mardi 30 juillet 2019

Menteur et manipulateur: le point de vue de Jean-Luc Barré sur un écrivain

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Jean-Luc Barré – N'y a-t-il rien de plus tordu qu'un écrivain? Avec "Pervers", Jean-Luc Barré propose son premier roman, et si je l'ai lu, c'est après une rencontre d'exception. Brillant biographe et éditeur, l'auteur s'immisce dans un monde nouveau, celui de la réalité reconstruite, voire mensongère, du roman: les limites entre la réalité et l'imaginaire s'effacent. Cela, autour de Victor Marlioz, personnage fictif d'écrivain que l'auteur démasque doucement sur un roman de 208 pages.

Victor Marlioz? Cet écrivain qui cultive sa rareté se sent légitime à inviter un critique littéraire dans sa retraite ligurienne de Portofino afin de lui annoncer qu'il met fin à son activité de romancier. Reste que le narrateur, Julien Maillard, l'invité justement, qui connaît son monde et s'est renseigné sur Victor Marlioz, n'est pas totalement dupe. Le lecteur va donc voir comment vont lutter le critique qui fait son métier, l'écrivain qui a ses astuces et, en joker, l'éditeur qui a tout vu et tout vécu. 

"Tout vu et tout vécu": Durban joue les éditeurs blasés, lâchant comme sans faire exprès des anecdotes sur le monde de l'édition parisienne, un monde où l'on sait piquer autrui. Insistant, l'écrivain pointe une tache qui n'est pas aveugle: le suicide de la fille de Victor Marlioz, Alexia. On en parle, on n'en parle pas? Les personnages s'interrogent. Et mine de rien, le lecteur commence à trouver Victor Marlioz détestable sous son chapeau de feutre. Quel jeu a-t-il joué?

C'est que livre après livre, le vieil écrivain ne peut écrire quoi que ce soit sans manipuler son entourage, les vraies gens qu'il a connus. Ici, son attitude est précisément celle d'un pervers. Cela, avec des conséquences difficiles: une scène de candaulisme non consenti, un viol, un aveu que son enfant n'a pas été désiré. S'il y a un manipulateur, terrible s'il en est dans ce roman, c'est donc bien l'auteur de "Pervers", on le comprend. Alors, une question traverse "Pervers": Victor Marlioz, pervers comme sans faire exprès, est-il responsable du suicide de sa fille? De page en page, l'auteur entretient le mystère, ne tranche jamais de façon franche, mais le lecteur finit par comprendre.

Et Maillard, journaliste désireux de faire une interview, se retrouve pris au piège. Un piège où, nolens volens, l'entourage de Victor Marlioz est impliqué. Certains personnages, en particulier l'épouse alcoolique de Marlioz, donnent un point de vue sur le grand écrivain qui partage leur vie, de façon amicale ou amoureuse. L'alcool sait délier les langues, mais Marlioz, s'il souhaite parler de lui, est aussi jaloux de ses secrets: son discours a des airs de stratégie de communication malgré ses dessous sincères.

"La marque du romancier tenait à la froideur de son écriture, au regard clinique qu'il portait sur ses personnages, à un style qui refusait tout concession à la littérature": telle est la philosophie de l'écrivain Victor Marlioz dans "Pervers". Cette option d'écriture choisie par Jean-Luc Barré concourt à la tonalité sérieuse et précise du livre, une tonalité qui entre en résonance avec le grave métier de biographe de Jean-Luc Barré. Cela, dans un contexte où la fiction et le réel ne sont séparés que par une frontière poreuse.

Jean-Luc Barré, Pervers, Paris, Grasset, 2018.



dimanche 28 juillet 2019

Dimanche poétique 408: Cécile Sauvage


Souvent le coeur qu'on croyait mort

Souvent le coeur qu'on croyait mort 
N'est qu'un animal endormi ; 
Un air qui souffle un peu plus fort 
Va le réveiller à demi ; 
Un rameau tombant de sa branche 
Le fait bondir sur ses jarrets 
Et, brillante, il voit sur les prés 
Lui sourire la lune blanche.

Cécile Sauvage (1883-1927). Source: Poésie.Webnet.

samedi 27 juillet 2019

Avec Héléna Marienské, partageons l'addiction!

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Héléna Marienské – "Abstinents s'abstenir", dit la quatrième de couverture. Que c'est vrai: sur un ton absolument délirant et bourré d'humour (et d'alcool aussi, un peu: faut ce qu'il faut, hein!), la romancière Héléna Marienské relate la destinée de sept personnes dépendantes. Tel est le propos de "Les ennemis de la vie ordinaire": sortir de son addiction, c'est peut-être pire qu'y rester... et y trouver son compte en définitive. Politiquement pas très correct, mais qu'est-ce qu'on se marre!


Sept personnages dépendants donc, comme les sept péchés capitaux – il est permis d'y penser lorsqu'on voit les addictions mentionnées. Elles peuvent être classiques ou moins attendues: addiction au jeu ou à l'alcool, penchant pour les achats compulsifs, manie du sport extrême, drogues dures, sexe même. Chaque addiction est portée par un personnage. L'auteure les caractérise clairement, leur offrant des voix: on aime l'ambiance électrique de la scène de casino en pages 11 et suivantes, telle que décrite par Gunter. Il arrive certes que le français en sorte un peu esquinté, par exemple lorsque le roman cite le journal intime de Mariette, la junkie qui n'a pas été beaucoup à l'école. Mais le principal, c'est que ça sonne vrai et que ça bouge.

Au-delà des mots, chacun des personnages mis en scène s'avère attachant. Tous ont une profondeur, une histoire. Et au présent, ils sont flamboyants. L'auteure assume un côté caricatural, par exemple lorsqu'elle décrit ce prêtre cocaïnomane qui a la même tête que le pape François et parle de Dieu dès qu'il ouvre la bouche, en une phraséologie catholarde qui tient de la langue de bois. N'est-ce pas un masque, du coup?

Il est dès lors permis de lire "Les ennemis de la vie ordinaire" comme un roman où chaque personnage tombe le masque pour vivre de façon plus vraie, en assumant son addiction. Le thème du masque, du déguisement, apparaît d'ailleurs par le biais du personnage de Damien, professeur de littérature accro au sexe, pratiqué si possible avec des costumes improbables. Mariette y trouvera son compte... Sans insister, ce jeu de masques rappelle cependant une chose: face à la société, les addictions sont souvent quelque chose qu'on aimerait masquer.

Cela dit, l'auteure décrit avec maestria une dynamique de groupe épatante, porteuse d'un crescendo qui n'est pas sans rappeler certains romans de Tonino Benacquista: jusqu'où vont-ils aller, et quand vont-ils se casser la figure? En face des sept moteurs du roman, il y a Clarisse, psychologue spécialiste ès addictions, apprentie sorcière qui, ayant voulu rapprocher des personnes dépendantes aux profils divers en une thérapie de groupe, se retrouve très vite débordée. La romancière en avait besoin pour allumer la mèche, elle l'évacue avec aisance après usage, laissant les patients en roue libre... après avoir suggéré que s'il est utile de réfléchir sur les addictions, il est aussi pertinent de mettre en question la manière d'y remédier.

Et voilà que tout s'achève, presque trop vite, sur un tournoi de poker endiablé à Las Vegas alias Sin City (quand je vous parlais de péchés capitaux...), où nos personnages jouent la gagne, quitte à user de moyens limite-limite qui font penser aux méthodes de triche présentées dans "Les sous-doués". Cela, au bout d'un texte qui assume la solidité de ses allusions littéraires, entre autres à Molière et au "Tartuffe": ce roman est construit en cinq partie comme les cinq actes de la pièce de théâtre, et les "Le pauvre homme!" lâchés par le lettreux Damien mettent clairement le lecteur sur la voie.

On sort de cette lecture avec un sentiment important: oui, il est permis de rire des addictions, sans mesure, et de prendre ses distances avec les discours moralisateurs en la matière. Ces addictions, il est même permis de les cumuler et de s'en trouver bien! Certes, ce qu'on peut aussi penser, c'est que l'argent peut tout, si mal acquis qu'il soit. Autant dire que "Les ennemis de la vie ordinaire" est le roman déjanté, délicieusement amoral voire transgressif, d'une bande de joyeux foldingues de tous âges qui, au fil des pages, décident de s'assumer et d'aménager leur vie en conséquence, pourvu qu'elle ne soit pas ordinaire.

Héléna Marienské, Les ennemis de la vie ordinaire, Paris, Flammarion, 2015.

Le site des éditions Flammarion.


Le titre de ce billet est un clin d'oeil à l'ami Nicolas Jégou.

vendredi 26 juillet 2019

"Les Valentin", autopsie d'une classe sociale

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Pierre-Henri Simon – "Les Valentin", c'est une famille, pour ne pas dire une dynastie. L'écrivain en fait le parangon d'une classe sociale: celle d'une certaine bourgeoisie terrienne et cultivée, porteuse de valeurs, héritière de génération en génération, qui s'essouffle dans les années 1920 au profit d'une nouvelle bourgeoisie, celle de l'argent et du commerce. Le premier roman de Pierre-Henri Simon relate les relations entre ces deux mondes.


L'art de débuter
Quoi de mieux qu'un incipit, deux paragraphes allez, pour dire ce que sont les Valentin? L'auteur les présente comme une famille messalisante, fonctionnant dans la certitude de la pérennité de ses usages. Ecoutons le début: «C'est une tradition: chaque dimanche, les Valentin entendaient la grand-messe à Saint-Paul-de-Saintonge, et déjeunaient ensuite chez Mme Deslandes, en famille "Tante Madeleine".» Voilà une famille ancrée dans l'idée que rien ne doit changer, jusqu'à l'aveuglement. La messe du dimanche, en particulier, apparaît aujourd'hui encore comme un rite incontournable, même si les horaires fluctuent.

Génial dans l'image dès le début, l'auteur confie au cheval la mission d'annoncer au lecteur l'idée que quelque chose ne va plus dans ce rythme de vie: "un demi-sang bai-brun qui portait beau, mais fatigué des jambes." Tout comme le cheval, la famille Valentin s'efforce de préserver les apparences mais peine à tenir son rang. Plus loin, l'abattage d'un ormeau (p. 73, chapitre 8) résonne comme la mise à mort d'une classe sociale par un climat politique peu favorable à une classe sociale qui vit en partie de ses rentes et ne s'ouvre pas sans difficultés à autre chose.

Humiliations et jeux de classes sociales
L'auteur relate aussi les humiliations successives dont les Valentin sont l'objet de la part de la famille Sorineau. La façon de dire l'humiliation de classe, de "race" pour reprendre le mot qu'utilise l'écrivain pour parler de lignage, est tantôt vigoureusement marquée, tantôt subtile, toujours malaisante: les négociations devant le notaire côtoient la possibilité de chasser sur des terrains de chasse vendus par les Valentin à plus riche que soi.

Il en résulte une impression tenace de paternalisme de la part des Sorineau, enrichis dans le commerce, à l'encontre des Valentin. Paternalisme souriant et gourmand: les Sorineau sont lucides, conscients que certaines choses ne s'achètent pas. La culture et le rang social, par exemple. Cela dit, l'auteur lâche le mot, comme sans faire exprès: ce sont des "paysans parvenus" (p. 93), et voilà qu'on se retrouve chez Marivaux.

Réciproquement, la fierté du lignage des Valentin ne manque pas de s'exprimer, mais cela paraît dérisoire. Que vaut un break attelé face aux voitures de la nouvelle bourgeoisie, symboles de modernité tapageuse et impérieuse? Et de plus, aller plus vite que l'autre, derrière son volant, c'est aussi une façon de l'humilier.

Annie, nouvelle Antigone
En face, jouant la fierté, on trouve Annie, jeune femme vers laquelle l'auteur se focalise peu à peu jusqu'à ne s'intéresser qu'à elle. Avec le préfacier Jean-Louis Lucet, on peut voir en elle une figure tragique dans la ligne d'Antigone, capable de se sacrifier mais aussi tendue entre les options du cœur (tel amour auquel elle n'a pas donné sa chance) et celles de la raison.

Celles-ci lui dictent d'épouser le fils Sorineau pour complaire à tout le monde; Annie trouve cependant une échappatoire, impliquant sa propre sœur. Et en tenancière intraitable des valeurs anciennes des Valentin, elle assiste, dégoûtée, à l'irruption de la modernité dans la vie familiale: on danse le shimmy à la mode, on gouaille plus qu'on ne cause. Sacrifiée, Annie l'est à plus d'un titre: c'est elle qui devra renoncer à ses études au profit de son frère, futur avocat. Et donc à l'attestation d'un niveau culturel atteint à la force du poignet.

Hérédité et actualité
Ce monde où l'on s'efforce de sauver les apparences, c'est celui des Valentin. Le romancier l'explore en en faisant l'autopsie, actant qu'une certaine forme de bourgeoisie, porteuse de culture et de valeurs, est morte dans l'entre-deux-guerres.  En lisant "Les Valentin", il est permis de penser aux romans de François Mauriac, en particulier "Les Chemins de la mer", ou au "Guépard" de Giuseppe Tommasi di Lampedusa. Et côté moderne, "Les Valentin" résonnent comme "Les Aristocrates" de Michel de Saint-Pierre, voire comme "Les Visages pâles" de Solange Bied-Charreton.

Quant à l'écriture de Pierre-Henri Simon, elle s'avère claire, classique et fluide. On peut regretter aujourd'hui le caractère très écrit, artificiel, de dialogues qu'on aime aujourd'hui plus vifs et directs. Par contraste, on préfère noter qu'en d'autres lieux, la langue de l'écrivain s'autorise un brin de satire, quelque part entre Flaubert et Balzac dès lors qu'il s'agit de décrire les situations sociales, parfois en des sorties cinglantes: "Il faut bien que les jeunes messieurs s'amusent", clame la mère de tel noceur, qui tolère ce comportement même en temps de gêne. Et que dire des bagarres familiales autour de l'héritage mobilier et immobilier du défunt patriarche Constant – le bien nommé, puisque porteur d'une  constance de lignage, d'une immobilité?

En somme, l'argent pourrit tout! Les Valentin sauront-ils sauver l'essentiel? Intemporel, "Les Valentin" dessine le prix d'un passage de témoin et d'un changement de génération dans le cadre d'un monde qui va toujours plus vite, qui n'a encore rien vu et où quelques-uns préfèrent s'arc-bouter sur les coutumes d'hier. C'est tendu? C'est réussi surtout, sur la base de quelques personnages forts, solidement ancrés dans le contexte de la Saintonge.

Pierre-Henri Simon, Les Valentin, Saintes, Le Croît Vif, 2014. Préface de Jean-Louis Lucet. Première édition en 1931.


mercredi 24 juillet 2019

Gérard Georges, quand une belle femme vient au village

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Gérard Georges – Héline arrive dans un patelin de Haute-Loire, et voilà que tout est chamboulé... Mais Héline, si belle et déterminée qu'elle soit, porte un secret assez lourd qu'elle aimerait élucider. Et c'est là, dans les montagnes, que tout doit se passer. Dans "La Mésangère", roman de Gérard Georges, les temps pas nets de la Résistance et de la Libération trouvent leur cristallisation, à une trentaine d'années de distance, dans la France de Georges Pompidou.

Alors oui: une fois qu'on a tout lu, on peut se demander si le retour aux sources d'Héline valait la peine qu'elle s'installe dans le village d'Espinoux après avoir vécu à Grenoble avec son fils qui s'y trouvait bien. Quelques lettres, à distance, n'auraient-elle pas suffi? Héline choisit de déménager, cela dit: soit. Une solution lourde, mais qui est tout bénéf pour le lecteur.

C'est qu'Héline ne passe pas inaperçue: elle est belle, et le village d'Espinoux est peuplé de gars qui ont des yeux. Leur regard pèse sur tout le roman, empreint d'une bienveillance intéressée ou d'un désir plus ou moins avéré. L'auteur accentue cela en mettant en scène, quitte à ce que cela paraisse généralisateur, une série de gars désinhibés parce qu'ils ont le gosier en pente. "La Mésangère" ne plaint pas le vin! L'auteur montre aussi que chaque personnage, qu'il soit odieux ou suscite la sympathie, a ses raisons de biberonner. Ne serait-ce que pour oublier les cadavres à l'étage (p. 28).

Quant aux vicissitudes d'Arturo à l'école, elles rythment le roman: l'auteur décrit avec justesse, ponctuellement, ce que peut ressentir un élève transféré d'une école à l'autre en cours d'année, et qui plus est d'un transfert de la ville à la campagne. Sans lourdeur, l'auteur dessine les relations pas toujours sans nuages entre les parents d'élèves, les écoliers et le personnel enseignant. Un personnel représenté, ici, par une institutrice solidement autoritaire – il suffit de quelques morceaux de dialogues pour s'en convaincre et noter que le rapport de forces est bien recréé par l'écrivain.

L'auteur indique tranquillement que c'est bien à "La Mésangère" que tout va se jouer, ne serait-ce que par le titre. Le secret va éclater au niveau familial, et l'on est tenté de se dire que tout va s'arranger à la fin. Quoique: il y aura quelques morts opportuns, et un peu de suspens pour tenir la distance. On pense à Jimmy, le violeur amoureux, ou à Arel, ami de Lucien Gouttepiffre. Gouttepiffre? Un nom qui sonne comme un gag, mais qui est celui d'un sabotier qui sait quelque chose qui l'assombrit. Et que l'auteur montre sous un jour changeant: résistant et artisan de grand mérite, c'est aussi l'homme qui surréagit parce qu'il porte un lourd secret – que le lecteur identifie sans peine à chaque point de suspension. Alors qu'Héline arrive au village, ce secret doit-il être dévoilé?

Bien sûr, l'auteur s'amuse à construire une époque. Derrière les gars qui picolent en toute innocence, il y a donc un paysage, des bagnoles qu'on ne voit plus guère (Héline roule en Simca 1000) et l'impression qu'Espinoux est un village loin de tout, difficile d'accès si l'on est pas équipé. Un peu à l'instar d'un livre qui se mérite! On relève d'ailleurs que s'inspirant des dramaturges anciens, l'auteur installe deux chœurs dans son roman, un chœur de femmes et un chœur d'hommes. Et les gars du bistrot comme les femmes de l'épicerie commentent tour à tour l'action à la manière des chœurs antiques.

Reste que "La Mésangère" se présente comme un roman délié, d'une lecture rapide et aisée. Le lecteur en goûte le style décontracté qui emprunte volontiers à l'usage local, tout en manifestant, par un vocabulaire opulent, l'extrême richesse du français de chacune et chacun, en France ou ailleurs.

Gérard Georges, La Mésangère, Paris, Calmann-Lévy, 2015.

Le site des éditions Calmann-Lévy, celui de Gérard Georges.


Lu par Binchy.





lundi 22 juillet 2019

A bord d'un dirigeable avec Gilles de Montmollin

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Gilles de Montmollin – Nous voilà à bord d'un dirigeable: c'est là que commence le dernier roman de Gilles de Montmollin, "Un été 1928". Un ouvrage court, bien dans la veine de l'écrivain: beaucoup d'aventures, de la technique décrite avec le réalisme des mots précis, et quelques filles trop jolies pour être honnêtes afin de pimenter le tout.


Et sur ce coup-ci, l'écrivain choisit l'originalité en embarquant son lectorat, pour commencer, dans la cabine de pilotage d'un dirigeable, l'Italia en train de tomber dans le grand nord européen. L'écrivain emprunte cet épisode à l'histoire de ce moyen de transport, moyennant quelques adaptations. Et il réussit à faire en sorte que le lecteur se sente littéralement à bord de cet aéronef: mode de conduite, aperçus du fonctionnement, descriptions des mouvements, ambiance parmi des passagers forcément désécurisés par la catastrophe imminente. 

L'Italia semble le pendant symétrique du Deutschland, qui paraît en fin de roman pour une opération de sauvetage assez folle. Mais n'anticipons pas... 

C'est par certains passagers de l'Italia que l'on entre dans le domaine de la fiction. Plus précisément, voilà qu'Albert Schneider est sauvé de la catastrophe par Antoine Esnault, un aviateur français viré de l'Aéropostale. Il apparaît qu'une dette d'honneur rapproche ces deux personnages, Schneider ayant laissé la vie sauve à Esnault lors d'un combat aérien pendant la Grande Guerre. Les voilà liés, bon gré mal gré, pour le meilleur et le pire. En effet, Albert Schneider se révèle un fidèle disciple d'escrocs tels qu'Alexandre Stavisky ou Charles Ponzi. 

Commence la cavale... et les créanciers ont faim. Parmi eux, Adolf Hitler et Hermann Goering, désireux de récupérer des fonds placés chez Schneider en vue de les faire fructifier. L'auteur les dépeint avec quelques traits de caractère attendus, tels que les éructations colériques et antisémites d'Adolf Hitler. En effet, la présence d'un certain nombre de personnages historiques contribue au réalisme du roman. Dans un registre plus sympathique, par exemple, on y croise Antoine de Saint-Exupéry. Et une partie de l'équipage de l'Italia est véridique.

Et si la technique occupe une jolie part de "Un été 1928", cela n'empêche pas l'auteur de décrire les Années folles par d'autres biais, sur tout un continent mais avant tout à Paris. Il y aura une incursion endiablée au Boeuf sur le toit, bien sûr! L'époque, c'est aussi le vestiaire qui évolue, les chapeaux cloches, les robes courtes. À la pointe de la mode, "Un été 1928" montre même des femmes en short, sous les regards admiratifs de ces messieurs. Bien sûr, certaines femmes du roman fument, par exemple l'androgyne Ethel Floyd, ce qui est assez nouveau et trahit la patte du publiciste Edward Bernays, qui a ouvert les portes du tabagisme aux femmes. Et plus largement, ce sont les mentalités de l'époque que l'auteur esquisse, notamment au détour de certains dialogues.

Technique et moyens de transport, modernité façon entre-deux-guerres: l'auteur propose avec "Un été 1928" un roman d'aventures parfois audacieux, mais toujours soucieux d'un réalisme qui fait qu'à bord d'un avion de combat ou d'un dirigeable en perdition, ou même au volant d'une voiture, le lecteur croit toujours y être pour de vrai.

Gilles de Montmollin, Un été 1928, Lausanne, BSN Press, 2019.

Le site de Gilles de Montmollin, celui des éditions BSN Press.

Egalement lu par Francis Richard.

dimanche 21 juillet 2019

Ulla, alcoolisme et effacement

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Andréas Becker – L'alcoolisme et la cirrhose au féminin: tel est le thème de "Ulla ou l'effacement" d'Andréas Becker, écrivain allemand d'expression française. Un livre bref et poétique qui invite le lecteur dans la danse installée par une musique des mots particulière. 


Chaloupé, le langage tangue, en effet. La syntaxe est malmenée parfois, l'écriture assume le ressassent et les redites. Pour le lecteur, il en résulte une impression d'errance et de rumination, un peu comme lorsqu'un ivrogne parle: l'alcoolisme transpire jusque dans le choix d'agencement des mots. 

Cela, pour dire une Ulla plus tout à fait humaine, déjà presque devenue une chose, vautrée sur son "canapé bouteille vert". Ulla, on la voit apathique, plus fidèle à l'alcool qu'à ses enfants qu'elle semble aimer moins, mais quand même un peu pour l'un d'entre eux. Les pronoms même ont un sens: faussement hésitant, l'auteur parle tantôt d'elle, tantôt de ça, pour parler d'Ulla.

Une Ulla décrite dès le premier chapitre, dans le cadre d'un dispositif d'exposition minimal qui dit tout. L'alcoolisme est ainsi symbolisé par la bouteille de whisky cachée dans le placard, et l'affaiblissement qu'il amène a pour signe les médicaments qu'Ulla ne prend que de façon aléatoire. Et souvent, dès le début et plus loin aussi, l'auteur rappelle, dans les pas du médecin, que le cœur est le plus solide. 

Voilà qui est paradoxal pour une femme solitaire et indifférente, si peu aimante, déjà en train de s'effacer, à 46 ans. Son effacement est en phase avec la ville où elle vit, Pâlebourg, que l'auteur présente comme une grande localité peu profilée, banale, bombardée qui plus est pendant la Seconde guerre mondiale – ce pourrait être Hambourg, ville natale de l'écrivain. Tout cela suggère qu'Ulla, en somme, est en sursis depuis qu'elle a perdu son doudou dans les bombardements. Et qu'elle s'efface dans une cité elle-même effacée, pâle.

Et puis il y a ce narrateur, ce "je", qui paraît jouer un rôle d'observateur et de passeur. Un "je" longtemps mystérieux, surprenant même puisque l'alcoolisme chronique, à ce niveau-là, se vit en secret. C'est tout à la fin, enfin, que tombe la vérité sur l'identité de ce "je". Cela dit, l'auteur sème au fil du livre quelques indices qui mettent le lecteur sur la voie. Ce qui interroge: entre deux bouteilles de whisky, y a-t-il la place pour un amour maternel?

Andréas Becker, Ulla ou l'effacement, Lausanne, Editions d'En Bas, 2019.

Le site des Editions d'En Bas.

Dimanche poétique 407: Paul Verlaine


Si tu le veux bien, divine Ignorante

Si tu le veux bien, divine Ignorante, 
Je ferai celui qui ne sait plus rien 
Que te caresser d'une main errante, 
En le geste expert du pire vaurien,

Si tu le veux bien, divine Ignorante.

Soyons scandaleux sans plus nous gêner
Qu'un cerf et sa biche ès bois authentiques.
La honte, envoyons-la se promener.
Même exagérons et, sinon cyniques,

Soyons scandaleux sans plus nous gêner.

Surtout ne parlons pas littérature.
Au diable lecteurs, auteurs, éditeurs
Surtout! Livrons-nous à notre nature
Dans l'oubli charmant de toutes pudeurs,

Et, ô! ne parlons pas littérature.

Jouir et dormir ce sera, veux-tu?
Notre fonction première et dernière,
Notre seule et notre double vertu,
Conscience unique, unique lumière,

Jouir et dormir, m'amante, veux-tu?

Paul Verlaine (1844-1896). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 19 juillet 2019

Un vin de Bâle-Campagne, discret mais si joli...

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Itinger Mürliwy Regent – Voilà bien un vin rouge qui intrigue! C'est aussi une friandise dont je dois la découverte à mon père. Et me voilà à vous dire quelques mots sur cette chouette bouteille du millésime 2013 du "Itinger Mürliwy Regent". Intrigué? Certes: le canton de Bâle-Campagne produit des vins, comme tous les cantons suisses, mais il n'est pas le plus profilé en la matière. Pénétrons donc ensemble cette terre méconnue...


La bouteille est donc signée Willi Lüdin-Grauwiler, qui a élevé le vin. Nous voilà en présence d'un cépage contemporain, le "Regent", croisement des variétés diana x chambourcin, obtenu en 1967 à la station de recherches de Geilweilerhof, en Allemagne. Nommé en hommage aux grands diamants indiens, on le trouve surtout à Schaffhouse et à Zurich, pour ce qui est du domaine suisse. Et aussi à Bâle-Campagne, apparemment, chez ce Willi Lüdin-Grauwiler qui, si l'on interroge Google, paraît des plus discrets.

C'est donc dans la bouteille elle-même, millésime 2013 je l'ai dit, que réside la vérité. Deux yeux, un nez, une bouche: il n'en faut pas moins pour aborder ce vin. Et un calendrier: six ans de bouteille, déjà, et ça valait la peine! Alors, qu'on le regarde bien, prisonnier de son verre après l'avoir été de sa bouteille: sa robe apparaît d'un beau rouge intense, presque noir.

Et qu'on le hume: il y a de la vigueur dans ce bouquet, de la chair et de la complexité. Le dégustateur est baladé entre de petites impressions piquantes de groseilles, quelque chose de plus sage mais franc les fruits rouges, et même un soupçon de poivre, quelque part au loin: juste de quoi faire frémir les narines de celui qui se montre attentif.

Qu'on porte à présent ce vin à la bouche! Tout en rondeur agréable, c'est de la soie légère, les tannins se sont arrondis comme qui dirait. On retrouve le soupçon de poivre; mais c'est surtout la note de cassis qui domine. En cherchant bien, on décèle au détour d'une gorgée quelque chose de très discrètement empyreumatique qui appelle la grillade ou le plat de viande sympa. Ce jeu d'arômes s'avère équilibré et invite le dégustateur attentif à y voir de près.

Enfin, cet Itinger Mürliwy Regent assume une jolie présence en bouche, porteuse de quelque chose de joyeux et de convivial. Il laisse le souvenir d'un vin rouge aimable et délicat, qu'on interroge gorgée après gorgée et qu'on courtise sans relâche. De la dentelle, en somme! Le discret viticulteur bâlois Willi Lüdin-Grauwiler et sa famille méritent un joli coup de chapeau.

Photo: source: Baselbieterwein.

jeudi 18 juillet 2019

"Oxalate", le meilleur côté des barreaux

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René-Marc Jolidon – "C'était hier, ou le jour précédent, un fait-divers dans le journal". D'hier et d'avant-hier, il est beaucoup question dans "Oxalate", le dernier roman de l'écrivain René-Marc Jolidon. Et le lecteur a aussi droit à quelques faits divers, ainsi qu'à leurs coulisses porteuses de secrets. Dans une petite ville qu'on dit capitale et dont on devine qu'il s'agit de Delémont (elle n'est jamais nommée), les gens se parlent et se connaissent, même s'ils viennent d'ailleurs. C'est donc autour de Fred, de Lorenzo, d'Alice et de Gabi que tout va se révéler.


Lorenzo? Il est à l'hôpital. Cancer, phase terminale! Forcément, il est au centre de toutes les attentions prodiguées par les personnages: Fred qui vient lui rendre visite par amitié, Alice l'infirmière qui prend soin de lui. Tout naturellement, c'est ce personnage de Lorenzo que l'écrivain place au centre de son intrigue, forçant l'attention du lecteur. Il y aura des mensonges dévoilés, des secrets remplacés par d'autres secrets, pas moins lourds à vivre mais finalement confortables: qui a tué Pipo alias Pied-de-Poule – personnage veule, violent parce que faible, que l'auteur prend soin de dessiner, aussi bien que les autres, peut-être parce qu'il apporte son propre supplément d'humanité? Et qui conduisait la voiture volée en ce soir d'ivresse? En suggérant qu'on glisse d'un mensonge à l'autre, et que ces mensonges arrangent pas mal de gens, l'auteur suggère que la vérité, si communément admise qu'elle soit, est en fait à géométrie variable.

C'est justement le personnage de Lorenzo qui est chargé de porter cette manière de penser. Lorenzo, c'est la petite frappe locale, le trafiquant de drogue ramenée de Bâle, celui qui monte des combines pour devenir riche, et est bien connu des services de la police. C'est aussi le personnage qui porte une vision singulière sur sa vie, qui n'accepte pas le monde des hommes et n'y trouve définitivement pas sa place. On le découvre parfaitement à l'aise en prison, y vivant même mieux qu'en liberté – ce qui pose la question des libertés dont chacune et chacun dispose réellement lorsqu'il vit hors de prison: quel est le meilleur côté des barreaux? A chacun ses contraintes, et Lorenzo suggère que la réponse est moins facile qu'il n'y paraît.

L'auteur, on le sent, éprouve une tendresse certaine pour le personnage de Lorenzo, qui se sent libre même et surtout en prison, et trouve sa rédemption dans les livres que Fred lui fait parvenir... et ceux qu'il pourrait lire un jour, dont le titre comprend le mot "soleil". Clin d'œil paradoxal pour un gars qui a passé la moitié de sa vie à l'ombre! Le lecteur se sent certes secoué par ce parti pris: peut-on se laisser aller à aimer un délinquant, si philosophe et moribond qu'il soit? A chacun son ressenti.

Si l'histoire est au présent, elle renvoie à un passé vécu par chacun des personnages, presque tous des quadragénaires qui ont eu leur part de revers – il suffit de penser à Gabi, mère un peu malgré elle, revenue des trucs de l'amour, à laquelle l'auteur donne généreusement la parole en un chapitre des plus amers et désenchantés. Mais le passé, c'est aussi l'enfance, cette enfance qui crée entre une poignée d'humains les liens qui vont les attacher jusqu'au bout, si loin qu'ils aillent, quelles que soient leurs trajectoires.

Seul Fred a fait des études, ce qui l'éloigne de Delémont et des préoccupations des autres; ceux-ci ont fait leur chemin, rompant sans se perdre de vue. Eloigné de la ville de son enfance, il va bien avec Alice, infirmière belge noiraude pourtant bien plus jeune que lui: tous deux ne sont pas tout à fait chez à Delémont, même si leur cœur y a sa place. Céderont-ils ou pas aux sentiments? L'écrivain entretient habilement le suspense, en adoptant le point de vue de Fred, le seul personnage à parler à la première personne dans ce roman.

"Oxalate" est un roman doux-amer, trouvant ses racines dans le Jura des luttes d'indépendance, porté par un style soigné qui goûte les jeux discrets de sonorité et les traits d'esprit. Cela commence par le titre, qui renvoie à un jeu de mots: l'oxalate, c'est le sel d'oseille, celui qu'on met dans la soupe... ou pas. Cette soupe, cette oseille après lesquelles court Lorenzo, qui rêve d'Amérique ou de liberté à sa manière. Une liberté que seule la mort lui accordera peut-être enfin.

René-Marc Jolidon, Oxalate, Montreux, Romann, 2019.



Le site des éditions Romann.


mercredi 17 juillet 2019

Anna Ruchat, ce vide que laisse un père défunt au service

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Anna Ruchat – Un aviateur qui disparaît. Cet aviateur, c'est le père de la narratrice, Sonia, double de la romancière suisse d'expression italienne Anna Ruchat. "Sortir de l'ombre" est le court et dense roman qui explore le vide que crée ce décès, survenu alors que l'enfant avait neuf mois.

Après un prélude aux ambiances faussement religieuses et incantatoires, du reste intitulé "Psaume de service", où "service" rappelle d'ailleurs le service militaire, le lecteur est plongé dans un deuxième chapitre aux ambiances particulières où deux voix s'entrecroisent, porteuses d'un terrible contraste. Il y a d'un côté la parole simple et touchante de la fillette, nommée Sonia, qui raconte sa vie et essaie de vivre avec un vide confus, celui de l'absence.

Cette absence, elle n'a pas le droit d'en souffrir, parce qu'à neuf mois, on n'a pas de souvenir précis, en l'occurrence de son père, et qu'on n'a pas le droit de souffrir de ce dont on ne se souvient pas. Pourtant... La mère de Sonia souffre aussi de cette absence, et les amants de passage ne suffisent pas à la combler. Du reste, Sonia rejette ces amants s'ils tendent à s'incruster: elle ne veut pas perdre sa mère, en plus. Dès lors, l'attachement filial paraît maladif, excessif, exprimant ce que les mots n'ont pas le droit de dire.

Et en contrepoint à ce monde d'émotions bouillonnant et indicible, il y a des extraits des rapports établis par la Confédération sur l'accident d'avion militaire où le père a péri.  L'auteure exploite ce matériau a priori glacé sous la forme d'éclats, jusqu'à en faire une scansion obsédante, lancinante à force de répétitions, de ressassements. Ainsi, ce sont les mots du rapport qui sont supposés remplir les trous, combler l'absence. Mais c'est surtout le malaise qui s'installe.

Les voix se multiplient dans "Sortir de l'ombre", et celle du père défunt ne saurait y manquer. Elle occupe tout le chapitre 3. Il y a évidemment le vécu des dernières heures du pilote militaire, qui ont le ton d'un professionnalisme résigné, sans hauts cris. L'auteure, là, comble aussi un vide: personne ne sait ce qu'a ressenti le pilote, mais elle le reconstruit. 

Les pages du chapitre 3 sont aussi le rappel d'une réalité qu'on ne peut que trouver terrifiante, à quelques décennies de distance: en 1960, sept pilotes militaires suisses ont perdu la vie, en exercice, en temps de paix, à bord des Hunter et Venom qui faisaient le gros des appareils de l'armée suisse en ce temps-là. Énoncée dans le cadre dépassionné des dialogues de rappel des accidents antérieurs, qui implique le rappel des circonstances et des prénoms des pilotes trépassés, cette réalité n'en apparaît que plus dure.

Et le roman s'achève avec l'envie qui porte la narratrice d'y aller voir de près, de retrouver les lieux et les traces. La voix de l'image vient s'ajouter à celle du verbe: le récit est complété par des photos prises sur le terrain, ainsi que par des prises de vues anciennes. Cette visite a un prix: le désenchantement. Le chapitre est ainsi construit qu'il fait résonner la voix de la narratrice devenue adulte, affrontant la vérité crue, et celle de l'enfant qui veut croire encore que quelque part, Papa est vivant. Une croyance que quelques photos brisent, définitivement.

Il y a de l'enquête familiale dans "Sortir de l'ombre", bien sûr, mais aussi la volonté de se libérer de ce qui a pu être un fardeau bien lourd à porter. Sur quelques dizaines de pages, sa poésie sans cesse changeante naît du croisement des voix, qu'elles soient aussi sèches qu'un rapport d'accident ou aussi humaines que la restitution des pensées d'une enfant qui prend les choses comme elles viennent tout en sentant que quelque chose ne va pas. Et là, la traductrice Véronique Volpato restitue en français le texte italien d'Anna Ruchat, dans un souci général de sobriété et de musique bien comprise.

Anna Ruchat, Sortir de l'ombre, Lausanne, Editions d'En Bas, 2019. Traduction par Véronique Volpato.

Le site des éditions d'En Bas.

dimanche 14 juillet 2019

Vers les racines et la nature, à la poursuite du lièvre à trois pattes

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Marie-Christine Horn – Le féminisme est-il soluble dans le roman noir? Avec "Le Cri du lièvre", la romancière suisse Marie-Christine Horn répond par l'affirmative, en installant les thématiques féministes d'aujourd'hui dans un contexte plus large où il est question de rapport à la nature et d'accomplissement de soi au travail. Le tout, vu au féminin.

Voilà en effet une narratrice, Manu, qui prend le large pour fuir un mari violent et un emploi qui ne la satisfait plus. Tentative de retour à l'état sauvage: c'est dans les alpages, pas si loin de son domicile fribourgeois, que Manu trouve un havre. Champignons et fruits mangés crus, vie sans douche entre les quatre murs de bois d'une baraque: la narratrice passe quelques mois ainsi – un peu à la manière de ces sorcières d'antan, qui vivaient à l'écart, près de la nature, sans qu'on sache trop comment elles vivaient.

Sorcière? Le mot n'est jamais écrit, mais il ouvre la porte des thématiques féministes portées par "Le Cri du lièvre". Des thématiques qui concernent Manu. Il lui faudra cependant revenir dans le monde des humains, des hommes pour s'y confronter à sa manière. Il y aura le décès accidentel (mais pas tant que ça) de son mari Christian, un viveur qui aime sodomiser les femmes, la sienne mais aussi d'autres, et se comporte avec elles en propriétaire. 

Il y a aussi la rencontre de Nour et de Pascale, elles-mêmes aux prises avec la violence, que ce soit au travail ou à la maison. Des violences qui trouvent des sources diverses que l'auteure explore avec précision et une certaine empathie, même à l'égard de ceux qui cognent, si coupables et détestables qu'ils soient, comme le mari de Nour. Trois femmes brimées: elles se sentent moins seules, cela les unit. Cela dit, la sororité dans l'épreuve peut-elle résister aux caractères qui se frottent? Suffit-il de vins de grands crus pour lubrifier ces rapports?

L'auteure se souvient que la violence, subie ou assenée, a toujours un passé. Dans "Le Cri du lièvre", tout le monde a donc son histoire, son épaisseur, ce qui rend les personnages particulièrement intéressants et permet de mettre en avant les ressorts de la violence: une société qui brime un homme réduit au chômage et tombé dans l'alcoolisme, une femme qui veut malgré tout le rejoindre, une police qui confond la justice des lois et la justice des cœurs, et déçoit Pascale, la gendarme, victime d'un métier dépourvu de sens et où les hommes ne savent pas forcément se tenir. Et si victimes qu'elles soient, les femmes ont aussi leur part d'ombre dans "Le Cri du lièvre", à l'instar du penchant de Pascale pour l'alcool.

Et la nature, là-dedans? Très belle idée que ce lièvre pris au piège d'un braconnier, et qui va obséder Manu tout au long du livre: Manu l'achève, mais l'animal reste vivant quelque part, revenant en rêve, dans une ambiance qui rappelle le genre fantastique. Mère nature, dans ce qu'elle a de plus sauvage, représente-t-elle pour la femme déçue, battue, violée, un lieu de salut? Derrière les mots de l'écrivaine, il est permis de voir dans cette nature vierge, où il faut réinventer sa vie, un lieu maternel et rassurant, authentique mais âpre aussi, loin d'une civilisation mise en place par les hommes, qui offre des compensations mais ne saurait être entièrement satisfaisante – quand elle n'est pas carrément aliénante. La société est-elle un piège, à l'image de celui qui a broyé la patte du lièvre et l'a fait tant souffrir?

Enfin, la nature est aussi le lieu des légendes, citées régulièrement au fil des pages du livre: Petit Chaperon rouge, Trois Petits Cochons, mais aussi allusions attendues au lapin blanc d'"Alice au pays des merveilles". Trempant sa plume dans l'encre noire, Marie-Christine Horn réussit un roman court, dense et lourd d'une révolte qu'on entend bruire depuis un certain temps déjà – le scandale Harvey Weinstein apparaît en filigrane, ancrant "Le Cri du lièvre" dans son époque. Quant à courir derrière le lièvre à trois pattes, libéré de son piège, est-ce une fuite irréfléchie ou la promesse du monde des merveilles? Décidée, laissant parler sa part animale, Manu fonce: elle sait que d'une façon ou d'une autre, libérée à son tour du piège de la société moderne, ce sera le bonheur.

Marie-Christine Horn, Le Cri du lièvre, Lausanne, BSN Press, 2019.

Le site des éditions BSN Press.

Dimanche poétique 406: Charles Van Lerberghe


Comme une branche d'aubépine

Comme une branche d'aubépine 
Dans la fontaine des scintillements 
Elle est tombée dans mes pensées, 
Cette parole qu'en tressaillant 
Sa bouche divine 
A prononcée, 
Et qu'à mon tour je te redis.

Comme une branche en fleur détachée 
De la cime du paradis.

Et la voici, vierge encore, enchantée, 
Sans qu'une fleur en ait péri, 
Vivante, rajeunie, toute diamantée.

Charles Van Lerberghe (1861-1907). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 12 juillet 2019

"La Caverne vide", une glaçante dystopie

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Dimana Trankova – «"Es-tu allée à la frontière?", demanda-t-il.». C'est sur cette question que s'ouvre "La Caverne vide", roman de l'écrivaine bulgare Dimana Trankova. Une question qui fait figure d'incipit au sens fort: la lecture du livre révèlera qui sont les personnages en présence, ainsi que leurs parcours. 

Et c'est à la frontière d'un certain pays, zone sensible et farouchement protégée, que va se jouer leur destin.


Une Bulgarie fantasmée et paradoxale
Un certain pays? Il est tout à fait permis de penser qu'il s'agit de la Bulgarie, mais d'une Bulgarie fantasmée, devenue dans un avenir proche un État totalitaire. Cette "Patrie" recourt à plusieurs ressorts: la force de l'histoire au service de la présentation de la nation comme supérieure, le remaniement du vocabulaire, le souvenir de l'oppression communiste et les ressources du numérique utilisées à des fins de flicage permanent – motif récurrent du livre, le puçage humain, accepté ou transgressé à coups de couteau, apparaît comme un symbole moteur. 

Autant dire que le contexte politique campé par la romancière a des fondements paradoxaux: ils lorgnent vers le nationalisme exacerbé comme vers le communisme rigoureux. Et en définitive, le lecteur pense à "1984" de George Orwell: après tout, les totalitarismes n'ont pas de bord politique.

Par conséquent, l'auteure dessine avec une terrible précision l'ambiance oppressante de suspicion généralisée qui règne dans un tel pays, où tout le monde surveille et soupçonne tout le monde: faire l'amour, acte intime s'il en est, apparaît comme quelque chose de public – d'autant plus que les enfants qui pourraient naître d'amours avec des étrangers sont suspects d'être dégénérés, et placés en conséquence dans des orphelinats. 

On lit là une forme de rejet de l'humain autre; ce rejet s'exprime aussi par le rejet de l'homosexualité, marqueur de plus d'une dictature, de quelque bord qu'elle soit. 

Un grain de sable nommé John
Bien sûr, un tel système peut fonctionner assez longtemps, tout seul dans son coin. Mais voilà: l'auteure y introduit le personnage de John, journaliste américain, qui a son propre point de vue et passe son temps de voyage à poser des questions qui paraissent subversives. Un rôle de grain de sable! On pourrait le trouver salutaire; mais son attitude parfois détestable, peu ouverte, empêche de le voir totalement comme un héros. Au contraire: il est lui aussi prisonnier de ses propres déterminismes. L'insistance sur la mauvaise qualité de la nourriture, dans ce roman, reflète-t-elle un avis général ou, plus vraisemblablement, est-elle uniquement révélatrice de ce qu'en pense John? 

En tout cas, tant mieux: cela donne à John sa totale humanité, pétrie de sentiments d'amour, d'intérêt ou de rejet. Après tout, c'est un journaliste intéressé à plus d'un titre: son voyage dans un pays méconnu est motivé autant par l'envie de faire un reportage que de retrouver un pan de sa personnalité, de sa vie.

Reconstruire et vider le langage
Reconstruire le langage, c'est un jeu permanent dans "La Caverne vide". Normal: c'est ce que font les dictatures, et l'écrivaine en recrée logiquement la musique. Cela commence par toute cette population qui parle de "Ceux-là" pour désigner ceux qui sont du côté du régime, les collaborateurs et les délateurs. Cela passe aussi par les toponymes et les noms des personnages, revus à la sauce du régime en place. Et aussi par les mots interdits, par exemple "crétins", ce qui fait référence au poète bulgare Khristo Botev, dont se réclament les dissidents, et dont trois poèmes sont publiés, traduits, en fin de livre. Quant aux ordinateurs, de façon pittoresque, ils sont nommés "Pionniers". Un rappel de la marque "Pioneer"? Voire: il s'agit plutôt du souvenir du mouvement des "pionniers", forme de scoutisme pratiquée au temps du communisme.

Quant à la "Caverne vide" qui donne son titre au roman, la traductrice Marie Vrinat-Nikolov en donne une exégèse complète et pertinente dans sa postface: elle rappelle à la fois le caractère creux (comme une caverne) des discours politiques portés par les gens au pouvoir dans "La Caverne vide" et le mythe platonicien de la caverne, mettant en scène des gens qui se complaisent dans un contexte de mensonges et qu'il faut tirer de là – malgré eux si nécessaire. Le lecteur voit aussi que c'est un lieu protégé, où l'on n'a pas le droit illimité de prendre des photos. C'est là que s'expriment des lois protectrices d'un certain secret, que John va briser.

Une glaçante dystopie... si proche?
"La Caverne vide" fait suite au premier roman de Dimana Trankova, "Le Sourire du chien". Il est porté par une écriture qui, si elle a la fluidité propre à accrocher le public le plus vaste, sait aussi jouer sur tous les registres de la musique littéraire. Une musique faite de changements de points de vue plus ou moins rapides à mesure que l'on plonge dans le cœur du récit: on commence et on finit par des chapitres courts et aisés, et le cœur du livre est fait de chapitres longs et denses. Ce travail rythmique va jusqu'aux répétitions de mots, souvent à trois reprises. Il y a aussi la répétition des péripéties, revisitées par différents personnages, qui crée un jeu d'échos troublant. 

Solidement construite, cette dystopie interroge le lecteur sur ce que pourrait être aujourd'hui, ou presque, un régime politique illibéral, aidé par tous les outils offerts par la technologie numérique. De quelque bord qu'ils aient été, les dictateurs totalitaires d'hier et d'aujourd'hui en auraient rêvé. Possible demain, et au nom de quoi? Y penser, avec "La Caverne vide" de Dimana Trankova, c'est glaçant...

Dimana Trankova, La Caverne vide, Paris, Intervalles, 2019. Traduit du bulgare et postfacé par Marie Vrinat-Nikolov.

Le site des éditions Intervalles.

Lu par Yves Mabon.

mardi 9 juillet 2019

Jeux d'ombres et de langage avec Carole Dubuis

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Carole Dubuis – Une pièce de théâtre aux ambiances fantastiques qui s'inscrit aux frontières de la vie et de la mort, une deuxième qui dissèque le langage pour dire l'incommunicabilité: voilà ce que propose "Une ombre au tableau, suivi de Ecoute". Un livre qui réunit deux pièces de théâtre de Carole Dubuis.


C'est un petit monde où l'on se toise: "Une ombre au tableau" plonge le lecteur, ou le spectateur, du côté de la restauration d'art à Florence. Un tableau énigmatique de l'artiste Brunetti constitue le leitmotiv de cette pièce: alors qu'il y a trois personnages sur le tableau, les acteurs s'interrogent sur la quatrième ombre qui apparaît sur le tableau. Pour créer une tension, la dramaturge rapproche le point de vue strictement cartésien d'un personnage, Diane, au biais téléologique qui affecte Jean: il veut voir un sens, fût-il métaphysique, à tout ce qui se présente à lui dans la pièce.

Mais il n'y a pas que cela: il y a aussi la force des sentiments... qui peuvent être portés par un personnage extérieur au couple impossible. Ce grain de sable, c'est le jeune Marco qui l'introduit, instillant de la jalousie dans le propos. Est-ce lui, l'ombre au tableau, l'homme en trop de cette pièce à quatre personnages? Le stagiaire, introduit dans le contexte de la restauration d'art, peut-il séduire sa maîtresse de stage? 

Et après tout, les personnages mis en scène, placés face à la restauration d'une œuvre d'art qui leur ressemble étrangement, sont-ils encore vivants? La vérité se dévoile peu à peu... et l'ancrage dans le réel reste assuré par le rôle de la concierge, mère de Marco, dont le téléphone sonne régulièrement, instillant sa musique: il y a eu un accident mortel qui, on le comprend peu à peu, a eu un impact existentiel sur chacun des personnages de la pièce. 

Il est aussi permis de dissocier les personnages de cette pièce entre ceux qui portent un prénom français (Jean et Claire), restaurateurs d'art sûrs de leur métier mais clairement horsains, et ceux qui portent un prénom italien (Vittoria et Marco), porteurs d'art concret et d'un certain pragmatisme: Vittoria, organiste liturgique, recrée l'art au quotidien alors que les restaurateurs s'en avèrent incapables malgré des défis bravaches, et son fils Marco, a au moins pour lui l'audace sincère, fût-elle sentimentale. 

En deuxième partie de recueil, la pièce "Ecoute" apparaît plus technique, plus tournée vers le langage lui-même que vers l'intrigue massive: avec Raphaël Aubert, préfacier, on pense à Nathalie Sarraute. A la lecture, cette pièce au titre antiphrastique (ils sont cinq à parler, mais personne ne paraît écouter, peut-on se comprendre?) joue le jeu des reformulations et écholalies, maniées par des personnages qui se parlent sans se comprendre, n'osent pas se dire les choses. Et c'est là le cœur de cette pièce: chacun des personnages exige des autres qu'il l'écoute, considérant qu'il n'est pas compris. Le jeu des amours et affinités électives, entre autres, trouve bonne place dans ce contexte: on aura donc un personnage, Paul, qui n'ose pas se déclarer, ou Arthur, qui n'ose pas dire à Claire que ses tableaux ne lui plaisent pas.

Ces tableaux hantent "Ecoute" et constituent le contrepoint visuel à l'incompréhension verbale: qu'advient-il des marguerites peintes par Claire et qu'on cache? Il est à relever que le personnage de Claire va évoluer pour ce qui concerne sa pratique artistique, allant jusqu'à ôter sa propre toile, remettant ainsi en question sa manière de peindre, d'être. De même que les autres personnages, moyennant un soupçon de communication en plus. Mais cela suffira-t-il? La pièce laisse chacune et chacun sur une solution apparemment satisfaisante. Vraiment? "Chut!", conclut la pièce.

Reste que les répliques, travaillées, claquent dans les deux pièces! L'écriture est résolument actuelle, faisant résonner certaines sorties comme des coups de fouet. Elle s'avère cependant révélatrice, poussant – surtout dans "Ecoute", pièce technique portée par un rythme particulièrement rapide qui va à l'essentiel – les personnages à se montrer sous leur jour le plus authentique. Quitte à ce que cela leur coûte.

Carole Dubuis, Une ombre au tableau, suivi de Ecoute, Montreux, Romann, 2019. Préface de Raphaël Aubert.

Le site de Carole Dubuis, celui des éditions Romann.