dimanche 13 juillet 2025

Dimanche poétique 699: Matthieu Corpataux

41

Des Sahara entiers
Il faut bien que quelques grains
Sortent. Ils auront le goût des sablés
Que Cécile sortait du chapeau

Ou le goût de ta peau
Que j'observe la nuit
Qui me donne le tournis
Qui délivre un dépôt

Matthieu Corpataux (1992- ), Sucres, Vevey, Editions de l'Aire, 2020.

samedi 12 juillet 2025

Saint-Valentin, soir du crime

temp-Imagei-M9e-LZ

Jean-Marie Reber – On peut faire plein de choses le soir de la Saint-Valentin. Être assassinée n'est sans doute pas la plus joyeuse, surtout lorsqu'on se promet de passer du bon temps avec son (ou ses) amoureux. C'est pourtant ce qui est arrivé à Sylvie et Chloé, les deux victimes même pas majeures autour desquelles tourne le roman policier "Les meurtres de la Saint-Valentin" de Jean-Marie Reber. Et c'est l'inspecteur Fernand Dubois, quinquagénaire marié et père de deux jumeaux, les "jujus", qui va mener l'enquête...

En début de roman surtout, l'écrivain a le chic pour dessiner l'imaginaire de la Saint-Valentin: il y a ceux qui ne la fêtent pas, ceux (et surtout celles) qui ont de grandes attentes. Et aussi ce qui peut se passer en famille: des enfants qui poussent leurs parents à marquer le coup – et des policiers obligés d'abréger des festivités qui auraient pu être fort sympathiques ma foi. Il y a des fleurs dans ce roman, une bague de fiançailles aussi. Et plus largement, au fil des pages, des réflexions sur l'amour en général, sur ses faux-semblants intéressés, et sur des ressentis troubles qu'on avoue difficilement.

Qu'on ne se méprenne pas: il n'y a pas une goutte d'eau de rose dans "Les meurtres de la Saint-Valentin". L'auteur conduit une intrigue policière classique et rigoureuse, pilotée par un Fernand Dubois habile psychologue, cultivé, pragmatique voire ferme. Les personnages impliqués, voire suspects? Il y en a bien quelques-uns, et la passion peut être leur mobile. L'auteur excelle à créer des profils variés: un Don Juan à l'italienne ou sa femme, un adolescent boutonneux, un Yougoslave à flingues et à chien. Il recrée leurs interrogatoires successifs, formels ou non, en ayant le souci de les rendre réalistes: une vieille dame déboussolée ne répondra pas de la même manière qu'un bellâtre sûr de lui mais qui a quelque chose à cacher. Des gardes à vue? L'inspecteur les décrète de façon stratégique.

Quant aux victimes, le lecteur va aussi en apprendre de belles sur elles, en particulier sur Sylvie. L'auteur excite la curiosité en mettant en évidence, par exemple, le fait que Sylvie, lycéenne, s'affiche avec des vêtements et accessoires largement au-dessus de ses moyens: on la sent dégourdie, voire vénale, au fil des pages. Et dans le tandem d'amies qu'elle constitue avec Chloé, c'est elle qui mène le bal. Même pour faire des trucs pas avouables?

Les deux premiers chapitres exposent en détail les dernières heures de Sylvie et de Chloé – un chapitre chacune. L'auteur profite de ces pages pour créer deux scènes d'exposition réussies: le lecteur a toutes les cartes en main pour voir, savoir, deviner comment l'intrigue va évoluer, loin de toute surprise bancale. Et en fin de roman, l'auteur a l'habileté de faire des funérailles de Sylvie et Chloé le lieu où sont venus les suspect mis hors de cause, comme un rappel: souviens-toi, tu l'as cru coupable! Le pied-de-nez au lecteur qui s'est laissé avoir par les fausses pistes est impeccable.

On referme "Les meurtres de la Saint-Valentin", polar neuchâtelois sans se l'avouer, en gardant le souvenir d'un roman faussement tranquille, qui monte peu à peu en tension et accroche au gré de dialogues ciselés et rythmés tout en s'intéressant de près aux âmes toujours un peu grises de ses personnages. 

Jean-Marie Reber, Les meurtres de la Saint-Valentin, Hauterive, Editions Attinger, 2015.

Le site des éditions Attinger.

Egalement lu par Francis Richard.

jeudi 10 juillet 2025

Le passage des souvenirs obscurs

temp-Image26-Tr1-C

Christophe Jamin – Il y a un "Passage de l'Union" à Bulle, la petite ville où j'ai fait mes écoles. Il n'en fallait pas plus pour qu'à la Fête du Livre de Saint-Etienne, édition 2021, je m'arrête sur le roman, signé Christophe Jamin, qui porte ce titre. Son "Passage de l'Union" à lui se trouve à Paris, dans le septième arrondissement. Et l'auteur, avocat et professeur de droit, y relate, assumant le flou du romancier, des faits qu'il dit exacts.

Tout part d'une mission d'avocat qui lui est confiée: celle de défendre un jeune homme, personnage des nuits parisiennes, qui a tué. Celui qui fut lui-même un habitué des soirées sans fin à Paris, suivies de longues marches pour rentrer chez lui, constate peu à peu, à partir de faits troublants du dossier, qu'il touche à la grande histoire, et que le destin du jeune prévenu a peut-être partie liée avec le sien, et en particulier avec la chambre que son père lui a achetée, pour l'installer, au Passage de l'Union.

Pour ce qui est des pages sombres de la grande histoire, "Passage de l'Union" exhume en son cœur l'histoire bien réelle de "Monsieur Joseph", alias Joseph Joanovici, un Juif d'origine moldave qui s'est enrichi à Paris sous l'Occupation en faisant commerce de ferraille tant avec les Allemands, qui l'ont désigné Aryen d'honneur, qu'avec les Résistants. Qu'est devenue sa fille? On ne le saura pas, sans doute a-t-elle été déportée. Ses deux garçons, le blond condamné et son frère industrieux qui le soutient dans l'épreuve, sont toujours de ce monde au moment où se déroule l'intrigue – c'est-à-dire au terme du vingtième siècle.

Ce temps de l'Occupation apparaît, de façon étonnamment fantomatique et hallucinée, dans un roman narré de manière plutôt réaliste, à l'occasion d'une expédition en métro, au départ d'une station énigmatique. L'auteur y décrit une fête échevelée entre vedettes qui ont choisi le camp de la collaboration. Cela se passe chez Monsieur Joseph, et il y a peut-être un cadavre dans le coin.

Telle que décrite, la disparition de la fille évoque, et c'est souligné dans "Passage de l'Union", la disparition de Dora Bruder, point de départ d'un roman de Patrick Modiano. Cet écrivain, l'auteur ne le nomme jamais; mais c'est un personnage clé de ce roman, et sa description en piéton de Paris peu à l'aise avec la parole orale, désigné qui plus est comme futur prix Nobel de littérature, le rend immédiatement reconnaissable. 

Troublant roman que "Passage de l'Union", porté par des ambiances nocturnes chargées d'histoires, et qui va se terminer par quelques discussions entre le narrateur et certains membres de sa famille: faut-il remuer les secrets de famille et les vieilles histoires pour se tirer d'un déterminisme familial auquel on n'échappe de toutes façons pas? L'avocat qui se raconte dans "Passage de l'Union" verra, une fois que tout aura été dit, que lui aussi est le produit d'un passé plus ou moins conscient, psychologiquement digéré et restitué, sublimé à l'âge adulte. Même son rituel consistant à aller fleurir régulièrement la tombe de Me René Floriot dépasse en profondeur l'image superficielle d'une superstition d'avocat en devenir, admiratif face à un plaideur de talent.

Christophe Jamin, Passage de l'Union, Paris, Grasset, 2021.

Le site des éditions Grasset.

Egalement lu par Domi C Lire, Jules.

dimanche 6 juillet 2025

Le maître de désir corrigé

temp-Imager-JLxf-U

Clarissa Rivière – Après "Le Village des soumises", l'écrivaine Clarissa Rivière poursuit son exploration littéraire du petit monde du BDSM, toujours sur un mode joyeux et festif. Tout commence de manière classique dans "Chemins de soumission", son dernier roman, et l'auteure en convient volontiers: deux filles dans la vingtaine, étudiantes de leur état, frappent à la porte d'un manoir perdu, un soir de pluie. Un homme leur ouvre la porte...

Avec Nadia et Emilie, la romancière met en scène deux jeunes amies de tempéraments divers et complémentaires qui vont découvrir, au fil des pages, l'univers un peu à part des dominants et des soumis, ainsi que de la complexité des codes qui régissent les adeptes de la pratique BDSM. A ce titre, le lecteur se trouve en présence d'un roman d'apprentissage où un maître de plaisir, Nicolas, le châtelain, joue le rôle d'initiateur et de révélateur: Nadia et Emilie trouveront leur chemin sous sa (plus ou moins) douce férule, en faisant tomber quelques limites au passage.

Placé en position de voyeur, le lecteur en apprend lui aussi sur cette manière de se donner du plaisir, seul, à deux ou en groupe. L'impression renvoyée est celle d'une grande liberté, mais aussi d'une manière de faire les choses codifiée où chacun joue un rôle, librement consenti et pas forcément fixe, en fonction de son tempérament: Nadia se plaît dans son rôle de soumise, Emilie domine ou se soumet selon ses humeurs, et il y a même un certain Poutou, adorable soumis qui se complaît dans un rôle de chien; on l'imagine aisément dans sa tenue de cuir.

Il est permis de voir, au début du moins, dans Nicolas une sorte de phallocrate paternaliste commandant à deux filles sous emprise. C'est une fausse première impression: "Chemins de soumission" évite l'écueil en mettant en évidence des personnages de femmes dominatrices ou simplement déterminées (nous avons parlé d'Emilie, mais il y aura aussi Krys, qui ne rigole pas avec ses accessoires, et sa secrétaire qui essaie de mettre le grappin dessus), qui sauront corriger Nicolas lui-même lorsqu'il va trop loin, et le pousser jusqu'à ses propres limites dans un rituel de punition à la fois grave et ludique.

L'auteure excelle à dessiner les ressorts psychologiques qui composent les rapports subtils de domination et de soumission entre personnages. Cela, tout en insistant sur le fait que tout, chaque acte subi ou donné, est librement consenti.

En développant son intrigue dans un manoir, la romancière installe une ambiance attendue, faite de pénombre invitante, de vieux tableaux et de la chaleur appréciée d'un feu de bois, déjà promesse de sensualité. Dans un souci constant du détail, soucieuse d'évoquer et de flatter tous les sens, elle sait faire évoluer de manière excitante et captivante une intrigue inventive et bien troussée où l'érotisme est partout, littéralement à chaque phrase, portée par des personnages constamment sur le gril, qui jouent sans fausse note la partition des soumis et des dominants.

Clarissa Rivière, Chemins de soumission, Milly-la-Forêt, Tabou Editions, 2025.

Le blog de Clarissa Rivière (16 ans et plus), le site de Tabou Editions.

Dimanche poétique 698: Louise Labé

Luisant Soleil, que tu es bienheureux

Luisant Soleil, que tu es bienheureux
De voir toujours de t'Amie la face!
Et toi, sa sœur, qu'Endymion embrasse,
Tant te repais de miel amoureux!

Mars voit Vénus; Mercure aventureux
De Ciel en Ciel, de lieu en lieu se glace;
Et Jupiter remarque en mainte place
Ses premiers ans plus gais et chaleureux.

Voilà du Ciel la puissante harmonie,
Qui les esprits divins ensemble lie;
Mais, s'ils avaient ce qu'ils aiment lointain,

Leur harmonie et ordre irrévocable
Se tournerait en erreur variable,
Et comme moi travailleraient en vain.

Louise Labé (1524-1566). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 4 juillet 2025

Joël Cerutti: la vengeance est un plat qui se mange saignant

temp-Image16-MHNO

Joël Cerutti – Imaginez qu'on découvre un jour un extrait végétal aux capacités régénératives telles qu'une dose permet de réveiller un mort, animal ou même humain. C'est ce qui arrive à Benoît Petite, chercheur sans envergure à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Les conséquences? C'est ce que raconte "Arvine sur ordonnance" de Joël Cerutti.

Ce qu'on apprend assez vite, c'est qu'à la suite d'une rixe qui a mal tourné, Benoît Petite se retrouve en chaise roulante, paralysé des membres inférieurs (kékette incluse, faut pas rêver!), placé dans la situation quelque peu humiliante de devoir gérer des poches qui recueillent ce qui sort en pagaille de sa vessie et de ses intestins. Cela crie vengeance! 

Dès lors, "Arvine sur ordonnance" fonctionne à la manière du roman "Dr Jekyll et Mr Hyde", avec un personnage qui vit une double vie, tantôt invalide, tantôt super-méchant, dans un parallélisme adroitement agencé par l'auteur. Et comme ça se passe en Valais, l'auteur ne manque pas de jouer avec certains des stéréotypes qui collent à la peau de ce canton suisse. Le Rhône même voit double...

En effet, deux fleuves irriguent "Arvine sur ordonnance". L'un charrie la petite arvine, vin délicieux tiré d'un cépage indigène. Au fil de ses recherches, Benoît Petite, grand consommateur de ce breuvage, comprend qu'il est indispensable de l'associer à Gudule (le fameux extrait végétal) pour que ça marche bien sur l'humain. Dès lors, le lecteur y a droit à toutes les pages... et ma foi, c'est gouleyant. 

L'autre fleuve, c'est celui où coule le sang. L'auteur comprend le terme "gore" dans son sens le plus fort. Cela implique d'imaginer des scènes de vengeance particulièrement cruelles et inventives. Et force est de relever la créativité de l'auteur en la matière – le spectaculaire prend même à plus d'une reprise le pas sur la vraisemblance, à la façon d'un épisode de "Mission impossible". Les scènes les plus marquantes relèvent de la vengeance, un plat qui, à en croire l'auteur, se mange saignant.

En contrepoint, force est de relever que Gudule réveille les morts et que "Arvine sur ordonnance" intègre des résurrections. Le lecteur ne manque donc pas d'être surpris à plus d'une reprise, à l'égal des personnages mis en scène. Autour de Benoît Petite, gravitent encore une artiste égocentrique subventionnée, une banquière en mode cougar et quelques flics ripoux. 

Voilà de quoi faire un mélange explosif (oui, ça pète aussi parfois, comme dans "Mais des choses pareilles!")! Autant dire que "Arvine sur ordonnance", avec ses outrances et ses airs parfois faussement scientifiques, fait partie de ces romans échevelés qu'on ne lâche qu'à regret, après s'être demandé cent fois si l'auteur osera telle astuce d'intrigue (oui, il ose tout) et avoir ri à plus d'une reprise en voyant les viscères voler bas.

Joël Cerutti, Arvine sur ordonnance, Ardon, Gore des Alpes, 2023.

Le site des éditions Gore des Alpes.

Egalement lu par Rebecca.


jeudi 3 juillet 2025

Enquête et espionnage à Berlin-Ouest

temp-Image-WWM7-MC
Roger Faller – Les boîtes à livres recèlent parfois de vieux livres totalement oubliés, mais qui ne demandent qu'à être redécouverts, ne serait-ce que pour voir ce qu'ils ont encore à raconter. Il en va ainsi de "Point d'orgue", roman de l'auteur populaire Roger Faller, paru en 1966 au Fleuve Noir – la maison d'édition qui, on s'en souvient, a publié l'essentiel des romans de San-Antonio.

Astucieux ouvrage que celui-ci: l'auteur y réalise un mélange réussi de roman policier et de roman d'espionnage en mettant en scène un enquêteur nommé Steimer, Français d'origine, mis en présence de personnages plus ou moins énigmatiques qui meurent les uns après les autres: un indicateur physionomiste porté sur la boisson, une hôtelière, son frère artiste, quelques accortes jouvencelles fugacement aperçues et des transfuges. Tout cela gravite autour d'un ingénieur spécialiste dans l'optique et de sa femme, aveugle en fauteuil roulant.

Ce petit roman se déroule à Berlin, au temps où cette ville était ceinte d'un mur. Autant dire que la porosité de celui-ci constitue un enjeu de l'intrigue: qui peut passer dans une direction ou dans l'autre de façon légitime? Et qu'en est-il de cette hôtelière qui, sise à l'ouest, achète à tour de bras des biens immobiliers de situés à l'est? Le lecteur voit Steimer errer longtemps avant d'avoir le fin mot, explosif, de l'affaire.

L'écriture de ce roman s'avère efficace. Elle fait usage d'un vocabulaire qui paraît plutôt riche aujourd'hui, et n'hésite pas à recourir au passé simple pour raconter l'histoire – ce qui n'enlève rien au dynamisme de la narration: rien de poussiéreux là-dedans. Enfin, sans s'appesantir dans leurs détails , l'auteur cite avec justesse les lieux où se passe l'intrigue, du côté de Berlin-Ouest et évoque, quand c'est nécessaire, qui commande où.

Un détail encore: comme l'auteur ne se perd pas dans les détails technologiques qui encombrent parfois les romans à suspense d'aujourd'hui, il a le temps de s'occuper de ses personnages, suffisamment pour leur donner, l'espace d'un livre, la personnalité approfondie qu'ils méritent. 

Roger Faller, Point d'orgue, Paris, Fleuve Noir, 1966.