mercredi 29 avril 2020

Jeet Thayil, une lecture envoûtante et hallucinée de Bombay

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Jeet Thayil – Bombay, c'est un monde. L'écrivain Jeet Thayil y embarque son lecteur dans son premier roman, "Narcopolis", vision hallucinée de la grande ville vue à travers le prisme de la drogue en général et de l'opium en particulier. Une ville enveloppante qui vous embrasse, comme le suggèrent le premier et le dernier mot du roman, "Bombay" justement, là où tout commence et tout finit. Simple: Bombay est partout, jusqu'à l'étouffement. 


Etouffement? Que le lecteur se plonge dans le prologue... il lit, il écoute le narrateur, et s'aperçoit que ce prologue n'est rien d'autre qu'une seule phrase, en apnée sur sept pages écrites petit. L'effet? Le lecteur se trouve pris à la gorge, les poumons surmobilisés et l'esprit qui pédale dans tous les sens, comme s'il venait d'absorber d'un coup une grosse bouffée d'opium. Et il a l'impression, déjà, que le romancier veut tout dire, toucher désespérément à l'absolu. Evoqué, l'opium apparaît comme une drogue totale qui va plus loin que le concept de paradis artificiel ("... l'opium était affaire d'étiquette...", p. 16). Quant au choix de dire Bombay, il est volontaire, et en quelques mots, tout est dit: "Bombay, qui a oblitéré son histoire en changeant de nom et en s'offrant un lifting architectural, est le héros ou l'héroïne..."

Retour aux racines donc. Héros ou héroïne? "Narcopolis" est le roman des troubles dans le genre, par excellence, en particulier autour du personnage clé de Fossette. Homme ou femme? Son histoire le montre comme un homme castré, allé malgré lui au bout du passage d'un sexe à l'autre. Et si Fossette, prostituée, change de sexe, elle change aussi de nom plus tard, pour devenir Zeenat, porteuse d'une burqa à laquelle elle trouve des propriétés susceptibles de séduire le chaland.

Si les frontières des genres sont floues, celles entre les religions sont plus ou moins marquées aussi, au gré d'une relecture affolée, par exemple lorsque Fossette prie un Christ qui, relecture faite, se serait bien accommodé du système de castes indien  – ce qui résonne avec cet artiste junkie qu'on voit trébucher lors d'un vernissage aux allures qu'on pourrait dire blasphématoires. A cela vient s'ajouter l'islam, avec l'évocation du statut minoritaire et méprisé qu'il a en Inde – un thème d'actualité. Et aussi, de façon plus générale, le contact des cultures, entre choc, préjugés et fusion dans un vaste pays. Tout est poreux dans "Narcopolis", en un savant brassage haut en couleur. 

On brasse même la notion de narrateur à la fois omniscient et parlant à la première personne, qui paraît s'effacer dans une grande partie du roman pour laisser d'autres personnages exprimer leur existence. Avec Lee, l'"Histoire de la pipe" va chercher ses racines en Chine maoïste, un pays dont l'auteur brocarde les travers en une satire jubilatoire. Mais c'est à Bombay que lui aussi arrive, une ville dont l'auteur excelle à décrire les bas-fonds grouillants, du côté de Shuklaji Street, entre prostituées en cage et lieux plus ou moins glauques où l'on savoure un opium apprêté avec plus ou moins d'art. Là, l'opium côtoie d'autres drogues, légales ou non, cocaïne comme alcool, en un mélange bien entendu halluciné.

Et ce qui est suggéré dans l'incipit se trouve confirmé dans le livre quatre, "Quelques usages de la réincarnation": Bombay semble avoir perdu une certaine âme, celle que l'auteur a décrite au cours des trois premiers livres, lorsque le narrateur y revient – et, astuce littéraire, le "je" revient dans la narration. Il reconnaîtra peut-être le nom de la ville, mais pas les bâtiments de Shuklaji Street. Quant au dernier vivant de ce roman, il paraît déjà presque mort, comme à la limite. Poreuse, la limite. 

"Narcopolis" apparaît ainsi comme la description lente, vertigineuse et envoûtante, d'un monde empreint de misère flamboyante portée par l'opium, drogue dure qui commande, substance du rêve qui favorise le mélange de tout et de tous en vue de la recréation impitoyable d'un univers à nul autre pareil. Quitte à ce que ça pique les yeux parfois, c'est aussi le poème haut en couleur, dense et prenant, d'une ville, Bombay, où résonnent les chansons des films de Bollywood et qui participe aussi à ce grand mélange qui met au défi les limites les plus éprouvées.

Jeet Thayil, Narcopolis, Paris, L'Olivier, 2013. Traduction de l'anglais (Inde) par Bernard Turle.


dimanche 26 avril 2020

Dimanche poétique 445: Matthieu Corpataux


19
A Irma

Dans son garage, ma grand-mère entasse
Accumule, amasse, amoncèle
Trésors de pacotille, bibelots idiots
Boîtes de conserve, encombrants bidules
Une bouteille Tour Eiffel, un cadre de vélo
Des cartons Chiquita, des caisses d'opercules
Et d'autres bricoles

Elle ne jette rien, et se convainc
De l'indiscutable importance
De ces objets de providence
Qu'elle protège en couvain.
Je suis d'une génération taillée
Au tri, à l'ellipse, à l'abrégé
Et ne ressens pas son appétence
N'y vois pas le besoin

Tandis que je m'efforce d'évacuer l'inutile
Ma grand-mère retient.
Et nous retiendra à coup de grains
Lorsqu'il faudra libérer cet espace
Des Sahara entiers, des galaxies immenses

Matthieu Corpataux (1992- ), Sucres, Vevey, Editions de l'Aire, 2020.

mardi 21 avril 2020

Tchad ou Suisse, quelle prison?

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Nétonon Noël Ndjékéry – Imaginez qu'au Tchad, un papillon s'agite. Et que ça fiche le bordel jusqu'en extrême-orient russe, en passant par la Suisse. Vous avez dit mondialisation? Porté par le génie d'une indéniable faconde de conteur, "Mosso", roman de l'écrivain tchadien Nétonon Noël Ndjékéry, en donne une image atypique et drôle, avec des hommes et femmes d'affaires pour le moins inattendus.


Tout débute avec les avances de Dendo Korom à l'attention de celui qui deviendra son mari au terme de circonstances troubles et peu propices à l'amour profond. Cela dit, ils vont quand même s'apprécier, s'aimer, se lire des livres, manquer avoir un enfant. A telle enseigne que lorsque son mari Seydou Nadoum se fait écraser sur une route de Ndjamena, Dendo refuse la diya, réparation monétaire du chauffeur de camion qui a écrasé Seydou dans des circonstances pas nettes, et préfère savoir qui est le véritable assassin. C'est que deux bonshommes suspects en djellaba blanche rôdaient dans les parages... et que Dendo ne croit pas à la thèse de l'accident, même si les lieux s'y prêtent.

Diya: voilà le diable qui s'immisce dans les pages du roman. L'auteur l'explique brièvement puis, au fil de péripéties qui semblent à la fois drôles et tragiques, en montre les effets pervers, fondés en particulier sur le caractère aléatoire et contraignant de ce qui n'est autre chose qu'une manière d'amende financière réglée à l'amiable entre les parties. On comprend que l'affaire peut être sans fin, puisqu'il se trouvera toujours des ayants droit pour réclamer leur part en racontant mille histoires (et l'auteur ne se prive pas d'en donner de flamboyants exemples). La fuite à l'étranger elle-même ne suffit pas à se mettre à l'abri de cette servitude financière.

Et puisqu'on parle de gens d'affaires... pour le coup, nous voilà à expliciter le titre de ce roman riche en péripéties. Au Tchad, en effet, on désigne par le terme de "Mosso" les femmes d'affaires qui s'adonnent à des trafics lucratifs tout en se prétendant constamment sur la corde raide, à deux doigts de tomber. Sous l'impulsion de sa copine Roxane, c'est ce que devient Dendo, et elle a le flair de n'importe quel homme d'affaires blanchi sous le harnois: un article de journal la dissuade par exemple de ramener du Viagra de Paris, où elle se fournit, parce que le marché tchadien sera tué par un homme politique qui compte en distribuer gratuitement à ses électeurs.

Reste que se rendre à Paris, c'est une aventure quand on part seule de Ndjamena. C'est avec un grand luxe de détails cocasses que l'auteur relate le passage de Dendo à l'aéroport de Ndjamena: une douanière pointilleuse, des voleurs à la tire, un ange gardien soudain, et même le chef du protocole du pays qui lui fait des avances à caractère salace, tout en essayant de se cacher de son épouse, jalouse bien sûr, qui est "la nièce préférée du président". Rocambolesque, magistral, l'épisode n'est toutefois pas gratuit: l'auteur sait faire vivre, à distance, les personnages qui hantent l'aéroport – un carrefour où se joue une partie d'une vie de femme.

Et puis il y a la Suisse... pays où l'on mange la vie, mais aussi paradis truqué, si l'on en croit l'image renvoyée par un écrivain qui se contente de regarder d'un œil amusé, sans juger. C'est là que Dendo, amie de Roxane la "Barbie noire", va trouver un requin plus gros qu'elle et qui va l'avaler. Bien sûr, le passage des frontières par les Tchadiens est un thème récurrent dans "Mosso", et le passage de la France à la Suisse va paraître étonnamment facile à une Dendo qui a eu tant de mal à arriver en France en avion. Puis l'auteur dessine quelques semaines d'une vie faite de tournées des grands-ducs en compagnie d'un homme d'affaires suisse au-dessus de tout soupçon, nommé Bastien Grognuz.

Au-dessus de tout soupçon, vraiment? Tout se paie, jusqu'à la dernière bouteille de champagne... et le plus gros des requins de l'aquarium croquera tout le monde. Mais avant, la destinée de Mosso en Suisse apparaît en demi-teinte: si le champagne est bon et fait oublier les soucis, c'est quand même dans une prison dorée que l'auteur la place: elle est privée de papiers, à la merci d'hommes qui, peut-être, voudront bien de cette veuve trentenaire, belle encore. D'autant plus que de son côté, elle n'est pas insensible au charme de l'argent. Reste que l'auteur concocte à Dendo une belle prison helvétique bien dorée, dont on ne sort qu'expulsée lorsqu'on est sans-papiers ou victime d'un trafic de femmes à destination de la Russie. A peine mieux que la prison de la diya, qui vaut condamnation à payer sans fin.

Dieu et le diable, enfin, trouvent leur chemin dans "Mosso", un roman qui dessine des mentalités marquées par la superstition. L'auteur le marque dès le départ, indiquant que le slip de Seydou, officiellement célibataire endurci, est "la dernière résidence officielle du Diable". Fallait-elle qu'elle tentât ce Diable, qu'elle y mît les doigts? En tout cas, le fantôme de Seydou hante le roman, lui conférant un côté surnaturel porté par le thème classique et flatteur du livre, conçu comme un trait d'union. Le fantôme? On pourrait même dire "l'esprit", tant l'esprit du champagne rapproche Dendo de son défunt mari, qu'elle croit entendre dans les vapeurs de l'alcool – à défaut de l'esprit des livres, à un moment donné.

Riche en péripéties qui dessinent avec humour une vision inattendue d'une mondialisation dont le terrain de jeu est l'Ancien Monde et où les cultures s'entrechoquent, "Mosso" relate aussi la destinée d'une femme déterminée, qui n'a pas froid aux yeux, à l'aise sur le terrain tchadien qu'elle connaît bien. L'auteur la balade dans un monde qui ne l'attend pas, et qu'il décrit avec un regard vif et précis pour dire que même (et surtout) les paradis tels que la Suisse ont leurs côtés sombres, fatals pour celles et ceux qui ne s'en méfient pas – cela, en contrepoids à la description Tchad vu comme un terrain connu dont Dendo sait faire façon. Tout cela, avec une écriture d'une poésie à la fois naturelle et incroyablement riche, portée par des formules et images, drôles ou non, qui épatent et émeuvent par leur justesse et leur nouveauté.

Nétonon Noël Ndjékéry, Mosso, Gollion, InFolio, 2011.

Le site des éditions InFolio.

dimanche 19 avril 2020

Dimanche poétique 444: Patrick André Bonvin


Paris chic

Rouge vie
Bordeaux chaud
Eiffel comme Pise
Triomphe et diamant
Doubles cœurs
Un talon aiguille
Orange découpé ciselé
Paris
Tu m'as pris
Cabas et cordes
Pomme défendue
Collier coloré
Pourpre et jade
Marbre et rose
Papier

Carte
Robe à fleurs
Robe à grappes
Robe à promesses
Paris
Tu me prends
Tout à l'envers
Sous le vert
Paris et Pise
Triomphe et diamant
Du sirop si pur
Longue vue
Vert pomme
Et rouge
Et bordeaux

Chaud
Vie
Paris
Encore

Patrick André Bonvin (1968- ), Juste le dire, Paris, Edilivre, 2018.

mercredi 15 avril 2020

Epidémie de vérité en noir et blanc

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Vincent Garand – Il y a comme ça, terrés dans un recoin des grosses piles à lire, des livres qui attendent patiemment que la vie, douce ou terrible, leur donne rendez-vous pour refaire surface. Paru en 2005, "Epidémie" de Vincent Garand est de ceux-ci: j'ai eu le plaisir de côtoyer l'auteur au temps où il animait un site littéraire et artistique nommé "Points-Virgules", et même de le rencontrer à la Fête du Livre de Saint-Etienne. Et voilà: virus, confinement, pourquoi ne pas me plonger enfin dans cet ouvrage qui porte un titre d'actualité?


Nous voilà immergés dans la première décennie du vingt et unième siècle, au temps de Jacques Chirac. Un scientifique, Marc Bellard, travaille au développement d'une molécule susceptible de servir à la création d'un sérum de vérité. Et il assure... Idéaliste, ce chercheur décide cependant de ne pas réserver sa trouvaille à son employeur, une société pharmaceutique qui travaille pour le gouvernement français. Voyant grand, il entend en faire profiter la France entière, et même le monde. Résultat: dans toute la France, les bonnes gens se retrouvent soudain saisis d'une irrépressible envie de dire la vérité autour d'eux et de démasquer les mensonges passés dont ils sont responsables. Cela, encore plus vite qu'un coronavirus que nous ne connaissons que trop bien ces temps-ci.

Une vision simpliste de la vérité
Périlleux exercice que celui de s'attaquer à la question de la vérité et du mensonge! Disons-le d'emblée: l'auteur ne parvient guère à s'échapper d'une vision en noir et blanc de la question, mettant en scène de nombreuses scènes où dire la vérité, forcément objective, est aussi forcément bénéfique ou admirable. Certes, on peut le souhaiter... mais c'est faire peu de cas des vérités personnelles, qui ont autant de valeur que celles de personnes qui ressentent exactement le contraire et sont tout aussi légitimes. Cela, sans oublier les mensonges qui huilent les rapports humains ("Tu la trouves comment, ma cravate, ma robe?" - doit-on répondre franchement qu'elle est moche ou trouver une réponse diplomatique? Et les réponses franches à la question "Comment vas-tu" seraient proprement invivables... adieu la politesse!).

Mettant en scène le président de la république française, pensant sans doute à Jacques Chirac, il le montre se donnant soudain les moyens, dans un discours solennel, de concrétiser le droit au logement, simplement parce qu'il se met en tête de faire appliquer la loi telle qu'elle est. Soit! Qu'en est-il des lois discutables? La froide légalité n'est pas forcément souhaitable, et peut même paraître inhumaine. Toute personne ayant assisté à un procès sait que c'est là le lieu privilégié où les hommes, les légitimités et les lois s'affrontent. Fera-t-on une entorse à la loi pour garder en Europe un migrant qui, selon tel ou tel alinéa, n'a pas vocation à y rester? L'auteur n'aborde pas un tel cas, certes moins exaltant que des logements pour tous et des armes pour personne.

Enfin, l'auteur scie deux branches importantes sur lesquelles il est assis: celle de Marc Bellard et de son assistante Armelle Forêt, et celle du genre du roman lui-même. Voyons: pour commencer, Bellard et Forêt décident en toute discrétion de sillonner les routes de France pour disséminer leur molécule de vérité sans que personne n'en sache rien. Leur mission s'apparente dès lors à un mensonge par omission, mis en œuvre en faveur d'une mission qui leur semble bonne. Minute papillon: fort de son libre arbitre, tout humain de bon sens devrait revendiquer son droit de mentir ou, à tout le moins, d'arranger la vérité à sa façon – de se positionner dans la zone grise, en somme. A commencer, et c'est la deuxième branche, par le romancier: imposer une vérité objective, c'est lui interdire d'inventer ses vérités alternatives qui, si elles font de mauvaises informations (la fameuse "infox"), font d'excellents romans pour peu qu'elles soient adroitement agencées.

L'auteur esquive donc certaines questions qui fâchent, et ne va pas au bout de la définition de ce que peut être la vérité pour les uns et les autres. Dommage: les fondations mêmes de l'ouvrage s'effondrent.

Le charme d'une histoire d'amour
Pour se consoler, le lecteur se trouve face à une charmante histoire d'amour, développée d'une manière qui ne peut qu'émouvoir et aliéner la sympathie du lecteur à l'égard du scientifique et de son assistante. Beaucoup plus crédible en peintre de sentiments, le romancier fait preuve d'une belle finesse, faisant naître les sentiments tout petits, puis les faisant exploser... comme une épidémie d'amour à deux. C'est qu'Armelle et Marc ont choisi de se soumettre eux-mêmes à la tyrannie de la molécule de vérité.

Le lecteur apprécie ainsi la figure de Marc Bellard, ce scientifique quadragénaire qui se croyait vacciné de l'amour, et qu'il imagine, pour le plaisir, sous les traits de Didier Raoult jeune. Un homme, rien d'autre, réticent à exprimer ses sentiments parce que cela ne se fait pas, mais aussi en raison d'un certain vécu. C'est en de très longues répliques qu'il se révèle.

En face, Armelle Forêt voit croître des sentiments en elle, partant de l'admiration. Pour faire agréablement donner les violons, l'auteur part ainsi d'un classique, celui de l'hypergamie au féminin: la subalterne tombe amoureuse de son chef. Venant de Marc comme d'Armelle, l'auteur dessine avec sensibilité et justesse les mots murmurés, les gestes discrets et les grandes confessions qui font avancer une histoire qui sera couronnée par la promesse d'une naissance. Cela, bien sûr, en passant par une aventure subversive qui les fait parcourir tout le sud de la France à bord d'un camping-car... loué en Suisse, pour brouiller les pistes. Argh, encore un mensonge...

La science au défi?
Enfin, si un virus ou un microbe se propage naturellement par simple reproduction, la contagion par une simple molécule me paraît scientifiquement difficile à défendre, même s'il y en a six litres: à moins d'être régulièrement alimentée, l'épidémie va vite s'essouffler.

Alors oui: l'auteur s'avère sensible et touche juste lorsqu'il dessine une histoire d'amour entre un professeur et son assistante. Certaines des séquences d'"Epidémie" résonnent avec nos temps de confinement, entre autres lorsqu'il s'agit de décrire les réactions des acteurs étatiques. On regrette d'autant plus que le thème de la vérité, terrible en fait, vaste et d'autant plus complexe que chacun est certain de la posséder, soit dès lors abordé d'une façon si peu nuancée, et que l'auteur esquive certaines questions qui fâchent à ce sujet. Dommage!

Vincent Garand, Epidémie, Paris, Le Manuscrit, 2005.

Le site des éditions Manuscrit.com.


dimanche 12 avril 2020

Dimanche poétique 443: Marcel Pagnol


Oeufs de Pâques

Voici venir Pâques fleuries,
Et devant les confiseries
Les petits vagabonds s’arrêtent, envieux.
Ils lèchent leurs lèvres de rose
Tout en contemplant quelque chose
Qui met de la flamme à leurs yeux.

Leurs regards avides attaquent
Les magnifiques œufs de Pâques
Qui trônent, orgueilleux, dans les grands magasins,
Magnifiques, fermes et lisses,
Et que regardent en coulisse
Les poissons d’avril, leurs voisins.

Les uns sont blancs comme la neige.
Des copeaux soyeux les protègent.
Leurs flancs sont faits de sucre. Et l’on voit, à côté,
D’autres, montrant sur leurs flancs sombres
De chocolat brillant dans l’ombre,
De tout petits anges sculptés.

Les uns sont petits et graciles,
Il semble qu’il serait facile
D’en croquer plus d’un à la fois ;
Et d’autres, prenant bien leurs aises,
Unis, simples, pansus, obèses,
S’étalent comme des bourgeois.

Tous sont noués de faveurs roses.
On sent que mille bonnes choses
Logent dans leurs flancs spacieux
L’estomac et la poche vides,
Les pauvres petits, l’œil avide,
Semblent les savourer des yeux.

Marcel Pagnol (1895-1974). Source: Jeux et compagnie.

Je vous souhaite une belle et sainte fête de Pâques! Et aussi, prenez bien soin de vous!

samedi 11 avril 2020

Matthieu Corpataux: des sucres en poésie

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Matthieu Corpataux – Souvent aussi ramassés que des haïkus, parfois plus développés: ce sont les poèmes de "Sucres", premier recueil du jeune écrivain et éditeur suisse Matthieu Corpataux. L'auteur annonce la couleur dès le premier de ses poèmes: en forme rectangulaire comme un morceau de sucre, il indique que ses poèmes n'ont pas la mollesse du caramel mou, et qu'ils ne manqueront pas d'attaquer les dents.


En forme de sucre? Les poèmes du recueil osent la forme, en effet, sur la base du vers libre. On sourit à ce "ça va vite" aux tailles diverses, suggérant de façon allusive un voyage en TGV à 300 km/h, relaté en allant à l'essentiel: le souvenir d'un café brûlant. Sucres, qu'on disait... Il y a ce poème rond, le 36: est-ce l'onde formée par un sucre qui tombe dans le café? Il fait écho, formellement, au poème 1, rectangulaire, déjà évoqué. Enfin, l'œil goûte la forme structurée et torturée du poème 26, évocateur là encore de souvenirs. Ou s'arrête sur le titre "D'autres vies que la mienne", en renfoncement dans le poème 16: pour le poète, c'est un flash dans un supermarché d'Evian, ainsi mis en évidence.

Ce choix de formes libres offre à l'auteur la possibilité de rythmer sa poésie au gré d'enjambements qui, à chaque fois, mettent en valeur un mot, une expression. L'exercice va jusqu'au bout dans ce qui, pour l'œil, a tout l'air d'un sonnet – c'est le poème 42 et dernier. Mots coupés à la rime, phrases qui font allègrement le pont sur plus d'un vers: l'auteur dynamite ainsi la forme poétique reine. "Négligence agencée", dit le poète: c'est aussi un regard sur l'être cher, à travers son charmant désordre.

Et les poèmes ne sont pas comme des noix alignées sur un bâton: ils entrent en résonance entre eux afin de dessiner ce qui ressemble à une autobiographie poétique, faite de mots simples. Des mots récurrents parfois, comme "grains", prévisible dans un contexte de... sucre. Ces grains, ce sont peut-être tous ces poèmes courts, sélection semble-t-il parmi des textes qui, de la main du poète, sont peut-être aussi nombreux que les grains de sable du Sahara - désert présent lui aussi, récurrent dans les poèmes. Grains de folie aussi, comme lorsque l'auteur évoque son idée de créer une maison d'édition à 18 ans (39). Ce qu'il a fait...

Grains de mémoire d'une vie, tantôt doux voire souriants, tantôt amers aussi, tantôt un peu les deux comme un café sucré: c'est toute une existence que le poète dessine, existence protéiforme, évoquée depuis les racines de l'enfance dont seules des bribes de souvenirs persistent, jusqu'à l'aujourd'hui, avec, en point d'orgue sonore, la puissance explosée d'un sonnet.

Matthieu Corpataux, Sucres, Vevey, Editions de l'Aire, 2020.

Le site des éditions de l'Aire, celui des Presses littéraires de Fribourg, fondées par Matthieu Corpataux.


jeudi 9 avril 2020

Postures: l'écrivain, personnage nolens volens de son œuvre?

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Jérôme Meizoz – "Mises en scène modernes de l'auteur": voilà un sous-titre explicite au titre court et déjà suggestif de "Postures littéraires", essai du chercheur suisse Jérôme Meizoz sur la manière dont l'auteur se présente ou est présenté à ce monde vaste constitué de son lectorat, de ses pairs et de ceux qui entendent parler de lui. 


La réflexion est riche et dense: "Postures littéraires" est constitué de dix articles qui sont autant de chapitres, qui se tiennent par la main autour d'une poignée d'écrivains allant de Jean-Jacques Rousseau à Charles-Albert Cingria, avec un accent sur le contexte littéraire de la première moitié du vingtième siècle. 

Le sujet est vaste! Sa surface, c'est la mise en scène de l'auteur lui-même, qui peut même être mensongère, à l'exemple de Jean Echenoz, qui s'est présenté un jour comme ayant fait des études de contrebasse et de chimie – c'est faux, mais on le rappelle régulièrement. Jérôme Meizoz évoque aussi les figures médiatiques travaillées de gens comme Amélie Nothomb, Michel Houellebecq ou Frédéric Beigbeider. Mais le chercheur va plus loin. Note importante pour commencer: la notion de "posture" n'a rien de péjoratif ici.

Sculpter sa statue
Le chercheur fait une synthèse de tout ce que peut être cette posture dans un chapitre 2 qui adopte la forme originale d'un dialogue où le curieux interroge le chercheur. Il s'en dégage que l'œuvre est elle-même un élément de la posture littéraire de celui qui écrit, qu'il s'agisse de fiction (l'exemple de Stendhal, avec Rousseau en arrière-plan, pour une posture d'ascension sociale) ou de textes d'inspiration autobiographique: l'auteur est-il toujours sincère? 

Plus loin, en particulier lorsque l'auteur abordera Blaise Cendrars, il sera question de l'"Histoire de ma vie" de Casanova, que l'auteur de "Bourlinguer" révère – et qui, soit dit en passant, mériterait un chapitre en termes de posture, entre un auteur qui se donne un rôle et des éditeurs et traducteurs qui l'ont revue à leur manière, donnant longtemps de Casanova une image faussée.

Et puis – on n'y pense pas forcément – l'auteur indique au fil de ce dialogue que l'auteur n'est pas seul à sculpter sa statue. Il rappelle qu'un livre est une œuvre collective qui parle à beaucoup de gens. Autant que de l'auteur, elle est la création de l'éditeur, des relecteurs, des biographes, des acteurs susceptibles de subventionner la publication. On serait tenté d'ajouter qu'il y a aussi les équipes de recherche et de rédaction, pour des écrivains tels que Dan Brown ou Paul-Loup Sulitzer. Et enfin, il y a ceux qui lisent, ceux qui chroniquent ou critiquent l'œuvre, journalistes, chercheurs, blogueurs, façonnant le regard porté sur celle-ci – et impactant donc en aval la posture de l'écrivain, au travers du regard qui sera porté sur celle-ci. De tout cela, l'écrivain, ou l'inscripteur, n'est pas forcément maître.

L'auteur ou le texte
D'ailleurs, qui sont l'écrivain, l'inscripteur? Se fondant sur Dominique Maingueneau, le chercheur retient une triple articulation: il y a la personne, telle qu'elle se présente à l'état civil; il y a l'écrivain, auteur actif dans le champ littéraire public, éventuellement actif sous pseudonyme(s); et il y a l'inscripteur, énonciateur du texte – celui qui écrit, le "scénographe" qui fait agir les personnages et remue les sentiments au gré de la plume ou du clavier. On pense "auteur", d'ailleurs. Le chercheur admet le double sens du mot: soit simplement celui qui écrit et publie, soit, avec davantage d'ambition, celui qui a autorité à écrire et à publier. Qui accorde cette autorité? La question est là, elle a des éléments de réponse dans le livre, mais mériterait une nouvelle étude.

Les deux premiers chapitres de "Postures littéraires" se présentent comme un socle où s'expose la théorie, illustrée de façon allusive par des exemples qui seront, pour certains, développés plus loin: Céline, Rousseau, Stendhal, etc. A relever que l'auteur rappelle l'antagonisme entre deux approches du texte: l'une qui voit dans le texte le produit du vécu d'un écrivain et l'explique ainsi (Lanson, Sainte-Beuve), l'autre qui se focalise sur le texte seul, comme se suffisant à lui-même. Quelle pourrait être la troisième voie entre ces extrêmes? La notion de posture offre une piste...

Posture, style et authenticité
Les huit chapitres suivants s'attachent à illustrer ce socle théorique nourri. Charles-Ferdinand Ramuz apparaît comme un bon point de départ, évocateur d'emblée puisque le chercheur l'attrape en train de gommer les aspects de son ascendance qui ne cadrent pas. Il y a donc un écart entre ce que Ramuz donne à voir de lui et sa vie, écart voulu par un auteur qui cherche à recréer un parler de vignerons et de paysans et, à cet effet, tient à se rattacher à cette ascendance alors que ses parents se sont embourgeoisés. Mensonge pour paraître plus authentique? Le thème de l'authenticité amène l'éditeur de Ramuz, Henry Poulaille de chez Grasset à Paris – et Poulaille permet au chercheur de développer le rôle d'un tel acteur dans le façonnement d'une posture. Une authenticité qui interroge aussi la légitimité d'écrire quand on n'est pas bourgeois, qu'on écrit en plus d'une autre activité. Ce qui amène Louis-Ferdinand Céline, ce médecin qui écrit... 

... un Céline attendu après Ramuz, également parce que le talent de ce dernier a été reconnu par l'ermite de Meudon. Le chercheur montre l'évolution de la posture du personnage au fil du temps, porteur d'idées avant la Seconde guerre mondiale (antisémitisme parce que les juifs standardisent, et refus de la traduction pour la même raison), puis rejetant catégoriquement une telle démarche par la suite, au profit du seul style. Le chercheur convoque par ailleurs "Semmelweis", l'ouvrage que Céline a consacré au médecin hongrois incompris qui a compris l'importance de se laver les mains, et indique la tentation qu'a Céline de se positionner lui aussi comme un génie incompris. 

Cela va déboucher, dans la réflexion du chercheur, sur la figure de Blaise Cendrars, "pas très fort sur la grammaire" et qui l'assume: encore une posture, en opposition à celle des forts en thème qui écrivent juste mais sont éloignés de la vraie vie. A noter que le chercheur cite l'antisémitisme de Cendrars en le considérant comme un tabou; si nous en croyons Jean-Michel Olivier, il y reviendra dans un autre livre, "Saintes colères", sur un ton moins universitaire.

Cingria, le bouffon inclassable
Enfin, le chercheur n'hésite pas à aller chercher le personnage de Charles-Albert Cingria, présenté comme un "bouffon" – un qualificatif qu'il doit à André Gide. Cela, sur la base d'un compte rendu (genre second, mais non dépourvu d'intérêt) sur "Ma vie; histoire de la révolution russe" de Léon Trotski, que Cingria a donné à la NRF. S'ensuit une analyse serrée, admirable, qui indique que dans l'article lui-même, Cingria subvertit le genre en usant d'arguments non plus rationnels ou critiques, mais carrément poétiques. Le chercheur lui-même s'attache à souligner le caractère libre et inclassable de Cingria, traité de collabo en marge d'une cabale contre Jean Paulhan alors qu'il a été un soutien de la Résistance, de droite assumée mais admirateur d'Aragon, surréaliste dans l'âme. 

"Postures littéraires": ce sont dix articles judicieusement juxtaposés par le chercheur dans le souci d'illustrer la notion de posture et de dessiner, à partir de quelques auteurs judicieusement rapprochés, ce que peut être une "posture littéraire". Ce faisant, Jérôme Meizoz, chercheur à la croisée des chemins entre littérature et sociologie, replace l'écrivain dans la sphère publique, rappelle qu'il en est à la fois un produit et un acteur. Et ce faisant, il rappelle ce qui peut paraître évident: fût-il littéraire, un texte s'inscrit toujours dans son contexte.

Jérôme Meizoz, Postures littéraires, Genève, Slatkine, 2007.

Le site de Jérôme Meizoz, celui des éditions Slatkine.

lundi 6 avril 2020

Le putsch d'août 1991 à la hache

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Gérard Streiff – Une confidence pour commencer: le 19 août 1991, j'étais à Saint-Pétersbourg, alors Leningrad mais on ne savait déjà plus trop, avec le Chœur-Mixte de Bulle. Je me souviens de l'ami Jacques Tinguely, responsable du voyage, qui débarque dans la salle des petits-déjeuners de l'hôtel Rossiya où nous habitions pour nous annoncer ce matin-là qu'un coup d'état a eu lieu. Nous étions arrivés la veille... pourrions-nous donner notre concert, rencontrer le chœur ami (et juste magique) Lege Artis comme prévu? Si l'amitié a pu donner ses plus belles fleurs, nous avons quand même connu l'inquiétude, au travers des changements de programme et du stress palpable de la guide Intourist chargée de nous faire voir du pays.


Autant dire que quand j'ai vu le roman "Le Putsch" de Gérard Streiff en rayon à sa parution en 2008, je me suis dit que c'était un livre pour moi. Douze ans après, il était temps que je le lise...

Côté politique, l'auteur, qui a été correspondant de presse à Moscou, frappe juste: pour l'observateur occidental qui lisait la presse au quotidien en ce mois d'août 1991, l'affaire a sans doute paru assez confuse. Pour donner un peu de lisibilité aux événements, le romancier choisit une segmentation par jours et par heure, serrée. Il dissocie aussi deux lieux: Moscou, où Boris Eltsine signe des décrets à tour de bras dans sa "Maison Blanche", et Foros, où Mikaïl Gorbatchev est séquestré dans sa datcha. L'écrivain montre les manifestations à Moscou, suggérant qu'elles n'étaient peut-être pas si représentatives que cela, et la vie du côté de la Crimée, entre autres côté cuisines au travers du personnage tatar de De Gaulle Renat Khabibouline. Un nom improbable...

... et le lecteur francophone ne peut que s'amuser des choix de l'écrivain en matière d'onomastique. Certains noms paraissent les versions à peine russifiées de mots bien français: on trouvera ainsi l'agent Routine, ou, plus important, un certain Arkadi Goubernator, qu'on devine leader dans son genre puisqu'il est cadre du KGB – même s'il est surnommé "Miniputsch". Il y a même un bonhomme nommé Derick dans l'histoire, mais il n'a pas grand-chose à voir avec l'inspecteur allemand. C'est cependant un phallocrate; faut-il voir le derrick comme un symbole phallique? Qu'on ne se laisse cependant pas piéger par le personnage excentrique de Polonski: là, l'écrivain touche à la grande histoire littéraire, celle de Maïakovski, à travers Vera Polonskaya, sa maîtresse.

C'est chez le grand poète, en effet, et aussi chez ses maîtresses et ses enfants illégitimes peut-être, qu'il faudra trouver les racines de l'intrigue nouée par l'auteur. N'en disons pas davantage! Simplement, l'écrivain imprègne tout son roman d'un monde artistique qui apparaît comme constitutif de l'âme russe: les poètes, mais aussi le "Lac des Cygnes" que tout le monde connaît et qui résonne au fil des pages. Et puis, même les gars du KGB ont une culture littéraire dans "Le Putsch"... Ah, et c'est important: il y a des assassinants dans cette histoire, et on aimerait bien savoir qui a tué. Juste un truc, qui suggère qu'on a affaire à du grand art, à du panache dans l'homicide: l'arme du crime est une hache assenée d'un geste théâtral dans le crâne des victimes.

Reste que pour faire le lien avec un lectorat francophone et occidental, l'écrivain met aussi en scène quelques personnages français, à commencer par la journaliste Laure Grangier. Cela permet de tricoter quelques intrigues bien françaises, amusantes, qui contrebalancent le côté sérieux du fond politique – on pense aux conversations téléphoniques avec le tenace agent Routine. Avec Laure Grangier, l'auteur effleure par ailleurs la question du sexisme dans les agences de presse. Le romancier installe aussi un attaché culturel peu attentif... qui mourra sur des toilettes à la turque, victime d'un plat aux choux typique qui lui a chatouillé les intestins. Ah, et pour les anonymes, il y a ce drôle d'oiseau nommé Patrick Leyrac, qui aime les corbeaux et aussi une certaine Lena, grande blonde vite envolée après avoir pris son plaisir avec lui.

S'il paraît grave à force d'être réaliste dans sa première partie, comme s'il était sidéré par la surprise du coup d'état, "Le Putsch" apparaît bien plus riche, large dans le geste, dès sa deuxième partie, qui coïncide avec la deuxième journée, celle du 20 août: l'anecdote sympa, voire le grotesque comme on l'aime, côtoie l'actualité en marche. Tout finit par se décanter, le lecteur referme le livre sans devoir se poser de questions: il sait qui sont Polonski et Goubernator, il sait que l'art a réponse à tout dans cette URSS qui devient autre chose. Les personnages, quant à eux, sont-ils au courant? Peu importe. Ils vivront leur vie, ou pas, à l'instar de Micha Targov, le pilote plaisantin qui, en fin de roman, se demande combien d'hôtels il pourra se payer, et pour quel chiffre d'affaires, après avoir revendu l'hélicoptère de l'armée qu'il conduit. Capitalisme, te voilà...

Gérard Streiff, Le Putsch, Paris, Editions du Toucan, 2008.

Le site de Gérard Streiff, celui des éditions du Toucan.

dimanche 5 avril 2020

Dimanche poétique 442: Emile Verhaeren


L'étable
Et pleine d'un bétail magnifique, l'étable,
A main gauche, près des fumiers étagés haut,
Volets fermés, dormait d'un pesant sommeil chaud,
Sous les rayons serrés d'un soleil irritable.

Dans la moite chaleur de la ferme au repos,
Dans la vapeur montant des fumantes litières,
Les boeufs dressaient le roc de leurs croupes altières
Et les vaches beuglaient très doux, les yeux mi-clos.

Midi sonnant, les gars nombreux curaient les auges
Et les comblaient de foins, de lavandes, de sauges,
Que les bêtes broyaient d'un lourd mâchonnement ;

Tandis que les doigts gourds et durcis des servantes
Étiraient longuement les mamelles pendantes
Et grappillaient les pis tendus, canaillement.

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Poésie.Webnet.

samedi 4 avril 2020

Anne Robatel, la perplexité toujours

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Anne Robatel – «Si j'étais sommée de donner ma définition du féminisme en un format facile à tweeter, je dirais "être féministe, c'est être perplexe"», annonce l'essayiste et linguiste Anne Robatel en exergue de son petit livre «Dieu, le point médian et moi». Perplexité face à la vie et à ses paradoxes, et en particulier à la vie des mots, alors que certains étudiants se demandent s'il faut, ou s'il est autorisé, d'user d'une langue française ou anglaise inclusive avec ses points médians et artifices. 


L'auteure part de sa propre expérience, des réflexions qu'elle se fait immanquablement sur les mots, en anglais comme en français. Le questionnement sur le sens que recouvre le mot «le Lecteur», lorsqu'on commente un texte, est intéressant: qui est-il vraiment? Le féminin est-il plus indiqué pour certains ouvrages littéraires – Jane Austen est alors évoquée? L'auteure identifie dès lors l'écart entre une grammaire personnelle et celle voulue par la norme. 

Consciente que l'écriture inclusive («dite» inclusive, écrit-elle parfois) fait son apparition dans les travaux d'étudiants rédigés en français, elle se garde de souhaiter toute contrainte en la matière. Ce qui ne l'empêche pas, dans cet univers très différent qu'est la langue anglaise, de suggérer plus fortement l'utilisation du «s/he» lorsque l'on ne sait pas qui, homme ou femme, se cache derrière le pronom. 

Les mots conduisent à la réalité de notre monde, avec ses codes brouillés, comme cet enfant qui va à l'école avec un déguisement de chevalier, comme un garçon voudrait-on dire, et un collant, comme une fille. L'enfant participe d'ailleurs de la perplexité, du fait de son regard sans filtre sur le monde qui l'entoure. Cette perplexité, quant à elle, génère selon l'auteure quelques dissonances cognitives auxquelles elle est sensible, et avec lesquelles il faut parfois faire des compromis. De quoi mettre du sel dans la vie?

«Perplexité» est donc le mot clé de «Dieu, le point médian et moi». Le point de départ d'un livre aux airs de témoignage divers, c'est le récit familial, avec un grand-père «royaliste et nationaliste» qui donne à l'auteure une sensibilité aux mots dits, en particulier au mot «dit» («l'école "dite" républicaine»). L'envie d'occuper son propre territoire linguistique a peut-être poussé l'auteure, elle le dit, dans les bras des lettres anglaises. Et à dire «paradigme» plutôt que «point de vue». 

Et à l'heure où elle-même enseigne et est mère, l'auteure repense au regard porté sur elle, à ses copies de dissertation rendues blanches naguère, à ce qui a forgé sa personne en somme, entre autres au travers du regard des autres. Elle observe aussi certains féminismes, citant tour à tour Marlène Schiappa, Simone de Beauvoir ou Virginia Woolf, mettant en évidence leurs spécificités. 

Le tout, et c'est une force, est relaté sur un ton dépassionné, serein, réfléchi, qui invite aussi à s'étonner. Qu'on soit femme ou homme, d'ailleurs. 

Anne Robatel, Dieu, le point médian et moi, Paris, Editions Intervalles, 2020.

Le blog d'Anne Robatel, le site des éditions Intervalles.

mercredi 1 avril 2020

Douglas Mawson, une expédition australienne au Pôle Sud

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Douglas Mawson – Envie d'évasion? Oui. En terres confinées? Peut-être pas, en cette saison. C'est pourtant là l'aventure que propose l'explorateur Douglas Mawson dans "Au pays du blizzard". Une aventure, c'est bien le mot: on est à la Belle Epoque, monter l'"Expédition australasienne antarctique" est une passion, la vivre une folie scientifique, et la relater une petite merveille. 

Indiquons le contexte pour commencer: le récit de voyage de Douglas Mawson en Terre Adélie s'inscrit dans une forme de "virus antarctique" qui a vu les Shackleton, Scott ou Amundsen partir à la conquête du Pôle Sud au début du vingtième siècle.

Au fil des toutes premières pages de "Au pays du blizzard", on peut craindre un récit plutôt technique, tant l'auteur prend de temps à exposer en détail les caractéristiques du voyage: l'équipage présenté un peu comme un groupe indistinct même si les noms sont donnés, le navire et ses atouts et faiblesses, le chargement du matériel. Mais déjà, le lecteur se régale des photos de Frank Hurley (qui fut de l'expédition lui aussi), qui lui facilitent l'embarquement en le mettant dans l'ambiance: portraits d'explorateurs et de navigateurs, photos du navire, rien n'échappe à l'œil du photographe. Déjà, on est dans le reportage...

Dès l'arrivée des explorateurs en Terre Adélie, le lecteur peut se réjouir. L'auteur a le chic pour décrire les lieux et leurs splendeurs impitoyables, bien sûr: des tempêtes sans fin, des blizzards inouïs, des couleurs jamais vues qui émerveillent. Ces narrations sont prenantes, mais n'oublient jamais le côté technique: on connaît ainsi la vitesse du vent, on découvre les pièges d'une glace et d'une neige qui s'associent pour imposer leur loi sur un continent hostile s'il en est. Les lieux sont cités, nommés lors de leur découverte, en particulier en mémoire des deux hommes qui ont trouvé la mort lors de l'équipée: Xavier Mertz et Belgrave E. S. Ninnis.

L'auteur leur consacre d'ailleurs des hommages émus, de sincères éloges funèbres. C'est que l'on découvre au fil des pages que l'auteur est attentif à l'équipe qui l'entoure et prend un plaisir évident à relater les moments de camaraderie, favorisés par un environnement terrible face auquel on se serre les coudes. La première base est le lieu de fêtes, une autre, pleine de matériel, sera surnommée "la caverne d'Ali-Baba". L'auteur relève aussi les qualités de ses équipiers en situation, et dessine les dynamiques à l'œuvre – on pense à la nécessaire popularité de celui qui cuisine. En écho, lorsque l'on est seul sur la banquise, l'auteur rappelle que les plus petits plaisirs peuvent être précieux, fumer une pipe ou manger un bout de biscuit par exemple.

Il est à noter que l'équipe est aussi composée de chiens de traîneau, tous nommés et également cités dans le récit – anecdote sympathique, plusieurs chiens sont nés en cours d'expédition, un seul ayant cependant survécu. Certes, l'affection de l'auteur leur est acquise; mais il les évalue aussi, et n'oublie pas qu'ils sont, au besoin, une ressource voire un aliment.

"Au pays du blizzard" relatant l'aventure d'une grande équipe d'aventuriers qui se scinde pour diverses explorations, ce livre est également né des notes d'équipiers qui, abondamment citées, viennent enrichir le propos en apportant des regards différents sur les lieux visités.

Et puis il y a l'observation des lieux, mais aussi de la faune... Si l'expédition ne manque pas de ramener de nombreux échantillons à l'usage de la recherche zoologique (œufs de toutes espèces, animaux prêts à être empaillés), l'auteur ne manque pas de relater ses observations sur le comportement des manchots Adélie, des labbes ou des éléphants de mer rencontrés, pour n'en citer que quelques-uns. Ces animaux font aussi, à l'occasion, le repas de nos explorateurs. Quelques notes de dégustation viennent se glisser dans le récit...

Mon image... un récit qui n'oublie pas l'anecdote et s'avère souriant par moments, malgré l'adversité. C'est donc un sacré voyage dans le vent que le lecteur fait avec "Au pays du blizzard", héroïque et aventureux, dont l'auteur excelle à dégager la saveur âpre et glaciale, mais aussi chaleureuse face à l'hostilité: la grandeur de la science, géographie comme biologie, face à la beauté de l'esprit de camaraderie d'une équipe présentée comme soudée. Un ouvrage aux airs de légende, à rapprocher du "Pire voyage au monde" d'Apsley Cherry-Garrard.


Douglas Mawson, Au pays du blizzard, Paris, Paulsen, 2009, traduction de Jean-François Chaix, préface de Christian de Marliave.

Le site des éditions Paulsen.


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