dimanche 28 mai 2023

Dimanche poétique 590: Rainer Maria Rilke

Portrait intérieur

Ce ne sont pas des souvenirs 
qui, en moi, t'entretiennent ; 
tu n'es pas non plus mienne 
par la force d'un beau désir.

Ce qui te rend présente, 
c'est le détour ardent 
qu'une tendresse lente 
décrit dans mon propre sang.

Je suis sans besoin 
de te voir apparaître ; 
il m'a suffi de naître 
pour te perdre un peu moins.

Rainer Maria Rilke (1875-1926). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 26 mai 2023

Emprises à distance, réseaux sociaux aux manettes: quand la psychologie s'en mêle

Guillaume Delbos – Vie et mort d'une relation exacerbée, vécue en ligne entre un homme et une femme... Sur fond de covid-19 qui complique les rencontres et les sorties, "Nos emprises" relate l'histoire d'une relation toxique vécue exclusivement en ligne, du point de vue de l'homme: alter ego peut-être de Guillaume Delbos, auteur de ce roman, Victor Delbauché évoque une relation au goût de drogue dure, avec ses (très) hauts et ses (très) bas. Et c'est l'électrocardiogramme qui donne le rythme, sous forme de titres de chapitres: c'est le cœur qui bat sa mesure, au fil des pages.

Qui est Victor Delbauché? Voici un gaillard qui profite des terrasses de Paris enfin rouvertes après une période de confinement. Il ouvre le journal, lit un article sur un fait divers, s'émeut parce qu'il résonne en lui. Victor Delbauché, c'est aussi un quadragénaire qui a découvert les sortilèges de la vie en ligne après avoir vécu toute sa jeunesse sans Internet. Homme de plume, il se retrouve en présence virtuelle de Léopoldine, artiste avec laquelle il se verrait bien monter un projet artistique. Bien vite, les conversations prennent un tour personnel, puis dérapent...

Résultat: le lecteur est placé dans une position de semi-voyeur, l'auteur divulguant les échanges privés et publics (en ligne) entre le narrateur et Léopoldine – ainsi se manifeste l'effacement des frontières entre intimité et vie publique proposée voire imposée par Internet et les réseaux sociaux. Et là, force est de relever que le narrateur hypermnésique de "Nos emprises" gâte le lecteur: tantôt graveleux, tantôt fin, c'est un festival flamboyant de jeux de mots qui s'offre. Parfois, on se dit même que San-Antonio, grand jongleur du verbe à la mode gauloise devant l'Eternel, peut bien aller se rhabiller...

Cela étant, "Nos emprises" repose aussi sur les élans de la psychologie de chacune et chacun. Il est permis de penser que c'est Léopoldine qui manipule Victor en lui faisant croire à une certaine exclusivité (un classique de l'emprise, dans des contextes autres qu'amoureux) et en maniant le compliment pour l'encourager à continuer et à surenchérir. Quel intérêt concret, pour Léopoldine? Aucun: le lecteur ne peut que considérer que c'est un mode de fonctionnement de ce personnage, dû à son caractère ou à son vécu. Mais Victor finit par comprendre qu'il y a mensonge chez Léopoldine. Schizophrénie, dédoublement de la personnalité de "Léopoldingue", prise de contrôle par un tiers? Le doute subsiste.

Reste que Victor, quant à lui, est aussi prisonnier de ses propres fonctionnements psychologiques délétères. En évoquant à plusieurs reprises son "syndrome du sauveur", il s'inscrit dans la logique du triangle de Karpman. Du coup, Léopoldine, positionnée en victime (divorce difficile, puis compagne d'un dominateur dans une relation sadomasochiste, victime enfin de l'addiction aux réseaux sociaux et à leur tyrannie positionnés comme bourreaux), ne pouvait que résonner avec Victor, pour le meilleur et pour le pire. Et il n'y a même pas besoin de se rencontrer pour vivre tout cela: les dialogues, jeux de bannissement et de "likes" sur les réseaux sociaux suffisent.

A la fois fin et outrancier, "Nos emprises" est un roman psychologique fort et bien mené, qui développe avec précision les méandres d'une relation entièrement vécue en ligne par deux personnages souffrant de la distanciation sociale imposée par les mesures de lutte contre le covid-19 et qui se montent la tête et se font des films, chacun à sa manière. Son écriture recourt aux mots d'aujourd'hui, et l'auteur en fait un lexique en fin de roman. Si ce lexique peut paraître dispensable aux lecteurs d'aujourd'hui, en tout ou en partie, il sera probablement utile aux lecteurs de demain, qui y trouveront les mots que les humains d'aujourd'hui posent sur leurs obsessions.

Guillaume Delbos, Nos emprises, Montreux, Romann, 2023.

Le site des éditions Romann.

Lu par Francis Richard.

mardi 23 mai 2023

"Battle Royale" au Far West

Neville Lucky – Imaginez qu'au temps des cow-boys et des westerns, un gouverneur et chercheur d'or enrichi à millions décide de réunir douze malfrats de légende dans son manoir pour une chasse à l'homme en intérieur. C'est vers cet événement improbable que se dirige l'intrigue de "La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough" de Neville Lucky. Rapide et agréable à lire, ce petit livre constitue le troisième tome de la série de romans de style "Pulp" conçue par les Nouvelles Editions Humus.

Tout commence avec l'irruption de Woodgate Middlesbrough, désireux de se caser incognito après avoir mis en scène sa mort il y a plusieurs années. Le retour de ce desperado n'échappe pas au riche gouverneur, Archibast Hard, qui sait en faire façon et l'attraper dans ce qui a tout d'un piège. 

Et dès lors que les douze criminels se retrouvent réunis, le scénario emprunte les rails du roman japonais "Battle Royale" de Koushoun Takami, technologie incluse: grandes nouveautés à l'époque où se déroule "La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough", l'électricité et les jeux de miroirs font quelques miracles qui ne manqueront pas de surprendre les différents personnages.

Si court qu'il soit, ce roman caractérise ses douze salopards avec précision, à telle enseigne qu'aucun n'est interchangeable, pas même ceux qui mourront d'abord. L'auteur joue sur leurs nationalités (il y a un assassin des Balkans, un spécialiste des arts martiaux venu de Chine...), ou alors sur leur parole, à l'instar de la Betty Redbush, rousse pulpeuse à grande gueule, ou de l'Amérindien qui parle sa langue.

Les différents aspects de l'intrigue, quant à eux, cultivent une approche élastique de la vraisemblance et privilégient volontiers l'outrance. Le dernier combat semble ainsi emprunter à la fois au steampunk et aux anciens films de science-fiction de série B. Quant aux derniers personnages vivants, force est de constater qu'ils auront survécu à des tonnes de dynamite. Quant à Woodgate Middlesbrough, quelle que soit la blessure qu'il subit, il se relève immanquablement: même pas mal...

Bien sûr, l'intrigue ne manque pas de s'attarder occasionnellement sur quelques aspects gore, bouts de cervelle éclatés ou couteau faisant office de main chez un manchot. L'ambiance est virile, on ne mâche pas ses mots, ça sent la poudre et le sang et quand ça ne ferraille pas, ça cogne comme dans Bud Spencer. Enfin, une chute toute finale boucle "La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough" en une ultime et terrible surprise.

Neville Lucky, La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, traduction par Baal de Match.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

Lu par Julien Hirt.

dimanche 21 mai 2023

Dimanche poétique 589: Cécile Meyer-Gavillet

Le printemps à la fenêtre...

Alors que l'heure est matinale
J'assiste à la venue au monde
De la saison printanière.
Pourtant tout semblait reposer
Tout paraissait encor dormir.
La primevère mit son nez
Par-dessus son large feuillage.
Dépliant ses mains dans le jour
Se laisse bercer au soleil.
C'est un bonheur uni du chant
De la lyre, ouvrant le matin.
Dans ses voiles printaniers,
Le vent se glisse à mon oreille,
Laissant frémir une chanson.
Les arbres longtemps admirés,
Le pré encore ébouriffé,
Dans ce sensible matin bleu
Vibraient de mon étonnement.
La nature ainsi mise à nu
Là, se révèle un Dieu poète.

Cécile Meyer-Gavillet, L'air de rien, Fribourg, Cécile Meyer-Gavillet, 2017.

vendredi 19 mai 2023

De la France à l'Argentine, deux hémisphères s'observent: dix nouvelles de Françoise Cohen

Françoise Cohen – "Des deux hémisphères", ce sont dix nouvelles à la fois diverses et tenues par quelques constantes. L'écrivaine y joue sur les deux tableaux de l'Argentine et de la France, précisément vus comme les deux hémisphères du recueil. Et elle adopte l'absence comme thème récurrent.

Si le rythme des dix nouvelles du recueil est plutôt lent, l'écriture varie avec aisance et justesse et n'hésite pas à interpeller le lecteur. Celui-ci apprécie ainsi l'introspection de "Déambulations parallèles", où les ambiances parisienne et argentine résonnent librement avec le ressenti et l'imaginaire du personnage principal, ou la polyphonie mise en place dans "O silent wood". 

Ouvrant l'ouvrage, "Peau neuve" installe précisément le thème de l'absence, à travers ce père trop longtemps enfui de la vie familiale, et qui revient dans la vie de sa fille, devenue une chirurgienne célèbre grâce à une greffe de peau. Incidemment, le lecteur apprend que Valentin, le patient noir qui recevra la greffe, se demande s'il devra endosser une greffe de peau blanche...

Polyphonique également, "Square de l'Oiseau Lunaire" utilise comme décor une place méconnue de Paris, hantée par une sculpture de Joan Miró. Sentimentale, non exempte d'une certaine rouerie de la part du personnage masculin, elle laisse une porte ouverte aux deux solitudes qui s'y frottent: celles de Malena et de Raphaël.

Le rêve a aussi sa place dans "Des deux hémisphères". En témoigne bien sûr l'onirique nouvelle "Un samedi à Paris", dont le début a de quoi désarçonner à la façon de ces songes étranges que nous avons tous eus un jour ou l'autre. Ce rêve confine à l'imaginaire de tout un pays, celui décrit dans "Au pays de Casiment", lieu imaginaire où tout est "presque". Prenant pour prétexte une course de demi-fond qui n'aura jamais lieu, voilà un conte qui donne à réfléchir sur ce que chacune et chacun de nous a peut-être loupé, de peu, et pas forcément pour les bonnes raisons – voilà qui peut interpeller, amuser puis déranger mine de rien.

Quant à ce fameux thème de l'absence, il se manifeste encore par le choix d'éléments originaux autour des personnages. "Bella et moi" évoque ainsi l'absence d'un jumeau phagocyté par le personnage situé au cœur de la nouvelle. Sur un autre ton, la nouvelle "Un mercredi à Buenos Aires", peut-être la plus tendue dramatiquement du recueil, évoque la perte des bijoux de famille, forcée par l'irruption de malfrats avides de dollars. 

La cohésion du recueil est assurée, en souplesse, par le thème de l'absence et par le grand écart entre la France et l'Argentine. De façon plus concrète, il l'est aussi par la récurrence de certains prénoms de personnages, certes sans cesse recréés: dès lors, le lecteur se sent autorisé à admettre la récurrence de quelques personnages, voire à considérer que l'un d'eux, Malena peut-être, est l'alter ego littéraire de l'écrivaine. 

Françoise Cohen, Des deux hémisphères, Paris, L'Harmattan, 2023.

Le site des éditions L'Harmattan.

jeudi 18 mai 2023

Les joies et les peines d'un écrivain en salon

Olivier Chapuis – Pour l'écrivain, le métier d'écrivain est un thème en soi. Le romancier suisse Olivier Chapuis lui consacre tout un livre, "Brèves de salon". Se fondant sur son propre vécu, il s'y concentre sur l'activité déployée dans les salons du livre: dédicaces plus ou moins nombreuses, tables rondes, repas plus ou moins pantagruéliques. 

Chacune des chroniques de cet ouvrage bourré d'humour a fait à l'origine l'objet d'une publication sur un réseau social célèbre. Et certaines d'entre elles sont agrémentées d'illustrations de la dessinatrice de presse suisse Bénédicte: amusantes, tout en rondeur, elles ne sont pas sans rappeler, dans l'esprit, certains dessins que Piem a signés pour "Souvenirs d'un libraire" de Jacques Plaine – grand créateur de salons et fêtes du livre s'il en est.

Les salons que l'auteur évoque sont de toute sorte, des plus modestes, vécus dans des villages français pas toujours simples d'accès aux plus importants, le salon du livre de Genève, à Palexpo, étant par exemple vu comme un "élevage intensif" et, par une métaphore malicieuse, une sacrée basse-cour. 

Et parler des salons, c'est parler aussi des clients, des gens qu'on aborde ou qui demandent où se trouvent les toilettes ou telle vedette stratosphérique. Voire des ventes: si l'auteur se positionne en auteur peu coutumier des foules de fans se battant pour avoir leur exemplaire, il n'hésite pas à exprimer, au fil des pages, sa reconnaissance pour telle ou ou telle vente inattendue, idéalement assortie d'une dédicace sans faux pas. Il est à relever que comme les acheteurs et les lecteurs sont souvent des acheteuses et des lectrices, l'auteur n'hésite pas à utiliser le féminin grammatical générique pour les évoquer.

Enfin, si l'auteur ne cite guère les lieux et les personnes dont il parle, à quelques exceptions près, il arrive qu'on les reconnaisse entre les lignes. Ainsi, tel modérateur constamment occupé par ses lunettes, évoqué à deux ou trois reprises, pourrait bien être le journaliste Pascal Schouwey

Les écrivains se reconnaîtront à coup sûr dans l'une ou l'autre des anecdotes brièvement relatées dans ces ironiques "Brèves de salon". Quant au lectorat en général, il aura l'occasion de découvrir, amusé, quelques aspects insoupçonnés de ce que vit le bonhomme (ou la femme) qui attend et appâte le chaland, assis derrière sa table et ses piles de livres branlantes.

Olivier Chapuis, Brèves de salon, Bulle, Montsalvens, 2023. Illustrations de Bénédicte.

Le site des éditions Montsalvens, celui de Bénédicte.

mercredi 17 mai 2023

Avec Edith Behr et Gérald Tenenbaum, les voies impénétrables de l'émancipation

Gérald Tenenbaum – Comment en est-on arrivé là? Partant d'un prologue des plus dramatiques, relatant la mise à mort d'un campement de touaregs par ceux d'Al-Qaïda, le roman "L'Affinité des traces" de Gérald Tenenbaum relate le destin singulier d'Edith Behr dite Talyat, marqué par la judéité, la soif d'émancipation et les derniers jours de l'Algérie française.

L'écrivain réussit brillamment à recréer ce qu'est la manière de vivre en juif dans les années 1960 à Paris, entre les modes culturelles marquées entre autres par la parution du roman "Bonjour tristesse" de Françoise Sagan et la volonté de perpétuer un art de vivre mis à mal par la Shoah, qui a décimé la famille d'une Edith dès lors ballottée dans ce qui lui reste de famille.

Il y aura des mots de yiddish, ancestraux comme certains rituels, dans "L'Affinité des traces". Et aussi le poids des usages, des mariages arrangés, des destins tout tracés pour les filles juives auxquelles le rabbin trouvera un mari. 

Force est de relever qu'Edith Behr vit constamment dans des familles qui ne sont pas les siennes; sa quête d'émancipation sera donc aussi la quête d'une famille qui sera la sienne, choisie plutôt qu'imposée.

Les mots de yiddish, les traditions dites d'homme à homme (ou de femme à femme), l'auteur les fera résonner avec le monde ancestral des touaregs, où Edith va finalement trouver ce qui sera sa vie après un passage comme sténographe et dactylo au sein de l'armée. Recréant les mots voilés, il recrée avec finesse le langage volontiers elliptique du peuple du désert, toujours en quête d'eau, pétri lui aussi de traditions porteuses de sens, dites par des mots qu'on ne saurait traduire et que l'auteur restitue donc tels quels, avec le souci d'en évoquer la signification profonde.

Dès lors, Edith Behr apparaît comme le point de contact entre le colonisateur français et les touaregs, autochtones s'il en est, capable de comprendre deux univers que l'Histoire a rapprochés mais dont l'auteur dit les différences. Le lecteur français ou occidental se trouve ainsi en terrain connu, voire en zone de confort, lorsqu'il sera question des usages militaires de l'armée française. Mais cette zone de confort n'est pas anodine: en évoquant les essais nucléaires français dans le Sahara, l'auteur rappelle certains pans sombres de la présence française en Algérie. Et rend implicitement l'attachante Edith complice, peut-être à son corps défendant: avait-elle signé pour ça?

Bouclée sur une note d'espoir portée par l'envie de raconter encore et encore pour faire tradition, cette histoire riche et finement ciselée, soucieuse de profondeur lorsqu'il s'agit de dire les mentalités, leurs conjonctions et leurs antagonismes, est mise en valeur par un style des plus soignés. L'écriture sait se faire envoûtante par moments, n'hésitant pas à jouer sur les sonorités et les parentés des mots pour faire jaillir un supplément de sens.

Gérald Tenenbaum, L'Affinité des traces, Nancy, Le voile des mots, 2023. Première édition Paris, Editions Héloïse d'Ormesson, 2012.

Le site de Gérald Tenenbaum, celui des éditions Le voile des mots.

Lu par Airelle, Guide Lecture, Joyeux drilleLe Canapé RougeTioufout, Val Bouquine.