public à l'époque. "Faut-il couper plus bas?", aurait demandé le bourreau, Jacob Mengis, aux magistrats...

La peine de mort à Genève

L'auteur ouvre son propos à d'autres épisodes historiques marquants liés à la peine de mort à Genève. En particulier, il détaille ce qu'il est advenu de Michel Servet, penseur de la Réforme tenant du panthéisme et détracteur du dogme de la Sainte Trinité (les Témoins de Jéhovah s'en souviennent, soit dit en passant...), poussé au bûcher par Jean Calvin. 

Il cite, enfin, les actions menées par les opposants à la peine de mort pour faire passer son abolition à l'occasion d'un scrutin constitutionnel. En particulier, il sera fait appel à Victor Hugo, l'auteur du "Dernier jour d'un condamné", qui répond par une lettre vibrante, largement diffusée à Genève en son temps: elle plaide pour davantage d'instruction et pour moins de mises à mort qui ne font que des malheureux (à commencer par sa femme le cas échéant: si la guillotine est surnommée "La Veuve", c'est qu'elle en aura fait, des veuves!) autour du condamné, et aussi pour les circonstances atténuantes.

L'auteur offre avec "Le dernier amant de la Veuve" un ouvrage historique passionnant et richement documenté: la citation complète de la lettre de Victor Hugo aux Genevois en témoigne, que même que le cahier d'illustrations en milieu de livre; tout juste peut-on regretter qu'aucun portrait de Maurice Elcy n'y apparaisse (mais peut-être n'en existe-t-il pas?), au contraire de Claude Vary et de sa femme Françoise. Si le sujet est grave, l'auteur ne s'interdit pas de sourire de temps à autre, mettant en avant tel ou tel acteur pittoresque du destin tragique de Maurice Elcy (ah, ces juges poètes ou chansonniers!) ou se moquant gentiment des travers que l'on prête parfois aux Genevois.

Jean-Noël Cuénod, Le dernier amant de la Veuve, Genève, Slatkine, 2024. Préface de Claude Bonard.

Le blog de Jean-Noël Cuénod, site des éditions Slatkine.

mardi 19 novembre 2024

Beau métier, belle recherche: l'art du médecin-légiste selon Silke Grabherr

Silke Grabherr – Voici bien un livre qu'on devrait mettre entre les mains de tout jeune homme ou jeune femme qui, au gré de ses études au lycée, se tâte au sujet de son avenir! Il en faudrait même pour d'autres métiers! "La mort n'est que le début..." constitue une présentation approfondie du beau travail, méconnu certes, de médecin-légiste. Son auteur, la légiste autrichienne Silke Grabherr, professeure au Centre universitaire romand de médecine légale de Lausanne, y évoque sa profession au quotidien et l'inscrit dans un contexte plus large, historique, intersectoriel ou international, qui peut s'avérer exaltant.

C'est par réaction à l'engouement pour le métier de médecin-légiste suscité par les séries policières télévisées que Silke Grabherr a écrit ce livre. Idée intéressante: tout au long des pages de "La mort n'est que le début...", l'auteure fait le partage du vrai et du faux dans ce que l'on voit à la télévision, et décrit peu à peu la réalité du métier. Cette réalité, l'auteure, devenue conseillère de certains auteurs romands de polars, l'évoque en précisant certains aspects: le médecin légiste fait certes parler les cadavres, mais il sait aussi envisager les vivants, par exemple les victimes de violences ou de viols. Problème: le cadavre ne ment pas, au contraire du vivant, qui va peut-être minimiser le résultat d'une autopsie pour protéger tel ou tel. 

Le métier de légiste consiste aussi à remettre au juge un état des lieux rédigé de façon claire pour lui, sans jargon. L'auteure assume donc, lorsqu'elle exerce son rôle de médecin-légiste, un rôle de traduction pour sa profession, humblement pensée comme destinée à apporter sa pièce spécifique au puzzle d'une enquête, ni plus ni moins, sans empiéter sur ce que font les autres acteurs impliqués: inspecteurs de police, prévenus, témoins, experts, etc.

L'auteure complète son ouvrage par quelques aperçus historiques: la médecine légale aurait vu le jour en Chine, lorsqu'il s'est agi de savoir si un individu est mort avant ou après un incendie qui l'aurait tué. Elle évoque également l'autopsie de Jules César par Antistius. Elle évoque aussi la situation actuelle du métier, où l'Autriche et la Suisse sont en pointe selon elle, face à un monde anglo-saxon à la traîne, bien loin de la toute-puissance que lui prêtent les fictions. Dommage pour ces contrées: les cas non élucidés et les erreurs restent relativement nombreux au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Quant à la France, elle dispose d'une formation pleinement spécifique depuis 2017. Elle est perfectible, la France en est consciente et y travaille.

Enfin, s'il fallait relever un élément particulièrement fascinant dans ce beau témoignage de carrière, c'est l'expérience d'innovation qui a mis Silke Grabherr sur orbite dans sa profession: elle est parvenue à résoudre un problème professionnel spécifique, celui de rendre visibles, par les techniques de l'imagerie, le système sanguin d'un mort. Pas évident, puisque le cœur du défunt ne bat plus et que ses veines sont devenues poreuses! Sans divulgâcher, je dirai qu'il y faut un nez pas trop délicat, un peu d'huile de cuisine et quelques rats morts injectés au diesel.

"La mort n'est que le début..." est écrit d'une manière captivante, teintée d'un bon zeste d'esprit. Ce livre saura conforter les vocations les plus fortes, tout en dissuadant celles qui ne le sont pas suffisamment: à un moment donné, il faudra bien mettre les mains dans les viscères, même si les progrès de l'imagerie promettent qu'on n'aura peut-être bientôt plus besoin de disséquer un corps. Dans tous les cas, le lecteur sortira de cette lecture en ayant une connaissance juste, plus précise que celle renvoyée par une fiction soucieuse de ses propres contraintes, du métier de médecin-légiste tel qu'on le pratique aujourd'hui.

Silke Grabherr, La mort n'est que le début..., Lausanne, Favre, 2020.

Le site des éditions Favre.