lundi 27 février 2023

"'S'échapper" de Martine Duquesne: deuil, fuite et retour à soi-même

Martine Duquesne – Faire son deuil, revenir à une vie normale, peu à peu, après quelques errements. Ne pas céder à la tentation de la fuite. Tel est le parcours que suit Max, le personnage principal du deuxième roman de Martine Duquesne, intitulé "S'échapper". 

Max? C'est le narrateur, et c'est aussi un enseignant d'un certain âge, actif dans la région de Lyon. La perte de son amie le chagrine. Avec finesse, l'auteure explore plus particulièrement, dès le début de son roman, la question qu'on peut se poser après une telle tragédie: "Ai-je tout fait pour la sauver?" Et c'est en détail qu'elle repasse le film des derniers temps de Lina, la compagne, atteinte d'un cancer, ainsi que les présences et absences de son compagnon. Cela, dès un certain 13 novembre 2015, qui apparaît comme un coup de semonce.

Avec ou sans compagne, la vie de Max n'a rien de simple. Elle en recrée certaines galères d'enseignant, en particulier les rapports parfois difficiles avec la hiérarchie, et sait pousser son personnage de Max dans ses derniers retranchements dans ce contexte-là aussi. Doit-il se faire aider par un psy ou peut-il s'en sortir tout seul? A-t-il fait du mal au recteur? Pour ne rien simplifier, l'alcool s'en mêle, sous la forme d'une consommation irréfléchie et compulsive.

Formellement, toute la première partie, sinueuse, reflète la complexité dramatique du personnage de Max. Les chapitres sont courts, fulgurants même, et alternent introspection et narration de vie. L'auteure y glisse encore le point de vue de Lina, consigné sous la forme de lettres recueillies dans un carnet que Max découvre après son décès. Au risque de déconcerter le lecteur parfois, ce tourbillon de points de vue et d'actions reflète la tempête qui se passe dans la tête de Max.

En comparaison, la deuxième partie apparaît linéaire, reposante pour le lecteur également. Elle peut paraître banale puisqu'elle relate un voyage organisé que Max effectue avec une vingtaine de personnes dans l'Ouest américain. Ce voyage, Max l'a cependant voulu comme une manière de s'en sortir, de quitter son inconfortable zone de confort. Et le fait qu'il soit raconté d'une façon directe, comme sur de (bons) rails, donne à cette seconde partie un air d'optimisme. A telle enseigne, la porte reste ouverte, qu'un nouvel amour, naissant de deux solitudes, pourrait se faire jour.

Ce n'est pas sans risque, cependant: à plus d'une reprise, Max va être tenté de fuir sans laisser d'adresse. Il comprend cependant peu à peu qu'aucune fuite ne lui permettra de s'échapper de son passé, ni de ses ombres, ni de ses lumières. Ce récit d'un homme courageux, marqué par le destin, est porté par une écriture familière dont le lecteur apprécie la rapidité, qui modère pleinement le poids que pourrait apporter un sujet aussi grave.

Martine Duquesne, S'échapper, Lausanne, Favre, 2023.

Le site des éditions Favre.

dimanche 26 février 2023

Dimanche poétique 578: Jean Villard-Gilles

Dollar

De l'autre côté de l'Atlantique
Dans le fabuleuse Amérique
Brillait d'un éclat fantastique
Le Dollar
Il faisait rêver les gueux en loques
Les marchands de soupe et les loufoques
Dont le cerveau bat la breloque
Le Dollar
Et par milliers de la vieille Europe
Quittant sa ferme son échoppe
Ou les bas quartiers interlopes
On part
Ayant vendu jusqu'à sa chemise
On s'en va pour la terre promise
Pour voir enfin dans son église
Le Dieu Dollar

Et déjà dans la brume
Du matin blafard
Ce soleil qui s'allume
C'est un gros Dollar
Il éclaire le monde
De son feu criard
Et les hommes à la ronde
L'adorent sans retard

On ne perd pas le nord vous pensez
Juste le temps de s'élancer
De s'installer d'ensemencer
Ça part
On joue on gagne on perd on triche
Pétrole chaussettes terrains en friche
Tout s'achète tout se vend on de vient riche
Dollar

On met les vieux pneux en conserve
Et même afin que rien ne se perde
On fait de l'alcool avec de la merde
Dollar
Jusqu'au bon Dieu qu'on mobilise
Et qu'on débite dans chaque église
Aux enchères comme une marchandise
A coup de dollars

Mais sur la ville ardente
Dans un ciel blafard
Cette figure démente
C'est le dieu Dollar
Pas besoin de réclames
Pas besoin d'efforts
Il gagne toutes les âmes
Parce qu'il est en or

Autos phonos radios machines
Trucs chimiques pour faire la cuisine
Chaque maison est une usine
Standard
A l'aube dans une Ford de série
On va vendre son épicerie
Et le soir on retrouve sa chérie
Cornard
Alors on fait tourner des disques
On s'abrutit sans danger puisque
On est assuré contre tous risques
Veinard
La vie qui tourne et vous secoue
Vous fait tourner comme une roue
Il aime vous rouler dans la boue
Le dieu Dollar

Quand la nuit sur la ville
Pose son manteau noir
Dans le ciel immobile
Veille le dieu Dollar
Il hante tous les rêves
Des fous d'ici-bas
Et quand le jour se lève
Il est encore là

On de vient marteau dans leur folie
Les homme n'ont plus qu'une seule envie
Un suprême désir dans la vie
De l'or
S'ils s'écoutaient par tout le monde
On en sèmerait à la ronde
Au fond de la terre profonde
Encore
On en nourrirait sans relâche
Les chèvres les brebis même les vaches
Afin qu'au lieu de lait elles crachent
De l'or
De l'or partout de l'or liquide
De l'or en gaz de l'or solide
Plein les cerveaux et plein les bides
Encore encore

Mais sous un ciel de cendre
Vous verrez un soir
Le dieu Dollar descendre
Du haut de son perchoir
Et devant ses machines
Sans comprendre encore
L'homme crever de famine
Sous des montagnes d'or

Jean Villard-Gilles (1895-1982), Chansons que tout cela!. Source: FrMusique.ru.

En musique, ça donne ça...




samedi 25 février 2023

Balade et résonances sentimentales en demi-teinte à travers Berlin

Sébastien Berlendis – C'est à une balade lacustre du côté de Berlin que l'écrivain lyonnais Sébastien Berlendis invite son lectorat avec "Seize lacs et une seule mer". La mer, ce sera la Baltique, bien sûr, avec ses hôtels surannés qui font écho à ceux de La Bourboule. Quant aux lacs, on en perd le compte: ils se répartissent entre la ville de Berlin et, par le biais des souvenirs, la France.

Philosophe et photographe, l'écrivain intègre le cinéma dans son roman. En effet, tout débute pour le narrateur par la découverte, sur un marché aux puces, d'une série de six films énigmatiques, tournés en Super-8 sur les rives des lacs de Berlin, où apparaît une certaine Inna Helm. Leur visionnement inspire à l'auteur l'envie d'aller voir ce qu'il en est aujourd'hui sur place – et, pourquoi pas, d'en savoir plus sur Inna Helm elle-même. 

Mais si légitime qu'elle soit, cette piste s'avère lâche, d'autant plus que mine de rien, le narrateur va développer sa propre relation avec un personnage féminin, la Syrienne Leyla, qui va l'emmener sur sa propre voie sentimentale, voire – c'est dit avec pudeur – érotique. Telle une odyssée lacustre et sentimentale, le parcours de vie impulsé par les bobines de films en Super-8 va amener le narrateur à se souvenir de son passé, marqué par une lointaine Louise.

L'écriture de "Seize lacs et une seule mer" s'avère sobre et sage, et s'attache à dépeindre un Berlin en teintes douces. Personnage à part entière du roman, la capitale allemande est vue comme une ville qui se souvient de la Seconde guerre mondiale et du temps du communisme, entre autres par le biais de l'imposante Karl-Marx-Allee. 

Cela dit, la jeunesse s'y égaille comme partout ailleurs, relève l'auteur: les garçons cherchent à se faire remarquer des filles, qui déambulent, faussement innocentes. Le plus souvent visuel, l'auteur ne recule pas devant les descriptions, glissant dans son propos une ambiance discrètement mais constamment sensuelle ou évoquant tel bar où les jeunes se croisent et se frôlent.

Paragraphe après paragraphe, dans une écriture sans dialogues ou presque, si sobre qu'elle renonce aux points d'interrogation qui concluent en principe les phrases interrogatives, l'écrivain relate dans le bref ouvrage que constitue "Seize lacs et une seule mer" un univers amical et sentimental en teintes pastel, tout en sérénité rêveuse. De même, c'est de façon à la fois concrète et discrète, soutenue en contrepoint par quelques clins d'œil musicaux et cinématographiques, que l'écrivain évoque Berlin et ses "strandbad" (lieux de baignade lacustres) dans ce récit.

Sébastien Berlendis, Seize lacs et une seule mer, Arles, Actes Sud, 2021.

Le site des éditions Actes Sud.

Lu par Jacques Plaine, Jérôme Delclos.


jeudi 23 février 2023

Georges Duhamel: les Etats-Unis, vision terrifiante du futur

Georges Duhamel – "Scènes de la vie future": voilà un récit de voyage atypique! L'écrivant à la suite d'un périple déroutant, Georges Duhamel y pose que l'Amérique, et précisément les Etats-Unis, sont le futur de l'Europe. Et il n'y a pas de quoi se réjouir selon lui... Guidé par plusieurs personnalités du cru, habituées au mode de vie américain de l'entre-deux-guerres, l'auteur s'étonne, se révolte, laisse résonner en lui l'expérience de ce qui s'avère un authentique choc culturel. Quitte à mettre les pieds dans le plat à plus d'une reprise, il la relate en des formes qui vont du dialogue, parfois poussé à l'absurde, à la réflexion personnelle, en passant par le style du reportage, mâtiné d'impressions personnelles fortes.

Le lecteur le verra ainsi horrifié lorsqu'il visite les monstrueux abattoirs de Chicago, lieu industriel où ni l'humain ni l'animal ne sont respectés. Il le découvrira réfléchissant au statut artistique du cinéma, un statut qu'il nie au terme d'une séance dont il déconstruit avec une glaçante justesse ce qu'on n'appelait pas encore l'expérience client à l'époque: des séances à la pelle organisées dans un complexe où les spectateurs sont littéralement avalés, une musique inconsistante où surnagent des éléments de musique classique sortis de leur contexte. Enfin, l'auteur reste dubitatif face à l'automobile reine, pilotée en ce temps-là par des conducteurs irresponsables: l'une d'entre elles avoue, avec une terrible désinvolture avoir écrasé deux humains au volant – "Deux seulement". "L'assurance paiera!", ironise l'auteur, plus loin.

L'écrivain interroge aussi la notion même de liberté, prétendument sacrée aux Etats-Unis, dès son arrivée, marquée par des examens d'hygiène obligatoires qui, pour le lecteur contemporain, évoquent immanquablement les tests PCR requis pour entrer dans telle ou telle nation en période de pandémie: est-on vraiment libre lorsqu'on est obsédé par son hygiène? Plus tard, l'obsession hygiéniste revient avec la mention des calories de chaque plat sur la carte d'un restaurant. La liberté apparaît bridée aussi par la Prohibition (l'auteur en mentionne les limites et l'hypocrisie) et par la politique de ségrégation raciale stricte, que l'auteur évoque à l'occasion d'une visite à une école pour Noirs: la séparation va jusqu'à rendre inconcevable, pour la directrice, noire, de déjeuner avec ses visiteurs, blancs. Enfin, le conditionnement par une publicité omniprésente peut être vu comme une injonction contraignante à consommer à outrance.

Des Etats-Unis, l'auteur dessine ainsi le portrait d'un pays entièrement voué à l'industrie, aux dimensions inhumaines à tous points de vue, régi par la standardisation à tout crin (il utilise à de nombreuses reprises l'adjectif "standard") et par les lois de l'économie: tel que l'auteur le perçoit, le dollar est un dieu qui asservit et ternit toute chose et déshumanise toute personne. Le travail lui-même paraît avilir l'humain, à telle enseigne que l'auteur, glissant avec malice l'idée récurrente du "droit à la paresse" (selon le titre d'un ouvrage de Paul Lafarge paru en 1880), suggère à son vis-à-vis américain révolté la création d'une "grande ligue pour apprendre à ne rien faire" (p. 76). Serait-ce une illustration d'un rapport au travail différencié selon qu'on est latin et catholique ou anglo-saxon et protestant?

"Scènes de la vie future" a servi de base documentaire à Hergé pour "Tintin en Amérique", et Céline s'en serait inspiré aussi pour son "Voyage au bout de la nuit". Mais quelle idée de lire aujourd'hui un tel ouvrage datant de 1930? Le lecteur constate qu'il n'y a pas grand-chose de changé, et que les tendances que l'auteur dessine sont toujours à l'œuvre en 2023, peut-être davantage même qu'au temps de la parution de ce livre. A ce titre, s'il se trompe parfois et s'exprime avec les mots de son temps, l'auteur réussit aussi à se révéler visionnaire: en se faisant du souci face au productivisme acharné et au consumérisme sans frein, ainsi que face à l'appauvrissement et à la standardisation des végétaux destinés à l'alimentation humaine, il arbore un côté écologiste avant l'heure. Et en décrivant le milieu du sport de compétition, il ne fait que décrire, avant l'heure, le sport-business d'aujourd'hui.


Georges Duhamel, Scènes de la Vie future, Paris, Mercure de France, 1930.

Défi "2023 sera classique" avec Nathalie et Blandine.


mercredi 22 février 2023

Annonce: la Grande Dictée du Salon!

Avis aux amoureux des dictées et aux pasionarias de l'orthographe française: Francis Klotz, âme du vénérable Championnat suisse d'orthographe, donnera une dictée ouverte au public le samedi 25 mars à 11h00 à Palexpo (salle A du centre de congrès), dans le contexte du Salon du Livre de Genève (Suisse).

Les candidats chevaliers du subjonctif seront répartis en deux catégories: une catégorie juniors ouverte aux personnes de 13 à 18 ans et une catégorie seniors ouverte aux personnes âgées de 19 à 99 ans, voire plus. 

Le texte de la Grande Dictée du Salon sera lu et dicté par son auteur, Francis Klotz, champion du monde d'orthographe. Des prix récompenseront les candidats les plus valeureux: bons d'achat dans un restaurant genevois, bons à faire valoir dans une salle de cinéma de la place ou dans une librairie Payot, dictionnaires.

Alors, à vos plumes et à vos Bescherelle!

Informations détaillées sur le site du Salon du Livre (avec inscriptions) et sur le site du Championnat suisse d'orthographe.

Source de l'image: Facebook du Championnat suisse d'orthographe. La personne qui tient le stylo-plume aura du mal à s'imposer à ce concours, puisqu'elle écrit en anglais... 

dimanche 19 février 2023

Dimanche poétique 577: Arthur Rimbaud

Le dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Arthur Rimbaud (1854-1891). Source: Bonjour Poésie.

samedi 18 février 2023

Quelques oiseaux pour un conte, et une romancière qui prend la plume...

Alice Bottarelli – Il suffit d'un incipit long mais impeccable pour mette sur les rails "Ombeline et Rodogune", deuxième roman de l'écrivaine suisse romande Alice Bottarelli. Cette première phrase, qui tient tout un paragraphe, met en scène les personnages principaux du livre (Imier qui n'est pas encore saint, Rodogune et surtout les animaux qui les entourent), placés dans un contexte médiéval de fantaisie. Une fantaisie portée en particulier par les mots, qu'il s'agisse d'évoquer ces bœufs qui passent avant la charrue (p. 10) ou, à la façon d'un Arthur Rimbaud, d'évoquer un val qui mousse de rayons (p. 91).

Figure masculine revisitée du chaste fol, Rodogune a des airs de Parsifal dans "Ombeline et Rodogune". Le lecteur le voit évoluer de façon naturelle, naïve, de son enfance jusqu'à son dix millième jour. Quant à la romancière, elle donne aussi peu à peu sa place à Ombeline, jeune femme qui vaut davantage qu'un prénom dans un titre.

Parce que, oui: Ombeline, "Celle qui marche" (p. 27), s'avère un superbe personnage! Il est permis de voir en elle le motif de la sorcière, farouchement indépendante, capable de se débrouiller seule face à la nature et à des humains pas forcément bienveillants. Son amour pour Rodogune l'arrête le temps de donner la vie à un enfant et de l'élever; mais cette mère saura reprendre sa route au bon moment. Quant à ce Christ-Alain, fils donc, enfant nageur émérite avant même de savoir marcher, il sera le point de départ d'une lignée infinie qu'Imier, devenu saint entre-temps, fait valoir en qualité d'observateur.

Christ-Alain... n'avez-vous pas entendu Cristallin? Pas faux! La romancière ne manque aucune occasion de jouer finement avec les mots et les allusions littéraires dans "Ombeline et Rodogune". Son écriture aime les périodes bien développées qui font allusion aux auteurs majeurs ou marquants d'hier et d'aujourd'hui. Elles s'avèrent exubérantes, ne serait-ce que dans leur volonté de ressasser, synonyme après synonyme, jusqu'à ce que le mot juste soit enfin dit.

Le lecteur de "Ombeline et Rodogune" se trouve face à un conte qui assume ses inexactitudes temporelles, gages de flou artistique, et assume son côté rêveur. Ce conte est également porté par des oiseaux qui sont autant de totems. On pense au moineau moribond qui a conquis le cœur empathique de Rodogune, mais aussi au vivace autour des palombes qu'Ombeline apprivoise. Sans oublier que pour écrire, du moins dans le haut Moyen Âge, il fallait bien une plume... 

Enfin, il est question d'un navire. Celui-ci emprunte en particulier au motif de l'arche de Noé, conçue sans l'étendue du projet biblique qui lui sert de modèle. Les personnages s'y rencontrent à la façon d'une nef des fous qui ambitionne de poser un pied à terre. Pas évident quand l'enfant, Christ-Alain, a passé plus de temps dans l'eau que sur la terre ferme!

Allant jusqu'à faire mourir son Rodogune à 27 ans (comme Amy Winehouse, entre autres, tiens!), l'écrivaine explore et déconstruit, avec le sourire et en osant quelques malicieux anachronismes, les codes et allusions intemporels du monde des contes. "Ombeline et Rodogune" est donc un roman à la fois compact et exubérant, porté par un travail riche et allusif sur la langue française. 

Alice Bottarelli, Ombeline et Rodogune, Prilly, Presses Inverses, 2022.

Le site des éditions Presses Inverses.

vendredi 17 février 2023

Robert Denoël, un assassinat qui garde son mystère

Alice Louise Staman – Lorsqu'on est un gros lecteur, on apprécie parfois de lire ce qui se passe dans les coulisses de l'édition. Force est de relever, dans cet esprit, que pour le lecteur, la vie et la mort de l'éditeur Robert Denoël valent bien un roman. Deux personnes l'ont compris: Gordon Zola, qui a proposé au lectorat une biographie historico-déconnante intitulée "Le Père Denoël est-il une ordure?", et Alice Louise Staman (1942-2020), qui propose avec "Assassinat d'un éditeur à la Libération" une biographie fouillée de celui qui publia à la fois Louis-Ferdinand Céline et Elsa Triolet.

Dans un premier temps, l'auteure, universitaire américaine, explore la jeunesse et les débuts de Robert Denoël, de la Belgique à Paris. C'est là que le jeune homme met en place ce qui sera sa vie: une épouse nommée Cécile, plus velléitaire qu'ambitieuse, et l'envie à la Rastignac de devenir le plus grand éditeur littéraire... à Paris. C'est l'occasion pour l'auteure de planter le décor: Robert Denoël arrive en 1925 dans un monde éditorial parisien où les petites structures, carburant souvent au compte d'auteur, sont nombreuses mais où quelques géants donnent le ton: ce sont notamment Bernard Grasset et Gaston Gallimard. Côté écrivains, c'est le temps du vieux Paul Valéry et de sa jeune amante Jeanne Loviton, de Pierre Frondaie ("L'homme à l'Hispano"), du surréalisme, mais aussi d'Antonin Arthaud.

L'auteure dessine avec précision comment Robert Denoël va se tailler une place enviable dans ce milieu, entre autres grâce à de jolis coups éditoriaux: Denoël profite ainsi des atermoiements de Gallimard pour récupérer le "Voyage au bout de la nuit" de Louis-Ferdinand Céline. "Assassinat d'un éditeur à la Libération" va jusqu'à relater les dessous du prix Goncourt 1932, qui échappe précisément à Céline en dépit de son statut de favori. Piètre consolation pour lui que le Renaudot! Indissociable de Robert Denoël, Céline hante "Assassinat d'un éditeur à la Libération": on le découvre haineux envers les éditeurs, écrivain misérable et hagard traversant avec sa femme et son chat l'Europe en proie au chaos.

Puis vient l'Occupation... l'auteure en explore les vicissitudes pour les éditeurs et donne à voir certaines des tactiques utilisées par ceux qui publient des livres pour se couvrir. Elle évoque ainsi le labyrinthe des sociétés écrans ou fantômes créées par Denoël, mais aussi par d'autres éditeurs, pour faciliter un double jeu: les œuvres trop ouvertement favorables à l'occupant paraissent ainsi sous des labels qui ne sont pas celui de la maison d'édition mère. On a reproché à Denoël d'avoir collaboré avec l'occupant allemand; l'auteure démontre que tous les éditeurs l'ont fait, à leur manière, traçant leur route périlleuse sur une ligne de crête étroite: obéir à l'occupant, au moins en apparence, est une question existentielle, indique l'auteure.

C'est avec une minutie toute policière que l'auteure reconstruit les dernières heures de vie de Robert Denoël. Il n'en reste pas moins des zones d'ombre! Au-delà de cette description, "Assassinat d'un éditeur à la Libération" revisite les coulisses des tribunaux. Elle relève que Robert Denoël, qu'on découvre persuasif et habile en affaires, a déjà préparé une défense qui pourrait faire tomber tout le milieu éditorial parisien. Et surtout, elle brosse de Jeanne Loviton, devenue l'amante de Robert Denoël, le portrait d'une femme rouée, capable de trouver sa voie dans le dédale de tribunaux nés de la Libération et fonctionnant volontiers sous influence. Est-elle l'assassin? Selon "Assassinat d'un éditeur à la Libération", elle aura tout fait pour capter l'héritage Denoël au détriment de Cécile Denoël, veuve en instance de divorce de l'éditeur. Cela dit, même si l'on a envie de suivre son regard, l'auteure de "Assassinat d'un éditeur à la Libération" se garde bien d'accuser frontalement celle qui, malgré de lourds indices, est sortie indemne de ses nombreux passages devant des tribunaux.

La mort de Robert Denoël demeure donc un mystère historique, et ce sera sans doute le cas pour toujours: les personnes ont disparu, certains documents et pièces se sont perdus dès les débuts d'une enquête qui, l'auteure le relève, n'a pas toujours brillé par sa rigueur. Un mystère, c'est ce qu'il faut pour un roman. Dès lors, c'est la forme de la biographie romancée, richement documentée, nourrie d'archives difficiles d'accès, qu'Alice Louise Staman adopte pour dessiner le portrait complexe, torturé qui plus est par les méandres de l'Histoire, de l'éditeur Robert Denoël.

Alice Louise Staman, Assassinat d'un éditeur à la Libération, Paris, e-dite, 2005, traduit de l'anglais par Jean-François Delorme.

dimanche 12 février 2023

Dimanche poétique 576: Victor Hugo

Apparition

Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;
Son vol éblouissant apaisait la tempête,
Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.
- Qu'est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?
Lui dis-je. - Il répondit : - je viens prendre ton âme. -
Et j'eus peur, car je vis que c'était une femme ;
Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :
- Que me restera-t-il ? car tu t'envoleras. -
Il ne répondit pas ; le ciel que l'ombre assiège
S'éteignait... - Si tu prends mon âme, m'écriai-je,
Où l'emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.
Il se taisait toujours. - Ô passant du ciel bleu,
Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ? -
Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
Et l'ange devint noir, et dit : - Je suis l'amour.
Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l'ombre où brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Victor Hugo (1802-1885). Source: Bonjour Poésie.


samedi 11 février 2023

Récits de l'innocence trop vite perdue

Sylvie Bourgeois – "Brèves enfances", ce sont trente-quatre chapitres qui sont autant d'instantanés saisis avec acuité dans ces moments de l'enfance propres à briser l'innocence. Familles dysfonctionnelles, enfants illégitimes, divorces, absences de l'un ou l'autre parent, décès: tout cela, l'écrivaine Sylvie Bourgeois l'explore en se mettant à la place des enfants eux-mêmes. Le résultat, c'est un livre aux airs de recueil de nouvelles. Mais en est-ce vraiment un?

Dès le premier chapitre, le lecteur est épaté par la capacité qu'a l'auteure, fulgurante dans ses traits, d'aller à l'essentiel. Pauvre enfant que celui qui se raconte dans "Mon papa est curé", amoureux d'une fille nommée Marie et qui pourrait être sa demi-sœur: tout semble lui tomber dessus. Et dès ce premier texte, l'auteure excelle à reconstruire la logique interne parfois étrange mais toujours implacable qui marque les réflexions des enfants lorsqu'ils observent les adultes. 

En particulier, elle souligne à plus d'une reprise l'attachement qu'ont les enfants envers leurs parents, même si celui-ci n'est pas évident. On pense à ce garçonnet dont la mère est en prison parce qu'elle a tué son mari, par exemple: "Ma mémé, elle me dit que même si ma maman elle a tué, je dois continuer de la fréquenter. Que c'est ma mère quand même. Et que des mamans, on n'en a qu'une", dit-il dans "Prison". Ce qui n'exclut pas la sévérité des enfants envers les adultes en général et leurs parents en particulier: ainsi, l'auteure explore avec finesse les méandres et les paradoxes de l'attachement filial au fil des confessions d'enfants qu'elle restitue.

Et peu à peu, le lecteur commence à trouver des constantes. La romancière resserre en effet progressivement les fils de ses récits successifs, donnant l'impression que tous ces enfants pourraient se connaître, vivre dans le même coin de France et en ces temps anciens déjà où l'on payait encore en francs. Cela, jusqu'à l'extrême: les dernières nouvelles du livre sont racontées par la même fillette à des âges divers – une fille qu'on a déjà vue en début de livre, ce qui crée une résonance. S'il a les allures d'un recueil de nouvelles, le livre "Brèves enfances" se termine ainsi comme un roman.

Il se dégage enfin des instantanés de "Brèves enfances" un certain humour, plutôt noir qu'hilarant, qui apparaît, comme qui dirait, comme une forme de politesse du désespoir. Tel est le reflet, parfaitement restitué par l'écrivaine, de ce que les enfants peuvent ressentir face à une existence adverse.

Sylvie Bourgeois, Brèves enfances, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2009.

Le blog de Sylvie Bourgeois, le site des éditions Au Diable Vauvert.


jeudi 9 février 2023

"Le Village des Soumises", une sacrée destination de vacances!

Clarissa Rivière – Le Village des Soumises est une station de vacances entièrement consacrée aux jeux de domination et de soumission. Dans l'esprit, il revisite "Histoire d'Ô", offrant aux soumises et aux maîtres un espace rien que pour elles et eux. Il est permis d'y voir une sorte d'utopie localisée, de locus amœnus où certaines règles et coutumes sociales sont suspendues au profit d'autres, que chaque vacancier s'approprie. Surtout, "Le Village des Soumises", c'est aussi le titre du dernier roman de l'écrivaine Clarissa Rivière. 

Longtemps, le lecteur suit avec délices, tel un voyeur, ce qui se passe au Village. Cela, à vues humaines: la romancière met plus particulièrement en scène onze personnages bien dessinés (on se souvient entre autres d'Axel le viking, d'Aude la frêle, de Pierre le sournois, d'Antoine qui se perd en route...) qui s'y retrouvent pour les raisons les plus diverses: curiosité, envie de passer du bon temps ou de mieux se connaître, ou même mener l'enquête pour un média avide d'investigation.

Et c'est vrai que longtemps, l'ambiance du roman est ludique et généralement bon enfant – les jeux de domination devant rester un jeu de rôles consenti. Les moments de partage érotique pimentés se succèdent donc à un rythme soutenu au fil des pages: soupirs et accouplements à l'occasion d'une lecture à la bibliothèque, fellations au bar ou au détour d'un chemin, cours de sadomasochisme dispensés par une fausse soumise au fort caractère, représentations de "littérature hystérique" à la manière imaginée par Clayton Cubitt.

Au gré des pages, l'auteure explore avec finesse et légèreté, cette ligne fine des sensations où la douleur confine au plaisir, voire s'y mélange, la brusquerie même pouvant faire partie du jeu au même titre que le respect le plus distingué. L'auteure fait aussi sa place au rôle du "safeword", ce mot convenu entre partenaires et qui permet de mettre fin à un jeu s'il n'est plus un plaisir consenti. Quelqu'un s'en servira-t-il? Par tous ces éléments, une personne peu familière des jeux sadomasochistes peut se faire une idée de ce que cela peut être.

Pourtant, le lecteur attentif comprend vite, à quelques indices, que tout n'est pas rose au Village des Soumises, à l'ombre d'un château mystérieux (son accès est strictement réglementé) et vaguement inquiétant. D'emblée, l'auteure installe une sorte de "pacte avec le Diable" au Village: les femmes accèdent gratuitement au club, mais les hommes, qui certes paient cher, sont autorisés à disposer d'elles comme ils l'entendent, tels les maîtres BDSM qu'ils sont. L'omniprésence de caméras renforce l'impression de paradis truqué: elles sont officiellement en place pour veiller à ce que rien de mauvais n'arrive, mais pourraient également permettre un certain voyeurisme, voire des enregistrements non consentis.

Dès lors, d'enjouée, la narration devient peu à peu plus sombre. En indiquant le double jeu trouble des propriétaires du Village, l'auteure suggère les dérives possibles de tels jeux. Dans le roman, ils sont organisés après tout par une entreprise dont le but est d'être rentable voire bénéficiaire, quitte à tricher ou à vicier certains consentements. Et dans la vraie vie aussi, rappelle la romancière – qui ne se voile pas la face – il peut toujours arriver de se retrouver en présence d'un maître ou d'une domina indigne.

Déclinant au fil des pages ses multiples variations sur un thème a priori délicat, celui des jeux sexuels de domination, "Le Village des Soumises" se termine sur la promesse d'un nouveau départ, plus sain, plus égalitaire et dépoussiéré. C'est un roman qui assume un érotisme soutenu et agréable, riche en surprises. Et pour faire bon poids, les références littéraires n'y sont pas rares, reflet des plaisirs livresques de l'auteure.

Clarissa Rivière, Le Village des Soumises, Milly-la-Forêt, Tabou Editions, 2023.

Le blog de Clarissa Rivière, le site de Tabou Editions.

Lu par Chris la Nuit, Fleur.

dimanche 5 février 2023

Dimanche poétique 575: Maryse Gévaudan

Beau musicien

Au coin d’une rue à Saint-Germain
Un soir de misère
Où la mort suivait mon chemin,
Ombre familière,
Soudain je vis un magicien,
Sous un réverbère,
En habit rouge et or satin,
Baigné de lumière.

Il égrenait dans l’air du soir,
Tel un enchanteur,
Les sons étranges d’une cithare,
Empreints de langueur,
Qui, pénétrant comme un nectar
Mon cœur tout en pleur,
Vinrent y ramener l’espoir
Et la chaleur.

Il me regardait en jouant
Un air doux et nostalgique
Qui m’enveloppait lentement
D’un charme mélancolique.

Puis avant de disparaître
Dans la nuit qui l’avait fait naître,
Sur ma lèvre il mit un baiser…
Et, longtemps, j’en fus apaisée.

Maryse Gévaudan (1950-2020). Source: Bonjour Poésie.


jeudi 2 février 2023

Derrière la fenêtre d'un train de banlieue, une maison sans histoire...

Paula Hawkins – "La Fille du train", premier roman de Paula Hawkins, part d'une situation des plus banales, que tout un chacun a pu vivre: chaque jour, une jeune femme prend le train entre Londres et sa banlieue, entre son domicile et son lieu de travail. Elle observe avec attention et attachement ce qui se passe dans une maison proche d'un endroit où la rame qu'elle emprunte s'arrête régulièrement: un couple y vit dans une harmonie apparente. Mais soudain, la vie de ce couple semble dérailler...

"Soudain" paraît un grand mot lorsqu'on considère "La Fille du train". En effet, ce thriller d'un peu moins de 400 pages s'avère lent à démarrer. L'auteure prend en effet tout son temps pour dire qui est la fille du train, prénommée Rachel, à grand renfort de détails. Le lecteur apprend ainsi qu'elle est désespérément stérile, qu'elle a un problème d'alcool qu'elle noie dans du gin-tonic en boîtes et une tendance marquée à se raconter des histoires, voire à mentir. Ce qui en fait une candidate idéale à la paumitude. 

Ces traits de personnalité ne l'empêchent pas de mener sa petite enquête, à sa manière, dès le moment où la femme qui habitait dans la maison observée disparaît mystérieusement et fait la une des tabloïds. Intrusive, sa manière d'enquêter va interférer avec le travail de la police et la rendre suspecte.

L'auteure réussit à rendre accessible et claire une intrigue qui pourrait paraître complexe, d'autant plus que Rachel entretient, pour faire bon poids dans l'intrigue, des rapports compliqués avec son ex-mari, remarié avec une nouvelle épouse avec laquelle il a eu un enfant. Face à Rachel, se trouvent ainsi deux couples qui, on l'apprend au fil des pages, ont partie liée. Ces liens, l'auteure les rend lisibles en adoptant tour à tour le point de vue des trois personnages féminins principaux de son roman, des personnages bien typés que l'auteure prend le temps de décrire.

C'est ainsi que, tout doucement, la tension monte. Il y a quelques cadavres plus ou moins avoués sur le chemin, un psychiatre pour faire accoucher les âmes et en extirper les secrets, et des tempéraments qui se frottent. En proie à des difficultés de vie à tous les étages, anti-héroïne fascinante et repoussante à la fois, Rachel joue parfaitement son rôle de moteur de l'intrigue.

"La Fille du train" est un roman qui enclenche un engrenage inexorable, propre à pousser la psychologie de tous ses personnages dans ses derniers retranchements. Les lecteurs qui privilégient les thrillers plutôt lents et statiques (un peu comme le tortillard mis en scène, qui se traîne sur les rails et s'arrête parfois inopinément), où tout se joue dans les âmes de personnages parfaitement ordinaires et dans leurs interactions empreintes de tensions au moins autant que d'éclats, l'apprécieront tout particulièrement.

Paula Hawkins, La Fille du train, Paris, Sonatine, 2015, traduction de l'anglais par Corinne Daniellot.

Le site de Paula Hawkins, celui des éditions Sonatine.

Lu (entre autres) par AlexAnalire, Audrey, Gaëtane, IngannmicKhiadRiz-Deux-ZZZTay, Viduité.