mardi 15 avril 2025

Le recul des ans, vu par la poésie et les arts visuels

Roland Stauffer et Marcel Cottier – "Non, vous ne trouverez pas ma leçon d'amnésie dans ce livre. La raison: je l'ai si bien apprise par cœur durant mon existence que je l'ai totalement oubliée." Voilà tout un programme, annoncé par un incipit en forme de paradoxe: signées Roland Stauffer, illustrées par Marcel Cottier, les "leçons d'amnésie par défaut" ont l'allure d'un recueil de souvenirs porté par un regard en coin, légèrement décalé, joueur avec les mots, et surtout empreint de tendresse. Et le titre alors? C'est "L'ange mort". Encore un paradoxe, puisque les anges sont immortels...

Il est permis de voir dans certaines des proses poétiques qui composent "L'Ange mort" des tropismes constitués à la manière d'une Nathalie Sarraute, centrés jusqu'au moindre détail sur quelque chose d'infime. Il y a l'impression qu'on ressent lorsqu'on accepte qu'on est vieux. Il y a aussi l'apparition d'une figure d'ange, infiniment aimante, au terme d'une expérience de synthèse chimique: là, l'auteur, chimiste au civil, paraît magnifier par la poésie une expérience personnelle. Placée en début de recueil, elle fait figure de rite initiatique pour le lecteur.

Les histoires proposées pourraient paraître innocentes, juste empreintes de la sagesse qu'on prête aux aînés, si elles n'étaient pas par ailleurs écrites dans une lange virtuose et sensible, profondément attentive à chaque mot écrit, capable parfois même d'entretenir le doute pour créer, dans l'esprit du lecteur, des sens potentiels: comment comprendre, par exemple, "J'ai acheté le livre et suis rentré chez moi en le tenant serré dans ma main. Le soir, il a plu"? Plaire ou pleuvoir, là est la question! Et comme l'agencement des mots change aussi au fil du recueil, des poèmes comme "La fourmi bleue" ou "La complainte d'Atlas" appellent une mise en musique – réalisée pour ce qui concerne "La complainte d'Atlas".

Les illustrations de Marcel Cottier viennent ajouter leur couleur, complémentaire, aux textes de Roland Stauffer. Aux confins de l'abstraction, elles constituent une lecture possible de ce qui est écrit, sans forcer quoi que ce soit: certes, chaque image s'associe indiscutablement au texte qu'elle illustre, par ses couleurs ou par le mouvement de ses traits. Mais c'est à chaque lecteur d'imaginer de quoi le lien entre image et texte est vraiment fait. Les phrases inscrites dans les illustrations, reprises comme des moments forts dans les proses poétiques, apparaissent dès lors comme une possibilité de lecture qui n'a rien d'exclusif. C'est ainsi que Roland Stauffer et Marcel Cottier signent un recueil poétique riche en images, nées des mots comme du graphisme.

Roland Stauffer et Marcel Cottier, L'ange mort, Genève, Encre fraîche, 2025.

Le site des éditions Encre fraîche.

dimanche 13 avril 2025

Dimanche poétique 687: Anna de Noailles

Le cœur

Mon cœur tendu de lierre odorant et de treilles, 
Vous êtes un jardin où les quatre saisons 
Tenant du buis nouveau, des grappes de groseilles 
Et des pommes de pin, dansent sur le gazon... 
- Sous les poiriers noueux couverts de feuilles vives 
Vous êtes le coteau qui regarde la mer, 
Ivre d'ouïr chanter, quand le matin arrive, 
La cigale collée au brin de menthe amer.
- Vous êtes un vallon escarpé ; la nature 
Tapisse votre espace et votre profondeur 
De mousse délicate et de fraîche verdure. 
- Vous êtes dans votre humble et pastorale odeur 
Le verger fleurissant et le gai pâturage 
Où les joyeux troupeaux et les pigeons dolents 
Broutent le chèvrefeuille ou lissent leur plumage. 
- Et vous êtes aussi, cœur grave et violent, 
La chaude, spacieuse et prudente demeure 
Pleine de vins, de miel, de farine et de riz, 
Ouverte au bon parfum des saisons et des heures, 
Où la tendresse humaine habite et se nourrit...

Anna de Noailles (1876-1933). Source: Bonjour Poésie.


dimanche 6 avril 2025

Dimanche poétique 686: Tristan Corbière

Petit mort pour rire

Va vite, léger peigneur de comètes !
Les herbes au vent seront tes cheveux ;
De ton œil béant jailliront les feux
Follets, prisonniers dans les pauvres têtes...

Les fleurs de tombeau qu'on nomme Amourettes
Foisonneront plein ton rire terreux...
Et les myosotis, ces fleurs d'oubliettes...

Ne fais pas le lourd : cercueils de poètes 
Pour les croque-morts sont de simples jeux, 
Boîtes à violon qui sonnent le creux... 
Ils te croiront mort – Les bourgeois sont bêtes –
Va vite, léger peigneur de comètes !

Tristan Corbière (1845-1875). Source: Bonjour Poésie.

mercredi 2 avril 2025

Quand le crime s'invite au théâtre

Bernard Chappuis – "Le Crime de la Divine" est indéniablement un roman policier littéraire, avec un fort tropisme théâtral. L'écrivain suisse Bernard Chappuis y explore la personnalité historique de Sarah Bernhardt, de retour au théâtre Kléber-Méleau de Lausanne sous la forme d'un personnage de théâtre appelé à côtoyer ses contemporains, tels Oscar Wilde, George Bernard Shaw, Arthur Conan Doyle ou Henry Irving. Tout commence lorsqu'un corbeau commence à écrire des lettres anonymes menaçantes à l'encontre de la trentaine de personnes qui vont rendre possible cette création théâtrale.

"Le Crime de la Divine" suit les détectives qui, mandatés par la comédienne qui joue Sarah Bernhardt, s'occupent de mener l'enquête. Regroupés au sein de l'agence Fell, les détectives sont pour le moins atypiques, à l'instar de Lilas Traymiro, spécialiste des crimes en chambre close façon Rouletabille ou de Julie Jeanneret, sa compagne, artiste peintre et hackeuse éthique. Et il faudra pas mal de culture générale et artistique pour trouver le fin mot d'une affaire marquée par un tableau mystérieux qui va conduire une enquêtrice à Venise. Cela, sans oublier un flair égal à celui de Sherlock Holmes – et les allusions à ce détective et à son univers, qui touche à la Suisse, sont nombreuses au fil des pages.

La description des lieux mêle avec adresse invention et réalisme. Si Venise est ainsi bien présente dans "Le Crime de la Divine", avec son déluge d'œuvres d'art, de beautés et de masques à décrypter, c'est dans une rue étroite d'un quartier inventé que se déroule l'une des péripéties inquiétantes de ce roman. Le théâtre Kléber-Méleau, en revanche, existe bel et bien à Lausanne, depuis de nombreuses années, et l'auteur en restitue une image fidèle – si mes souvenirs ne me trahissent pas: j'y suis allé à plusieurs reprises au temps où je préparais mon bac, ce qui date un peu. L'auteur va jusqu'à introduire dans sa narration un personnage qui existe réellement: Vanessa Lopez, médiatrice culturelle et guide au théâtre. Autant d'éléments réels qui confèrent de l'épaisseur à la représentation de ce lieu dans le roman et permettent au lecteur de s'y croire.

Jusqu'au dernier coup de... théâtre, le lecteur est invité à suivre une intrigue qui trouve ses réponses dans les références culturelles, essentiellement littéraires et picturales. Et il y a une indéniable jouissance à se plonger dans ces questionnements atypiques auxquels seules les œuvres d'art peuvent répondre. En complément de son roman, l'écrivain a jugé utile d'adjoindre un appendice et des dossiers thématiques où se trouvent les nombreuses références de créations littéraires, polars inclus, abordant les mêmes thématiques que "Le Crime de la Divine": Sarah Bernhardt, les beaux-arts, et même les chats. Si elles ont servi à l'auteur, gageons que ces références ne manqueront pas de titiller la curiosité des lecteurs. Et, subséquemment, d'allonger leur liste à lire...

Bernard Chappuis, Le Crime de la Divine, Lausanne, Favre, 2025.

Le site des éditions Favre.

dimanche 30 mars 2025

Dimanche poétique 685: Marguerite Burnat-Provins

XXXIII

Tu m'as dit: Viens...

Ta min ferme a pris ma main, ton regard entrait dans ma poitrine, ta hanche pressait la mienne et, sur ma tête, virait l'épervier de ton désir.

Dans tes bras vigoureux, ma taille ployait comme une branche de verne, ton souffle rapide m'étourdissait; vaguement j'entendais tes paroles: Je te porterais longtemps, longtemps.

Et la chambre a tourné dans mes yeux renversés.

Tu m'as dit: Viens.

Marguerite Burnat-Provins (1872-1952), Le Livre pour toi, Gollion, InFolio, 2020.

En musique, par Caroline Charrière (interprètes: Brigitte Balleys et Eric Cerantola):




samedi 29 mars 2025

Au sujet d'une romancière qui a traduit Jane Austen

Marion Curchod – Elle a traduit Jane Austen en français, et elle a écrit plus d'un roman sentimental à succès. On l'a un peu oubliée, mais Isabelle de Montolieu (1751-1832) a marqué son époque, à cheval sur les deux-huitième et dix-neuvième siècles. L'écrivaine Marion Curchod a choisi de rendre à Isabelle de Montolieu la lumière qu'elle mérite. Il en résulte un court ouvrage intitulé "Isabelle de Montolieu, l'éclat d'une plume", synthèse de son travail de master à l'université de Lausanne.

Cet oubli n'est cependant pas total, concède l'auteure: Isabelle de Montolieu a donné son nom à un établissement scolaire lausannois, et aussi à une voie du chef-lieu vaudois. Force lui paraît cependant de relever que peu de gens, à Lausanne et au-delà, savent vraiment qui se cache derrière ce toponyme. Pourtant, que les Lausannois le sachent, et les autres aussi: il suffit d'une soixantaine de pages pour mieux connaître Isabelle de Montolieu.

Elle a son importance en effet, Isabelle de Montolieu, dans le monde des lettres de son temps. L'auteure la situe parfaitement dans le contexte d'une noblesse vaudoise réformée où les mariages se font encore parfois plus selon la raison que selon la passion, même si l'un l'empêche pas l'autre: l'auteure relève qu'Isabelle de Montolieu aura été veuve deux fois, ce qui lui vaudra de vivre difficilement selon son rang social, quitte à s'accrocher aux salons de son temps, où elle a su briller.

L'écriture apparaît dès lors, pour Isabelle de Montolieu, comme une activité lucrative et utilitaire, en plus de l'expression d'un génie propre. Isabelle de Montolieu se fait connaître du (grand) monde dès 1786 avec le roman sentimental "Caroline de Lichtfield", puis par de nombreux romans qui ont contribué à la construction d'un imaginaire helvétique empreint de romantisme gothique. Elle a beaucoup traduit, aussi: en particulier, c'est elle qui a donné la première traduction complète en français de "Sense and Sensibility" de Jane Austen. Même Paris est à son écoute juste après la Révolution française...

L'essayiste relève le succès international qu'Isabelle de Montolieu a connu de son vivant, fondé entre autres sur des contacts familiaux en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Elle rappelle aussi que dans une certaine mesure, l'écrivaine aura survécu à elle-même grâce à ses écrits. Tout à la fin du livre, cependant, elle pointe ce qui a pu empêcher qu'Isabelle de Montolieu, décédée en 1832, connaisse la postérité à long terme qu'elle aurait méritée: balayant le romantisme, le mouvement littéraire réaliste va, le premier, la pousser hors de la mode du temps.

L'"Isabelle de Montolieu" de Marion Curchod s'avère très synthétique, plus bref qu'un "Que sais-je?". Mais il vaut la peine d'y mettre le nez: l'auteure offre à son lectorat une courte biographie qui va à l'essentiel, enrichie d'illustrations qui permettent à tout un chacun de s'attacher, par l'image, à la belle et rayonnante personnalité féminine mise en valeur par l'ouvrage. 

Marion Curchod, Isabelle de Montolieu, l'éclat d'une plume, Gollion, InFolio/Presto, 2023.

Le site des éditions InFolio.


mercredi 26 mars 2025

S'émanciper d'un destin écrit: l'œuvre de tout un roman

Enguerrand Gutknecht – "C'est écrit", aime-t-on à dire, de façon métaphorique, lorsqu'on évoque son propre destin sur un ton fataliste. L'écrivain Enguerrand Gutknecht a choisi de prendre cette expression au mot et d'en tirer tout un roman d'inspiration merveilleuse et technologique. Paru tout dernièrement, celui-ci s'intitule "La Machine à destin". 

La première partie met en scène une administration bien huilée où quelques humains révisent les destins de chaque individu, rédigés par une machine sans âme, avant de les libérer en vue de leur incarnation, quelques jours plus tard. La mécanique semble bien huilée, l'humanité roule sur la base d'équilibres soigneusement dosés en fonction de l'air du temps: un peu plus de morts du cancer, un peu moins d'actes anti-LGBT... 

Tout commence, bien sûr, dès lors qu'un grain de sable s'immisce dans ce processus: c'est Roméus Turston, dont le destin écrit s'avère soudain dangereux pour l'humanité. 

L'auteur dépeint avec justesse le fonctionnement de l'administration de la Destiny Company, donnant à voir les jeux de pouvoir qui s'y exercent: promotions, mises au placard, promesses non tenues. Cette administration est aussi un monde de personnes avec peu de proches, dont le destin s'avère dès lors malléable sur la base de ce qu'a écrit la machine. Y compris pour des expérimentations qui confinent au pacte avec le Diable...

Ce roman s'inscrit dans une époque qui pourrait être la nôtre, avec des personnages qui mettent soigneusement leur casque pour faire du vélo, se déplacent en voiture ou en taxi et minutent consciencieusement leur vie. Le numérique est en plein essor dans "La Machine à destin", et les robots, curieux de la vie des humains, pourraient les remplacer. Le processus de production de destins lui-même est en voie de numérisation. Autant de voies qui reflètent les inquiétudes actuelles de plus d'un travailleur se sentant menacé dans son emploi par l'ordinateur.

Au-delà de la première partie, l'intrigue accélère et multiplie les intrigues et retournements de situation, faisant émerger la part méconnue de Turston: c'est un héritier, il a un désormais un manoir et une demi-sœur un peu rock'n'roll, et la Destiny Company a plus d'un site pour déployer ses immenses activités et surveiller un Roméus Turston devenu un problème.

Enfin, et ce n'est pas le moindre des intérêts de ce roman, l'écrivain a su développer au fil des pages une réflexion aboutie sur ce qu'est un destin: est-il écrit, ou peut-on s'en libérer, et si oui, à quel prix? L'issue sera certes optimiste, et "La Machine à destin" confirme ainsi qu'il est le roman de l'émancipation, remède à un fatalisme désenchanté; celle-ci a cependant un prix pour les personnages encore présents au moment de l'épilogue. Il est aussi intéressant de relever que l'auteur introduit le motif de l'astrologie dans son roman, à travers le personnage de Clara: n'est-ce pas une autre manière, ancestrale et non numérique, d'affirmer quelque part que "C'est écrit"? 

Enguerrand Gutknecht, La Machine à destin, Cossonay-Ville, La Maison Rose, 2025.

Le site des éditions de la Maison Rose.