vendredi 26 juillet 2024

Le match Titanic-Iceberg, mythe annonciateur d'un siècle d'excès

Gilbert Pingeon – C'est dans la forme courte que l'écrivain suisse Gilbert Pingeon excelle. Et cette brièveté fulgurante apparaît déjà dans le titre de ce roman, "T", qui évoque le destin tragique du Titanic et le fait résonner avec des événements ultérieurs au parfum d'hybris: bombe atomique, Holocauste, attentats du 11-Septembre. Sans oublier de convoquer mine de rien des drames plus intimes, tels que celui d'un enfant qui ne veut pas manger sa soupe: "Enfin Jonas! Ce n'est tout de même pas la mer à boire!". 

C'est en séquences courtes que l'auteur décline sa vision en mosaïque du destin du Titanic. Ces séquences installent le rapport de force à la manière d'un match entre deux puissances: celle de l'humain, portée par Sir Titan, Nick de son prénom, et celle de la nature, incarnée par Herr Berg, Ice de son prénom ("Duel sous la lune", p. 14 ss). Rapport de force éternel, mais qui, l'auteur le dit au fil du roman, finit par entraîner l'humain dans un élan de force autodestructeur. Et l'humour n'est pas absent lorsqu'il s'agit, pour le romancier, de souligner la vanité de l'action vite débordée de l'humain.

La vie sur le Titanic? L'auteur la dépeint avec un talent certain, faisant mine de céder au pittoresque pour dire la confiante insouciance des passagers, multipliant les points de vue au gré de courtes séquences. Il sait capter tel homme de peine du navire, tel richard insouciant jusqu'au bout, et va jusqu'à faire résonner le splendide menu du restaurant de bord avec l'inquiétude qui se fait jour alors que Berg (Ice de son prénom) a laissé son irréparable balafre sur le navire invincible. 

Mais voilà: rien ne manque de ce qu'on sait du navire et de son destin: les sept musiciens de l'orchestre jouent jusqu'au bout, les naufragés font résonner leur funèbre mélopée jusque vers trois heures du matin, le lecteur revoit la barbe blanche du capitaine Smith et découvre les statistiques des survivants, et surtout des survivantes. "Les femmes et les enfants d'abord"? Cette question même, l'auteur la pose, avec un brin de mauvaise foi masculine. Tout juste, enfin, si l'auteur ne fait pas parler les rivets du navire... 

Il est vrai cependant qu'en jongleur littéraire, l'auteur confère à chacune de ses courtes séquences une musique et une voix particulière, sans cesse changeante, incarnant ses personnages et nourrissant les situations mises en scène avec plus d'un clin d'œil artistique – il suffit de penser aux titres des séquences, parfois empruntés à des œuvres artistiques bien connues ou pas, pour s'en convaincre.

À la fois dense et fulgurant, paru à l'occasion du centenaire de la catastrophe du Titanic, "T" utilise la mythologie de ce navire pour tracer sans concession le côté annonciateur, référentiel, de cet événement fondateur du vingtième siècle tout en excès. Un signal que, dit l'auteur, tragique, l'humanité n'a pas su entendre ni comprendre. Un message à retenir? Pour rejoindre l'écrivain, et c'est le début de la postface de ce bref roman: "A chaque baptême sa catastrophe annoncée"...

Gilbert Pingeon, T, Lausanne, L'Age d'Homme, 2012.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

Lu par Francis Richard.

mercredi 24 juillet 2024

"Sixième Suisse": un sixpack de bières pour les agités de la cannette

Federico Rapini – La cinquième Suisse, on se souvient de ce que c'est: ce sont les Suisses établis hors de leur pays. Mais la sixième? C'est autour de ce mystère que l'écrivain, journaliste et acteur politique Federico Rapini développe l'intrigue de son premier roman, "Sixième Suisse", bel exemple de développement des dégâts que peut causer une information infondée, amplifiée par les réseaux sociaux. Et là, on est au niveau de l'incident diplomatique entre les Etats-Unis et la Suisse...

Tout commence en Suisse, avec la mise en scène d'un groupuscule extrémiste de droite, présenté comme une équipe de bras cassés avides de bière dont le romancier prend cependant soin de dessiner les profils avec une profondeur certaine: entre les membres, on sent que ça va péter, tôt ou tard. Le leader de l'équipe, c'est Jonas Schmidhauser, un gars au tempérament histrionique, à l'origine, avec "Honneur et Patrie" (c'est le nom de la société), d'une pétition contre l'installation d'un hébergement de réfugiés à Wynigen, un patelin que seuls les cheminots et les postiers connaissent, non loin d'une localité un peu moins méconnue, Berthoud – en allemand Burgdorf.

Et hop: par un concours de circonstances peu clair mais porté par les réseaux sociaux, l'action de "Honneur et Patrie" entre en résonance avec la déclaration de sécession d'une ville imaginaire du Rhode Island, New Burgdorf, désireuse de devenir suisse. Ajoutons à cela un président des Etats-Unis éruptif et adepte des réseaux sociaux, nommé Gus Kolven: la crise est programmée. 

Il est permis de deviner, sous les traits de ce personnage, un certain Donald Trump, même s'il apparaît que l'ancien et peut-être futur président des Etats-Unis n'est pas la seule source d'inspiration de l'auteur. Le fonctionnement clanique de l'entourage de Kolven, en particulier, fait plutôt penser à la famille Le Pen, en France pour le coup. Enfin, le prénom "Gus" est celui d'un des personnages de l'univers des canards de Walt Disney... celui de l'oncle Donald, et le nom "Kolven" signifie "ballon" en néerlandais. Signe que le président Gus Kolven, d'ascendance batave, serait une baudruche?

Côté vision du monde, le lecteur peut regretter que l'auteur insiste parfois trop sur la nullité de ses personnages: ce sont des abrutis, il suffit de les voir agir pour le comprendre. A moins que l'auteur ne tienne à dire au lecteur ce qu'il doit penser? C'est un sentiment diffus qui apparaît entre les lignes, d'autant plus que les quelques personnages que le lecteur voudrait placer à gauche de l'échiquier politique sont dessinés de façon sympathique: Gene Yard, maire démocrate de New Burgdorf, n'a pour ainsi dire pas de défauts. Cela dit, l'auteur, optimiste, croit en la possibilité d'une évolution, d'une rédemption même, de certains de ses personnages – sans préciser vers quoi ils vont aller, ce qui donne une fin qui, aux yeux du lecteur, laisse quelques questions en suspens.

Du côté des interactions humaines, cependant, l'auteur réussit un coup habile en construisant, sur trois sites distincts, des situations qui résonnent singulièrement entre elles au gré des péripéties. Qu'on vive dans une petite ville américaine, dans un village de la campagne bernoise ou à la Maison-Blanche, les ressorts de pouvoir et les bas instincts des humains sont les mêmes, et les costards-cravates ne les rendent pas plus élégants. 

On s'amuse au fil des pages de "Sixième Suisse", politique-fiction aventureuse baignée par la bière et les messages instantanés sur les réseaux sociaux, prompts à enflammer les esprits comme l'un des personnages aura enflammé une brasserie artisanale. Les allusions à l'actualité plus ou moins récente sont présentes, qu'il s'agisse de la tentative de prise du Capitole à la fin du mandat de Donald Trump ou du bretzel (presque) tueur de George W. Bush. Sur un ton travaillé dans un mode familier facétieux, l'auteur sait par ailleurs restituer le terrain de manière réaliste, qu'il parle de la Suisse (alémanique! Ce n'est pas tous les jours qu'un écrivain romand évoque ce qui se passe de l'autre côté de la Sarine...) ou des Etats-Unis. Un auteur à suivre? A dévorer en tout cas, idéalement face à un plat de homard arrosé d'une bière artisanale aux arômes de chocolat.

Federico Rapini, Sixième Suisse, Lausanne, Les Editions Romann, 2024.

Le site des éditions Romann.


dimanche 21 juillet 2024

Dimanche poétique 649: Louis-Philippe Coutu-Nadeau

Oasis

L’eau coule sous les ponts depuis le premier soir
Où mes yeux dans les tiens ont trouvé un refuge
Pour rester loin de tout, du monde et du déluge,
Moi qui plongeais sans rien vers un abîme noir !

Je veux ta compagnie et ta main dans ma main.
Promenons-nous ensemble à travers la tempête,
Comme si tout était du plus beau jour de fête
Où nul ne veut savoir ce que sera demain !

Perdu dans un désert avant de te connaître,
Je me détends enfin dans l’eau d’un oasis
Qui m’a sauvé du sable, et ce, in extremis !

J’ai besoin de te voir, tel un pécheur du prêtre,
Et besoin d’écouter tes mille et un conseils.
C’est toi la plus jolie, des cheveux aux orteils !

Louis-Philippe Coutu-Nadeau. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 19 juillet 2024

De Genève à Weimar, les éblouissements d'un cœur voyageur

Pierre Girard – Pierre Girard (1892-1956) passe pour un écrivain atypique dans le monde des lettres romand du vingtième siècle. On le range volontiers, par facilité, dans les inclassables – c'est ce que dit Jacques Buenzod dans la postface qu'il a consacrée à son roman "La Rose de Thuringe" en vue de sa réédition dans la collection "Poche Suisse" en 1988, après une première parution à Paris en 1930. Mais si singulière que soit la plume de l'écrivain, il n'est pas interdit, bien au contraire, d'en dire quelques mots, à près d'un siècle de distance.

"La Rose de Thuringe" place au cœur de son intrigue un personnage héritier des héros romantiques aux prises avec leurs sentiments et penchants. Particularité: ce personnage, âgé de 39 ans, paraît singulièrement immature en matière de femmes et d'amours, alors qu'il a pour ainsi dire l'âge d'être un vieux garçon – et l'âge de l'auteur au moment où il écrit, soit dit en passant. On peut voir en lui un alter ego de Lord Algernon, personnage principal du roman éponyme.

Ce personnage a aussi quelque chose d'irréel: libéré de toutes contraintes matérielles sans qu'on sache comment, il se pique de philosophie (il est vêtu d'un costume noir, comme BHL...) et de littérature sans développer d'œuvre. L'écrivain se plaît dès lors à jouer constamment le jeu de l'introspection de ce personnage curieusement détaché des choses réelles, pour qui l'amour même paraît éthéré. C'est pourtant une affaire de robe rouge, offerte à la jeune Virginie, fille de la concierge, qui va le faire bouger.

Attachée aux choses concrètes, Virginie est en effet positionnée à l'opposé d'Ilse, jeune femme que le narrateur va rencontrer en Allemagne, et pianiste de son état. Et les affinités électives vont rapprocher les êtres, non sans méandres: il y a un épicier, curieux alter ego du narrateur, qui va finir par se fiancer raisonnablement avec Virginie, qui se gardera un amant pour les élans du cœur. Quant à la pianiste, vêtue d'une robe verte à sa première apparition, elle forme avec une Virginie vêtue de rouge une complémentarité symbolique des couleurs, qui préfigure celle des tempéraments: alors que Virginie paraît presque offerte, Ilse va embarquer le narrateur dans une poursuite riche en méandres, entre Genève et Weimar, et formatrice.

De façon à la fois classique et pertinente, l'auteur met en parallèle l'évolution des saisons belles – le printemps et l'été – et la maturation des sentiments. Plus largement, son écriture poétique ne manque pas d'emprunter des images originales à la nature. Enfin, il y a un certain sourire dans les pages de "La Rose de Thuringe": qu'on pense à l'omniprésence caricaturée des célébrités qui sont passées par Weimar ou aux plats que le narrateur commande à l'hôtel et qui ne sont jamais ce qu'il voudrait, barrière des langues n'aidant pas.

C'est avec minutie que "La Rose de Thuringe" explore les questionnements et les enchantements du cœur, allant jusqu'à oser une touche de fantastique, fugace et vite dissipée, dans le brouillard en fin de roman. Est-il encore permis aujourd'hui d'être amoureux comme l'a été le narrateur de ce beau roman? Quelques mains seront prises, quelques tailles seront étreintes. Et tout trouve naturellement sa place... sans surprise, mais avec un éblouissement que le lecteur ne peut que partager.

Pierre Girard, La Rose de Thuringe, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 1988/Paris, Calmann-Lévy, 1930. Postface de Jacques Buenzod.

Le site des éditions L'Age d'Homme, celui des éditions Calmann-Lévy.




lundi 15 juillet 2024

Pendue pour l'Histoire: Ruth Ellis par Didier Decoin

Didier Decoin – S'il assume absolument son caractère de roman, "La pendue de Londres" relate les destins croisés de deux personnes qui ont réellement existé: Albert Pierrepoint, bourreau anglais, et Ruth Ellis, dernière femme condamnée à la peine de mort puis exécutée au Royaume-Uni. Didier Decoin réussit parfaitement à s'immiscer dans les âmes de ces deux personnages, au fil d'un livre d'un réalisme confondant.

On est d'abord ébloui, bien sûr, par la manière dont l'écrivain se glisse, s'immerge même, dans la peau d'un personnage au métier rare et atypique, contraint aussi de mener une double vie: comme le métier d'exécuteur ne nourrit pas son homme, Albert Pierrepoint gère avec son épouse une épicerie, puis un pub. Le métier d'exécuteur? Il le cache longtemps à sa femme, mais il l'exploite, non sans retenue quand même, comme patron de bistrot. C'est qu'Albert Pierrepoint est devenu célèbre pour avoir organisé et réalisé l'exécution de treize criminels de guerre nazis en une seule journée. C'est précisément au moment où cette notoriété est révélée dans le roman que le lecteur apprend à son tour le nom de celui qui est son narrateur.

Le lecteur appréciera à sa manière la conscience professionnelle dont le narrateur fait étalage: il parle de son métier d'exécuteur de façon parfaitement crédible et concernée, comme vous et moi parlerions de nos professions respectives, avec leurs grandeurs et leurs servitudes, voire leurs aspects techniques et psychologiques. Et si ça passionne à travers la voix d'Albert Pierrepoint, c'est peut-être aussi parce que l'auteur flatte, mine de rien, le goût du lecteur pour l'inconnu et le glaçant. Il ne manque pas, du reste, de placer quelques personnages secondaires autour d'Albert Pierrepoint – des clients du pub, tiens! – pour lui poser, à notre place (on ne va pas se mentir...), les questions que nous ne manquons pas de nous poser.

Le portrait que l'écrivain dresse de Ruth Ellis n'est pas moins précis, mais porte une note de dénonciation sociale marquée, d'autant plus frappante qu'elle est surtout descriptive. Enfant marquée par l'inceste à l'instar de sa grande sœur, Ruth prend conscience de sa capacité de séduction, en joue à l'envi, mais tombe invariablement sur des hommes qui, derrière leurs beaux habits et leur fortune, sont des cogneurs et des alcooliques. Modèle photo puis prostituée de haut vol, Ruth vivra un destin de femme entretenue qui lui donnera l'illusion, jusqu'au geste fatal, de côtoyer le beau monde, voire d'en faire partie. Si elle est condamnée à mort, en effet, c'est parce qu'elle a assassiné par jalousie son amant non exclusif, un pilote d'essai, David Blakely.

Crime passionnel? C'est ce que le lecteur pourra juger, même si le terme n'est plus guère usité aujourd'hui. L'auteur préfère développer entre les lignes l'hypothèse que Ruth Ellis, en assumant avec ses avocats navrés une défense qui ne peut la mener qu'à la corde, a voulu ainsi se donner la mort, par procuration. L'épilogue donne quelques indications sur la suite qu'a connue l'exécution de Ruth Ellis: Albert Pierrepoint démissionne de sa charge d'exécuteur (mais est-ce pour des raisons financières ou parce qu'Albert Pierrepoint éprouve des réticences à exécuter des femmes, au moins depuis la pendaison de l'Aufseherin Irma Grese, collaboratrice zélée des camps de la mort nazis, le 13 décembre 1945? L'auteur ne tranche pas), et la peine de mort sera suspendue puis abolie au Royaume-Uni un peu plus de dix ans après l'exécution de Ruth Ellis.

Il sera certes question de la beauté ou non des femmes exécutées (et Ruth Ellis, blonde peroxydée qui tient à son rouge à lèvres, sera belle même à l'heure de son exécution), mais aussi, et ça peut avoir du sens, de l'haleine des uns et des autres, chargée d'alcool ou négligée au matin de l'exécution, tout au long de ce livre qui met en scène une femme et un homme que le hasard mettra en présence. Plutôt que de juger, il décrit, dessine avec une exactitude confondante mais non dénuée d'empathie ce qui peut se passer dans l'esprit de deux personnages intégrés dans une société dont ils sont à la fois acteurs et victimes – des rouages, simplement, ou des humains qui tentent de vivre. Et joue en artiste avisé avec une certaine fascination du lectorat pour la mort pour relater un épisode historique déterminant.

Didier Decoin, La pendue de Londres, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013/Le Livre de Poche, 2017.

Le site des éditions Grasset, celui du Livre de Poche.

Ils l'ont aussi lu: Alex BernardiniAltea, A propos de livresCannetille, Froggy's DelightMes belles lecturesNephStemilou.

dimanche 14 juillet 2024

Dimanche poétique 648: Marina Tsvetaïeva

D'où vient cette tendresse?

D'où vient cette tendresse?
ce ne sont point les premières boucles
que j’ai doucement caressées et les lèvres que j’ai connues
sont plus sombres que les tiennes

Comme étoiles qui montent et s’abîment encore
(d’où vient cette tendresse?)
tant et tant d’yeux se sont levés et se sont perdus
en face de mes yeux

Et jusqu’à ce moment aucun chant pareil
n’ai-je entendu dans les ténèbres de la nuit,
(d’où vient cette tendresse?)
là des nervures même du chanteur.
(d’où vient cette tendresse?)
et que dois-je en faire, jeune chanteur
rusé, simple passant ?
Tes cils sont aussi longs que ceux de n'importe qui

Marina Tsvetaïeva (1892-1941). Source: Itaka. Traduction: anonyme.

vendredi 12 juillet 2024

Grimoire et maison maudite, un mélange au parfum de science-fiction

Djager Nat – Qui connaît l'écrivain Djager Nat? Sans doute personne, à part les fidèles de la série "Damned", qui publie depuis un an et demi des romans courts et faciles à lire à l'occasion d'un Genève-Berne effectué en train (au volant d'une voiture, je déconseille, il n'y a pas de version audio). La preuve: "Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance" est le deuxième volume qui met en scène le pirate de l'espace Brad Murdoch et ses compères. C'est aussi le dix-huitième de la collection.

Fidèlement traduit par l'énigmatique Alain Haquebarre (vous l'avez?), "Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance" est un roman qui marie, quitte à se perdre un peu, une intrigue fondée sur une maison maléfique et sur quelques ingrédients de science-fiction futuriste. Sans oublier un peu de gore pour faire bon poids: les armes du futur éclaboussent un peu, ce petit souci n'ayant pas encore été réglé par les armuriers.

L'intrigue, quant à elle, s'étend sur trois siècles, entre l'année de la construction de la maison – au dix-neuvième siècle – et celle où les pirates tombent dessus. Après un prologue, tout commence par une escarmouche aux ambiances archaïques entre les pirates et un véhicule à piller, en mode "bandits de grand chemin".

Le fameux grimoire va faire avancer l'intrigue et, peut-être, lever le maléfice qui pèse sur la maison hantée, édifice fantasmagorique aux allures de dédale piégé que l'auteur aime décrire jusque dans ses moindres couloirs. Murdoch n'est pas très doué, il lui faut un traducteur. Celui-ci lui propose mieux: apprendre la langue du livre. Cela va plus vite, grâce à un artifice bricolé par le romancier.

Il y a pas mal de personnages aux noms bizarres dans ce court roman touche-à-tout, ce qui fait quelque peu obstacle à l'immersion du lecteur même si c'est parfois amusant: ces noms sont inspirés, à la manière de contrepèteries, de quelques maîtres du cinéma américain de genre. Cela dit, je ne serais pas étonné que les aventures interstellaires de Brad Murdoch se poursuivent: il reste une femme à retrouver, la fameuse Silena, seule dans ce monde viril, et seule à émouvoir et motiver Brad Murdoch. Affaire à suivre?

Djager Nat, Brad Murdoch et le grimoire de la vengeance, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024. Traduit de l'américain par Alain Haquebarre.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

mercredi 10 juillet 2024

Philippe Jaenada, une idylle tortueuse et survoltée

Philippe Jaenada – Une histoire d'amour en mode gargantuesque, ça vous tente? L'écrivain Philippe Jaenada a tenté le coup avec un certain bonheur. Cela donne "Néfertiti dans un champ de canne à sucre". L'histoire? Titus Colas, handicapé des sentiments en raison d'une enfance pas facile, tombe amoureux d'Olive Sohn, vingtenaire excentrique et sans filtre.

"Néfertiti dans un champ de canne à sucre" est un roman drôle et déjanté qui fait partie des textes du Philippe Jaenada première manière: de manière libre, c'est sa propre expérience de vie qu'il met en scène. Jusqu'à l'outrance? Le lecteur en jugera. Reste que les décors sont plantés de manière réaliste et sans maquillage: le Saxo Bar, cœur de l'intrigue, a bel et bien existé dans le dix-septième arrondissement de Paris, rue de la Jonquière, et les personnages qu'il évoque par leurs prénoms sont sans doute réels. 

Restent deux personnages aux apparences de fiction: Olive Sohn, qui pourrait être Anne-Catherine Fath (la fille de la couverture du livre), et Titus Colas, alias... Philippe Jaenada lui-même, serait-ce dans sa version romancée?

"Néfertiti dans un champ de canne à sucre" peut être vu comme un roman d'apprentissage amoureux survolté, excitant aussi. Titus Colas, le narrateur, a certes couché avec d'innombrables filles, mais avec Olive Sohn, comme on dit, c'est différent. Ce sera profond, vécu à cent à l'heure, et l'ensemble du roman, qui couvre quelques semaines d'une vie, aura vu naître, fleurir et dépérir (à la manière d'une plante, et – tiens – il y a dans ce roman une plate verte qui, puisant de quoi se nourrir dans une minijupe qu'Olive a oubliée (elle est partie en slip?) et que Titus a rangée au fond de son pot, connaît pareil destin) un amour atypique, insatiable, entre deux personnages handicapés de la vie à force d'avoir vécu avec des parents bizarres. Ainsi, la voracité sans commune mesure d'Olive résonne avec ses appétits sexuels, exprimés sans filtre.

Il est permis de voir dans Olive Sohn l'archétype du fantasme masculin par excellence: une fille jeune, bien gaulée et constamment disponible, voire demandeuse, pour une partie de jambes en l'air. En dessinant le personnage de Titus Colas, cependant, l'écrivain tempère ce trip et le ramène à une certaine réalité qui, on le découvre au fil des pages, n'est facile à vivre pour personne. 

Le lecteur se divertit certes des obsessions qui vont travailler Titus Colas, un personnage qui finit par voir des lapins partout (un animal qui baise beaucoup, dit-on...) et développe des pathologies: somatise-t-il son histoire d'amour torturée avec l'excentrique Olive Sohn? Et puisqu'on parle d'elle, le lecteur la découvre torturée aussi, travaillée par un vécu marqué par le porno, qui n'empêche pas l'amour vache avec un certain Pascal. Dès lors, le lecteur se dit que ces deux-là étaient faits pour se rencontrer; mais pour vivre ensemble? Voire, comme disait Panurge.

Et la musique de ce roman, alors? Du tout bon Jaenada! Ceux qui apprécient ses parenthèses à tiroirs seront servis, sans être gavés pour autant: à chaque fois, ce sera drôle, car le narrateur sait rire de lui-même. L'auteur joue également le jeu friand des images improbables mais qui font mouche. Enfin, au-delà de l'idylle qui sert de fil rouge au roman et réserve quelques intermèdes érotiques bien sentis, celui-ci est marqué par quelques scènes très travaillées, par exemple celles vécues chez le dentiste ou chez un médecin-détective. L'auteur les détaille à un point tel qu'à un moment ou à un autre, nécessairement, le lecteur finira par s'y reconnaître. Et par sourire des traumatismes qu'il a vécus jadis ou naguère en cabinet médical...

Phililppe Jaenada, Néfertiti dans un champ de canne à sucre, Paris, Julliard, 1999/Points, 2009.

Le site des éditions Points, celui des éditions Julliard.

dimanche 7 juillet 2024

Dimanche poétique 647: Patricia Kalec

Les filles des bars

Les filles des bars ont des tarifs à marée basse
Pour les gaillards qui s'en reviennent de chasse
Peu ou tonne de poissonnaille qu'ils ramènent
Les belles demoiselles des ports les aiment 

Esprit de dentelle sous trivial parler 
Esprit rebelle sous langue avinée

Une cuisse grasse et charnelle dévoilée
Sous le ciel d'été pour son marin préféré
Un fougueux baiser échangé sur la passerelle
L'adieu bucolique de l'homme de la mer à sa belle

Culture de bar qui permet la débrouille
Culture du soir enroulée comme quenouille

Elles chantent la mélodie de l'amour universel
Ils gardent à l'âme le souvenir de l'éternel
Elles aiment tous les marins mais un seul à la fois
Devant toutes les belles ils ne savent rester froids 

Filles de bars, filles du soir
Fils de la mer, fils d'espoir

Patricia Kalec. Source: Bonjour Poésie.

samedi 6 juillet 2024

Un début dans la vie, entre URSS et Russie

Alexandre Ikonnikov – "Lizka et ses hommes", roman de l'écrivain russe Alexandre Ikonnikov, relate le début dans la vie du personnage de Lizka, vu à travers le prisme des hommes qui la fréquentent. L'auteur adopte un style distancé pour relater cette destinée entre URSS et Russie, ce qui confère à l'ensemble de l'ouvrage une ironie diffuse, habillée d'un certain humour. Et si Lizka peut paraître attachante au gré des péripéties parfois folles qu'elle vit (un saut en parachute, par exemple...), les hommes qui traversent sa vie ne pas toujours forcément aimables.

Posons d'abord le contexte historique: l'auteur entame son récit dans les années Staline, relatant l'histoire des grands-parents de Lizka. Un père officier absent, une mère sans profession vite décédée: il n'en faut pas plus pour que leur fille vive à son tour une existence dysfonctionnelle. 

C'est là qu'émerge le personnage de Lizka, sur le fond d'une URSS avare en perspectives, peuplée de gens ayant une mentalité souvent matérialiste: dans une logique d'hypergamie nihiliste exposée avec un grand naturel (les conversations entre filles, recréées par l'auteur, sont très réussies et témoignent d'un désenchantement certain face à la gent masculine), le mariage est vu comme une manière de s'assurer une existence empreinte de sécurité, autant sinon plus que le lieu de l'amour.

L'auteur balade donc Lizka d'homme en homme, et si aucun n'est vraiment aimable (il y aura des menteurs, des crampons, des machos, des alcooliques, et même un Tatar pressé...), chacun constitue le portrait d'une certaine humanité, pas franchement glorieuse mais désireuse, surtout, de se débrouiller dans un monde présenté comme difficile. 

Chacun de ces hommes, pourtant, laissera une trace dans l'existence de Lizka. Ces traces mises bout à bout, il en résulte une sorte d'éducation sentimentale et sociale haute en couleur, tendant parfois à l'absurde, toujours surprenante lorsque l'on considère les jalons de l'existence de cette jeune femme: partie à dix-sept ans de sa ville natale pour suivre les cours d'une école d'infirmière, on la retrouve concierge, prisonnière, soutien moral d'un personnage politique prometteur, puis chauffeuse de trolleybus. Et à chaque jalon, on se dit: "Cherchez l'homme..."

Quant à Lizka elle-même, l'auteur dresse d'elle le portrait d'une femme un peu cabocharde, fumeuse invétérée, capable de s'intégrer à un milieu plus urbain que celui d'où elle vient, aimant séduire. Surtout, elle semble quelque peu romanesque aux yeux du lecteur, voire encline au bovarysme, à force de lire des romans sentimentaux. Jusqu'à sa rencontre avec un poète porté sur la boisson (pléonasme dans le contexte de ce roman...) en quête de public attaché à son fauteuil et à sa télévision, et par-delà les aspects matérialistes de son parcours, elle renvoie dès lors l'image d'une femme à la recherche d'un sentiment devenu difficile à trouver: l'amour.

Alexandre Ikonnikov, Lizka et ses hommes, Paris, Editions de l'Olivier, 2004/Points, 2005. Traduit par Antoine Volodine.

Le site des éditions de l'Olivier, celui des éditions Points.

Lu par LittérauteursWodka.

mardi 2 juillet 2024

Quand le métro réveille le monstre qui sommeille en chacun de nous

Reuben Reeves – Lancée par l'éditeur suisse Lubric-à-Brac en 2017, la collection "Pulpe" a l'ambition d'explorer les "mauvais genres" dans ce qu'ils ont de plus inavouable: gore, porno, zombies, western, polar et pire si entente. Tel est le credo proclamé par Patrick Morier-Genoud dans la préface du premier numéro de cette série: "Tripes et boyaux dans le métro". Ne recherchez pas le nom de l'auteur, Reuben Reeves, sur Internet: il paraît qu'il est inconnu du grand public et qu'il le restera, toujours selon le préfacier. Tout au plus sait-on qu'il n'est pas francophone! Quant au traducteur, tout aussi anonyme, force est de relever qu'il a un petit accent welche, voire vaudois: citez-moi un écrivain yankee qui anime un personnage nommé Parmelin, fût-il mort et éparpillé façon puzzle...

Venons-en à "Tripes et boyaux dans le métro". C'est une sorte de huis clos bien dègue, mettant en scène Rick, un jeune cadre dynamique soudain déchu, condamné au statut de SDF logé dans une station de métro où se passe l'essentiel de l'intrigue, assortie de son distributeur de snacks (en panne, non mais vous croyez quoi?). Le bonhomme se nourrit de vinasse pas chère et de pas grand-chose d'autre. Résultat: parfaitement dans l'esprit "gore" choisi pour ce petit livre, le bonhomme est mû par de constantes pulsions émétiques. On le devine caractériel par ailleurs: la narration est ponctuée par ses répliques, pour le moins fleuries. C'est là que se retrouve l'essentiel des gros mots d'un roman à l'écriture par ailleurs classique, qui fait ainsi contraste avec les horreurs narrées.

Rick évolue en effet dans sa station de métro, jouant au chat et à la souris avec les flics dans un esprit libertaire qu'il a dû acquérir bien rapidement. Il s'y passe des trucs bizarres, qu'il découvre peu à peu, dans un climat qui apparaît soudain peu sécure, pour ne pas dire franchement dangereux. Le premier risque? Un métro qui arrive alors que Rick s'aventure dans les boyaux de ce mode de transport – tiens, comme les boyaux d'un corps humain, ce qui suggère que le système du métro peut être vu comme un vaste organisme vivant. Mais l'auteur sait organiser un crescendo qui montre qu'il y a bien pire que cela. Ce pire, le lecteur le découvre, à la fois dégoûté et fasciné (c'est la loi du genre), face à la description factuelle mais copieuse avec laquelle l'auteur décrit un monde de corps éventrés et de viscères dégoulinants. Il y en a partout, en particulier sur les quais et dans une rame de métro arrêtée en pleine voie... Rick aura à se défendre, et le lecteur, avec lui, va se demander d'où viennent toutes ces abominations sur lesquelles Rick glisse.

Peuplé de monstres non décrits (et que le lecteur va imaginer à sa guise, projetant ses propres cauchemars, c'est astucieux!) que Rick, le personnage principal, chasse avec tous les moyens à sa disposition (l'auteur n'est pas chien: il lui trouve même un flingue...), "Tripes et boyaux dans le métro" apparaît comme un divertissement gore de la meilleure eau, implacablement brutal, rapidement lu et propre à remuer les viscères de plus d'un lecteur... ou d'une lectrice. Adroitement construit en crescendo, il réserve aux dernières pages l'honneur d'un ultime retournement de situation, qui confirme, s'il faut trouver un sens à ce petit livre, qu'en tout homme, même le plus résistant, même le plus propre sur lui, sommeille un monstre que certaines circonstances révèlent immanquablement.

Reuben Reeves, Tripes et boyaux dans le métro, Lausanne, Lubric-à-brac, 2017.

Le site des éditions Lubric-à-brac – qui fait figure d'ancêtre de la collection "Damned".

dimanche 30 juin 2024

Dimanche poétique 646: Germain Nouveau

Un peu de musique

Une musique amoureuse 
Sous les doigts d'un guitariste 
S'est éveillée, un peu triste, 
Avec la brise peureuse;

Et sous la feuillée ombreuse 
Où le jour mourant résiste, 
Tourne, se lasse, et persiste 
Une valse langoureuse.

On sent, dans l'air qui s'effondre, 
Son âme en extase fondre; 
– Et parmi la vapeur rose

De la nuit délicieuse 
Monte cette blonde chose, 
La lune silencieuse.

Germain Nouveau (1851-1920). Source: Bonjour Poésie.

samedi 29 juin 2024

Caleb Carr, tout un monde de fake news

Caleb Carr – Jean Dutourd a évoqué son année 2024 dans un roman qui porte ce titre. C'était en 1975... Il n'a pas été le seul à anticiper cette année, celle que nous sommes en train de vivre: c'est bien en 2024 que l'intrigue du roman "Le tueur de temps" de Caleb Carr se déroule. L'esprit n'est pas le même, bien sûr: alors que Jean Dutourd se positionne en observateur poétique et désabusé d'une certaine décadence, Caleb Carr interroge des enjeux modernes que l'Immortel n'a pas vus venir. Et pour cause: "Le tueur de temps" est sorti en l'an 2000, une génération après la sortie de "2024" de Jean Dutourd.

Et c'est là qu'une génération plus tard que Jean Dutourd, l'auteur du "Tueur de temps" se montre visionnaire. Il s'est emparé en effet de l'internet, que Jean Dutourd n'a pu connaître, pour développer ce qu'il pourrait être un quart de siècle plus tard. Plus précisément, l'auteur imagine un monde commandé par des vérités discutables et trafiquées. Vous avez dit "fake news"? Ce qu'on peut imaginer aujourd'hui à ce sujet, l'écrivain l'a dépassé, allant jusqu'à trafiquer l'Histoire et même ses artéfacts. Qu'on en juge: photos ou documents falsifiés à l'appui, il sera question de Staline visitant le camp de concentre de Dachau avec un sourire satisfait et entendu, ou de George Washington assassiné. 

Et voilà: l'équipe qui a mis au point ces vérités alternatives voit la situation lui échapper. Elle embarque dans son aventure Gideon, un médecin spécialisé dans les choses en "psy". Il y aura de l'amour et de l'amitié, mais aussi des tensions entre des personnages présentés comme d'une intelligence supérieure. Cela, pour l'essentiel du récit, quitte à ce que paraisse peu longuet, dans un début de roman qui se déroule entièrement dans un vaisseau spatial futuriste qui, pour le coup, n'existe pas encore.

Au travers du personnage du juif fanatique Eshkol, enfin, l'auteur dessine ce qu'un esprit humain peut subir face aux fake news, déstabilisé qu'il peut être jusqu'à la folie. Il est permis de lire "Le tueur de temps" à travers une grille de lecture juive, ne serait-ce que si l'on pense aux prénoms des personnes. À ce titre, Eshkol apparaît comme un personnage de victime paranoïaque des fake news à caractère antisémite: persuadé que Staline était du même bord qu'Hitler pour ce qui est de l'extermination des juifs, il se retrouve persuadé qu'on l'attaque de toute part... et se positionne en mode défense tous azimuts.

"Le tueur de temps" se passe dans le monde entier, présenté comme un terrain de jeu pour les acteurs du roman. Il ne sera pas facile pour Gideon de se sentir à l'aise avec l'équipe dans laquelle il est embarqué, presque à son corps défendant. Le lecteur découvre en ce personnage un bonhomme intelligent et sentimental, capable de s'interroger sur la réalité où il vit et de la remettre en question. Et, on le découvre aussi, même les sociétés qu'on croit les plus éloignées de la technologies ne sont pas à l'abri des fausses nouvelles et des enjeux qu'elles recèlent. Il sera même question d'excision: qui est Gideon pour interférer dans ce rituel, vu comme détestable?

Le lecteur du roman "Le tueur de temps" aimera en particulier l'accroche pleine d'action du livre. Il lui sera permis en revanche de trouver plus loin certains épisodes un peu lents ou mal rythmés, dès lors que tout le monde se trouve dans le vaisseau spatial. De même, l'épisode organisé dans l'est de l'Afrique paraît un brin court, comme si l'auteur s'était trouvé obligé de faire une fin à son roman. Alors voilà: "Le tueur de temps" s'avère un très bon roman d'anticipation, particulièrement bien vu, grevé cependant par un rythme qui n'apparaît pas aussi maîtrisé qu'il le faudrait. Quant au lecteur, il se souviendra avant tout de Gideon, le narrateur, bien sûr, mais aussi de l'idylle sinueuse entre lui et Larissa, cette belle jeune femme aux cheveux gris d'une intelligence supérieure. En effet, si les fake news sont de tout temps, l'amour n'est pas moins intemporel...

Caleb Carr, Le tueur de temps, Paris, Presses de la Cité, 2001. Traducteur ou traductrice anonyme, et c'est bien dommage.

vendredi 28 juin 2024

Jeunesse et climat, le roman d'une inquiétude

Francesco Micieli – "Si les forêts nous quittent" est un court roman polyphonique qui se présente comme celui de la génération climatique. Elaboré par l'écrivain Francesco Micieli à partir d'expériences réalisées lors d'ateliers d'écriture organisés avec des jeunes, migrants ou non, il dresse le portrait sans fard, franc et sincère, d'une poignée de jeunes gens plus ou moins activistes, inquiets pour le climat sur Terre et, partant, pour leur avenir.

On le comprend peu à peu, chacun des chapitres de "Si les forêts nous quittent" est une déposition faite à la police. Il y a de l'oralité à chaque fois, des tentatives d'argumentation, la citation d'auteurs. Chaque personnage se dévoile ainsi, et le lecteur voit les tendances: une jeunesse inquiète et désireuse de partager cette inquiétude, nourrie aussi de références livresques qui ponctuent le roman, voire d'extraits musicaux. 

L'engagement se présente comme modeste dans les actes, discret, même s'il est spectaculaire: libérer des animaux captifs (pas facile), occuper un pont. Les arguments du petit groupe d'activistes sont classiques: c'est peu de chose alors que la Terre pourrait devenir inhabitable sous peu, la faute au réchauffement climatique et à ceux qui en sont coupables. L'équipe est par ailleurs habitée par une forme de nihilisme qui, par exemple, refuse la possibilité de faire des enfants dans un monde condamné.

Et puis il y a Ginkgo, une fille qui exerce un attrait magnétique sur tout le monde... et devient une sorte d'égérie malgré elle. "Nous sommes tous tombés amoureux d'elle", lit-on ainsi à la page 20 et à la page 28 – un tous qu'on peut tout à fait mettre au féminin. Et c'est autour de sa disparition inexpliquée que "Si les forêts nous quittent" gravite, avec, on le comprend à la fin, une police accusée de ne jamais en faire assez.

Ginkgo? Belle trouvaille pour un prénom! Le lecteur se souvient de cet arbre japonais qui résiste même à la radioactivité, et imagine sans peine une personne supérieure, peut-être une sorte d'humaine déesse païenne, fédératrice pour le coup, mais bien malgré elle. Sa disparition reste inexpliquée, même si un document cité dans le livre tend à dire qu'elle refuse ce rôle de prophétesse, d'égérie. Mais ce document est apocryphe, précise-t-on... 

... et un ginkgo qui disparaît, c'est la métaphore d'une forêt qui s'efface, en écho à l'arbre qui abrite la terrasse du bistrot fictif Watter, à Berne, où se retrouvent les membres de l'équipe auxquels l'auteur donne la parole tour à tour. Et surtout, c'est celle d'une équipe d'activistes qui se dissout faute d'un élément fédérateur. Ces activistes laissent inachevé leur projet de manifeste, rédigé phrase par phrase: s'il paraît assez creux et peu concerné au lecteur (il se souviendra surtout du fait qu'il se veut inclusif avec ses points médians pesants: "Nous voulons un monde bon pour tou·te·s. Et que nous disons tou·te·s, c'est tout·te·s!"), le fait qu'il soit resté en chantier est assumé par ceux qui y ont contribué. A d'autres de s'y remettre? Peut-être.

Il y a de la poésie dans chacun des chapitres de "Si les forêts nous quittent", ne serait-ce que dans la mise en page qui invite à la scansion à force de retours à la ligne. Quitte à paraître un peu indistincts, les personnages mis en scène, aux prénoms venus d'ici comme d'ailleurs, véhiculent ensemble le même message d'inquiétude exacerbée face au changement climatique et à un certain sentiment d'impuissance face à l'ampleur du défi. Libérer des animaux ou occuper un pont paraît dès lors bien dérisoire, de même que boire sa consommation à la bouteille pour éviter d'utiliser des gobelets en carton jetables, si ce n'est pour calmer quelque peu ce qu'on appelle désormais la solastalgie, ou, pour reprendre le dossier de presse, "la détresse émotionnelle causée par la destruction des biotopes".

Francesco Micieli, Si les forêts nous quittent, Vevey, Hélice Hélas, 2024. Traduit de l'allemand par Christian Viredaz.

Le site des éditions Hélice Hélas.

mardi 25 juin 2024

Des Syriens au village

Jean-Jacques Busino – Imaginez un village aux pierres croulantes en Sicile, peuplé de vieillards. Orlitone est si petit qu'il ne figure sur aucune carte, et si on consulte l'ami Google, ce nom renvoie plutôt à un traitement contre l'obésité. Un gros bourg devenu trop sévèrement maigre? C'est là que se situe l'intrigue du roman "Le Village" de Jean-Jacques Busino. Cet opus tendu est en prise avec l'actualité: dans le contexte d'une Italie marquée par les Matteo Salvini et Giorgia Meloni, c'est une histoire de migrants syriens qu'il raconte.

Le lecteur a le droit de craindre qu'un tel roman glisse dans une opposition manichéenne facile entre gentils migrants et méchants villageois xénophobes. L'auteur répond d'emblée à cette possibilité par la caricature: les villageois ont certes leurs préjugés. Et il est vrai que la cohorte de Syriens qui s'installe à Orlitone est singulièrement constituée de personnages de bonne volonté. Quant à l'assistant social, narrateur du récit placardisé dans la région, on le sent débordé. Mais regardons-y de plus près...

Personnage clé de l'intrigue, le syndic – c'est-à-dire le maire – est un bonhomme caractériel qui n'hésite pas à balancer ses godasses à la face des personnes qui le contredisent. La quatrième de couverture le présente comme un homme altruiste, ce qui mérite nuance: la motivation ultime du bonhomme, qu'on peut croire marqué à gauche, n'est pas d'assurer un bon accueil aux réfugiés, mais bien, cyniquement, de faire ch... les Salvini et Meloni. S'il éponge les factures grâce à quelques acrobaties (en particulier un traitement suisse contre la leucémie facturé presque un demi-million...), ce n'est pas lui qui va agir activement pour rendre Orlitone plus habitable (l'eau potable y est un bien rare, par exemple), tant pour les indigènes que pour les Syriens.

Ballotté entre un politicard au petit pied (les chaussures, je vous dis!), des villageois qui ont souvent la tête près du bonnet et des Syriens qui doivent bien retrouver un sens à leur vie, Eduardo s'efforce d'injecter un peu d'humanité dans ce petit monde. Eduardo? C'est un homme dans la force de l'âge, fonctionnaire envoyé à Orlitone en punition pour une affaire de mœurs. 

L'auteur réussit à rendre ses personnages parfaitement attachants en leur rendant figure humaine, qui qu'ils soient. Là où d'autres auraient considéré les Syriens comme une masse indistincte dont il s'agit de prendre soin, l'auteur fait émerger des personnages admirables et originaux – on se souviendra en particulier de la chevrière Séphora, une gamine qui connaît son métier et ne supporte pas qu'on mange les cabris. Du côté des anciens qui animent Orlitone vaille que vaille, l'auteur fait le même effort, avec en prime quelque chose de sarcastique, en repérant les acteurs pivots de tout village européen qui se respecte: le curé, le cafetier, le maire, mais aussi l'aïeule qui touche sa bille en cuisine et se voit surclassée. Un jeu de rôles qui peut paraître figé, un peu trop immémorial pour être honnête, mais qui fonctionne et dans lequel le lecteur se retrouve.

En refermant "Le Village", enfin, le lecteur conserve l'impression que c'est par le travail que les Syriens vont forcer le respect dans la bourgade d'Orlitone: étrangers en situation irrégulière, ils arriveront même à tenir la police à distance – sans parler de la mafia endémique. Il est permis de penser à ce que les Italiens de la diaspora ont su réaliser, en se mettant humblement au travail, dans les pays où ils ont émigré. Dès lors, l'immigré syrien, capable de produire matériellement (du fromage) ou symboliquement (animer des funérailles) alors que l'Europe vieillissante a abdiqué (il n'y a ni fromagerie ni chorale à Orlitone au moment où s'ouvre le roman), est-il la métaphore du second souffle promis à un continent dont Orlitone est présenté comme le laboratoire? Telle est la vision, simple mais implacable, exposée avec un humour volontiers grinçant, que véhicule l'accrocheur "Le Village".

Jean-Jacques Busino, Le Village, Lausanne, BSN Press/Genève, Okama, 2024.

Le site des éditions Okama, celui des éditions BSN Press.

dimanche 23 juin 2024

Dimanche poétique 645: Victor Hugo

La cicatrice

Une croûte assez laide est sur la cicatrice.
Jeanne l'arrache, et saigne, et c'est là son caprice;
Elle arrive, montrant son doigt presque en lambeau.
– J'ai, me dit-elle, ôté la peau de mon bobo. –
Je la gronde, elle pleure, et, la voyant en larmes,
Je deviens plat. – Faisons la paix, je rends les armes,
Jeanne, à condition que tu me souriras. –
Alors la douce enfant s'est jetée en mes bras,
Et m'a dit, de son air indulgent et suprême:
– Je ne me ferai plus de mal, puisque je t'aime, –
Et nous voilà contents, en ce tendre abandon,
Elle de ma clémence et moi de son pardon.

Victor Hugo (1802-1885), L'art d'être grand-père. Source: Bonjour Poésie.

jeudi 20 juin 2024

Pierre Charras: conflagration sentimentale dans le RER

Pierre Charras – C'est un roman rapide et captivant que l'écrivain stéphanois Pierre Charras (1945-2014) a offert à son lectorat avec "Dix-neuf secondes". Tout commence avec un rituel bizarre convenu entre Gabriel et Sandrine, deux êtres constituant un couple en perte de vitesse: Gabriel attendra Sandrine à la station de RER parisienne Nation, tel jour à telle heure – ce sera la rame nommée ZEUS. Si elle ne vient pas, c'en sera fini de leur histoire de 25 ans. Une histoire de couple, alors? Oui, mais aussi celle de quelques vies qui déraillent.

Précisément intitulée "ZEUS", la première partie du roman est sans doute la plus prenante. Construite en un compte à rebours saisissant sur 19 secondes (soit le temps d'arrêt de la rame de RER éponyme), elle fonctionne comme un gros plan: de quelques pages chacune, chaque séquence relate, seconde après seconde, ce qui se passe dans la station, du point de vue de plusieurs personnages. Il y a certes Gabriel qui attend, Sandrine qui est peut-être dans la rame. Mais l'auteur diversifie son propos en promenant son regard sur d'autres personnages: un homme à la veste jaune, un professeur aux penchants troubles, une post-ado qui va voir son copain militaire. Inconnus les uns aux autres, représentatifs de la foule des transports publics, tous finissent par avoir partie liée.

Intitulée "STYX", en effet, la deuxième partie relate ce qui se passe après une conflagration qui a détruit la rame, sans doute un acte terroriste. Dès lors, si les personnages restent, le rythme change, devient plus classique. Et la mort devient peu à peu, d'une façon ou d'une autre, la compagne voire le destin de chacun des personnages mis en scène par l'auteur. La police va intervenir, Gabriel le survivant va coopérer, un peu. Et c'est la partie intitulée "HADÈS" (cinq lettres, une de trop pour un RER parisien: on est sorti des voies) qui va dénouer le tout, en un final infernal. Tout soudain, en effet, alors que Gabriel fait face seul à son passé récent, il va y avoir un ou deux morts de trop...

"Dix-neuf secondes" se démarque par l'excellence de sa construction, qui entretient constamment le suspens. Cela, d'abord en créant une sorte de "zoom littéraire" qui grossit chaque seconde. Puis en menant l'intrigue à la manière d'un roman policier, avec ce qu'il faut de silences et d'informations retenues avec adresse, sans oublier les mystères qui entourent les rituels du crime – qui résonnent avec la mystique teintée de fatalité suggérée par les titres des chapitres: tout ce qui s'est passé est-il la volonté des dieux? 

Et comme l'auteur joue à l'occasion avec les demi-teintes, le lecteur n'est pas toujours dans la certitude absolue lui non plus. Certes, il voit disparaître certains personnages auxquels il aura à peine eu le temps de s'attacher. Mais qui est vraiment l'homme à la veste jaune? Et est-ce bien Sandrine qui est morte dans l'attentat du RER ZEUS? Tout comme Gabriel, dont l'auteur observe avec finesse les sentiments changeants, marqués par la peur de perdre un être quand même cher, le lecteur n'y croit pas tout de suite. Et c'est voulu ainsi, de la part de l'écrivain, qui a élaboré une issue alternative terrible et imprévue au rituel initial d'épreuve du couple.

Pierre Charras, Dix-neuf secondes, Paris, Mercure de France, 2003/Folio, 2006.

Le site des éditions Mercure de France, celui des éditions Folio.

Lu par Grâce Minlibé

lundi 17 juin 2024

"Wuttotem": le surhomme, déjà?

Vigo Albtraum – Ils sont réguliers, ceux qui concoctent mois après mois les publications de la série "Damned": la livraison de juin est parue, portant le numéro 17. "Wuttotem", court roman d'horreur signé Vigo Albtraum, embarque son lectorat dans la Forêt-Noire, à la toute fin de la Seconde guerre mondiale. Du gâteau? Voire: les Allemands, à l'agonie, semblent avoir trouvé une combine qui pourrait retourner la situation à leur avantage.

Tout commence trois ou quatre décennies avant, au Tibet, avec la découverte, par un explorateur allemand, d'un objet mystérieux capable de léviter et, accessoirement, de renforcer le physique de n'importe quel être vivant entrant en son contact. Les héritiers récupèrent le secret... et hop: voilà qu'une équipe d'alliés parfaitement multiculturelle et spécialisée dans le sabotage, les Strong Bones se trouve en présence de cette arme secrète, qui a déjà fait quelques dégâts: c'est le projet Wuttotem.

Tout au long de "Wuttotem", l'auteur agite une partie de l'imaginaire nazi. On reconnaîtra que si les premiers animaux transformés que les Strong Bones découvrent sont des loups, ce n'est pas étonnant vu la place qu'occupe cet animal dans l'esprit des hordes hitlériennes. La référence au Tibet, quant à elle, renvoie à Heinrich Harrer (que les cinéphiles connaissent: son histoire, c'est celle de "Sept ans au Tibet" de Jean-Jacques Annaud, avec Brad Pitt), même si l'histoire n'est pas tout à fait la même. Et de façon plus fondamentale, enfin, et la couverture est évocatrice, le projet Wuttotem tout entier renvoie à l'image du surhomme, qui résonne aujourd'hui encore: il a tout d'un inquiétant projet transhumaniste avant la lettre.

Et quelle est l'ambiance, alors? Certes, à l'exception des héritiers von Schwarzwald et du prisonnier de service, Bichler, les Allemands ne sont pas très travaillés. Rien d'étonnant: l'histoire est vue du côté des Strong Bones, où évoluent du reste les personnages les plus intéressants. Le lecteur ne peut être qu'amusé par l'obsession alimentaire qui les motive, à commencer par le penchant de l'Italien du groupe pour le café – qu'il n'est pas toujours possible de produire, ne serait-ce qu'en raison de l'impossibilité tactique de faire des feux en plein air. Bien entendu, vu le cadre du récit, la bonne vieille tourte de la Forêt-Noire fait son apparition, comme un élément poétique astucieux.

Traduit par l'énigmatique Helmut Hard Von Dijon, écrit par un écrivain dont le prénom, fluide, s'écrit avec un ou deux "g" (les coquilles font partie du genre, comme le papier "pulp" jauni de rigueur...) et dont le nom de famille signifie "cauchemar" en allemand, "Wuttotem" s'avère un divertissement souverain pour se changer les idées lorsque le voyage en train se fait longuet. Cela, avec quand même un petit fond historique que l'auteur a savamment su faire remonter, à partir d'un imaginaire qui assume pleinement sa part mystique.

Vigo Albtraum, Wuttotem, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2024.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

Encore une précision: il est possible de s'abonner à la collection de romans Damned. Plus d'informations ici.

dimanche 16 juin 2024

Dimanche poétique 644: Parme Ceriset

Est-ce que tu franchiras l’amer?

Est-ce que tu franchirais l’amer pour me retrouver?
Ces murs d’eau qui nous séparent, 
Ces frontières d’eau salée,
Toute cette écume qui porte en elle
Les pépites de notre Art,
Es-tu prêt à plonger 
Dans l’océan qui menace
Et nous ouvre 
Ses bras étoilés,
Vers l’indomptable espace...

Parme Ceriset (1979- ). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 14 juin 2024

Occident en déclin? Emmanuel Todd, une autopsie

Emmanuel Todd – Le conflit ukrainien a constitué pour l'anthropologue Emmanuel Todd l'occasion d'observer avec une saine hauteur de vues les forces en présence. Ceux qui ont le souci de s'informer de façon objective sur cet épisode de l'histoire européenne, sans se contenter d'une presse mainstream trop facilement manichéenne, ne découvriront certes aucune péripétie nouvelle, et la narration leur paraîtra correcte et nuancée.

Mais il y a plus intéressant: "La défaite de l'Occident" évalue les forces en présence en profondeur en fonction de leurs mentalités, de leur vision du monde héritée de l'histoire, ou répudiée. L'auteur analyse ainsi plusieurs pays et blocs de pays: Ukraine et Russie bien sûr, mais aussi le continent européen, la Scandinavie, le "Reste du Monde" même, sans oublier bien sûr les Etats-Unis. La vision est parfois schématique, courte, l'auteur en convient volontiers; mais elle ne manque pas d'originalité.

Familles et religions, des éléments structurants...

Pourquoi telle nation fonctionne-t-elle comme elle le fait? L'auteur convoque en particulier les structures familiales d'ici et d'ailleurs, fondatrices en particulier de l'acceptation de tel ou tel mode de gouvernance. Ainsi la famille russe traditionnelle peut-elle être vue comme égalitaire (entre frères) et autoritaire (le père qui commande). Rien de neuf dans une telle approche: il est permis de penser à François de La Mothe Le Vayer qui, quelque part dans son "Instruction de Monseigneur le Dauphin" (Louïs Billaine, 1669), considérait qu'en France, le roi joue pour la nation le rôle nécessaire du père pour la famille. 

L'auteur relève aussi le rôle de la religion comme facteur d'évolution et de structuration des peuples: le protestantisme encourage à l'instruction, ne serait-ce que pour lire la Bible, mais apparaît intrinsèquement inégalitaire en raison de la théorie de la prédestination (qu'on trouve aussi dans le jansénisme, soit dit en passant – l'auteur omet cette précision...), favorisant par exemple dans la nation américaine l'impression d'être "le" peuple élu.

... qui laissent place au nihilisme

La défaite de l'Occident résulte selon l'auteur de l'effacement de certains cadres, en particulier ce cadre religieux. Approche intéressante: l'auteur distingue entre religion active, religion zombie et religion zéro. L'état de religion zombie décrit une situation où les gens ne pratiquent plus guère, mais restent marqués par les habitudes et réflexes de leur religion traditionnelle: on ne croit plus, mais on va à la messe de Minuit parce que ça se fait et l'on se fait enterrer parce que c'est ce que le catholicisme préconise. Quant au stade de religion zéro, il se situe au moment où la population ne fait plus rien de ce qu'attend une autorité religieuse. Ce basculement, l'auteur le situe, mais l'explication est rapide et ne tient pas compte de nuances régionales, au moment où les pays acceptent le mariage entre personnes de même sexe.

Il y a défaite de l'Occident aussi en matière de rapport au réel et à la vérité, selon l'auteur, qui évoque en passant le wokisme et la vision transactiviste du monde. Cela s'inscrit dans le cadre plus large de la disparition d'une forme de surmoi qui, de façon raisonnée ou non, indique qu'on ne badine pas avec la morale. Faute de morale, seuls restent le fric, quitte à ce que ce soit l'arnaque (affaire des subprimes: comment peut-on vendre des crédits à des clients insolvables comme cela a été fait? Gageons que les banquiers n'ont pensé qu'aux primes qu'ils encaisseraient), et la violence pour imposer un mode de vie. Et plus généralement, l'auteur indique que face à cette déliquescence, c'est le nihilisme, dégagé de toute raison commune, qui s'installe. Et il l'illustre, exemples à l'appui.

Autres richesses de "La défaite de l'Occident"

On pourrait gloser encore longtemps, entre autres, sur l'hypothèse émise par l'auteur que les élites politiques qui nous gouvernent ne se soucient plus de représenter le peuple (voilà qui prend une résonance particulière à l'heure où les Français s'apprêtent à renouveler leur Parlement...) et sont devenues une oligarchie hors sol plus à même de se faire élire que de gouverner (et formée à ce théâtre), ou sur l'analyse de la prolifération des métiers inutiles aux Etats-Unis (médecins surpayés, avocats, financiers – l'auteur aurait pu évoquer en complément les "bullshit jobs" chers à David Graeber), venant gonfler un PIB qui ne reflète plus guère la productivité effective d'un pays qui ne forme plus guère d'ingénieurs, sans parler d'une classe ouvrière devenue inexistante à la suite des délocalisations. Ainsi s'explique selon l'auteur le fait que le pays le plus riche du monde, de réputation en tout cas, n'est pas en mesure de répondre à la demande en munitions et en armes émanant de l'Ukraine.

Puisant aux sources les plus diverses, "La défaite de l'Occident" s'avère un réquisitoire sévère mais juste, ironique de temps en temps, souvent dérangeant, à l'encontre d'un monde occidental promis à la défaite face à la Russie, mais aussi, plus largement, en voie d'effacement face à un "Reste du monde" qui émerge et n'entend pas forcément se laisser dicter sa manière de vivre par un monde occidental devenu ivre de sa toute-puissance, peu à peu, après la chute du Rideau de Fer – l'auteur use du vieux mot grec d'hybris pour l'évoquer. Et l'on se souvient de cette phrase d'un vieux sage, entendue naguère: les difficultés ne manqueront pas de commencer lorsque, aveuglé, on se dit, à la suite de Jean Villard-Gilles mais un peu trop au premier degré: "Y'en a point comme nous!".

Emmanuel Todd, La défaite de l'Occident, Paris, Gallimard, 2024.

Le site des éditions Gallimard.

Egalement lu par Anna Colin LebedevBernard Gensane, Commun CommuneGaëtane, Jérôme DelacroixPaulo Roberto de AlmeidaPierre Bénite, Sophie Olive.

mercredi 12 juin 2024

Tombée du phare

Françoise Chapelon – Avec "La Fiancée du Phare", la romancière ligérienne Françoise Chapelon envoie son personnage récurrent, Camille Lorset, du côté de la Vendée pour des vacances bien méritées. Bien entendu, celles-ci ne vont pas se dérouler comme prévu: invitée par des gens du cru à une noce, l'enquêtrice affectée à la gendarmerie de Montbrison va se retrouver mêlée à une sacrée enquête. Pensez donc: la mariée est tombée du phare!

L'idée d'amener Camille Lorset hors de "sa" région de Montbrison s'avère judicieuse: à force d'élucider des crimes dans son fief, celui-ci aurait perdu pied avec la réalité en renvoyant de ce cru une image peu réaliste de région dangereuse. C'est aussi ce qu'a fait, avec adresse, Marc Voltenauer dans "L'Aigle de sang", expédiant ses personnages en Suède après avoir remarqué que s'il continuait à décrire des homicides dans les Alpes vaudoises, il finirait par décimer les lieux... 

Quant au lecteur, il se retrouve agréablement dépaysé, baladé dans des paysages et des situations nouveaux. Il verra ainsi Camille Lorset tenter de bronzer sur les plages de la façade atlantique (on ne sait rien de son physique, soit dit en passant – la lectrice ou le lecteur peut tout imaginer...), tout en fraternisant avec les gens du cru, qui cachent bien leurs secrets: ce qui va titiller sa curiosité d'enquêtrice.

L'auteure place Camille Lorset dans une position double, à la fois témoin et enquêtrice: ayant assisté à la noce lors de laquelle la mariée est morte, elle s'avère impliquée. L'auteure explore avec pertinence le ressenti d'une gendarme aguerrie soudain placée face à ses collègues qui, pour le coup, ont des questions à lui poser: doit-elle répondre, simplement, ou suggérer qu'elle pourrait être utile à l'enquête, par exemple en posant, en retour, les questions qui lui paraissent bonnes? 

Présente au début du roman, cette tension va se résoudre assez vite: pour ainsi dire victime de son tempérament de flic, Camille Lorset va mener l'enquête toute seule, parallèlement à une gendarmerie locale qui paraît encline à ménager les susceptibilités du cru. Pour le lecteur, c'est tout bénéfice: l'enquête s'avère riche en rebondissements. Mais l'auteure ne manque pas de souligner le rapport obsessionnel de Camille Lorset à son travail, en particulier en évoquant, en pointillés, sa relation problématique avec un jeune homme qui a fini par s'éloigner d'elle malgré des sentiments amoureux a priori partagés.

Et l'intrigue, alors? Celle-ci brasse des thématiques nombreuses et éclaire pas mal de zones d'ombre à propos des personnages mis en scène. On aurait pu s'attendre à ce que la question des prêtres pédophiles, annoncée en début de roman avec des allusions bien explicitées au père Bernard Preynat, soit plus prégnante au fil des pages: tout au plus explique-t-elle le tempérament atypique d'un personnage apparemment secondaire, victime et mère d'autres personnages autrement importants dans l'intrigue. Au-delà de cet élément, il y aura des jeux de pouvoir et d'argent bien sûr, et l'ambiance particulière d'un mariage quelque peu arrangé entre notables locaux, marqué en partie par la raison. Et l'on s'interroge sur ce que sont tous ces briquets Zippo qui parsèment l'intrigue: cadeau d'entreprise ou témoignage d'amitié indéfectible entre jeunes gens?

Si riche et détaillée qu'elle soit, l'intrigue mise en place est maîtrisée de bout en bout. Elle permet à l'écrivaine d'agencer avec adresse plus d'un retournement de situation, jusqu'à l'issue, nécessairement inattendue: tout le monde avait peut-être une bonne raison de ne pas aimer la victime. Alors, suicide ou homicide? Telle est la question posée par "La Fiancée du Phare".

Françoise Chapelon, La Fiancée du Phare, Forez Noir, 2023.

Le site de Françoise Chapelon.

Lu par Sonia Pupier.

dimanche 9 juin 2024

Dimanche poétique 643: Jean Grosjean

Cri

Un matin comme les autres, l'avoine coupée d'hier, le verger jonché de prunes.
Le ruisseau ne cesse guère de s'en aller sous la brume.
Un nuage à l'horizon, l'agneau que sa mère oublie, le pic-épeiche et son cri.
La grande herbe se balance depuis les débuts du monde.

Jean Grosjean (1912-2006). Source: Poèmes.co.

samedi 8 juin 2024

Narcisse en Italie: quand les influenceurs fraient entre eux

Quentin Mouron – "La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme" est le tout dernier roman de l'écrivain suisse Quentin Mouron. Il chevauche le phénomène des influenceurs pour installer une intrigue qui pourrait être policière... mais ne l'est pas du tout, même si la scène d'ouverture présente le cadavre de Sixtine. Fonctionnant sur le mode "Comment en est-on arrivé là?", l'histoire rappelle plutôt, sans en atteindre toutefois l'ampleur, certaines pages de la première partie de "Glamorama" de Bret Easton Ellis.

Voyons: le lecteur se retrouve plongé dans le petit monde des influenceurs en ligne. Le romancier met en scène une demi-douzaine de jeunes adultes exerçant ce métier, cosmopolites assumés, amenés à se côtoyer lors d'un congrès organisé en Italie. L'auteur fait usage du namedropping, à l'instar de Bret Easton Ellis donc, pour noyer ses personnages de fiction dans un univers supposé connu du lecteur: il ne manque pas de citer des influenceurs connus de tous bords – je relève Papacito ou Thaïs d'Escufon pour le bord de droite (très à droite en l'occurrence, on est d'accord), mais aussi Booba et quelques autres.

Ce petit monde s'entrecroise dans le nord de l'Italie, bout de continent comprenant Venise ou Vérone, vu comme gentiment muséifié, sans oser la bascule radicale à la manière décrite dans le perturbant et salutaire "Europe-les-Bains" de Micha Maiataski. De façon plus générale, c'est une jeunesse européenne désabusée et narcissique que l'écrivain met en scène, libertaire et individualiste jusqu'à sa sexualité et à ses dépendances, obnubilée par une certaine image publique où tout le monde est semblable, seule l'importance de l'audience faisant la réputation.

Cette jeunesse s'avère superficielle aussi, sensible aux modes, dépourvue de vraies convictions, idéologiquement fluide en fonction des tendances: gagner des sectateurs, en perdre, voilà l'enjeu. Concrètement, l'auteur glisse quelques clins d'œil plus ou moins appuyés aux tendances de l'époque, parfois immédiatement actuelles: l'allusion à Sylvain Tesson, par exemple, n'est certainement pas innocente compte tenu de la controverse dont il a fait l'objet cette année encore. Dans cet esprit, gageons d'ailleurs que "La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme", une fois écrit, n'a guère attendu avant d'être publié.

Côté style, il est permis d'exprimer quelques regrets face à une écriture qui tient du procédé dépourvu d'étonnements, alternant des chapitres courts et haletants (ça pourrait être un polar, après tout) sous forme de longues phrases structurées par des virgules et interrompues par des dialogues impromptus, alternant avec d'autres (encore plus courts et haletants) où les retours à la ligne sont dominants. Un style à ce point marqué suggère que ce qui est mis en avant, c'est l'écrivain en train d'écrire, davantage que les personnages en train d'interagir. Résultat des courses: le lecteur se sent tenu à distance par la voix de l'auteur, alors qu'il y aurait eu matière à le prendre par la main pour l'amener au cœur de l'arène. 

Et la mort de Sixtine, alors? Quelques phrases et silences opportuns des uns et des autres règleront son cas. Renversant quelque peu la loi du genre policier, de façon astucieuse, l'auteur raconte comment on en est arrivé là, indique le déroulement du crime... et finit par créer à l'entour le brouillard qui masque la vérité aux personnages – mais pas au lecteur, ni au personnage coupable. Et en fin de roman, chaque personnage continuera sa vie, en fonction de la trajectoire esquissée au fil d'un livre marqué par la c., par le lugana et par les allusions récurrentes au poète américain Lawrence Ferlinghetti. Les influenceurs seraient-ils au-dessus des lois?

Quentin Mouron, La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme, Lausanne, Favre, 2024.

Le site de Quentin Mouron, celui des éditions Favre.

Egalement lu par Francis Richard.

jeudi 6 juin 2024

"Lucette", le moment célinien de Marc-Edouard Nabe

Marc-Edouard Nabe – Marc-Edouard Nabe invite son lectorat à danser sur la musique de ses mots, mais aussi sur celle qui hante Lucette, épouse de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline, dans son roman "Lucette". Pour une fois dans l'œuvre de l'écrivain, ce n'est pas Nabe qui narre: l'écrivain met en scène le réalisateur Jean-François Stévenin, désireux de mettre en images "Nord". Voici le point de départ d'une sorte de "Voyage au bout de Céline", vu à travers la personne de son indéfectible deuxième épouse, danseuse et professeure de danse de son état.

Paru en 1995, "Lucette" saisit Lucette Almansor dans sa huitantaine, alors qu'elle ignore encore qu'elle vivra plus de cent ans: née en 1912, elle s'est éteinte en 2019. Le lecteur découvre une femme qui, bien qu'éprouvée par l'existence, garde sa santé, sa vigueur, sa sève. Elle continue à donner des leçons de danse à quelques élèves à Meudon, conserve intacts ses souvenirs, son énergie vitale et son répondant. Et en écrivain accompli, l'auteur fait usage sans gêne aucune de tous les outils que lui offre l'art littéraire pour faire jouer sa musique: néologismes, jeux sur les points de vue, alternances entre dialogues et descriptions. 

Ce qui a l'inconvénient de ses avantages, certes. En particulier, et c'est le drame du livre, le lecteur ne peut qu'être déçu d'un ouvrage qui promet la réalisation d'un film qui ne sera pas, si ce n'est sous la forme de descriptions littéraires de scènes éparses. C'est d'autant plus décevant que l'auteur met en scène un réalisateur qui a bel et bien existé et a connu ses heures de gloire au cinéma. Jean-François Stévenin avait-il vraiment l'intention de faire un film à partir du livre "Nord" de Céline? Pour le lecteur, en tout, cas, l'imagination seule lui reste, comme consolation: comment Stévenin aurait-il recréé ça?

Le lecteur, lui, se retrouve baladé dans un univers coloré où il ne sait plus toujours où donner de la tête. Cela part d'une bonne idée, la meilleure même qui soit pour un écrivain: faire le tour de son sujet. Il y aura donc des balades en des lieux céliniens emblématiques de France, Dieppe par exemple, mais l'intrigue ne sortira jamais du pays: Sigmaringen comme l'odyssée vers le Danemark resteront des souvenirs évoqués mais non vécues à nouveau par les protagonistes de "Lucette". Pourtant, là encore, c'est pièce après pièce que l'auteur dessine son sujet, quitte à susciter un certain vertige chez le lecteur.

L'auteur se montre ricanant, mais un poil moins sincère aussi, lorsqu'il évoque certains céliniens tels que Marc Laudelout et les animateurs du "Bulletin célinien": pour en parler, ainsi que ceux qui l'entourent, l'auteur choisit de faire usage de pseudonymes assez transparents. Une option unique dans ce livre: tous les autres personnages du petit monde du Céline d'après-guerre sont nommés, au moins par leur prénom – l'avocat et écrivain François Gibault (il écrivit "La Cité interdite" en 2011), en particulier, fait partie, on le devine, des personnages du livre, même s'il n'est que prénommé.

Il fallait donc bien, sans doute, ces 422 pages dansantes au rythme à la fois changeant et régulier pour rendre hommage à Lucette Destouches et, à travers elle, à Louis-Ferdinand Céline. Cependant, le lecteur sort quelque peu gavé d'un tel roman, riche mais jouant sur le jeu de la connivence lorsqu'il s'agit par exemple d'évoquer, lors de dialogues souvent longs, les noms et les idées des uns et des autres: il faudra aller retrouver leur identité et leur personnalité, éventuellement sur Internet, faute de quoi le risque de se perdre est, pour le profane, important. A moins qu'il ne relève le défi et se plonge, en parallèle, dans la vie et l'œuvre non romancées de Lucette et Louis-Ferdinand Destouches.

Marc-Edouard Nabe, Lucette, Paris, Gallimard, 1995/Marc-Edouard Nabe, 2012.

Le site de Marc-Edouard Nabe, celui des éditions Gallimard.

Egalement lu par Tilly Bayard-Richard (extrait).