lundi 31 juillet 2023

Harcèlement et sang, la terreur d'un bal selon Stephen King

Stephen King – Cela fait longtemps que j'avais envie de me replonger dans un bon gros Stephen King, et je m'en suis ouvert sur plus d'un blog ces dernières années (entre autres chez l'amie Lili Galipette...). Et voilà: cette période un peu creuse entre fin juillet et début août aura été pour moi l'occasion de lire "Carrie", le tout premier roman de l'écrivain, sorti en 1974 – mon année de naissance, tiens. Voici donc quelques impressions! Celles-ci sont peut-être teintées du (bon) souvenir que je conserve du film que Brian De Palma a tiré de ce livre.

Tout commence donc dans les vestiaires des filles. "Arf, arf!", pourraient dire ceux qui, au moment de la préadolescence, auront eu envie de mater (allez, les gars, avouez...). Mais rien qu'en montrant une scène originelle terrible, avec cette Carrie qui a ses premières règles sous la douche et s'en trouve harcelée, l'auteur les renvoie à leurs fantasmes malsains. Aucune complaisance là-dedans: il s'agit de harcèlement scolaire, façon hard, à une époque où le mot n'existait pas. Et s'il fallait démontrer la modernité de l'écrivain, celle-ci passe par le fait que, à une époque où ce genre de truc était généralement minimisé, les autorités de l'école prennent au sérieux le cas de Carrie, tout en s'avérant assez démunies: les retenues ou l'interdiction de bal pour les meneuses s'avèrent une punition dérisoire.

Réciproquement, force est de constater que Carrie White, victime de harcèlement, n'a rien d'un personnage sympathique. On peut la voir comme une victime, mais on a fait plus sexy dans le genre que cette fillasse que l'auteur ne prend même pas la peine de rendre jolie (le cinéaste le fera... en mettant en scène l'actrice Sissy Spacek, plus charismatique que le personnage décrit par Stephen King) ou sympathique. En somme, l'auteur décrit avec Carrie, jusqu'à l'extrême, l'exemple de la cible de harcèlement scolaire à seize ans: prisonnière d'une mère bigote à l'extrême, peu intégrée à l'école, considérée comme bizarre. Et antipathique, en plus, même si on la sent désireuse de tracer sa propre voie et de "tuer la mère", à défaut du père (ce qui n'est pas forcément plus facile).

L'écrivain crée toute une brochette de personnages d'adolescents détestables: semi-débiles qui se laissent embarquer dans la première combine venue, meuf qui se laisse emporter par la meute mais qui regrette, fille à papa immature qui croit à la toute-puissance de son avocat de papa (en général, les enfants comprennent assez vite que leur papa ne peut pas tout et que pour certains trucs, il vaut mieux qu'ils se débrouillent tout seuls, ce qui forge leur caractère). La vaste scène finale du bal de fin d'année, couronnée par un bain de sang de porc sur la tête du roi et de la reine de la soirée, entretient l'ambiguïté de ce point de vue: le lecteur a toujours le droit de se demander quelle est, entre moquerie extrême, malaise et nervosité, la nature du rire qui éclate lorsque Carrie se ramasse quelques litres de sang de porc sur la tête, comme son cavalier, tué parce qu'en plus, il s'est pris le bidon sur la tête.

Côté focalisation, la lecture de "Carrie" est guidée par un certain nombre d'interventions incidentes: citations de journaux ou de presse scientifique, témoignages des personnes présentes au bal fatal. De son aveu même, l'auteur a fait de nécessité vertu: cette démarche lui a permis de donner du corps à une nouvelle intéressante mais un peu courte, et de lui conférer l'épaisseur d'un roman. Ces interventions évoquent aussi, avec insistance, la possibilité de la télékinésie (froidement abrégée TK), ou art de déplacer les objets sans contact. Ce motif fait glisser "Carrie" dans le genre fantastique, en donnant la préférence à une interprétation fantastique des faits terribles que l'auteur décrit. Il convient aussi de relever que le ressort narratif de la télékinésie reviendra dans l'œuvre de Stephen King, entre autres dans "Charlie".

Enfin, force est de relever que le sang, sous toutes ses formes, fait figure de leitmotiv de "Carrie". Il peut être anecdotique, comme lorsqu'il fuse lors d'une petite blessure, intime lorsqu'on parle des règles (et qu'on réveille ainsi l'imaginaire traumatisant qu'elles peuvent avoir), juste dégueulasse lorsqu'on parle de sang de porc, même pas humain, ou vital quand on compte les morts du bal de fin d'année. Dès lors, on pense, et l'auteur cite ce fait divers terrible, à l'incendie du Cocoanut Grove, survenu en 1942 à Boston, ou à "la nuit du 5-7", survenue en 1970. En France comme aux Etats-Unis, les écrivains Jean-Pierre Montal (dans "La nuit du 5-7") comme J. Courtney Sullivan (dans "Maine") en ont fait leur matière plus tard. A sa manière, capable d'utiliser les sombres ressorts de la psychologie humaine pour aller vers le pire, c'est dans cette tradition des drames des balloches, mortels pour une jeunesse qu'on voudrait attachante, que "Carrie" s'inscrit.

Stephen King, Carrie, Paris, J'ai Lu, 2005/Gallimard, 1976. Traduit de l'américain par Henri Robillot.

dimanche 30 juillet 2023

Dimanche poétique 599: Claude Luezior

Irrévérences

s'évapore l'attente
sous une plume saturnienne
quand se jouent les énigmes

calligraphie exsangue
où s'amoncelle
la syntaxe d'une survie

aux ressacs du crépuscule
résiste l'ascèse
aux bourrasques du soir
se fend l'inaccompli

me désarticuler
dans la scansion
du millénaire
pour que mon âme
enfin essaime
ce que je n'ai su héberger

sur les brisants
de nulle part
lier l'invisible
aux racines de l'être

prier

pour que ma trace
finalement s'incruste

dans un limon
que n'érodera pas
le vent des rires

un naufrage
ne lègue-t-il
toujours 
un débris
pour toi?

Claude Luezior (1953- ), Au démêloir des heures, Paris, Librairie-galerie Racine, 2023.

samedi 29 juillet 2023

Défi des Mille: Lili Galipette au taquet!

Défi des Mille – Sept livres pour 2484 pages: voilà ce que pèse le cycle de Dina, complet. Lili Galipette a lu et commenté les volumes de cette vaste saga signée Herbjørg Wassmo, dans l'excellente édition 10/18. Le billet de synthèse de ses lectures est à découvrir sur son blog. Merci pour cette participation! Et vous, une fois sur son blog, cliquez sur les couvertures pour en savoir plus! 

Pour mémoire, s'il a été lancé en 2011 par votre serviteur, le Défi des Mille est toujours valable à présent: l'idée est de lire un ouvrage de plus de 1000 (mille) pages, en un ou plusieurs volumes. Les règles du jeu sont présentées dans ce bon vieux billet. A vous de jouer! 

jeudi 27 juillet 2023

Eva Baltasar, amour et bovarysme entre Amérique du Sud et Islande

Eva Baltasar – C'est l'histoire d'une femme à peine nommée au début du roman, qu'on ne dirait pas forcément être une femme lorsqu'on la voit de loin. Elle vit simplement, elle aime cuisiner, et elle trouve l'emploi qui lui convient dans un navire cargo qui dessert les rivages sud-américains. Un poil misanthrope, c'est là qu'elle a trouvé son territoire. Puis l'amour survient, violent, sans présager de ce qu'il va lui faire endurer – l'amour d'une autre femme. Tel est le point de départ de "Boulder", roman de l'écrivaine bourlingueuse et poétesse Eva Baltasar, native de Barcelone.

Cet amour, l'auteure en relate les vicissitudes et les aspérités dès le deuxième chapitre de l'ouvrage, adoptant le point de vue de la narratrice. Une narratrice qui recevra de son amante le surnom de "Boulder", "le rocher". Surnom empoisonné: nommer, c'est prendre le pouvoir. Et l'on comprend en effet que Samsa (un nom à la Kafka, façon "La Métamorphose", auquel le lecteur donnera peut-être un sens connexe), femme matériellement à l'aise, sera l'élément dominant du couple, exerçant une forme d'emprise dérangeante. 

La narratrice, quant à elle, a accepté de la rejoindre en Islande, mais l'auteure excelle, dès les premières pages de ce deuxième chapitre, à démontrer comment cette île a des airs de prison dorée, un peu comme la vie de ce couple. Bovarysme, avez-vous dit? Il y a quelque chose. La nostalgie pointe par moments, la solitude mord malgré la vie en couple, aussi alors que Samsa est souvent absente en raison de son métier.

Le lecteur perçoit d'emblée le sens de l'image expressive qui caractérise l'écriture de l'auteure. Si elle s'avère "simplement" juste en début de roman, elle gagne en puissance, et aussi parfois en ironie à base d'outrance, à partir du moment où Samsa a des envies d'enfant. Dès lors, aucun des stéréotypes de la mère parfaite n'est épargné – le génie de l'auteure étant de les pousser à l'extrême pour en dire la vanité. Il y aura les rituels liés à la procréation médicalement assistée, la préparation à l'accouchement, la gynécologue qui convie Boulder à un entretien à trois avec Samsa mais ne s'adresse guère à elle (attitude ordinaire contre celui ou celle qui n'est pas future mère?), l'orientation exclusive d'une mère envers celle qui sera, qui est sa fille: Tinna. Une mère, une fille, OK; mais quelle doit être la place de Boulder, ni mère, ni père, nullement génitrice ou géniteur? Doit-elle se contenter d'être tenue à l'écart par une Samsa qui impose ses vues et considère Boulder comme une servante, ou se laisser guider par les risettes de Tinna?

La vie de celle qu'on appellera désormais Boulder reste limitée en Islande, même si elle réussit à animer un food-truck spécialisé dans les empanadas, qui connaît un certain succès. Elle constitue cependant l'occasion d'ouvertures, rares et précieuses, vers autre chose que l'entre-soi étouffant du couple, même lesbien. Il y a Anna, promesse d'un amour alternatif, coiffeuse que la narratrice prend pour la conservatrice  de quelque musée du cru. Il y a aussi Ragnar, son premier chef en Islande, patron d'un restaurant asiatique, qui la reçoit en fin de journée, en ami, pour boire des coups et fumer des cigarettes. 

Et en une manière de narration cyclique, c'est la mer qui reprendra Boulder, qui la retrouvera transformée par une part de vécu marquante malgré tout. S'il est court, "Boulder" est aussi un roman qui défie et subvertit les stéréotypes de genre. Relatant les méandres d'un amour vécu entre deux femmes, l'est un texte dense, porté par une écriture aux images maniées avec virtuosité pour créer des impressions qui ne peuvent que résonner fortement chez le lecteur.

Eva Baltasar, Boulder, Lagrasse, Verdier, 2022. Traduction du catalan par Annie Bats.

Le site des éditions Verdier.

Lu par Aline, Kits Hilaire

mardi 25 juillet 2023

Céline désormais édité: quelques mois dans la vie d'un biffin en convalescence

Louis-Ferdinand Céline – Quelques mois de convalescence pour Ferdinand, le double littéraire de l'écrivain: tel est le propos du roman "Guerre" de Louis-Ferdinand Céline. Les éditions Gallimard ont édité sous ce titre un élément complet des manuscrits inédits de l'écrivain, qu'on a crus volés et qui ont récemment refait surface. Il y a quelque chose de particulier, donc à ouvrir "Guerre", un roman qui pourrait venir se visser sur "Casse-pipe", demeuré incomplet.

D'abord, et ça frappe, il y a la musique des mots, bien sûr. Ecrit dans les années 1934, "Guerre" est livré à son lecteur d'aujourd'hui pratiquement à l'état d'un premier jet, les pages manuscrites reproduites en fin d'ouvrage, peu raturées ou corrigées, en témoignent. 

Déjà cependant, le lecteur perçoit le génie d'une écriture compacte, capable de dire en peu de mots ce que d'autres diraient en de longues phrases. Cette écriture recrée, on le comprend, une forme d'oralité littéraire, qu'on lit comme on la parle, avec ses fautes de français et son argot militaire ou populaire, ses chocs aussi, mais que personne n'exprimerait spontanément comme cela: "Guerre", c'est du naturel parfaitement recréé, halluciné ou sale, loin du beau style, impuissant à dire les horreurs d'une guerre inédite, celle de 1914-1918.

Voilà donc le lecteur plongé dans le destin de Ferdinand, seul survivant d'un épisode de la guerre, errant non loin du front. "J'ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête": terribles phrases qui annoncent ce dont Ferdinand, le narrateur, va souffrir tout au long de l'ouvrage: d'insupportables acouphènes dont l'écrivain restitue le caractère impitoyable par l'image, tout en accordant au sens de l'ouïe une certaine importance: il faut se comprendre lorsqu'on parle, entendre la distance à laquelle ça canonne. 

Cet élément résonne avec un aspect légendaire entretenu par l'écrivain: a-t-il également souffert d'acouphènes violents, voire émétiques, à cause d'une balle restée logée dans sa tête, sans le tuer?

"Guerre" donne aussi à voir quelques aspects sociaux liés à la guerre, telle qu'elle a pu être vécue dans un village à l'arrière du front, dans des lieux et avec des personnages que l'auteur s'amuse à renommer de manière fine et malicieuse. Le personnage de Bébert, dit Cascade, proxénète déchu, porte à lui seul l'image de la déchéance de l'homme esquinté par la guerre et que les femmes doivent soudain soutenir: il aura bien du mal à régner sur Angèle, son épouse qu'il a mise sur le trottoir, et sur Destinée, qu'il cherche à garder sous sa coupe. Manque de bol: son ultime honneur disparaît lorsqu'il est fusillé, pour s'être mutilé tout seul. 

Quant aux parents de Ferdinand, ils donnent constamment l'impression d'être hors sol face à leur fils lors des moments où ils sont présents: le lecteur comprend sans peine qu'il y a quelque chose d'indécent à exiger des égards de la part d'un fils qui s'est pris la guerre, c'est le cas de le dire, en pleine tronche. Seule la décoration de leur fils, éventuellement usurpée, pourra les ramener à meilleure reconnaissance.

Enfin, s'ils jouent sur les bas instincts humains, les constants épisodes liés au sexe, qu'il soit question d'une infirmière lubrique ou de moments de prostitution avec les militaires anglais, réservent quelques moments empreints d'humour. Crus et directs, ils disent aussi le déséquilibre mental qui peut naître dans une société déréglée, soudain privée par la guerre d'une mixité équilibrée propre à la vie civile. Chacune et chacun tire dès lors son épingle du jeu, ou pas, comme il ou elle le peut, le sait ou l'aime. L'auteur l'a compris: c'est par là aussi que l'âme humaine s'exprime, et pas forcément pour le meilleur.

Après les ambiances jamais faciles, parfois oppressantes, liées à la période où Ferdinand vit dans des lazarets et "ambulances" où la mort n'est jamais loin, la fin de "Guerre" apparaît comme une respiration, un moment d'espoir: Ferdinand va partir en Angleterre avec Angèle, la veuve de Cascade, et un soldat anglais qui a été le micheton d'Angèle. L'attelage peut paraître étrange; surtout, il annonce "Londres", autre roman de Céline resté inédit jusqu'à il y a peu.

Quelques mots enfin sur l'édition: Pascal Fouché et François Gibault ont su créer une rapide mise en contexte de "Guerre", suffisante pour situer cet inédit dans l'œuvre de l'auteur du "Voyage au bout de la nuit". Pour l'anecdote, un lexique, un répertoire des noms des personnages et des reproductions de pages choisies du manuscrit achèveront de séduire le lecteur de cette nouveauté. Les chercheurs de fond approfondiront; gageons qu'ils sont déjà à l'œuvre.

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Paris, Gallimard, 2022. Edition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault.

Le site des éditions Gallimard.


Défi "2023 sera classique" avec Nathalie et Blandine.



lundi 24 juillet 2023

Une semaine et un bouton pour changer la vie

Leslie Héliade – Certains destins peuvent basculer en peu de jours, à peine une semaine. Celui d'Anna est de ceux-ci. La romancière Leslie Héliade le relate dans "Le Bouton d'Anna". Et de même que tout se joue rapidement dans ce roman, l'écriture s'avère alerte et efficace. 

Tout commence pourtant avec un bouton de fièvre sur la lèvre... il ne sera certes guère question de boutons de rose dans ce roman, contrairement à ce que suggère sa couverture. Mais force est de relever que d'un motif pas très appétissant a priori, l'auteure réussit à tirer un moteur performant pour son roman. 

Cela, en retenant Anna d'embrasser à sa guise et en relatant avec justesse les états d'âme qu'une telle blessure peut susciter, surtout au moment où la boutique de vêtements chics qui emploie Anna vit une journée clé d'un point de vue commercial. Voilà qui ouvre des portes sur le stress lié au travail et à sa somatisation! Enfin, alors que le lecteur a cru que le problème a fini par s'effacer, le voilà qui revient de manière inattendue...

Mais voyons d'un peu plus près ce que charrie l'intrigue du roman "Le Bouton d'Anna". Il sera question du monde du travail, avec quelques drames qui sont autant de portes ouvertes: Anna se fait licencier sans motif sérieux de son emploi de vendeuse dans une boutique d'habits chics. Or, Anna rêve de monter sa propre boutique, mais une offre intéressante lui parvient de son ancien employeur. Que choisir? Une question que le lecteur s'est peut-être posée, et qu'il est amené à se poser pour Anna: lui faut-il poursuivre son rêve ou suivre une voie réaliste et sûre? Anna s'avère attachante, l'empathie fonctionne.

Enfin, comme nul n'est une île, la romancière n'oublie pas l'entourage d'Anna. François joue le rôle classique du meilleur ami, celui qui permet qu'on se blottisse dans ses bras sans penser à aller plus loin. Il y a le beau Mathieu aussi, qui a vu Anna dans une séquence d'ivresse qui pourrait aussi être perçue comme un moment d'authenticité, fût-elle débordante, loin du rôle joué dans le métier de la vente. Enfin, la famille d'Anna prend une place important dans "Le Bouton d'Anna", entre soutien financier et mise au jour de plus d'un secret de famille. Peut-on rabibocher une famille comme on reprise un vêtement déchiré? Anna s'y essaie...

"Le Bouton d'Anna" est un court roman solidement construit, fondé sur des ressentis simples que chacune et chacun peut comprendre. Il emprunte au feel-good pour dire l'envie de devenir une meilleure version de soi-même et à certains traits de la littérature blanche lorsqu'il s'agit d'éclairer, de façon franche mais sans pesanteur, les zones sombres de tel ou tel personnage. Porté par un style sans afféterie, ce livre s'apprécie et laisse le goût agréable typique des belles histoires telles qu'il peut s'en produire à Paris.

Leslie Héliade, Le Bouton d'Anna, éd. Leslie Heliade, 2013.

Le site de Leslie Héliade.

dimanche 23 juillet 2023

Dimanche poétique 598: René-François Sully Prudhomme

Les stalactites

J'aime les grottes où la torche
Ensanglante une épaisse nuit,
Où l'écho fait, de porche en porche,
Un grand soupir du moindre bruit.

Les stalactites à la voûte
Pendent en pleurs pétrifiés
Dont l'humidité, goutte à goutte,
Tombe lentement à mes pieds.

Il me semble qu'en ces ténèbres
Règne une douloureuse paix ;
Et devant ces longs pleurs funèbres
Suspendus sans sécher jamais,

Je pense aux âmes affligées
Où dorment d'anciennes amours :
Toutes les larmes sont figées,
Quelque chose y pleure toujours.

René-François Sully Prudhomme (1839-1907). Source: Bonjour Poésie.

samedi 22 juillet 2023

Sang chaud et bains thermaux: mort à Charmey

Daniel Bovigny – Un cadavre flotte à la surface de la grande piscine des bains thermaux de Charmey. Qui cela dérange-t-il? La police, en tout cas, qui mène l'enquête avec zèle! Tel est le propos de "Bain de sang chaud" de Daniel Bovigny. Après un roman tout public remarquable et remarqué intitulé "Crìme double en Gruyère" et le recueil de nouvelles "Bonsoir, chéri!", l'écrivain propose ici son premier roman policier à ambiance adulte. Un roman d'ores et déjà repéré, puisqu'il a obtenu le "Prix Vanil Noir", qui récompense, sur manuscrit, un polar de terroir méritant.

Avis à ceux qui n'aiment pas les polars à tiroirs: l'intrigue de "Bain de sang chaud" est à la fois simple et solide. Elle se fonde sur des péchés d'enfance qui, longtemps enfouis, refont surface lorsque vient l'âge mûr. Avec les enquêteurs, le lecteur découvre que Simon, la victime noyée dans les bains thermaux, n'a pas toujours été un ange. Est-on dès lors en présence d'une vengeance? Ce n'est pas exclu... 

La conduite de l'intrigue est rigoureuse, et sa narration apparaît globalement sérieuse dans sa tonalité – tout au plus peut-on regretter que la réceptionniste Sandra, furtivement mentionnée au début du livre, n'ait pas été davantage exploitée. L'auteur a cependant la bonne idée de tempérer cette gravité par un humour certain, tantôt potache, tantôt subtil (il y a une contrepèterie particulièrement astucieuse en page 109, avis aux marioles!), fondé souvent sur des jeux de mots, qui hante les dialogues entre policiers.

Une équipe de policiers à laquelle l'auteur offre toute son attention d'écrivain! Chaque flic a ainsi son surnom, ce qui, en plus des jeux de mots à usage interne, souligne les complicités – et permet à l'auteur, d'un simple point de vue technique, d'éviter des répétitions de noms qui peuvent s'avérer lourdes. Il n'y en a qu'un qui n'a pas son totem: c'est Quentin Imhof, le gaffeur de l'équipe. Face à lui, le lecteur se trouve divisé: est-il vraisemblable d'être à la fois aussi benêt que lui (ça en devient presque attendrissant...) et de trouver quand même la clé de l'énigme? Enfin, compte tenu du contexte de publication, il est permis d'imaginer que certains surnoms, Ergé ou Tintin, sont autant de clins d'œil appuyés à l'éditeur, Francis Antoine Niquille, grand tintinologue devant l'Eternel.

Enfin, force est de relever que l'eau, en général, apparaît comme un thème récurrent de l'ouvrage. Certes, elle est la matière de l'arme des crimes, jusqu'à un point inattendu. Mais elle est aussi le lieu de l'acte originel qui a entraîné trois homicides, et se trouve parfaitement en phase avec l'épicentre de l'intrigue policière, Charmey, où, outre des bains thermaux et une piscine couverte, il y a la Jogne et le lac de Montsalvens. Et pas mal de neige sur les sommets, serait-on tenté d'ajouter – force est de relever qu'il y en a aussi un peu dans "Bain de sang chaud". Enfin, l'identité masquée de la suspecte numéro un, Renée Leport, est également évocatrice de l'élément liquide. 

"Bain de sang chaud" saura plaire à un lectorat régional qui y retrouvera des lieux familiers, y compris l'un des restaurants de la nouvelle gare de Bulle, "La Koujena", auquel l'auteur consacre quelques jolies pages – à titre personnel, je confirme: leurs tranches de cake sont délicieuses! Plus: grâce à une intrigue bien construite, ce polar saura également accrocher un lectorat hors terroir, désireux de se plonger dans les eaux troubles d'une région qu'on aurait crue plus tranquille que ça.

Daniel Bovigny, Bain de sang chaud, Charmey, Editions Montsalvens, 2023.

Le site des éditions Montsalvens.

vendredi 21 juillet 2023

Libéralisme humaniste et raison: le postmodernisme, ses problèmes et les réponses à lui apporter

Helen Pluckrose et James Lindsay – Toute personne interpellée par l'approche "woke" des problèmes de société de notre temps devrait lire "Le triomphe des impostures intellectuelles", essai signé de l'écrivaine et conférencière libérale Helen Pluckrose et du mathématicien et physicien James Lindsay. Fondé sur une argumentation rationnelle rigoureuse, cet ouvrage déconstruit méthodiquement les faiblesses d'un certain gauchissement de la pensée et prône comme remède un libéralisme sain, fondé sur la raison et l'humanisme. Voici quelques éléments de ce riche ouvrage, dont on voudrait tout citer...

Woke, ai-je dit? C'est de cela qu'il s'agit, certes. Mais "Le triomphe des impostures intellectuelles" ne fait guère usage de ce terme, qui n'apparaît que deux ou trois fois dans ses plus de quatre cents pages. Paradoxal? Certes. Mais cela s'explique par le fait que l'ouvrage dessine avant tout la généalogie d'une manière de penser fondée sur certains principes posés par les philosophes postmodernes Michel Foucault et Jacques Derrida, parmi lesquels la difficulté à cerner une vérité authentiquement objective. Dès lors, les auteurs parlent plutôt de "Théorie" et de "Justice Sociale" pour évoquer les éléments théoriques analysés et leur application – avec des majuscules, comme s'il s'agissait de religions, à croire sur parole, alors que leurs fondements rationnels sont pour le moins fragiles, voire inexistants.

Les auteurs décrivent le postmodernisme comme un refus des métarécits tels que les portent les religions ou le marxisme, ainsi que par la préséance des jeux de pouvoir et par un scepticisme radical, y compris à l'encontre de la raison, jugée subordonnée aux intérêts de ce qui est jugé bon ou vertueux par celui qui s'exprime. Et c'est sur cette base que roule, implacable, l'analyse rationnelle des deux auteurs autour de quelques phénomènes de pensée et manifestations actuels, qui ont su sortir des universités pour s'installer jusque dans les discussions de café du commerce et les départements des grandes entreprises.

Il sera dès lors question d'intersectionnalité (un truc périlleux) ou de communautarisme (ah, les identités exacerbées!), la Théorie considérant, à l'encontre de l'humanisme universaliste, que c'est au niveau des communautés humaines que tout se joue. Tout doit devenir rapport de force entre communautés soudain sourcilleuses, et celui qui parle en leur nom doit être pris inconditionnellement au sérieux – ce que les auteurs appellent le "positionnisme", qui postule que toute personne extérieure à une communauté est inapte à comprendre ce qui s'y passe et s'y ressent. Surtout lorsqu'on est en présence de rapports de domination, généralisés par la Théorie alors qu'une approche libérale part d'un principe de souplesse bienveillante, refusant la bagarre (culture de l'honneur) au profit du dialogue ou de l'ignorance (culture de la dignité) pour régir les rapports humains. Or, dès lors qu'on introduit là-dedans le postulat d'un rapport de forces généralisé, on entre dans une culture de la victimisation qui va à l'encontre de toute émancipation.

Les auteurs abordent la Théorie et la Justice Sociale selon plusieurs angles, parvenant à chaque fois à démontrer l'inanité de l'approche, voire ses conclusions absurdes. Il sera question de théories postcoloniale ou queer, de théorie critique de la race, de féminisme et d'études de genre (le féminisme étant décrit entre matérialisme, radicalité et intersectionnalité), handicap et corpulence – ces deux derniers éléments mettant en évidence des attitudes victimaires où l'on préfère se complaire dans son statut de personne corpulente ou en situation de handicap alors qu'il est possible, moyennant quelques efforts, de vivre plus sainement. Mais le dire aux personnes concernées serait jugé oppressant... 

Qu'on ne s'y trompe pas: les auteurs ne nient pas les problématiques liées aux discriminations diverses et variées qui, aujourd'hui encore, taraudent nos sociétés. Massive mais nuancée, leur critique va plutôt aux réponses que donne la Théorie et la Justice Sociale – ce qu'on appelle aujourd'hui communément le wokisme – à ces questions: contradictions délirantes qui ne manquent pas de naître d'une intersectionnalité qui crée des catégories à l'infini qui finissent par se taper dessus, victimisation des uns et des autres et refus qu'on puisse être autre chose qu'une victime à moins d'être Blanc (oui, il est aussi question de Robin DiAngelo dans "Le triomphe des impostures intellectuelles"). Critiques d'une Théorie qu'on classe volontiers à gauche, les auteurs rappellent enfin qu'une telle approche, par effet miroir, pourrait même décomplexer les démons illibéraux d'extrême droite.

Les derniers chapitres, dans cet esprit, remettent la raison au centre du discours. Une raison parfois ingrate, qui se trompe à l'occasion, qui a produit pas mal d'horreurs aussi, mais qui dispose des moyens de reconnaître ses erreurs afin d'avancer en évitant autant que possible la violence (alors que faute d'arguments, la Théorie n'a généralement plus que la violence pour répondre à ses détracteurs). Et qui a été, contrairement à la "Théorie", un indéniable moteur de progrès social et humain depuis cinq ou six siècles.

Helen Pluckrose et James Lindsay, Le triomphe des impostures intellectuelles, Saint-Martin-de-Londres, H&O Editions, 2021. Traduction de l'anglais par Olivier Bosseau et Peggy Sastre, préface d'Alan Sokal.

Le site des éditions H&O.

Lu par Gabriel des Moëres

dimanche 16 juillet 2023

Dimanche poétique 597: Kieran Wall

La nocturne du béton

Le grésillement du feu rouge
Éteint en moi l’envie de vert ;
La complainte des pneus qui bougent
Lisse en basses mes fins de vers.
En accélérations rageuses
Les voitures filent. Moi, pantois,
Loin des lumières tapageuses,
Je fixe la lune sur les toits.
La lune blanche, vive et pleine
Fait pleuvoir son incertitude ;
L’heure tardive étend sa peine
Sur le noir de la multitude.

Kieran Wall. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 14 juillet 2023

Cuisine moléculaire: bon appétit messieurs-dames?

Jörg Zipprick – Il semble qu'aujourd'hui, la cuisine moléculaire soit quelque peu passée de mode et qu'à la suite de quelques scandales sanitaires, les restaurateurs aient à nouveau accordé la juste priorité à la matière première: viande, fruits, légumes, féculents. Voilà qui semble donner raison au chroniqueur gastronomique allemand Jörg Zipprick: sorti en 2009, son ouvrage "Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire" a fait quelques remous à sa sortie. Il a aussi dû contribuer, ne serait-ce qu'un peu, ses lecteurs à savoir ce pour quoi ils paient tant lorsqu'ils savourent un repas de cuisine moléculaire, par exemple dans le mythique restaurant "El Bulli" à Rosas, naguère tenu par Ferran Adrià.

Mythique: le mot n'est pas choisi au hasard. "Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire" se présente comme une déconstruction méthodique du mythe – celui du génie, de l'inventeur, du magicien fait chef coq. Un maître mot s'impose dans la démonstration de l'auteur, journaliste gastronomique allemand: "additifs". Ceux-ci ont été mis au point par des laboratoires de chimie pour un usage alimentaire, et se retrouvent bien entendu dans ce que l'on trouve dans les supermarchés, ne serait-ce que pour des raisons pratiques: durée de conservation, maintien d'un aspect présentable ou d'une certaine palatabilité sur la durée, etc. 

L'auteur indique que cet usage agroalimentaire, si critiqué qu'il puisse être, est raisonné en plus d'être nécessaire: ceux qui mettent au point votre pizza surgelée sont conscients des dosages de tel ou tel additif, dont le nom commence, vous le savez si vous lisez la composition de vos produits alimentaires, par un "E". Face à cet usage raisonné, façon "mal nécessaire", il place les cuisiniers qui, à la tête de restaurants chics, en font une utilisation toute différente, pour obtenir des résultats trompeurs, spectaculaires et surprenants, mais pas forcément digestes – les jolis petits plats déroutants de "El Bulli" sont restés dans les mémoires. L'auteur indique qu'ils ont aussi provoqué un nombre notable de malaises immédiats, dont les hôpitaux voisins de Rosas ont été les témoins... 

On l'a compris: l'auteur met en évidence les enjeux de santé publique de la cuisine moléculaire, et va jusqu'à répondre aux objections des tenants de telles pratiques culinaires, à commencer par l'un de leurs penseurs, le chimiste français Hervé This: ce n'est pas parce que certains additifs sont naturellement présents dans la nature qu'il faut forcément en rajouter, ou parce que tout est chimie en cuisine qu'il faut surloyer cet aspect. Un chapitre aborde par ailleurs la question des allergies – on pense au "syndrome du restaurant chinois", provoqué par le glutamate monosodique – alors qu'un autre évoque le tempérament d'ayatollahs intolérants des tenants de la cuisine moléculaire.

Et si tout ça n'était qu'une question de fric? En journaliste soucieux d'exhaustivité, l'auteur évoque les enjeux économiques du phénomène des additifs, que la maison Adrià a vendus pendant un certain temps sous la marque "Texturas" aux cuisiniers professionnels ou amateurs désireux de remettre ça chez eux. Peu à peu, il démontre que les additifs sont souvent des substituts bon marché destinés à faire illusion quand on ne veut pas payer pour le "vrai" produit: un solide parfum de champignons en spray fait illusion et coûte moins cher qu'une chouette poignée de chanterelles. Au terme de sa lecture, le lecteur se dit que les papes de la cuisine moléculaire vendent à prix d'or des produits bourrés d'additifs et moins sains que la barquette de lasagnes que vous achèterez peut-être demain au supermarché. Et que des restaurateurs moins cotés se laissent tenter, sans parler de la cuisine d'assemblage, mais cet aspect reste marginal dans le livre de Jörg Zipprick.

Le travail du journaliste s'est aussi heurté à des résistances, à des réticences à dire la vérité. Il lui a fallu gratter pas mal pour découvrir que cette cuisine expérimentale, "techno-émotionnelle", est financée par l'Union européenne (projet INICON cherchant à transférer le savoir de la chimie dans le monde alimentaire). Il a très bien compris, au fil de ses contacts, que le mot "additif" est tabou, comme si les chefs qui ont adopté la cuisine moléculaire ne l'assumaient pas – une impression confortée par le fait qu'ils ne sont généralement pas d'accord d'indiquer ces "ingrédients" sur la carte. La réticence est la même chez les critiques gastronomiques, ce que Jörg Zipprick déplore de la part de ses confrères: pourquoi ne sont-ils pas plus curieux, plus coriaces? Ont-ils peur des haters? – Car oui, la cuisine moléculaire est aussi affaire de communication et de réseaux sociaux...

En refermant ce réquisitoire passionnant, fondé sur la visite de restaurants, des entretiens et une solide expérience de journaliste, le lecteur saura que certains chefs tentent de lui faire manger des additifs également utilisés pour produire du cirage (carraghénanes, E407), du savon (xanthane, E 415), voire du faux sperme dans le porno (méthylcellulose, E461). Bon appétit, messieurs-dames! Pour conclure le tout, l'auteur donne en annexe la liste des additifs en "E" avec leur dénomination officielle, leur description et leurs effets potentiels. Ainsi, "Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire" est un ouvrage rigoureux et punchy qui déconstruit une mode culinaire dont le caractère salutaire est loin d'être démontré. Par réaction, une seule envie: le retour au vrai produit. 

Jörg Zipprick, Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire, Lausanne, Favre, 2009.

Le site des éditions Favre.

mercredi 12 juillet 2023

La secte des suicidés... mais par qui?

Jeong Hai-yeon – Prenez un jeune homme amnésique nommé Kim Tae-seong, à la fois suicidaire et désireux de vivre – c'est paradoxal mais ça se tient. Lâchez-le dans un coin misérable de Séoul avec une rente famélique, offrez-lui un moment au cybercafé pour trouver des gens qui pourraient avoir envie de mourir avec lui. Il n'en faut pas plus pour poser les bases du roman "La secte des suicidés", thriller virtuose, tout en illusions, signé de l'écrivaine sud-coréenne Jeong Hai-yeon.

Se suicider en équipe? L'idée peut surprendre, mais la romancière présente l'idée des "Suicide Clubs" comme quelque chose d'assez évident. Elle expose également une méthode apparemment assez fréquente pour se suicider en Corée du Sud: les briquettes de charbon qu'on allume et qui permettent un décès assez doux, par asphyxie. Le début de l'intrigue, avec cette velléité de rejoindre le paradis à plusieurs au sein du club "The Heaven", fait même penser à l'approche amicale du suicide mise en avant par Arto Paasilinna dans "Petits suicides entre amis". 

Mais très vite, le lecteur s'interroge: certaines des personnes invitées à se suicider dans un coin de montagne reculé (son nom familier ne figure pas sur les cartes, ce qui renforce son caractère irréel) n'ont pas du tout le profil de suicidaires. Dès lors, question: l'auteure n'a-t-elle aucun sens de la psychologie, ou y a-t-il autre chose? La deuxième hypothèse est la bonne. Et si ce "Suicide Club" n'était rien d'autre, en fait, qu'un piège tenu par un psychopathe? Le suicide anticipé de la seule personne sincère dans ce projet, une adolescente nommée Choi-Lin qu'on verra bouffée par les asticots, conforte le lecteur dans l'idée que oui, il y a une vérité cohérente derrière des apparences qui ne le sont pas. 

Suicidaire et désireux de vivre, ai-je dit au sujet de Kim Tae-seong, le personnage principal. Oui, il est tendu entre ces deux aspirations existentielles. Et les épreuves qu'il va subir lui permettront de sortir d'une sorte d'ambiguïté face à la mort, en faisant primer son appétit de vivre. L'auteure réserve quelques pages hallucinées à la dissipation de l'amnésie clinique du bonhomme. Elle va aussi le pousser à se confronter à son passé, et surtout à ce qui lui reste de sa famille: son frère, un policier en apparence exemplaire. Et là aussi, l'auteure balade son lectorat...

... en effet, celui-ci va se demander pourquoi ce frère sorti de nulle part, méprisant, prend soudain soin de son frère, ou pas. On pense corruption, et l'auteure ne manque pas, en effet, de mettre en scène une police qui met singulièrement peu d'ardeur à mener l'enquête autour du club "The Heaven": soit ils sont vraiment bêtes (le lecteur aurait fait mieux à la place des flics du roman, c'est dire), soit c'est autre chose, mais c'est curieux! Alors oui, certains personnages sont protégés par leur famille et leur immense fortune, et il y a bien une affaire de fric à chercher, mais pas dans ce sens. Et pour survivre, Kim Tae-seong devra se battre et souffrir – et surmonter la force des liens familiaux, qu'on peut voir comme un fait culturel coréen.

L'intrigue sait surprendre et n'épargne rien au lecteur: dans une ambiance qui finit par ressembler à celle d'un panier de crabes où l'enjeu des confrontations est à chaque fois la vie (normal dans un contexte de suicides!), elle ose les scènes les plus horrifiques, avec des personnages brûlés vifs, égorgés ou crucifiés à la façon de Jésus-Christ. Quant à l'écriture, si elle peut paraître lente au début, elle s'avère efficace, finit par accrocher le lecteur et se démarque, et c'est bien venu, par un sens de l'image décalée qui permet un peu de légèreté au détour d'une phrase, alors que l'ambiance est généralement tendue. Enfin, la présence d'un répertoire des personnages permet au lecteur peu coutumier du monde coréen et de ses noms d'avoir une référence bien pratique en cours de lecture.

Jeong Hai-yeon, La secte des suicidés, Paris, Matin Calme, 2022. Traduit du coréen par Han Yumi et Hervé Péjaudier.

Le site des éditions Matin Calme.

Lu par Crayon de Couleuvre.

dimanche 9 juillet 2023

Dimanche poétique 596: Emmanuel Dunand

Le verre de l'amitié

Celui qu'on ouvre avec précaution
Celui qu'on découvre avec élocution

Le raisin gorgé de soleil, intact de sincérité
le teint forgé sommeille, impact de simplicité

Gouleyant, fraîcheur, spontanéité

On goûte ce jeunot brillant
une réponse brève et positive

Une porte entrouverte qu'on franchit sans hésitation
Transe, apparent et limpide, il apparaît franc

D'un teint vif, il se dit Parent
Instinctif, il se dit enfant

Emmanuel Dunand, Dis vin..., Paris, auto-édité, 2021.

samedi 8 juillet 2023

Liberté d'expression et réseaux sociaux, récit par Mila d'un harcèlement sans fin

Mila – Oui, le titre est ambitieux. Mais ses promesses sont tenues: "Je suis le prix de votre liberté" est le témoignage d'une jeune femme, Mila, dont la vie a été fichue en l'air parce qu'elle a dit sur les réseaux sociaux, sans filtre, ce qu'elle pensait d'un certain système de pensée. Ce livre est l'autobiographie que l'auteure ne s'attendait pas à devoir écrire; c'est aussi, et même surtout, un plaidoyer pour la liberté d'expression à la française, c'est-à-dire la plus étendue possible, jusqu'au blasphème et à l'irrévérence. Courageux? Nécessaire même, à l'heure où la tendance est trop souvent à l'autocensure, admise au nom du respect de ceux qui l'exigent tant et le pratiquent si peu.

Mila fait d'elle-même un portrait sans complaisance. On la découvre désireuse d'extravagances, dissipée, impulsive, talentueuse, artiste dans l'âme, positionnée comme un peu différente de ses collègues de lycée, ce qui lui vaut toutes sortes de harcèlements. On la découvre également héritière d'une famille où la religion n'a pas sa place; on apprend en revanche qu'elle a grandi dans un milieu où l'humanisme prime. Il est permis de se dire que son orientation pansexuelle (elle récuse le mot, mais son vécu y correspond: elle a aimé des femmes, mais relate aussi son expérience avec une femme trans) résulte de cette manière de voir le monde: chaque humain, homme, femme ou autre, est susceptible d'être un objet d'amour.

On se souvient que l'"Affaire Mila" a été une histoire riche en rebondissements dont la presse et les réseaux sociaux se sont fait l'écho: un harcèlement en ligne sans précédent, sur la base d'un avis donné en ligne par une femme qui refuse le conformisme. Le lecteur retrouve ces épisodes, relatés du point de vue de l'auteure: le soutien inattendu d'une journaliste que l'on a positionnée à l'extrême-droite, le difficile transfert vers un lycée militaire à la discipline stricte, les avanies survenues lors d'un séjour à Malte et leur liquidation immédiate par la police et la justice locales. Victime de harcèlement en ligne et en vrai, l'auteure ne surjoue pas ce statut: l'écriture de "Je suis le prix de votre liberté" est généralement franche mais sans afféterie, et relate une vie qu'on ne saurait souhaiter à une adolescente d'aujourd'hui.

"Nous sommes une génération de repli identitaire", avance par ailleurs l'auteure (p. 73) pour décrire, élargissant son propos, l'état d'esprit de son entourage. Une description pessimiste, minée par les exclusions qu'impose toute approche identitaire où chacun porte sa religion, son orientation sexuelle ou sa couleur de peau comme un étendard inattaquable. Elle énumère avec dépit les mots en "-phobe" qui pullulent aujourd'hui et sont des machines à chantage, et illustre le phénomène à l'aide du personnage fictif d'Alexia (p. 79), habile caricature de tous les travers actuels de la pensée. L'auteure ne dit jamais "woke"; mais c'est cette aberration de la pensée qu'elle dénonce en filigrane.

Enfin, l'auteure rappelle une vérité, c'est que l'islam n'est pas une race, à deux reprises, la première fois en prenant la question par l'absurde: "Et qu'on ne vienne pas me faire un procès pour racisme. Ce serait aussi absurde que se moquer de Zeus, ce serait grécophobe...". Rejetant les religions en bloc, l'auteure rappelle, dans le même état d'esprit que toute personne croyante, quelle que soit sa bergerie, doit pouvoir entendre, même si cela ne lui fait pas forcément plaisir: cela relève de la liberté de conscience. Le lecteur chrétien sourira d'ailleurs en lisant la phrase "Et je pense que si Dieu existe, s'il est aussi puissant qu'on le raconte, il sait se faire entendre tout seul": c'est précisément l'idée de Jésus-Christ, Dieu fait homme à un moment donné de l'Histoire pour faire passer un message d'amour qui, certes, n'a pas toujours été justement compris.

Pour terminer, l'auteure renvoie dans les cordes quelques personnalités politiques qui se sont aventurées à lui mettre des limites, à commencer par Ségolène Royal, prête à limiter la liberté d'expression des mineurs (mais Mila, certes mineure, apparaît plus mûre que bien des hommes et femmes politiques adultes en place en France) ou Yassine Belattar, qui se sent pousser des ailes de complotiste – sans oublier Nicole Belloubet, alors garde des sceaux. 

Au terme de la lecture de cet ouvrage bref mais réfléchi, le lecteur aura connu avec Mila une femme qui a la tête sur les épaules, placée soudain face aux effets amplificateurs des réseaux sociaux, dont les échos bêtement haineux résonnent au fil des pages et des citations, comme par contraste. La liberté d'expression est une valeur d'expression à laquelle la France, patrie des "Charlie Hebdo" et autres "Hara-Kiri", accorde une importance majeure; et c'est à l'aune de telles affaires qu'elle est mise à l'épreuve. Dès lors, le message que Mila semble adresser à ses lecteurs est aussi: "Ne lâchons, ne lâchez rien!".

Mila, Je suis le prix de votre liberté, Paris, Grasset, 2021.

Le site des éditions Grasset.

Egalement lu par Julien.

mercredi 5 juillet 2023

Le vin et la poésie, (toujours) un bon ménage!

Emmanuel Dunand – Le vin comme source de poésie: voilà bien un classique de la littérature française. En pleine crise du covid-19, appelant à la convivialité en plein confinement, le poète et caviste Emmanuel Dunand, actif chez Nicolas, s'est lancé dans le projet d'une plaquette de poèmes consacrés au vin. Le lecteur y retrouvera, mine de rien, quelque agréable ivresse: sous les apparences de ses vers aimablement libres, l'écriture s'avère travaillée et soucieuse de résonances.

Ce goût des sonorités s'exprime pleinement dès le premier poème du recueil, "Le ban des vendanges". Les rimes sont le plus souvent riches, "vendange" devient "vent d'ange", et à chacun de trouver ce que cette proximité sonore fait sonner en lui. Le lecteur que je suis s'y attendait un peu: la dédicace que m'a rédigée l'auteur à l'entrée du minuscule théâtre parisien de la Petite Loge révèle un penchant marqué et un goût sûr pour les jeux de sonorités. 

D'un poème à l'autre, le lecteur découvre plus d'un aspect lié au vin, de la dégustation à la couleur de la nappe en passant par le vignoble lui-même. Et quelques taches de couleur disséminées par l'artiste Arnaud Bretzner dans le recueil le rappellent: le vin, ça tache et c'est bon.

Quant à l'aspect de la bonne compagnie, essentiel pour une dégustation dûment partagée, celui-ci émane des dessins d'Arnaud Bretzner, justement, qui mettent en place des couleurs en aplats sur une base léchée en noir et blanc pour valoriser une émotion partagée: le plus souvent, plusieurs personnages s'y partagent la vedette en des contextes variés allant des verres partagés en terrasse aux moments partagés au coin du feu.

Enfin, les derniers poèmes du recueil partagent les enthousiasmes liés à quelques vins bien connus. "Ce beaujolais, ce beau je l'ai" apparaît ainsi comme un hymne simple et sincère au beaujolais nouveau, toujours pareil à lui-même, vu comme un plaisir sempiternel et sans façons. 

Et en passant par le chardonnay de meursault ("ne meurt sot"), l'auteur amène son lectorat jusqu'à un point d'orgue appelé champagne. Fallait-il le mettre en fin de recueil, vraiment? "Le Funambule Champenois" n'a certes pas été conçu pour conclure un recueil en lui donnant une note finale marquante et prépondérante. Mais le lecteur en garde un souvenir pétillant et frais.

Voilà ainsi un petit recueil de poèmes en vers libres qui, quitte à oublier son sujet l'espace d'un ou deux vers, se plaît à faire résonner les mots de la langue française, surtout s'ils parlent du jus de la treille et s'amusent comme ceux qui le dégustent. C'est délicieux! Et en invoquant "Dis vin..." en titre, l'auteur rappelle que ce que l'on a dans son verre va bel et bien raconter des histoires qu'il vaut la peine d'entendre... ou de lire.

Emmanuel Dunand, Dis vin..., Paris, auto-édité, 2021. Iconographie par Arnaud Bretzner.

lundi 3 juillet 2023

Rose-Marie Pagnard, quand la mémoire prend la poussière

Rose-Marie Pagnard – C'est une histoire d'amour avec ses méandres, mais c'est aussi un roman sur la mémoire et ses lacunes: "Gloria Vynil" suit le personnage de Gloria, jeune photographe victime d'amnésies, amoureuse, venue hanter un Museum d'histoire naturelle en voie de disparition.

L'action se passe en ville de Berne, une cité guère nommée mais tout y est, de manière dite ou suggérée – de quoi donner un léger flou artistique aux contours de la capitale fédérale. De plus, l'auteure utilise l'image de l'ours pour désigner le personnage d'Arthur Ambühl-Sittenoffen, artiste-peintre frénétique et amoureux pas toujours adroit même s'il a de quoi faire rêver. 

Une fois passée la description d'une scène originelle terrible où des chiens échappés de leur enclos dévorent un père paysan, le roman se déroule dans une ambiance de surprenante légèreté, contrebalancée par l'incapacité à se rappeler précisément un souvenir toujours évanescent, mais aussi encombrant qu'un secret de famille.

Les souvenirs personnels de Gloria Vynil et de son entourage (cinq frères dont un disparu on ne sait plus comment, une tante, pour ne parler que de sa fantasque famille) font écho à la soif de garder une trace du Museum, voué à la disparition. Frénétique, Arthur Ambühl-Sittenoffen? C'est peu de le dire: l'auteure le montre en peintre hyperactif, travaillant sur plusieurs toiles à la fois dans le musée désaffecté. Son travail à l'huile constitue un contrepoint à l'autre art visuel mis en scène dans "Gloria Vynil": la photographie. 

Cette chasse au souvenir, il faut la faire perdurer, et Arthur, de même que son alter ego Rafi, tirent toutes les ficelles possibles, administratives notamment, pour se donner du temps et retarder la dernière soirée officielle avant déconstruction. 

Cela, quitte à obliger le taxidermiste des lieux, un vieil homme qui confond les bandeaux de cheveux de Gloria avec des queues de singe (!), à continuer d'exercer son travail de reconstitution des corps d'animaux, bien qu'il soit désormais dépourvu d'utilité. Quant aux os manquants de certains singes qu'il reconstitue, ne sont-ils pas l'image des morceaux manquants d'une mémoire qui flanche?

C'est ainsi que la romancière développe, dans le lieu clos du Museum, un univers en vase clos où chacun fonctionne à sa manière à l'ombre des animaux naturalisés. Qui en gardera la poussiéreuse mémoire, de ceux-ci? Quant à l'histoire d'amour fluctuante entre Gloria et Arthur, elle trouvera un épilogue à sa mesure, laissant le lecteur sur une bonne impression: celle que toutes les pièces des puzzles de la mémoire et de l'amour ont bien trouvé leur place.

Rose-Marie Pagnard, Gloria Vynil, Chêne-Bourg, Zoé, 2021.

Le site des éditions Zoé

Egalement lu par Francis Richard, Henri-Charles DahlemRebecca.

dimanche 2 juillet 2023

Dimanche poétique 595: Ambre Delune

Lamentation...

Je me suis égarée aux méandres d’un songe
Dans les couloirs feutrés qui là-bas m’attiraient
Si chaque vérité couve sous les mensonges
Que faudrait-il connaître à ne plus soupçonner?

Et j’ai déambulé dans les nimbes absconses
Y cherchant un repos, un trépas injurieux
Si la lumière incite à l’espoir de réponse
Qui me l’allumera d’un sentiment glorieux?

Ô toi qui me savais éphémère en ce monde
Que n’as-tu fait de moi? Une pauvre plaintive!
Se mourant à l’éclair de l’orage qui gronde
Au coussin de mes nuits, quand la foudre dérive?

Ô toi qui ne vois pas ce que mon âme endure
Regarde le fardeau sous lequel je faiblis
Et ce poids qui me plie, qui me pousse à l’usure
Est trop sur l’intérêt que jadis tu m’offris

Je me suis égarée aux méandres d’un songe
Au seuil d’une illusion, d’une traître chimère
Et j’ai déambulé aux voies de tes mensonges
Ecoute la douleur que mon cœur ne peut taire!

Ambre Delune. Source: Bonjour Poésie.