mardi 30 novembre 2021

John La Galite, en eaux troubles à bord d'un vaisseau fantôme

John La Galite – Aujourd'hui passé à l'auto-édition, l'écrivain John La Galite a fait paraître ses premiers romans chez Plon. C'est là, en particulier, que voit le jour son tout premier opus, "Le Lézard vert". Il s'agit d'un thriller à l'américaine qui, paru en 1997, flatte le goût du lecteur pour l'exotisme en situant son intrigue en Californie et dans les îles avoisinantes. 

Voyons comment ça commence... le lecteur suit Wayne, un homme jeune au parcours familial un peu compliqué: c'est un enfant pas vraiment désiré, vite orphelin de père et constamment tenu à l'écart par sa mère, dont l'obsession est de faire carrière à Hollywood. Lorsque sa mère meurt à son tour, trop tôt bien sûr, il hérite d'une fortune qui fait de lui une sorte d'héritier désœuvré qui navigue sur la côte Ouest des Etats-Unis et baise mollement les femmes qui se présentent à lui. Tout bascule lorsqu'il choisit d'acheter un bateau à voile et de sillonner les mers avec Lisa, qui l'initie à la cocaïne. Quel est le mystère du "Gallant Lady", précédemment "Nijinski"?

Structurée en trois parties, la construction du roman est astucieuse. L'auteur enchâsse en effet, au cœur de son propos, le récit des cahiers de bord retrouvés sur le navire – sauvé d'un naufrage dû à un ouragan puis renfloué. Le lecteur est alors plongé dans un autre univers, dessiné par les manuscrits trouvés à bord: celui d'une équipe de gens plus ou moins artistes qui font une croisière entre plus ou moins amis. Ainsi se dessine l'histoire du navire qui sert de décor pour l'essentiel du roman. Il y a du fric là-dedans, pas moins de 50 millions de dollars à se partager, et aussi beaucoup de drogue et d'alcool. Et un certain Shylock, qui exige sa livre de chair... Comme ces manuscrits ne donnent pas la clé de l'intrigue, Lisa, qui les a découverts, va se montrer curieuse pour démêler les fils – c'est tout l'enjeu de la troisième partie, qui fait figure de retour dans le monde réel après une partie médiane hallucinée.

Il est frappant de relever que l'auteur soigne le traitement de cet élément de décor qu'est le bateau, allant jusqu'à lui donner une histoire inquiétante. C'est un lieu hanté, dont le passé en fait une embarcation maudite: celles et ceux qui l'empruntent pour naviguer sont-ils condamnés à mourir? Quant à changer de nom, c'est, pour un bateau, changer de masque. Mais l'embarcation reste la même, avec son âme. L'auteur souligne enfin le côté énigmatique du voilier en y installant un chat borgne et bizarre, El Greco. Ce nom fait référence à l'artiste, bien sûr – et l'auteur mobilise du reste les références littéraires et culturelles pour donner de l'étoffe à son histoire et faire rêver le lecteur. On pense à Shakespeare avec l'insaisissable Shylock, ou à l'imaginaire qui naît des vaisseaux fantômes façon Wagner.

Le lecteur aurait certes aimé des personnages parfois un peu plus typés (qui est Wynona, qui est Rachel? On les confond un peu, même si l'une des deux sera plus mémorable en définitive) et un rythme encore plus vif, plus percutant – même si l'auteur, accélérant l'alternance de points de vue tout à la fin du récit, est conscient de la question et crée une illusion réussie de sprint final. Est-ce pour autant un roman devenu fade, à une génération de distance? Certes non. L'auteur ficelle parfaitement son intrigue, la mène avec sérieux, y insère son lot de retournements de situation surprenants, et a l'art d'y glisser parfois des histoires qui tiennent le lecteur en haleine, quitte à se laisser entraîner dans des mystifications malicieuses. Celle du "Lézard vert" éponyme, par exemple. Qu'est-ce que c'est que ce McGuffin? C'est à découvrir dans le premier roman de John La Galite.

John La Galite, Le Lézard vert, Paris, Plon, 1997.

Le site de John La Galite.

dimanche 28 novembre 2021

Dimanche poétique 516: Catherine Gaillard-Sarron


«Acorps» parfaits

Quand ton corps vigoureux vient épouser le mien
Que dans la nuit complice contre moi il se glisse
Que ton souffle léger vient caresser mon dos
Que ta main doucement se réchauffe à mon sein
Qu'elle effleure ma hanche, se pose sur mes cuisses,
Quand tout contre mes reins je sens ton ventre chaud
Que tes bras familiers me ceignent de leur vie
Que nos corps en accord s'unissent à l'envi
Qu'ils se joignent et se fondent, tendrement enlacés,
Tout mon être s'apaise et s'endort, rassuré,
Car dans la paix profonde où tu rêves déjà
Ton cœur bat la mesure de ton amour pour moi.

Catherine Gaillard-Sarron, Le refuge essentiel, Chamblon, Ed. CGS, 2021.

jeudi 25 novembre 2021

Rêves d'enfance dans une forêt merveilleusement réelle

Ernst Zürcher et Marion Alexandre Cantaloube – C'est un beau conte, destiné aux 9-13 ans, que vient proposer Ernst Zürcher, ingénieur forestier de renommée mondiale, avec "A l'écoute de la forêt". En une petite centaine de pages bien aérées, son récit développe la possibilité d'une communication entre les humains et les végétaux, en particulier les arbres. Un univers étonnant, d'apparence irréelle mais en fait bien fondé pour dire le caractère vivant de la forêt. 

Le jeune lectorat peut s'appuyer sur les illustrations de Marion Alexandre Cantaloube, dont la qualité éclate dans les représentations fouillées d'arbres; sa belle palette de couleurs et certaines de ses compositions aux airs oniriques ne sont pas sans rappeler Marc Chagall.

Ce conte suit trois personnages, deux filles – Sylvie et Sofia – et un garçon – Ioan – qui décident de passer une nuit en forêt à l'écoute des arbres. C'est tout naturellement que le contact s'établit, d'abord avec un faux départ dans une forêt excessivement homogène où les arbres souffrent et le font savoir. La deuxième forêt, naturelle, exempte de toute intervention humaine excessive et malvenue, sera la bonne. Dès lors, l'auteur convoque des éléments de sagesse celte, en particulier l'alphabet oghamique, pour matérialiser la symbiose possible entre l'humain, druide d'antan ou enfant d'aujourd'hui, et les arbres.

L'ambiance est dès lors au merveilleux, au rêve facilement – c'est le plus souvent la nuit que la forêt et ses arbres expriment leur ressenti et entrent en dialogue avec les enfants, précisément par des songes. Un livre, emporté par l'un des enfants, sert également de piste pour aller plus loin, sur la base d'une traduction française de l'alphabet oghamique que les jeunes en forêt se réapproprient à leur manière, composant par exemple des groupes d'arbres d'essences variées à partir des lettres de leurs prénoms. 

Dans la préface, signée Lia Rosso, ainsi que dans les annexes, "A l'écoute de la forêt" indique, sur la base de réflexions et d'anecdotes surprenantes, que les végétaux communiquent entre eux et sont aussi, à leur manière, sensibles. Ce qui ouvre la porte à l'idée d'une possible sagesse, de laquelle l'humain peut apprendre beaucoup pour peu qu'il s'y intéresse.

Ernst Zürcher, A l'écoute de la forêt, Lausanne, Favre, 2021. Illustrassions de Marion Alexandre Cantaloube, préface de Lia Rosso.

Le site des éditions Favre, celui de Marion Alexandre Cantaloube, celui de Lia Rosso

mercredi 24 novembre 2021

Armes ou amour, quand tout se négocie

Yan Walther – "Win-win (nos armes)", tout est dans ce titre emprunté au monde du business contemporain: la négociation, vue comme une manière d'atteindre une situation satisfaisante pour tout le monde, est le fil conducteur de la pièce de théâtre que l'auteur romand Yan Walther a écrite pour quatre acteurs, trois hommes et une femme. 

La lecture de la pièce fait travailler l'imagination. Tout commence avec une réunion dans une salle d'aéroport impersonnelle où se rencontrent des gens d'affaires chinois et suisses. Une négociation, ça se prépare – c'est comme un lever de rideau au théâtre, et la scène 2 a des allures de visite en coulisse, ces coulisses où s'apprêtent les acteurs. Elle fait suite à une scène 1 volontairement mystérieuse, presque transcendante, où s'exprime un "Grand Négociateur" qu'on imagine divin.

Venons-en au concret: cette négociation autour d'un produit indéfini mais susceptible d'être à usage militaire ou civil est l'une des pistes de la pièce. Il y en a d'autres: soudain apparaît, en contrepoint au business le plus moderne, les personnages intemporels de Schéhérazade et de son mari le sultan. Le dramaturge revisite leur relation existentielle à l'aune de la négociation: Schéhérazade accepte la règle du jeu et monte un feuilleton pour survivre. Ce feuilleton permet de développer une histoire enchâssée, celle de cet homme qui trébuche sur Fyodor, un mendiant plein de ressources. 

On pourrait encore parler de la scène du "Truel", drôle et déjantée, où la négociation existentielle entre la cliente d'un supermarché, le caissier et l'agent de sécurité prend la forme d'une scène à la Sergio Leone refaite à plus d'une reprise. Laquelle est la plus véridique, qui tue qui? Il y a aussi les amours, qu'on croirait absolues mais qui sont dès le départ l'objet de négociations, de marchandages: "On nique... au jardin botanique!" – mais de nuit, à l'abri des regards du public, ou de jour? Petit délice supplémentaire pour le spectateur, sans doute: on imagine la comédienne faisant claquer ses rimes en "-ique". Et le contrat de mariage? Permis de négocier – et de déconstruire face au curé ce que chacun des conjoints place dans la "balance".

Vu comme ça, il est permis de penser que "Win-win (nos armes)" est une pièce ample et foisonnante. Qu'on se détrompe: le dispositif se démarque par son efficacité et son économie. Si nombreux que soient les rôles, en effet, ceux-ci sont tenus par quatre personnes, une femme et trois hommes. Le lecteur ne peut qu'imaginer par quels tours de passe-passe la mise en scène assure les glissements d'un personnage à l'autre, qui fait de chaque personne sur scène un transformiste – la comédienne, par exemple, est tour à tour (liste non exhaustive) une froide négociatrice chinoise, Schéhérazade des Mille et une nuits ou une cliente de supermarché. Cela, sans oublier les décors... 

Quant à la pièce elle-même, elle tient sur moins de cent pages. Le dramaturge cisèle ainsi des scènes courtes où s'échangent des répliques efficaces, courtes autant que possible, longues uniquement si c'est vraiment nécessaire. Elles peuvent s'avérer interchangeables, en particulier dans le final (scène 33), où chaque comédien est invité à dire une phrase, à tour de rôle, de façon parfaitement aléatoire. Quant à la cohérence entre les différents univers développés, elle se dessine peu à peu au fil de motifs récurrents – le plus marqué et constant étant celui de la négociation, mais il n'est pas le seul.

Il sera en effet question aussi de virus et d'antidotes, d'armements même, pour dire que tout est politique. Reste que "Win-win (nos armes)" est une pièce dense qui réussit à évoquer plein de questions dans un environnent réduit. Gageons que cette courte pièce a dû résonner dans toute son ampleur lors de sa première aux Pulloff Théâtres, le 25 septembre 2021.

Yan Walther, Win-win (nos armes), Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site de BSN Press.


Yves Velan, une certaine lecture des lettres suisses

Yves Velan – Les éditions d'En Bas ont réédité un petit recueil rassemblant trois discours et textes théoriques marquants d'Yves Velan (1925-2017), sous le titre du principal d'entre eux, "Contre-pouvoir". Celui-ci donne le ton: adressé au Groupe d'Olten, collectif d'écrivains suisses, il développe non sans ironie une esthétique personnelle de la littérature et évoque les questions de positionnement politique et de statut collectif du groupe, inévitables pour tout écrivain qui réfléchit un tant soit peu au monde qui l'entoure et qu'il est appelé à évoquer dans ses textes. L'ambiance est à la tentative de manifeste.

La préface de Daniel de Roulet place "Contre-pouvoir", lettre au Groupe d'Olten, dans le contexte précis  d'une dissidence: le Groupe d'Olten est un ensemble marqué à gauche d'écrivains en désaccord avec la Société suisse des écrivains, dont les choix ont été jugés excessivement réactionnaires à un moment donné – le préfacier rappelle par exemple le parrainage de l'armurier Bührle. Dès lors, lire "Contre-pouvoir", c'est lire une exhortation: ce n'est pas tout de faire dissidence, de se réunir régulièrement dans une ville suisse bien pratique (elle est parfaitement accessible en chemin de fer). 

Dès lors, agitant un "petit trousseau de questions", Yves Velan donne dans "Contre-pouvoir" des pistes provocatrices pour une certaine conception de la littérature et de la culture telles qu'elles devraient être en Suisse, en rupture critique avec le "soft goulag" bourgeois dominant. Il est permis de penser qu'elles se confondent avec la vision qu'a Yves Velan lui-même de la littérature, et même de s'y opposer frontalement, si construite et pensée qu'elle soit – mais en voici quelques aspects: le refus farouche d'une industrialisation de la littérature au travers de la "série", façon d'écrire foncièrement répétitive à base de recettes, et qui exige une clarté considérée comme bourgeoise, donc réactionnaire, inapte à toute idée de questionnement ou de subversion. Surtout, ces questionnements sont la réponse critique d'un artiste aux "Eléments pour une politique culturelle en Suisse", détaillés dans le très administratif rapport Gaston Clottu (1975).

Refuser la série, refuser la recette? L'idée même qu'on puisse apprendre à être écrivain surprend l'essayiste, qui précise non sans humour, dans son "Discours à l'occasion de la remise du Prix de l'Etat de Neuchâtel, le 19 mars 1993", ce qu'il en pense, en jouant avec la figure du pompier, mythique aux Etats-Unis: au fond, il ne s'agit que d'apprendre des techniques toutes faites. Mais le travail d'écrivain n'est pas là, pour lui – une idée fort européenne, héritée du romantisme sans doute, qui suppose aussi une exigence plus radicale d'adaptation constante de la recette au propos, et accepte même de ne surtout pas rechercher le succès public.  

Dans sa postface, Jean Kaempfer valide. Reste qu'il est permis de s'interroger sur ce qu'en pensent les écrivains d'aujourd'hui, quelle que soit leur envergure: on les voit désireux d'être lus, mais aussi de faire passer des messages en plus de raconter des histoires – ce qui peut passer par le recours aux littératures de genre, le roman policier en premier lieu, mais aussi la romance ou les littératures dites de l'imaginaire. Yves Velan les considérerait comme stéréotypées, émanant de la "série", donc à vouer aux gémonies. 

Or, le moment littéraire romand apparaît aujourd'hui quelque peu différent: alors que le roman policier a su conquérir ses lettres de noblesse, les autres formes, sous la plume des écrivains les plus talentueux et les plus fins, s'efforcent de se profiler dans les interstices laissés par leurs canons. Cela, aussi sur un fond de déclin relatif de la littérature générale, cette "littérature blanche" dans laquelle s'inscrit sans doute l'œuvre d'écrivain d'Yves Velan. A quoi bon dire le monde si c'est pour ne pas être entendu? Sûr d'être dans le vrai, refusant de considérer la visibilité comme un gage de succès, Yves Velan pouvait peut-être l'accepter, quitte à se rabattre sur une posture de poète maudit, ou talent démodé et relégué à la façon du Hungerkünstler de Kafka, cité par Velan. 

Mais ce n'est plus forcément le cas des auteurs d'aujourd'hui: la vie d'écrivain, avec ou sans convictions à porter, est trop courte pour écrire pour le pilon ou accepter, avant même d'avoir posé le premier mot d'un roman, d'exercer un art démodé. Cela, d'autant plus qu'il faut presque toujours, en tant qu'écrivain suisse (romand), exercer un autre emploi pour faire bouillir la marmite – mais c'est une autre histoire.

Yves Velan, Contre-pouvoir, Lausanne, Editions d'En Bas, 2021, préface de Daniel de Roulet, postface Jean Kaempfer.

Le site des éditions d'En Bas.

lundi 22 novembre 2021

Femme de théâtre, personnalité engagée: toute une vie de Mousse Boulanger

Corine Renevey – La comédienne et poétesse suisse romande Mousse Boulanger (1926- ) a su marquer les mémoires en Suisse romande. Nombreux ont sans doute été les écoliers qui ont, comme moi, assisté à l'une de ses représentations poétiques à l'occasion d'une scolaire. A titre personnel, je garde un souvenir ému, et c'est peu de le dire, d'une lecture qu'elle a faite de ma nouvelle "Cou lisse" dans le cadre d'un concours organisé par l'Association vaudoise des écrivains – sans oublier ses encouragements. Autant dire que c'est avec une curiosité alléchée et reconnaissante que je me suis plongé dans "Mousse Boulanger femme poésie: une biographie", l'ouvrage que lui a consacré l'universitaire Corine Renevey.

La biographe adopte, dans un premier temps du moins, une approche temporelle chronologique pour évoquer Mousse Boulanger. D'emblée, on s'interroge sur son prénom insolite, "Mousse": quelle est sa légende? Plutôt que de céder à telle ou telle hypothèse, l'auteure tranche en indiquant que ce sera Berthe, comme l'a voulu sa mère, jusqu'à son douzième anniversaire. Et de la mousse, il y en aura, dans les forêts du Jura suisse et d'ailleurs que la future comédienne arpente en femme de caractère – femme libre aussi, ce qu'elle sera jusqu'au bout. Ce qui n'a rien d'évident dans la Suisse des années de Seconde guerre mondiale et d'immédiat après-guerre.

La biographe pointe avec précision les éléments qui, dans la jeunesse et l'enfance de Mousse Boulanger, vont diriger sa vocation. Le poste de radio familial, en particulier, va lui donner envie de "parler dans le poste". Non sans malice, la biographe souligne ces nombreux "Pierre" qui ont jalonné le parcours sentimental de Mousse Boulanger – jusqu'à ce qu'elle rencontre celui, "mime parlant" talentueux passé par Paris, qui sera son mari à la ville et son complice sur scène à l'enseigne des "Marchands d'images": Pierre Boulanger. Il y a aussi le travail de bureau, exercé à Bienne mais aussi au Royaume-Uni: ce sont les voies de l'émancipation, de la découverte de soi et de l'ailleurs.

Dès lors, l'auteure retrace, tout en plaçant Mousse Boulanger au centre de l'histoire, tout le petit monde bouillonnant du théâtre romand du mitan du vingtième siècle. Avec Mousse Boulanger, le lecteur voyage jusqu'au théâtre du Jorat, mais aussi en France ou en Bulgarie, sur les pas de poètes locaux ou universels qui ont intégré le répertoire du couple. Ce tropisme pour la poésie, la biographe le souligne en glissant régulièrement, comme des respirations dans son propos, quelques vers d'Eluard ("Liberté", bien entendu), Aragon ou Desnos – pour n'en citer que quelques-uns, que Pierre et Mousse Boulanger aiment réciter en scène.

La biographe évoque également les engagements littéraires et politiques, féministes et ouvriéristes, de Mousse Boulanger. On la retrouve à la Radio suisse romande, on la voit aussi engagée autour des poètes Gustave Roud et Vio Martin, dans un guêpier complexe où la comédienne défend la poétesse Vio Martin, jugée compliquée et peut-être folle, facilement cantonnée à l'écriture pour l'enfance, face à des universitaires peu désireux de déboulonner le mythe hiératique d'un Gustave Roud solitaire, aromantique et peut-être homosexuel. La biographe réussit ici à donner une lecture claire d'une de ces querelles de clocher dont les lettres romandes ont pu avoir le secret naguère.

Les amateurs de belles-lettres auraient peut-être apprécié que cet ouvrage parle davantage encore des écrits de Mousse Boulanger, quitte à mettre les mains dans le cambouis à l'occasion, afin de mieux positionner la comédienne comme femme de lettres, plus: comme poétesse et romancière. Une biographie plus spécifiquement littéraire, scripturale, reste dès lors à faire, même si ses ouvrages sont cités, en particulier "Les Frontalières" (2013), qui évoque largement la jeunesse de Mousse Boulanger, vécue pendant la Seconde guerre mondiale dans le Jura, près de la frontière franco-suisse. Courte réserve! En signant "Mousse Boulanger femme poésie: une biographie", un ouvrage jalon nourri de documents nombreux et d'entretiens précieux, Corine Renevey dessine le portait généreux d'une personnalité clé des lettres romandes et suisses du vingtième siècle. 

Corine Renevey, Mousse Boulanger femme poésie: une biographie, Vevey, L'Aire, 2021.

Le site des éditions de l'Aire.

Lu par Francis Richard

dimanche 21 novembre 2021

Dimanche poétique 515: Bruno Mercier


Les toits de Marrakech

J'observe les toits-terrasses.
Des silhouettes dépassent
Des murets pour prendre du linge,
Arroser des lauriers roses,
Se détendre avec une cigarette.
Regard sur l'immensité du ciel,
La vie prend de la hauteur.
On y entasse des insolites,
Des antennes paraboliques
Orientées vers les étoiles.
J'aime ces jardins de briques
Où l'on oublie les soucis,
Ces espaces lumineux
Où le soleil opère sans ombre.

Marrakech, décembre 2017.

Bruno Mercier (1957- ), Ange ou dragon?, Suen/St-Martin, Soleil Blanc, 2019.

vendredi 19 novembre 2021

Catherine Gaillard-Sarron, l'amour toujours recommencé

Catherine Gaillard-Sarron – L'amour est d'autant plus beau lorsqu'il est l'œuvre de toute une vie, et qu'il permet de venir à bout des épreuves les plus ardues. En offrant à ses lecteurs "Le refuge essentiel", l'écrivaine Catherine Gaillard-Sarron dévoile vingt ans de poésie, reflets de quatre décennies d'un amour sans faille à Claude, son mari, source permanente d'inspiration autant que de sentiments. Y a-t-il pour lui un mot masculin pour dire "égérie" ou "muse", d'ailleurs?

"Le refuge essentiel" s'inscrit dans la droite ligne des recueils que la poétesse a écrits pour explorer par les mots et par le genre poétique ses sentiments. Ce recueil reprend des poèmes antérieurs, retravaillés à l'occasion. Quant aux vers inédits, ils s'apparentent à une continuation, évocatrice en particulier de cet amour qui survit aux années, et dont l'écrivaine s'émerveille.

Francs et sincères, naïfs en ce sens qu'ils sont le vecteur d'un ressenti toujours neuf et frais, les vers de la poétesse s'avèrent porteurs de sensations immédiates que le lecteur partage aisément. Ils fonctionnent sur une base néoclassique, créant un gris typographique familier fait de strophes. La forme suggère ainsi, autant que les mots, la solidité d'un amour confiant sur lequel on peut construire - l'ambiance est à la valeur sûre, en particulier dans la première partie du recueil, "La Terre de l'Aimé". 

Et lorsque la versification se fait plus libre, c'est que ce qui doit être dit doit également paraître plus passionné. Elle ose dès lors une ponctuation plus hardie, riche en points d'exclamation par exemple, pour porter une musique qui s'arrête soudain d'être rassurante. 

La rythmique voulue par la poétesse résulte aussi de ces vers répétés comme une ritournelle qui structurent plus d'un poème. Il y a plus: le lecteur est entraîné dans sa lecture par plusieurs motifs récurrents, précisément les yeux du mari muse, aux couleurs changeantes au gré des poèmes et donc des ambiances, ou ses mains, maintes fois décrites dans une tonalité amoureuse, qu'elles portent l'alliance ou qu'elles caressent – ce sont celles du mari et de l'amant.

Chaque partie du recueil "Le refuge essentiel" évoque l'un des aspects finement choisis, vécus, d'une vie amoureuse présentée comme évidemment épanouie. L'érotisme en fait partie, et ce sera le jeu de "Epa(nui)ssement", marqué par quelques trouvailles verbales qui, créatives, reflètent la créativité dont l'amour physique peut être porteur. Il y a une part de doute dans "Attention fragile", qui évoque les frottements inhérents à la vie à deux. Quant à l'épreuve, elle est l'apanage de "Tremblement de cœur", souvenir du cancer de l'homme. Le soutien est difficile, l'hospitalisation impose la distance: tout d'un coup, tout est remis en question. 

Et poème après poème, l'auteure décline en un recueil plus que généreux un amour à la fois constant et sans cesse recommencé. S'il y a un jeu sur les focalisations, si certains poèmes disent "il" plutôt que "tu" parce que celle qui raconte prend le temps de se retirer pour mieux savourer, et si l'auteure ose parfois une tonalité ludique, l'ensemble laisse surtout au lecteur l'impression réussie que l'auteure évoque un amour considéré comme un sentiment de toujours, hors du temps, lien immarcescible entre l'humble humanité et quelque chose qui la dépasse, cosmique ou divin. 

Catherine Gaillard-Sarron, Le refuge essentiel, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2021.

Le site de Catherine Gaillard-Sarron.


mercredi 17 novembre 2021

Mortelle douceur du silence

Raphaël Guillet – Que ne ferait-on pas pour avoir un peu de silence et de calme autour de soi? Serait-on même prêt à tuer? En mettant en scène un personnage misophone dans "Doux comme le silence", l'écrivain Raphaël Guillet s'invite dans le genre du roman policier avec un texte d'une grande originalité. 

Et face à une série d'assassinats perpétrés apparemment au hasard, la jeune inspectrice Alice Ginier aura fort à faire pour ses débuts à la police cantonale vaudoise. Le lecteur suit donc ses doutes, ses avancées, ses réflexions, au fil de chapitres courts et accrocheurs qui impriment un rythme alerte au récit. Voilà qui n'est pas évident: hors norme, l'enquête semble longtemps piétiner. Et l'auteur ne manque pas, fort justement, de relever la pression de la presse, au travers du journal "24 heures" et de sa fort culottée rédactrice, Noémie Clément.

Longtemps, en effet, le lecteur est seul à connaître le nom du coupable, Victor Morand, que l'auteur montre en action en alternance avec les avancées de la police. Pour la police, et pour reprendre les mots de l'écrivain Phil Marso (par ailleurs inventeur de la Journée mondiale sans portable, fixée au 6 février), c'est un "tueur de portable sans mobile apparent": qu'une personne gueule dans son smartphone à proximité, ou qu'il fasse simplement un bruit qui l'incommode (parmi ses victimes, il y a un chien), et c'est pan-pan! 

Même le guet, homme emblématique de la cathédrale de Lausanne, chargé de clamer les heures à la cantonade, passe à la moulinette. Ce n'est là qu'un des nombreux marqueurs de l'option terroir qu'a choisie l'écrivain: de Lausanne, il dit les quartiers, les cafés, le métro et ses deux lignes. Cela, sans compter tel bateau historique naviguant sur le Léman, et où l'intrigue trouvera son dénouement sanglant – ni les environnements campagnards hors de Lausanne, tels que la dent de Jaman, qui font contrepoint. Pour accrocher, c'est classique et rassurant comme procédé: le lecteur se plaît à retrouver des lieux familiers. En l'espèce, il se surprend même à "googler" les noms des petits vins dégustés par ses personnages, pour voir jusqu'où va le réalisme de l'écrivain. Donc oui: le "Blanc de filles" de la cave Wannaz est un assemblage qui existe vraiment et paraît bien attrayant.

En mettant en scène un misophone maniaque à l'extrême, tueur en série d'un genre nouveau, littéralement allergique aux téléphone portable, l'auteur ne se contente pas de dessiner un personnage de méchant fort original. Il va plus loin: en observant le rapport qu'ont chacun de ses personnages avec leur smartphone (et Dieu sait qu'il est précieux dans le travail du personnel de la police!), il amorce chez le lecteur une réflexion sur l'utilisation qu'il fait de cet appareil. Est-elle excessive, est-elle gênante pour d'autres – et ces autres pourraient-ils avoir envie de tuer pour avoir la paix? 

Raphaël Guillet, Doux comme le silence, Lausanne, Favre, 2021.

Le site des éditions Favre.

Un article de L'Express sur la misophonie, par Audrey Renault.

lundi 15 novembre 2021

Du Second Empire au covid-19, toutes et tous des malades avec Gabriel Bender

Gabriel Bender – Un roman historique peut-il être également un roman d'horreur? L'écrivain Gabriel Bender répond par l'affirmative avec son dernier opus, "Les folles de Morzine". Il se fonde sur un épisode historique qu'on a un peu oublié: sous le Second Empire, pendant plus d'une décennie, les filles et femmes du village de Morzine se sont trouvées possédées, exaltées. L'affaire a même fait trembler l'Empereur...

L'écrivain choisit de construire son intrigue sur un jeu constant d'allers et retours entre le passé, celui du temps des possédées de Morzine, et le présent, celui d'une documentariste désireuse de tourner un film sur le sujet. Point commun dans le récit: le cinéma d'aujourd'hui, comme la vie villageoise de naguère, sont des mondes d'hommes. 

Femme dans un monde d'hommes

Ainsi, la narratrice, qui est aussi la réalisatrice, aura fort à faire pour imposer ses vues: faut-il qu'une histoire de possession subie par des femmes doive être relatée par des mecs dont l'histoire a retenu le nom, ou ne vaut-il pas mieux scénariser le reportage en donnant la parole aux femmes, à commencer par Perronne Tavernier? Surtout, elle va se retrouver aux prises avec Bruno, le caméraman, qui va jouer un rôle bien à lui en apportant sa bonne couche d'horreur.

Une petite merveille de personnage que ce Bruno: au début, il paraît presque sympathique avec son penchant pour la binouze, son gros bon sens un brin paternaliste et les québécismes pittoresques qui émaillent ses répliques. Mais l'auteur le fait dériver tout doucement vers l'abjection: il y aura de la zoophilie (des chèvres, classique: "y'a pas de mêê", comme qui dirait, mais l'animal est bien trouvé puisque les chèvres, comme le diable, ont des cornes) ou de la volaille tuée gratuitement et cruellement. 

Le lecteur s'interroge: Bruno est-il possédé? Est-il donc l'héritier masculin trop réel des femmes "folles de Morzine"? Aveu d'impuissance de la psychiatrie moderne, la dernière réplique du roman entretient la flamme.

Un livre d'horreur qui parle de notre temps

"Les folles de Morzine" est ainsi construit qu'il rappelle de façon troublante le temps d'aujourd'hui, marqué par une pandémie que nous connaissons trop bien. L'auteur décrit en effet l'épisode de possession en recourant au lexique des maladies et épidémies – tiens, le mot "épidémie" apparaît en page 94. Et bien avant (p. 35), il est aussi question de guérison des filles de tel personnage. 

Dans le même registre, tout le chapitre IV est consacré au "complotisme", et les querelles d'ego ne sont pas absentes du propos, qui oppose fort justement une religion toute-puissante (le catholicisme en Haute-Savoie) et un magnétisme qui paraît efficace mais interpelle parce qu'il vient de la ville (Genève). Cela, sans oublier les sciences psychologiques, qui en sont à leurs débuts et cherchent à s'imposer. Ainsi, et c'est un parallèle qui apparaît de façon insistante, de la même manière que les scientifiques de télévision bataillent aujourd'hui pour "leur" vérité sur le covid-19, les maîtres à penser du temps des folles de Morzine luttaient farouchement pour leur magistère.

Documentation et humour

"Les folles de Morzine" est un roman à la fois actuel et historique, on l'a dit. Pour dire les temps d'avant, l'auteur s'est donc plongé dans les ouvrages et textes qui, d'hier à aujourd'hui, évoquent cet épisode. Comme de bien entendu, il cite le tableau de Laurent Baud sur le sujet, qui donne à voir l'ambiance. De façon plus surprenante, il cite aussi ses collègues romanciers de la maison d'édition "Gore des Alpes" – faisant ainsi référence à d'autres auteurs qui ont, à leur manière, puisé dans les dessous horribles de l'histoire des Alpes.

Mais "Les folles de Morzine" est loin d'être un roman où l'on délire froidement. Au contraire, l'écrivain instille au fil des pages un humour émaillé de jeux de mots et de références littéraires familières. Pour ne citer qu'eux, Jean de la Fontaine et Bertolt Brecht sont joyeusement détournés. Est-elle incongrue, cette touche de légèreté? Non: elle est garante d'équilibre dans un roman où la folie traverse plus d'un siècle, mettant la science au défi. Cette science dont, aujourd'hui plus que jamais, on attend des réponses et des solutions...

Gabriel Bender, Les folles de Morzine, Ardon, Gore des Alpes, 2021.

Le site des éditions Gore des Alpes.

Lu par Ich hab's gelesen (en allemand).

dimanche 14 novembre 2021

Dimanche poétique 514: Pernette du Guillet


L'une vous aime, et si ne peut savoir 

L'une vous aime, et si ne peut savoir 
Qu'Amour lui soit ou propice, ou contraire : 
L'autre envers vous fait si bien son devoir, 
Que plus ne sait, où vous doive complaire. 
Or je demande en si douteux affaire 

A quelle plus devez être tenu ? 
Car celle-là d'un coeur simplement nu 
Pour vous s'oublie, et pour soi pensive est : 
Et cette-ci, tâchant par le menu
A vous gagner, de son bien se dévêt.

Pernette du Guillet (1520-1545), Rymes XXXII. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 12 novembre 2021

Les réalités plurielles du monde de Katia Delay

Katia Delay – Les secrets de famille et les rapports filiaux hantent "En réalités", deuxième roman de l'écrivaine Katia Delay. L'auteure parcourt la destinée de trois générations de femmes: Anna Gaudillat, l'aïeule, Alexandra la sculptrice, et Isabelle sa fille, mère de deux garçons. Cet univers familial, la romancière en fait un univers en soi, pour ainsi dire clos, pétri de complicités impénétrables, de chansons aussi, de tout un imaginaire.

Ces étoiles qui créent du lien

Pour ce faire, la romancière convoque tout ce qui peut faire lien entre les personnages, même si les contacts sont parfois lâches, voire définitivement distants car la mort s'en mêle. Tout commence, et c'est important, avec cette manière qu'on a, dans la famille, de guetter la première étoile à se lever au crépuscule. 

Le motif des étoiles, et plus globalement du cosmos, va traverser le roman, jusqu'à susciter des vocations venues de loin. On le retrouve dans la "fusée-planète" qui, dès l'incipit de "En réalités", intrigue: le lecteur comprend peu à peu que c'est une construction familiale, assemblée par Isabelle et ses deux fils à la façon du palais du Facteur Cheval. On y trouve une étoile avec une pointe en corne. 

Et côté cosmos, l'accident d'un des fils fera couler du sang sur un caillou, miniature de la planète Mars à laquelle l'enfant se prend à parler. Quant aux défunts, humains ou animaux, c'est aussi au ciel qu'ils se trouvent: s'ils sont enterrés, isolés par un lit de cailloux, c'est aussi à eux que l'on pense lorsque la famille regarde le ciel. Ainsi se construit une réalité parallèle, empreinte de l'enchantement de l'enfance (qui s'effacera), duquel Isabelle elle-même participe.

Père absent, (auto-) exclu

Un rituel dans lequel le père, Yves Goossens, n'entre pas. Il a sa propre réalité, qui n'est pas tout à fait celle des humains mais qui garde les pieds sur Terre: il est écrivain. On le sent inspiré, peut-être par son vécu, mais surtout préoccupé de la promotion de son œuvre – qui est précisément la mise en valeur de sa propre réalité à l'attention des humains. 

Ce décalage constant, infranchissable et dont Yves Goossens semble n'avoir guère conscience, est illustré de façon péremptoire à la fin de "En réalités". Il est symbolisé par l'éloignement du père et de la mère à l'aéroport, lorsque leurs deux fils s'envolent pour les Etats-Unis en vue de leur départ pour la planète Mars. Une distance qui, même si les dates collent, ne doit rien à la distanciation sociale covidienne.

Réalités, versant sombre

Enfin, les réalités terriennes les plus sombres hantent également "En réalités". C'est que la famille Gaudillat est travaillée, génération après génération, par les secrets de famille. L'auteure s'intéresse particulièrement au rôle de mère porteuse endossé par un personnage – l'enfant lui aura été enlevé immédiatement, mais pas assez pour que cela ne se sache pas. 

L'écrivain considère aussi les affres du père Gentil (sacré nom pour un tel personnage!), paysan dévoué à ses vaches et coupable de gestes relevant de la pédophilie à l'encontre des deux garçons, Samuel et Rémi – des épisodes traumatisants dont l'auteure retrouve en particulier un geste: ces mains posées sur les épaules des enfants et qui fonctionnent comme un signal à l'attention du lecteur. S'il est le fruit d'une vocation sincère, qu'on comprend profonde, leur départ définitif pour la planète Mars peut aussi être considéré comme l'envie de rompre avec ces éléments familiaux pesants et d'écrire, radicalement, une toute nouvelle page.

Enfin, il y a cette galeriste, Lucrèce d'Alfens, qui tourne autour de la famille Gaudillat, et la maison d'édition de Goossens – autant d'éléments qui disent la réalité des vanités du monde et de l'argent. Quoi de plus opposé aux éléments autrement précieux, affectifs, qui soudent une famille? Les visées de la galeriste sur la planète-fusée montrent que si elle est sincèrement émue, son flair d'agence a ses limites: pour Isabelle en particulier, qui pourtant ne roule pas sur l'or, cette création familiale vaut davantage que toute la gloire et tout l'argent du monde.

"En réalités" apparaît ainsi comme un roman dense, fait d'ombres et de lumière. Connectant la terre au ciel, il charrie en son cœur un riche vocabulaire familial fait d'objets, de gestes, de chansons, de rituels et d'histoires qui créent autant de liens. L'écriture emprunte à la poésie, pour son travail étudié du rythme, mais aussi au théâtre, via la désignation, en ouverture de chaque chapitre, des personnages qui y apparaissent – sans oublier les dialogues amicaux de Samuel et du caillou, qui constituent une réalité à part entière, avec leur musique faite de seules répliques.

Katia Delay, En réalités, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site des éditions BSN Press.

lundi 8 novembre 2021

Gabriel Malika, l'embarquement pour Dubaï

Gabriel Malika – "Je ne savais pas trop dans quoi je m'embarquais", lit-on dans les toutes premières lignes du roman "Les meilleures intentions du monde" de Gabriel Malika, romancier qui a signé plusieurs opus de son vrai nom d'Olivier Auroy. Embarquer, le mot est juste: si ce livre, paru dans une première édition il y a dix ans, est "LE roman de Dubaï", selon "Le Mag du Golfe", c'est aussi un livre qui emporte son lecteur en croisière. Il le fait littéralement, en donnant la parole à quelques personnages représentatifs malgré eux de la vie à Dubaï et, plus largement, au Moyen-Orient.

La drague, un symbole

"Les meilleures intentions du monde" se présente comme un récit dont l'acteur principal est, peu ou prou, l'auteur lui-même – qui a vécu dans le coin et en restitue une image saisissante. Le premier chapitre, "Hawwa", prend ainsi le nom arabe de l'Eve biblique pour donner une première impression de la vie à Djeddah, marquée par l'illustration accrocheuse des méthodes de drague en vigueur lorsque les femmes portent des vêtements confessionnels si couvrants qu'ils ne laissent voir que leurs yeux, islam rigoriste oblige. 

Résultat: ce sont les femmes qui matent ces hommes libres de se vêtir comme ils l'entendent, glissent leur numéro de téléphone à l'abri des regards de la police des mœurs et prennent ainsi, de façon plus ou moins fine ou lourde, l'initiative de l'approche. Voilà qui peut désarçonner un gars venu d'un pays, la France, où les codes sont différents. Pour le lecteur, c'est un avertissement: il est invité à entrer dans un monde dont les usages sont aux antipodes de ceux vécus dans le contexte occidental. 

Montons à bord

La navigation en bateau apparaît indissociable du contexte de Dubaï, qui va constituer la part majeure du roman "Les meilleures intentions du monde". Le navire de croisière "Safineh", "le destin" en arabe, en est le vecteur, marqué par un destin contraire que le lecteur ne connaîtra qu'en fin de lecture. Un destin que plusieurs personnages vont évoquer, expatriés de loin ou de près: venus du monde entier, ils ont été tirés au sort pour une croisière d'exception. 

Dès lors, l'écrivain évoque, chapitre après chapitre, les parcours – les destins, pour reprendre le nom arabe du navire – d'une poignée de personnages, élus pour participer à la croisière. Chaque chapitre se présente dès lors comme un témoignage sans fard. Si divers qu'ils soient, les profils sont convergents: on y trouve un Occidental qui s'alerte des risques des chantiers (les accidents maquillés en suicide sont légion) d'une ville qui veut se pousser du col, des ambitieux qui ont le sens du commerce, des femmes désireuses de vivre un destin plus libre, soit comme mannequins, soit comme épouses d'hommes riches, mais ce sera décevant. En arrière-plan, apparaissent les maids, ces femmes venues des Philippines ou d'ailleurs et qui s'occupent, quasi esclaves, du ménage – qu'il s'agisse, pour faire simple, des enfants de Madame ou de la voiture de Monsieur. 

Par briques et morceaux, ces témoignages dessinent de façon inouïe ce que Dubaï peut être, au-delà des reportages fascinants qu'on voit à la télévision. On mégote sur la sécurité, on cherche des marges de manœuvre face à un islam théoriquement intransigeant (mais dont les gardiens, c'est-à-dire la mouttawa, sont considérés comme des minables). Dubaï, ville vue comme cosmopolite, est aussi considérée comme la ville de conflits culturels, vus au niveau de ces couples qui, construits sur la passion, finissent par devoir faire face à la réalité, aux caractères qui se frottent et ne sont pas toujours malléables.

Des individualités tirées au sort

Pour le sourire, le lecteur averti relèvera en page 162 une manière de caméo où l'Olivier Auroy onomaturge chef du très recommandable projet littéraire "Dicorona" pointe le bout de son nez pour inventer quelques mots afin de brocarder la police des mœurs: «"Nibarreurs, "nudilueur", "poitrinihiliste" ou plus simplement "sexterminateur", lui avait suggéré un copywriter de l'agence, une espèce de fou qui passait ses journées à inventer des mots qui n'existaient pas.» 

Plus largement, dans un une dynamique discrète, l'humour apparaît comme la politesse du désespoir comme le carburant des espoirs dans "Les meilleures intentions du monde". C'est un roman qui laisse parler ses acteurs, sans jamais les juger, librement, pour le pire et le meilleur. Qu'ils s'appellent Sharon, Christophe, Saeed, Khalid, Toni, Ghamzeh, ou Samana, tous tirés au sort lors d'un concours organisé par un supermarché dirigé par le magnat Khalid Al Firas, ils évoquent "leur" Dubaï et leur parcours, fait de défis dans un monde qui défie la mentalité occidentale sans perdre en cohérence, ou si peu.

Mais Dubaï, ville de tous les excès, ville défi qui ambitionne d'être la huitième merveille du monde, indissociable de la mer (d'où les motifs du bateau et de la croisière) a-t-elle une âme susceptible de la pérenniser? La question traverse "Les meilleures intentions du monde" sans trouver de réponse. Elle est gage, peut-être, de l'idée qu'entre occidentalisme et multiculturalisme conditionné par l'islam, Dubaï recherche encore sa voie, résolument. Sera-t-elle originale, unique, synthétique? L'avenir le dira. A moins que les éléments ne se déchaînent.

Gabriel Malika, Les meilleures intentions du monde, Paris, Intervalles, 2021.

Lu par Yves Mabon.

Le site d'Olivier Auroy/Gabriel Maliki, celui des éditions Intervalles.

dimanche 7 novembre 2021

Dimanche poétique 513: Parme Ceriset


Flots du monde

Dans les embruns d'écume
Des nuits bleutées de lune
Me reviennent les songes 
Des flots lointains du monde.
Toi qui fus avant moi
Habitant de la plage,
Je te sens vivre en moi
Dans le sable brûlant 
Qui coule en mon cœur d'ambre,
Et devant la Grande Ourse
J'épouse ton image 
Ancrée dans les étoiles 
Sous la lune blonde.

Parme Ceriset. Source: Bonjour Poésie. Le site de Parme Ceriset.


vendredi 5 novembre 2021

Cent millions de francs, quel fromage à partager...

Joël Cerutti – Oubliez le western spaghetti, c'est l'heure du thriller raclette! Ça fond sous la langue, c'est amusant, il y a du fromage à gogo, il y a même un peu de religieuse: avec "Mais des choses pareilles!", l'écrivain et journaliste Joël Cerutti jongle avec les clichés rattachés au Valais pour créer un univers généreux en drôlerie, façon déglinguée et gourmande. Qu'on en juge: les Alpes valaisannes partagent avec l'emmenthal l'appétissant privilège d'être pleins de trous. Mais ceux des montagnes suscitent de sacrées convoitises.

Tout commence avec la présentation de trois jeunes gars en mauvaise posture, menacés par un quatrième larron. Six constats concluent le prologue, l'un d'entre eux, celui des pieds dans le béton et de la fosse à purin, s'avérant plutôt métaphorique. Le lecteur comprend que les personnages sont dans la merde – et hop, il s'interroge: comment en sont-ils arrivés là? Et le voilà ferré.

Un richou, une fine équipe, une vengeance

L'intrigue de "Mais des choses pareilles!" tourne autour d'un casse, perpétré avec zéro mort. C'est vrai quoi, les vivants sont bien plus amusants! Un certain Jean-François Kamerzin, dit JFK2, a en effet cent millions de francs suisses planqués dans un coffre-fort hyper protégé. Ce richissime personnage ne manque pas d'évoquer, caricaturalement, un certain Christian Constantin, mais toute ressemblance est sans doute fortuite. 

Reste que l'auteur fait de ce bonhomme, margoulin enrichi durant la période de boom touristique du Valais dans les années 1970, limite mafieux, s'est fait pas mal d'ennemis. Quatre d'entre eux, des jeunes, joueront le jeu de la revanche. Cent millions, quand même...

Ces quatre jeunes, trois gars et une fille, c'est une fine équipe. L'auteur excelle à la constituer en jouant sur les complémentarités, sans s'embarrasser de questions de genre: c'est Anna Da Silva Coelho Costa Maria qui est l'as de la mécanique dans l'équipe, par exemple. Pour l'écrivain, c'est l'occasion de relater comment s'en sortir quand on est portugaise de deuxième génération et qu'on veut faire un métier de mec dans un canton resté conservateur dans ses mentalités. 

L'équipe, c'est aussi Joerg Kalbermatten, "dadais dégingandé", champion des explosifs et des proverbes improbables. Avec lui, l'auteur exploite à fond le cliché du Haut-Valaisan sauvage qui parle un dialecte alémanique que personne en Suisse ne comprend. Avec Samuel Rinaldi, l'auteur décrit le cerveau de l'opération. Quant à André Bourban, c'est le bonhomme à l'aise en montagne. Encore un stéréotype avec lui: celui du Valais mystique, décrit en d'autres pages comme un "Tibet des Alpes" par Slobodan Despot. En l'occurrence, ça peut jouer dans une intrigue brindezingue, qui se soucie davantage d'humour que de rigueur.

Humour et cinéma

Cet humour s'installe peu à peu au fil du récit, d'abord au travers de comparaisons improbables et de formules astucieusement trouvées: l'auteur ne recule pas devant l'esprit potache. Il y a du San-Antonio dans sa verve, d'autant plus qu'à l'instar de Frédéric Dard, celui qui raconte "Mais des choses pareilles!" n'hésite pas à interpeller son lecteur, en le tutoyant sans ménagement pour installer une connivence, renforcée encore par une écriture constamment familière. 

Il se révèle visuel aussi, cet humour, au gré des situations. Rien d'étonnant: l'écrivain paraît passionné de cinéma et émaille son propos d'allusions astucieuses que les lecteurs repèreront sans peine. Un exemple? Robby le Robot (p. 127) semble sorti du film "Planète interdite" de Fred McLeod Wilson pour venir hanter une discothèque valaisanne avec ses rituels. Un autre truc bête mais qui marche? Lorsque l'auteur lâche "Oubliéé..., digéréé..." (p. 230), difficile de ne pas penser à "Libérée, délivrée" de la Reine des Neiges, même si ça n'a rien à voir, ou si peu – peu importe, trop tard: le lecteur a la chanson dans l'oreille. Enfin, la remontée d'une conduite forcée en Steyr-Puch Haflinger modifié a un côté James Bond, même si l'on ne sait pas dans quel film c'était – je penche pour "Moonraker".

Le thème rare du comique troupier façon romande

Haflinger modifié? Oui: Joël Cerutti s'aventure dans un sentier curieusement peu pratiqué des écrivains suisses romands (si l'on excepte le scandaleux "Saint Georges et le dragon", signé naguère par Mister P et Saint Georges), celui du comique troupier. C'est un paradoxe: tout homme suisse valide est astreint au service militaire, et tout lascar qui a fini son école de recrues a suffisamment de souvenirs pour écrire un roman bien huilé à la graisse de char. 

Or, voilà: "Mais des choses pareilles!" a l'audace de s'aventurer sur ce terrain dans toute sa deuxième partie. Tout y passe, des trucs pour ne pas avoir de cloques lors des marches aux mesures à prendre pour contrer les ronfleurs et les petits sales de la chambrée: une fois que c'est derrière, mieux vaut en rire, et l'écrivain l'a bien compris. Mais au-delà de l'évocation de souvenirs dans un souci de connivence, n'oublions pas le propos. Loin de toute nostalgie gratuite, ce passage par le service militaire s'avère utile pour l'objectif ultime des casseurs: cent millions, putain...

"Mais des choses pareilles!" est, on l'a compris, un thriller alerte et délirant, parfaitement immoral qui plus est, jouant à fond la carte de l'outrance poilante pour avancer, tantôt bien droit, tantôt en titubant, vers son objectif. On y trouve encore un certain Helmut-Olga, présenté comme un personnage surprise, qui rappelle les gnomes à bonnet rouge qui hantent les contes d'antan. L'auteur en fait une sorte de mauvaise conscience narquoise, de négatif savoureux de Jiminy Cricket, utile pour donner un coup de pouce à l'intrigue de temps à autre. C'est que le Valais, terre de tourisme synonyme d'argent facile, est aussi un terroir ancestral gorgé de légendes.

Bon, revenons aux choses sérieuses: y a encore un chouïa de cornalin?

Joël Cerutti, Mais des choses pareilles!, Saint-Imier, Editions du Roc, 2021.

Le site de Joël Cerutti, des Editions du Roc.

Lu par Béatrice Riand, Francis Richard.


jeudi 4 novembre 2021

Salade niçoise et road-story sanglante: c'est cool, n'est-ce pas?

Simon Vermot – "Cool" est le troisième et dernier roman d'une série policière imaginée par l'écrivain suisse Simon Vermot. Sa marque de fabrique? Elle consiste à mêler l'actualité réelle à des éléments de fiction pour créer une nouvelle vérité, celle du roman. Dans "Cool", c'est de l'attentat islamiste de masse de Nice, survenu le 14 juillet 2016, qu'il sera question. Bien entendu, il y a un Suisse dans l'histoire, Pierre, qui aime éperdument sa fille, Anouk. Or, celle-ci a disparu...

Et tout démarre très vite. Pour accrocher le lecteur d'emblée, l'auteur attaque son récit in medias res. L'impression de vitesse est encore accentuée par des dialogues qui dominent le propos par moments et par le choix de chapitres courts qui se terminent à plus d'une reprise par un bon gros cliffhanger qui relance l'intérêt. Rapidement, s'installe un nœud d'intrigue imposant: la police entre en jeu, la situation se retourne, le lecteur s'interroge. Et dès lors, ce qui apparaît comme un kidnapping s'avère tout autre chose: la folle équipée française d'une bande de jeunes. Mais tout ne va pas se passer comme prévu...

L'écrivain choisit dès lors une narration en parallèle, évoquant tour à tour les états d'âme et les actions d'un père inquiet, journaliste chevronné, et la douceur de vivre à laquelle aspirent Anouk et ses amis. Côté paternel, c'est l'enquête: sur un mode policier classique, l'écrivain joue avec les indices et les fausses pistes, suscitant excitation et faux espoirs chez le lecteur. Et côté Anouk, il montre parfaitement, en particulier en mettant en évidence les surréactions de Jérémy, un autostoppeur de passage, que tout n'est pas si cool lorsqu'on cingle en voiture vers le Midi. Peu à peu, les masques tombent: la road story entre potes se transforme en cauchemar.

L'auteur joue ainsi sur la crainte classique de l'autostoppeur moins honnête qu'il n'y paraît, criminel peut-être – on pense ici à "La fille qui n'aimait pas la foule" de Gilles de Montmollin. Ce faisant, l'auteur de "Cool" travaille habilement, en profondeur, le personnage important de Jérémy. Facétieux, il développe aussi les relations versatiles qui prévalent au sein de l'équipe de trois copains en goguette non contrôlée – on sourit en particulier face à la surprenante capacité de résilience de Mila, qui finit par tout trouver "cool". Cela, à telle enseigne qu'un nouvel équilibre inattendu va se créer en toute fin du roman. Surtout, usant du privilège du romancier, il réécrit l'attentat de Nice, suggérant qu'il a été tué dans l'œuf par un père, le fameux Pierre, présent au bon moment au bon endroit. Si seulement...

"Cool" est un roman qui va vite. S'il stoppe net la course sanglante du camion de l'été 2016, il suit parfaitement le rythme d'une équipée de jeunes désireux de prendre rapidement leurs distances avec la vie en Suisse. Pierre, le père, est un homme qui semble tout savoir de sa fille, y compris certains de ses états d'âme. Défaut de focalisation? Non: le destin que l'auteur réserve à Pierre rend cette connaissance plausible. Ainsi, l'auteur réussit à offrir à son lectorat un polar qui navigue de manière efficace entre la rédaction d'un journal suisse et les routes de France.

Simon Vermot, Cool, Saint-Imier, Editions du Roc, 2021.

Le site des éditions du Roc.

mardi 2 novembre 2021

Marie Marga, un itinéraire des dépendances

Marie Marga – Est-ce l'écrivaine Sabine Dormond qui écrit sous le pseudonyme de Marie Marga? C'est ce qu'indique le site "Patrinum" du Réseau vaudois des bibliothèques. Marie Marga signe ainsi "Tonitruances", qui apparaît comme le récit biographique d'une femme. Ce récit est cependant présenté comme un roman. Faut-il dès lors le considérer comme une autofiction, ouvrage d'une romancière qui choisit sa propre vie comme sujet et le traite librement? Il en résulte un livre sincère et courageux, qui montre en toute simplicité ce que signifie "mettre ses tripes sur la table", jusque dans les zones d'ombre.

C'est le thème de la dépendance qui traverse "Tonitruances". De façon évidente, il y a les drogues, douces ou dures mais qui, comme qui dirait, ne cassent rien sinon l'humain. La manière de composer avec leur consommation, les rituels, font partie du propos: ainsi, un amoureux de passage va étendre, par ses propres habitudes, celles de la narratrice. La tentation de drogues plus dures est présente aussi, de même, mine de rien, que l'alcool. Toutes ces manières de vivre la dépendance, la narratrice lui donne des noms, lui trouve des mots: "co-dépendance", par exemple. 

Ce qui est cohérent: la narratrice, justement, aime écrire, étudie les lettres et devient traductrice pour Caritas. On la voit sensible au grand écart entre l'allemand écrit et le dialecte lucernois qui la déstabilise. C'est par les mots également qu'elle trouve des voies pour s'écarter des dépendances dont elle se retrouve prisonnière – ces mots qui sont les éléments d'une vocation littéraire encouragée, à sa manière, par la famille.

Cette famille que la narratrice dessine avec une franchise et une honnêteté qui force le respect! L'analyse peut paraître cérébrale: c'est le prix de la clarté. Et c'est bien ainsi que le lecteur comprend ce qui peut ne pas marcher derrière le vernis impeccable mais mince d'un couple parental suisse ordinaire, bien sous tous rapports: un mari qui ne manque jamais de rabaisser son épouse, et une épouse qui joue son rôle de victime et y enrôle ses filles – la narratrice et sa sœur, complice pour le coup. Reste que la narratrice sait aussi relever, derrière les dysfonctionnements, les manques et les faux-fuyants qu'on lit plus facilement après coup, les qualités de l'une et de l'autre, et dessiner leurs intentions, tout en nuances. Ces parents, on les sent ainsi maladroits, marqués par l'esprit d'une époque révolue. Mais aussi sincèrement persuadés d'aimer leurs enfants, et même soucieux de les aimer de façon égale.

Reste un vide cependant, familial certes – et l'anorexie s'invite à la table de la narratrice, comme un cri d'alerte parce qu'un appétit n'est pas comblé: "There's a hunger still unsatisfied", voudrait-on dire avec les Pink Floyd. Le vide va se trouver accentué par le décès du premier amour de la narratrice, un journaliste tué en Somalie lors d'un de ses reportages. Cet amour fondateur peut être vu comme le point de départ d'une forme de dépendance sentimentale, qui se traduit par de la jalousie et que la narratrice radiographie en fin de roman: comment accepter cet autre qui vous aime, que vous aimez, mais qui a ses qualités et ses travers qui ne collent pas toujours, pas tout à fait, pas comme on veut?

L'expérience, enfin, va développer chez la narratrice un certain regard sur l'humanité qui souffre: le métier est là, mais aussi les relations sociales. Cette sensibilité va se retrouver dans les œuvres littéraires, jamais expressément citées, que la narratrice évoque au gré des pages – à l'instar de ce recueil de nouvelles élaboré et publié dans la foulée de l'initiative dite "des moutons noirs" (2010) lancée en Suisse par une Union démocratique du centre en mode bulldozer. Mais au-delà des convictions qui se forgent, le jeu des mots sera, suggère "Tonitruances", la manière qu'a trouvé la narratrice pour devenir maîtresse de ses dépendances. 

Marie Marga, Tonitruances, Paris, Le Lys Bleu, 2021.

Le site des éditions Le Lys Bleu.

lundi 1 novembre 2021

Meliké Oymak, un envoûtant voyage au bout d'Alzheimer

Meliké Oymak – Style Photomaton, yeux collés déconcertants du modèle: d'accord, la couverture de ce roman n'a rien d'engageant. Mais "On n'abandonne pas ceux qu'on aime", deuxième opus de l'auteure Meliké Oymak, compte parmi les bijoux d'écriture que l'on découvre parfois, avec émerveillement, au fil des publications de ce temps.

Il y est question de la maladie d'Alzheimer, qui mine un homme, Monsieur B., et surtout un couple. C'est en effet Madame B., 74 ans, qui va occuper le devant de la scène, assez rapidement. Est-elle forcément en meilleure santé mentale que son mari? Simple et forte à la fois, l'intrigue suggère que non. Et ouvre la porte à une vision du monde poétique qui inclut, pour Madame B., un retour à la nature.

Poétique, l'écriture l'est assurément. Envoûtante, aussi. Elle se nourrit de ressassements qui, au fil des pages, finissent par créer un intense réseau de résonances. L'auteure amplifie ainsi les bribes de conscience de Monsieur B. en des dialogues improbables ou dans des séquences "Il ne faut pas" qui, avec leur caractère décalé, cruel sans s'en apercevoir, ponctuent le propos.

Ces résonances peuvent prendre une ampleur supérieure, en particulier lorsqu'il émerge le conte de Ludivine, soudain réaliste (Ludivine est d'ailleurs l'un des rares personnages portant un vrai nom dans ce roman) au milieu d'un texte qui fait la part belle à l'onirisme, qui met en scène une fillette qui s'enfuit de chez elle après avoir étouffé son petit frère. 

Cette fuite annonce celle de Madame B., qui rejoint la forêt après avoir incendié son domicile et, ce faisant, sa vie – sa mémoire. Ainsi disparaissent, de concert mais par des moyens différents, la mémoire de Monsieur et Madame B., unis ou presque jusque dans leurs derniers jours. Unis? Par des scènes où les sentiments persistants le disputent à une forme d'impuissance fatiguée face à la démence, l'auteure décrit avec sensibilité les sentiments d'un vieux couple.

Un vieux couple qui semble renaître, presque par-delà la mort, au travers de la figure du loup, à la fois sociable et farouche: est-ce la réincarnation de Monsieur B.? Madame B. voudrait y croire, mais a-t-elle toute sa tête ou s'ouvre-t-elle un monde imaginaire à sa manière, dans les yeux d'une bête que l'auteure décrit comme plus aimable que ne le colporte la rumeur depuis les temps les plus anciens? Certes pragmatique au possible, le personnage du chasseur reste confondu, entretenant le doute dans l'esprit d'un récit fantastique.

L'envoûtement poétique naît également de l'important travail sur le rythme que l'écrivaine offre, ouvrant la porte à une scansion orale du texte, mais aussi au bonheur des yeux du lecteur solitaire. Les ponctuations sont finement disposées pour favoriser une lecture rapide au gré de l'effacement des virgules. Rapidité également dans certaines phrases courtes et fulgurantes, et dans les blancs typographiques qu'elles induisent au gré des retours à la ligne. 

Et comme pour suggérer une connivence, l'auteure n'hésite pas à interpeller le lecteur et à le questionner, en une fausse simplicité, en le tutoyant comme une enfant, jusqu'à aboutir à l'idée de l'abandon portée par le titre – qui apparaît dès lors aussi comme la volonté que le lecteur n'abandonne pas sa lecture... – et à l'interrogation la plus familière, la plus courante et sympathique pour amorcer un dialogue, un contact, donc le contraire d'un abandon: "est-ce que tu vas bien?". 

Meliké Oymak, On n'abandonne pas ceux qu'on aime, Genève, Cousu Mouche, 2021.

Le site des éditions Cousu Mouche.