dimanche 31 mai 2020

Malaise après une lecture de Robert Brasillach

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Robert Brasillach – Le lecteur d'aujourd'hui ne sort pas sans un malaise certain du roman "Les Sept Couleurs" de Robert Brasillach. Malaise né de la reconnaissance nécessaire d'un talent indéniable (ce roman a du reste frôlé le Goncourt en 1939), irrémédiablement maculée par un substrat idéologique, celui du fascisme, dont on n'a pas fini aujourd'hui de dire et de sonder l'horreur.

"Les Sept Couleurs", ce sont donc sept des couleurs que peut adopter le roman, soit les formes de la narration. L'auteur les assigne à chacune des sept parties de son livre, écrite dans tel ou tel style: récit, lettres, journal, réflexions, dialogue, documents, discours. Force est de constater que de chaque forme, l'auteur s'attache avec talent à tirer le meilleur. Il en résulte une forme qui peut paraître globalement lâche, mais qui présente un intérêt expérimental certain et une cohésion quand même suffisante.

L'histoire? C'est celle de Catherine, courtisée par deux hommes, Patrice et François. Ces deux-là ne se rencontreront jamais, et représenteront deux caractères opposés: autant Patrice apparaît labile à force d'être mobile, intello et instable professionnellement, bohème pour tout dire, autant François, collègue de Catherine dans une grande entreprise aéronautique, représente la stabilité et la sécurité qu'elle recherche. Les deux jeunes gens se rejoignent cependant sur un point: leur fascination exaltée pour les fascismes, chacun de leur côté: Patrice connaîtra les versions italienne et allemande, et François ira combattre aux côtés de Franco en Espagne

Quant à Catherine, peu instruite, peu affirmée et consciente de ses lacunes, elle fait figure d'élément modérateur, les pieds sur terre, prudente et raisonnable, loin des débats politiques qui traversent l'entre-deux-guerres. 

Il est permis de saluer encore l'univers pittoresque, balzacien à plus d'un égard, de la pension où Patrice a ses habitudes. S'y croisent des personnes hauts en couleur, tels cette domestique naine nommée Théodore ou ce personnage féru de spiritisme. On relève aussi les personnages des enfants Patrice et Catherine, qui portent par coïncidence les mêmes prénoms que les jeunes gens dont "Les Sept Couleurs" retracent la destinée: ne sont-ils pas le symbole de la jeunesse perdue? Les âges de la vie, et spécialement la trentaine, sont justement le thème de la partie "Réflexions".

... une partie où cette trentaine est vécue au temps des fascismes, que l'auteur paraît comparer au fil des pages. Et c'est là que s'impose le malaise.

Baladant ses personnages masculins sur les lieux où le fascisme, puis le nazisme et le franquisme, sont installés, l'auteur les décrit admiratifs face à ces régimes: camps de travail pour aryens où l'on semble vivre bien, jeunes gens porteurs d'un virilisme vu comme sain, substrat païen du mysticisme nazi. Cela, sans compter une description admirative des grand-messes nazies de Nuremberg. Sachant le bilan désastreux du nazisme, on ne peut s'empêcher que l'auteur n'a pas su, ou pas voulu, aller au-delà de la surface des choses: de la Florence de Mussolini ou du Nuremberg de Hitler, il ne montre que la façade. Cela, sans oublier la guerre d'Espagne, vue uniquement du côté franquiste, exalté (toute la partie "Documents").

Certes, Patrice fait mine de ne pas être dupe, par exemple en décrivant le Führer sous les traits d'un "triste fonctionnaire végétarien" (p. 138). Mais le lecteur ne peut s'empêcher de penser que l'écrivain n'a pas su prendre toute la distance critique suffisante face aux régimes montants de l'époque. En particulier, l'auteur ne met en scène aucun personnage frontalement opposé au fascisme, qui aurait équilibré le propos en installant une dialectique. Quant à l'antisémitisme de ces régimes et de leur contexte, il est à peine évoqué et paraît normal sous la plume de l'écrivain. En définitive, le lecteur ne peut s'empêcher de penser que mal caché derrière ses personnages, c'est l'homme Robert Brasillach qui vend ses idées. Cela, d'autant plus quand on connaît son engagement ultérieur dans la collaboration.

"Le talent est un titre de responsabilité", a déclaré Charles de Gaulle au moment de refuser sa grâce à Robert Brasillach, condamné à mort. Vrai: le malaise de la lecture des "Sept Couleurs" naît sans doute du constat d'un talent voué à l'admiration de ce qui s'est avéré un énorme gâchis. Un gâchis que l'auteur, journaliste qui plus est, aurait dû s'efforcer de voir venir s'il avait été visionnaire. "Les Sept Couleurs" était éventuellement recevable en 1939, mais ne peut plus guère être lu aujourd'hui sans un malaise certain, pour ne pas parler d'un vif dégoût.

Mon imageRobert Brasillach, Les Sept Couleurs, Paris, Godefroy de Bouillon, 2009/première parution en 1939. Préface d'Anne Brassié.

Lu par Blogres, Robertcri.

Défi Je relis des classiques avec Vivre Livre et Délivrer des livres.

jeudi 28 mai 2020

Mélanie Chappuis, entre migration et passion

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Mélanie Chappuis – Entre théâtre et monologue: c'est là que se situe le dernier livre de l'auteure suisse Mélanie Chappuis. Intitulé "Exils", il regroupe deux ensembles de textes, l'un sur le thème de la migration, "Exils", l'autre sur le thème de la passion amoureuse au féminin, "Femmes amoureuses". Si certains des monologues qui composent les deux versants de ce recueil ont paru dans diverses publications antérieures, c'est au théâtre qu'ils ont été vraiment créés, dans le canton de Genève.


"Exils", premier ensemble de textes du livre, se caractérise par une écriture sobre qui n'a cependant jamais peur de dire les choses. Chaque monologue incarne, en quelques dizaines de lignes, des personnages ayant un passé, un présent ou une généalogie conditionnée par la migration. Le lecteur passe ainsi d'un portrait à l'autre, d'une histoire à l'autre aussi: un grand nombre de vécus possibles, qu'on lit à suivre, rapidement – la scène théâtrale, plus lente, laisse sans doute plus de temps au spectateur pour passer d'un personnage à l'autre.

Dans "Exils", la migration est souvent forcée, ou une donnée non choisie avec laquelle il faut composer. Le thème du déracinement en découle forcément, et l'image de l'arbre (séquences XII et XIII) apparaît évidente. Il est aussi question d'un hypothétique retour, mais aussi des tentatives désespérées de se rattacher à un pays supposé d'origine qui a laissé ses traces dans tel ou tel personnage qui n'y a cependant jamais vécu. La cuisine peut dès lors s'avérer un pont, par exemple la cuisine vietnamienne évoquée à la séquence III, qui s'achève sur une invite, un mot d'ouverture: "Je vous ferais goûter un jour, si vous le désirez."

Les voix varient, les situations aussi. Elles indiquent que les couleurs de peau n'ont pas forcément grand-chose à voir avec les origines: par exemple, qui est le plus Ivoirien dans la séquence IX, du chauffeur de taxi noir natif de Rambouillet qui ne connaît rien de l'Afrique, ou de la cliente blanche née à Abidjan? C'est pourtant sur un final coloré et lumineux qu'"Exils" s'achève, avec la belle image des citrons (XVI).

Le ton de "Femmes amoureuses" penche nettement vers la poésie, envoûtante à force de jouer sur les jeux de sonorités et de voix dès le premier chapitre: le travail de l'auteure se fait alors musical. Le lecteur comprend cependant, au fil des séquences qui sont la recréation d'autant de moments amoureux, que chacune porte une voix de femme distincte, avec ses sensations, ses sentiments qui viennent des tripes.

La jalousie est ainsi un ressort puissant ("Arrête de la regarder mon amour...", X), de même que la description des affres de l'absence, voire de la rupture. L'amour passion tutoie; dès lors, les "tu" qui émaillent les séquences ne peuvent qu'interpeller directement le lecteur et lui rappeler qu'en amour, on est deux – quitte à accuser ("Tu avais dit que tu m'aimerais toujours.", XXII). Et pour être encore plus forte, l'écriture travaille le rythme en phrases haletantes comme des battements de cœur trop rapides, ponctuées en structures courtes. Ce rythme, c'est aussi l'audace de passer d'une musique à l'autre à chaque texte, fulgurante comme l'éclair ou lente comme un fleuve.

Alors oui, l'amour caresse, comme dans la séquence XXIII, qui revêt la fugacité d'un haïku, forte comme le brûlé d'une caresse. Il peut être la promesse d'un enfant. Il fait mal aussi. Et l'auteure conclut en une dernière séquence, poème libre qui suggère une seule envie, évoquée avec cette image mille fois dite: "Reprendre l'amour,/Garder les papillons dans le ventre". Recommencer encore: la boucle est bouclée.

Ainsi, entre "Exils" et "Femmes amoureuses", s'exposent, contrastées mais sonnant et frappant toujours juste, deux facettes du talent de l'écrivaine Mélanie Chappuis.

Mélanie Chappuis, Exils, Lausanne, BSN Press, 2020.

Le site de Mélanie Chappuis, celui des éditions BSN Press.


Egalement lu par Francis Richard.

lundi 25 mai 2020

Un drame au sens fort à l'ouest de Vancouver

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Catherine May – On pourrait trouver banal le titre du dernier roman de Catherine May, "Drame à Wally Creek". En tournant les pages de ce policier à double détente, toutefois, on finit par comprendre que le mot de "drame" n'a rien d'usurpé et qu'il est pensé au sens fort. Qu'on imagine: un enfant mort par accident, une famille à la dérive entre alcool, addiction au jeu et surpoids, un viol avec chantage, des histoires de fric, et pour finir un homicide. C'est Cole Kinnaman qu'on trouve dans cette baie de Wally Creek, en effet, mort noyé, méconnaissable. Question classique, celle qui porte depuis toujours les lecteurs de romans policiers au  fil des pages: qui l'a tué?


La romancière est passée par les lieux qu'elle décrit, ce petit village d'Ucluelet, ce village un peu moins petit de Tofino, dont on n'a guère entendu parler avant d'ouvrir "Drame à Wally Creek". Nous sommes à l'ouest de Vancouver, là où le Canada se marie avec l'Atlantique. La nature et le cadre sont bien plantés. Et l'auteure apporte un soin marqué à dessiner la vie dans cette région en mettant en scène des ouvriers d'une pêcherie. Elle souligne aussi le côté calme d'une région où les policiers n'ont rien d'exaltant à faire, si ce n'est assurer la sécurité à la Fête du saumon. Cela, à telle enseigne qu'ils se surprennent à se réjouir qu'un meurtre soit survenu: enfin du travail sérieux!

Ce travail sérieux revient à Matt Campbell, un gendarme attachant mais aussi un enquêteur intéressant: c'est un parfait débutant dans le métier. Rompant avec le stéréotype du policier chevronné et désabusé, l'auteure le montre d'emblée en train de se demander ce qu'il faut faire face à son premier cadavre, d'essayer de se souvenir de ses leçons de l'école de police. On le voit aussi désireux de faire ses preuves, humilié que d'autres reprennent les choses en main et l'obligent à jouer les seconds violons face à Joan Thibault, policière d'expérience qui prend les choses en main.

Ce côté débutant, Matt Campbell l'exprime aussi dans sa vie amoureuse, marquée par sa rencontre avec Madison, femme carriériste s'il en est, qu'il a peut-être mise enceinte et qui s'est peut-être servie de lui pour passer de bons moments sans plus. Matt Campbell n'est pas insensible au charme caché de la revêche Joan Thibault; dès lors, l'auteure suit le fil des états d'âme de Matt Campbell, qui ne peut s'empêcher de faire le parallèle entre les deux histoires. Point commun? Dans le couple, la femme est toujours plus âgée et plus expérimentée. Professionnellement comme dans sa vie intime, Matt Campbell laisse donc l'impression d'être un personnage qui cherche son maître. Ou sa maîtresse, en l'occurrence.

Bien présentes en arrière-plan, les questions de santé hantent "Drame à Wally Creek". On pense bien sûr aux problèmes de dos de tel personnage: sont-ils réels ou simulés? Cela peut avoir son importance dans l'enquête. Il y a aussi l'obésité d'Isabel, épouse de Cole Kinnaman, personnage de femme éprouvée construit en profondeur, charriant son lot de désespoirs qui, par métaphore, alourdissent ses traits à l'excès. Et puis, dans un autre registre, la sèche Joan Thibault a aussi un souci de santé, éventuellement difficile à vivre dans l'optique de fonder une famille. L'auteure la laisse s'exprimer en une scène adroite où, pour éviter un climat didactique qui aurait été difficile, les plaisirs épicuriens de la table s'entrechoquent avec l'aveu d'une maladie spécifiquement féminine et difficile à vivre: l'endométriose.

Si l'on aime les décors de "Drame à Wally Creek", on s'attache aussi à tous ces personnages que l'auteure met en scène, travaillés en profondeur, tour à tour victimes des mauvais coups de la vie et qui réagissent chacun à sa manière, quitte à ce que cela se solde par un beau gâchis. Qui plus est, les chapitres sont courts, ce qui augure d'une lecture rythmée au galop. Parfait pour une intrigue forte sur fond de détresse humaine et sociale!

Catherine May, Drame à Wally Creek, Lausanne, Plaisir de lire, 2020.

Le site des éditions Plaisir de lire.

dimanche 24 mai 2020

Dimanche poétique 449: Bernard Waeber


Je voudrais
que les fleurs deviennent papillons
et les papillons cerfs-volants.

Je voudrais
retrouver le brin de courant
qui emporte les enfants
dans un monde
où chaque chose
change de nom.

Je voudrais
que me soit rendu mon cerf-volant,
que je puisse découvrir à nouveau
le vrai sens de chaque nuage.

Il faut pour m'évader
retourner à l'école buissonnière
et courir sur les pas de l'enfant
qui prend son souffle en moi.

Bernard Waeber (1948- ), Les petits pas, Lyon, Editions Baudelaire, 2016.

samedi 23 mai 2020

Allusions littéraires en miroir autour d'une disparition

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Daniel Sangsue – "A la recherche de Karl Kleber" est le dernier roman de Daniel Sangsue, que les lecteurs ont connu en d'autres temps sous le nom d'Ernest Mignatte. Qui dit recherche dit disparition; et c'est à une quête littéraire, pour ne pas parler d'enquête, truffée de références astucieusement choisies, que l'auteur  jurassienne invite: où est passé le professeur Karl Kleber?


Si l'écrivain glisse quelques allusions à la réalité, par exemple en citant l'ancien secrétaire d'Etat suisse Charles Kleiber, cette réalité joue à cache-cache avec la fiction au fil des pages. On sourit à l'idée qu'il y ait une université à Morat ou à Thoune; si elles n'existent pas en vrai, elles sont bien présentes dans "A la recherche de Karl Kleber". En revanche, bien entendu, les références littéraires sont bien réelles. Dans l'anecdotique, il y a un certain Harry Quebert, entre autres. Fausse piste, l'intrigue le dit: il y a plus fondamental, et Quebert n'est pas Kleber. Allons donc plus loin.

Voici en effet un écrivain, Daniel Sangsue, qui joue la carte des pseudonymes pour construire son œuvre, à la manière d'un Stendhal. Référence d'autant plus pertinente que sous le nom d'Ernest Mignatte, il a signé "Le Copiste de Monsieur Beyle". C'est le même Stendhal que l'on retrouve tout au long de la riche bibliographie de chercheur de Daniel Sangsue. Quant aux allusions littéraires, elles semblent adressées aux "happy few", pour citer "La Chartreuse de Parme", qui sauront les attraper au vol. Pour aider, cependant, l'auteur dévoile en fin d'ouvrage un certain nombre des clins d'œil qu'il a dispersés dans son livre.

Nous reviendrons à Stendhal; mais à la base, il y a un autre écrivain qui apparaît fondateur dans ce roman de quête qui va mener jusqu'en Aveyron, et c'est Georges Perec. C'est prévisible si l'on pense que nous sommes en présence d'une "disparition"! Formelle chez Georges Perec on s'en souvient, elle devient partie intégrante de l'intrigue, thème littéraire revisité, chez Daniel Sangsue. Le motif perecquien se concentre chez le bouquiniste, Georges précisément, qui tient une boutique nommée "Le Cabinet d'amateur" – titre d'un roman de l'auteur des "Choses". L'énumération citée en pages 29/30 suggère du reste l'envie désespérée de remplir matériellement les vies vides qui traversent en particulier "Les Choses".

On relève aussi la présence fugace d'un certain Jean Wirtz, professeur suisse de sémiotique, cité en page 90. L'homme est un spécialiste des mystifications littéraires, et rappelle justement l'histoire d'Ernest Mignatte, vue comme un "coup" qui a fait du bruit jusque dans le "Canard enchaîné". Ainsi encore, le romancier jurassien fait miroiter un palais des glaces où l'on ne sait jamais si l'on est dans le réel ou dans le fictif. Côté professeurs d'université réels, on croisera aussi un certain Pierre Centlivres, au nom prédestiné pour un tel ouvrage.

Et la disparition de Karl Kleber, alors? Elle peut être due à une histoire d'amour, ou à une volonté de fuir les réformes de l'université. Tout le monde en parle dans "A la recherche de Karl Kleber", mais personne, et surtout pas le lecteur, ne le voit: belle figure d'Arlésienne au masculin. Le narrateur va consacrer cinq ans de sa vie à le rechercher – un narrateur qui ressemble quelque peu à l'auteur, veut-on imaginer; dès lors, ces cinq ans renvoient au temps qu'il a fallu à Flaubert pour écrire "Madame Bovary". Peut-on cependant paraphraser l'auteur de Croisset en suggérant que le narrateur pourrait affirmer "Karl Kleber, c'est moi"? Ce serait peut-être excessif, mais voilà encore une piste de lecture.

Enfin, le nom de Kleber renvoie à Strasbourg, avec sa grande place éponyme – ville où passe l'intrigue du roman "Le Rouge et le Noir" de Stendhal – encore lui. A noter que la "place Kléber" strasbourgeoise s'est nommée "Barfüsserplatz", comme une autre place du même nom à Bâle. Ce n'est pas un hasard si l'intrigue de "A la recherche de Karl Kleber" passe par ces deux villes... et s'avère irriguée par pas mal de bière, ce qui la rend goûtue et familière, de même qu'un certain nombre de jeux de mots discrets, glissés là comme par hasard. Mais cette bière, n'a-t-elle pas été brassée par Hermann Raffke, brasseur dans... "Un cabinet d'amateur", court roman de Georges Perec?

Stendhal un peu partout, Perec à la base et à la tireuse, et quelques autres réunis en une nouvelle symphonie romanesque où le réel et le fictif s'entrecroisent: de Morat jusqu'à l'Aveyron, voilà un court et malicieux roman littéraire, porteur d'un réseau serré d'allusions. Faisant la jointure entre l'auteur de fictions Ernest Mignatte et le professeur émérite Daniel Sangsue, il saura délecter les lecteurs avides d'allusions, désireux de revisiter le genre du roman de quête.

Daniel Sangsue, A la recherche de Karl Kleber, Lausanne, Favre, 2020.

Le site des éditions Favre.

vendredi 22 mai 2020

Quelques avatars inquiétants de la philosophie contemporaine

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Jean-François Braunstein – Le genre, l'animal, la mort: tels sont trois des grands thèmes de l'actualité et de la philosophie de ce début de vingt et unième siècle, dont les racines plongent au milieu du siècle dernier. Dans "La philosophie devenue folle", le professeur de philosophie Jean-François Braunstein explique comment, sur la base de bons sentiments partagés par un bon nombre de nos semblables (les sondages en font foi), une certaine lecture de ces thèmes vise à rendre acceptables des idées perturbantes, voire dangereuses pour l'humanité vue comme une civilisation.


Nous sommes en présence d'un ouvrage qui critique avec une vigueur non exempte d'ironie, assumant un positionnement critique tranché, les avancées d'une certaine modernité philosophie, fondée sur les avis de penseurs anglo-saxons tels que Peter Singer ou Judith Butler. C'est aussi un ouvrage rigoureusement argumenté, et bien informé: Jean-François Braunstein s'est penché sur les auteurs qu'il cite abondamment, et les a lus. Et aussi, "La philosophie devenue folle" relève les propos et avis les plus glaçants des auteurs cités, qui les défendent pourtant avec le plus grand naturel.

Les avatars du genre...
C'est ainsi autour de John Money que l'auteur fait naître l'histoire de la théorie du genre, en déconstruisant la terrible histoire de David Reimer, un enfant qui a perdu son pénis à moins de deux ans et que Money a décidé de faire élever comme une fille après avoir décidé de lui faire couper qui lui restait entre les jambes. Résultat: un suicide, celui de Reimer, et un échec scientifique que l'auteur de "La philosophie devenue folle" détaille avec rigueur. Et l'idée chimérique, pas prouvée en somme mais induite, que l'idée d'être une femme ou un homme n'a rien à voir avec le fait d'avoir un vagin ou un pénis.

Et en retraçant une généalogie qui est aussi un crescendo basés sur les travaux vermoulus de Money, il aborde la question de la transsexualité, avant d'aboutir au transgendérisme, qui peut être simplement déclaratif et même fluide, une personne pouvant, si l'on suit Judith Butler être homme le matin et femme le soir, ou en fonction des opportunités. Cela, sans oublier la possibilité de suggérer des idées bizarres: citant John Money toujours, l'auteur rappelle le phénomène de l'acrotomophilie, attirance sexuelle envers les personnes amputées ou envie maladive de se faire amputer soi-même – peut-être créée de toutes pièces par le chercheur, suggère le critique, mais qui a trouvé un écho malsain que Jean-François Braunstein impute à Internet et aux facilités de diffusion qu'il offre.

Tout ça pour dire que si l'on en croit ces auteurs, tout cela, c'est dans la tête: génération après génération, l'enjeu a été de démontrer que le genre, culturel, n'a strictement rien à voir avec le corps, qu'on peut dès lors modifier à sa guise. L'auteur nomme "Gnose" cette primauté de l'esprit, qui implique qu'on doive considérer le corps comme quantité négligeable et non déterminante. Et il conclut avec quelques possibilités telles que l'idée des personnes transraces, exposé à l'exemple du cas de Rachel Donezal.

... et des animaux, humains ou non
La fluidité peut aller jusqu'à passer d'une espèce à l'autre. L'auteur s'attaque dès lors aux écrits de Peter Singer, ainsi qu'à ses déclarations lorsqu'on le place face aux conséquences de ses réflexions. Plusieurs exemples démontrent les faiblesses des raisonnements de ceux qu'il appelle les "animalitaires" et de l'antispécisme en général, fondé essentiellement selon ses adeptes sur l'idée qu'un animal est sensible et donc digne de droits. Il met à nu une démarche qui évolue de proche en proche, d'abord avec le projet Grands singes qui vise à mettre sur un pied d'égalité civique humains, gorilles, chimpanzés et autres orang-outans.

Puis l'on va vers les animaux, notamment de compagnie – et il sera question de zoophilie, que Peter Singer ne condamne guère (l'auteur relève cependant que cette option ne fait pas l'unanimité chez les "animalitaires") et que Donna Haraway paraît pratiquer avec bonheur avec son propre chien (sans parler de l'envie de cyborgs ou de grains de riz, rappelle l'analyste), si l'on en croit les citations reproduite dans "La philosophie devenue folle". Plus effarant encore, Jean-François Braunstein interroge le fait que Peter Singer préfère laisser vivre un animal en bonne santé plutôt qu'un être humain affaibli. Le spectre de l'eugénisme nazi n'est pas loin, l'auteur le souligne, entre autres en rappelant que Peter Singer fait scandale lorsqu'il entend donner des conférences en Allemagne. Et le lecteur se souvient, incidemment, qu'on reconnaît la qualité d'une civilisation à la manière dont il s'occupe de ses membres humains les plus faibles...

Redéfinir la mort?
Affirmant, suivant l'argumentation de Jean-François Braunstein, qu'il y a des vies humaines plus valables que d'autres, Peter Singer est également présent dans la troisième partie du livre, entre autres au travers de l'idée de l'euthanasie, ou de l'avortement post-natal – portée plus précisément par les docteurs et bioéthiciens Alberto Giubilini et Francesca Minerva. Plus loin, "La philosophie devenue folle" évoque les dessous inquiétants de l'idée de mort cérébrale, mise en rapport avec le don d'organes. Il faut admettre qu'une personne en état de mort cérébrale est morte; est-ce vraiment le cas? L'auteur cite le lexique et le jargon des médecins, qui trahit une hésitation. Il met aussi en avant l'idée que certaines organisations de dons d'organes, qui ont besoin d'organes frais, sont tentées de vouloir étendre la définition de la mort – un peu comme dans le sketch, mentionné, que "Le Sens de la vie" des Monty Python consacre à ce sujet. Et il indique qu'il faut anesthésier de tels "cadavres" pour éviter qu'ils ne bougent. Faisant enfin appel au modèle de la "loterie de la survie" de John Harris, Jean-François Braunstein déconstruit enfin l'approche utilitariste de la mort et du don d'organes.

En tournant les pages de "La philosophie devenue folle", ne peut qu'être effaré par la simplicité avec laquelle des chercheurs tels que Peter Singer balaient des questions difficiles pour celles et ceux qui doivent directement y faire face, et qui font partie, souvent, des grands thèmes d'aujourd'hui. En conclusion, l'auteur de "La philosophie devenue folle", en critique d'une philosophie analytique glaçante si elle devient davantage qu'un jeu d'esprit, rappelle qu'il y a des limites et que c'est autour de celles-ci qu'il faut travailler pour être transgressif, et que les nier n'apporte rien de bon. Et appelant de ses voeux le retour à une forme de bon sens, il cite George Orwell et sa notion de "common decency": "Il faut être un intellectuel pour croire une chose pareille: quelqu'un d'ordinaire ne pourrait jamais atteindre une telle jobardise".

Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle, Paris, Grasset, 2018.

Le site des éditions Grasset.

lundi 18 mai 2020

Le vin, une affaire de familles(s)

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Jean-Pierre de La Rocque et Corinne Tissier – Le vin, c'est chouette à déguster. Mais c'est aussi, souvent, une affaire de famille. Les auteurs Corinne Tissier et Jean-Pierre de La Rocque mettent cet élément en évidence dans «Guerre & Paix dans le vignoble» en retraçant la destinée de douze familles qui se sont illustrées dans le domaine viticole sur plus de trois générations, en France essentiellement, mais aussi en Italie (Antinori, une dynastie de treize générations dont les racines remontent au 19 janvier 1395!), en Espagne (Torres, ceux du "Sangre de Toro" avec le petit taureau en plastique, mais pas seulement...) et même en Allemagne (Müller et ses vendanges tardives). Intéressant d'emblée: chacun a dû voir passer les noms des familles citées au moins une fois dans les rayonnages du magasin élu, en choisissant la bouteille qui trônera sur la table du dimanche.


Qui dit dynastie dit tradition, et c'est pourquoi les auteurs se trouvent amenés à décrire des domaines de prestige aux appellations brillantes. A tout seigneur, tout honneur: l'ouvrage s'ouvre sur les vicissitudes du domaine de la Romanée-Conti, rare et précieux vin de Bourgogne. C'est l'occasion de découvrir un mode de distribution particulier (une caisse de 12 bouteilles de vins de la famille, dont une seule de Romanée-Conti, avec interdiction de revente), mais aussi le modus vivendi des familles Villaine et Leroy aux commandes, parvenues à un accord pour gérer le domaine. Pas moins de trois domaines de la Champagne sont évoqués aussi: les Roederer, dont on apprend les dessous du mythique "Cristal" commandé par le tsar Alexandre II de Russie, les Bollinger, qui ont trouvé leur place dans James Bond (qui ne meurt jamais), et les Pol Roger, qui doivent leur renommée aux accointances bien exploitées d'Odette Pol Roger avec un certain Winston Churchill.

Rois, vignerons, politiques: ce sont des humains qui peuplent ce qui apparaît comme un essai historique, avec leurs qualités et leurs travers – les auteurs ne se lassent pas de dessiner des portraits d'hommes (et de femmes) d'hier et d'aujourd'hui. Cela, grâce à des entretiens bien souvent, généreusement cités, de patriarches comme de jeunes successeurs, sans cesse sur la corde raide entre la passion de la vigne et le penchant managérial, voire simplement financier. On sourit aux cinq Alphonse de la dynastie Mellot, dans le Sancerre, qui a même ouvert un restaurant à l'Avenue Rapp à Paris, et l'on tremble face au destin des frères Georges et Jeanny Hugel, «malgré-nous» embarqués dans l'armée allemande pendant la Seconde guerre mondiale et hérauts d'un vin de grains nobles face à la vogue des cépages hybrides.

Synthétiques, les relations de ces histoires familiales revêtent à plus d'une reprise les ambiances des romans à la François Mauriac – dûment cité d'ailleurs. Les auteurs en font ressortir les spécificités, en mettant notamment en évidence la difficile question des passages de témoins entre générations lorsque le prestige et l'argent sont en jeu. La notion de transmission est même l'élément clé de «Guerre & Paix dans le vignoble»: les auteurs mettent au jour les tensions d'hier et d'aujourd'hui, voire de demain, et relèvent mine de rien ce qui peut favoriser une bonne coexistence entre héritiers (la complémentarité des talents, par exemple) et ce qui a pu causer des brouilles passagères ou tenaces. On pense à un André Lurton, Bordelais qui a donné ses lettres de noblesse à l'appellation Pessac-Léognan, qui peine à passer le témoin à ses enfants, ou aux accointances japonaises d'un Drouhin pour sauver un entreprise en dérive financière. Il y a aussi la possibilité d'engager des spécialistes externes. Et les femmes, enfin, viennent jouer leur rôle: aucune dynastie ne se revendique comme forcément portée par des hommes, mais toutes n'ont pas l'habitude de voir des femmes aux commandes...

Le lecteur ne manquera pas non plus de mettre un peu d'ordre dans ce qu'il sait des Rothschild, qu'ils soient Mouton ou Lafite, ni d'en apprendre davantage sur cette famille active tous azimuts où Philippine s'illustre dans le segment du vin – les auteurs rappellent que le Mouton-Cadet avait l'ambition, lorsqu'il est arrivé sur le marché (1930), d'être un vin bordelais de certaine qualité à prix abordable, meilleur que les piquettes de leur temps. Les auteurs ne manquent pas non plus de citer tel élément pittoresque, par exemple l'immense barrique que l'on peut voir aujourd'hui encore chez les Hugel à Riquewihr. Donnant certes la priorité à la France et aux familles de prestige, «Guerre & Paix dans le vignoble» relate les bisbilles et rabibochages familiaux d'hier et d'aujourd'hui, entre opportunités manquées ou saisies, ouvrant toujours la porte à la suite en esquissant les enjeux des successions familiales dans des maisons parfois mondialisées, lorgnant vers l'Oregon pour les Drouhin ou l'Australie pour les Rotschild, après le Chili du vin «Los Vascos». 

Jean-Pierre de La Rocque et Corinne Tissier, Guerre & Paix dans le vignoble, Paris, Solar Editions, 2009.

Le site des éditions Solar.


dimanche 17 mai 2020

Dimanche poétique 448: Claude Luezior


N'hésite pas

distille encore les miels
dans le vaste alambic
de nos souvenirs

élague mes absences
au seuil 
de ta porte

effleure-moi de tes mèches
pour que mon front
les reconnaisse

remplis ta carafe
de ce vin fort
dont tu as le secret

ajuste les années-lumière
au regard qui palpite
sous nos paupières

défie l'instant
comme on ouvre
la cage de l'oiseau

calligraphie
nos errances
en minuscules

allume sur tes brèches
le bougeoir
de nos confidences

décalque une fois encore
ces mots évanouis
qui nous ont fait vivre

dévoile-moi
l'épure sacrée
de tes désirs

Claude Luezior (1953- ), Jusqu'à la cendre, Paris, Librairie-Galerie Racine, 2018.

lundi 11 mai 2020

Cruelle berceuse, avec Staline en embuscade

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Guillaume Prévost – Nous sommes en mars 1920. La petite musique du communisme s'est installée en URSS, et elle résonne jusqu'à Paris, du côté de la rue Daru. C'est là que François-Claudius Simon, rescapé de la Grande Guerre et policier de son état, se retrouve face à quelques cadavres qui pourraient avoir quelque chose à voir avec la révolution de 1917. "La Berceuse de Staline" plonge dans cette époque, entre révolutionnaires exaltés et Russes blancs exilés. Sachant qu'il y a des traîtres, comme il se doit dans tout bon roman policier mâtiné d'accents d'espionnage, et aussi une histoire d'amour passionnée qui a ses propres obstacles.


Côté légal, bien sûr, l'enquête va rapprocher François-Claudius Simon de Lénine, qui dirige alors la Russie, qui n'est pas encore l'URSS et que l'auteur montre comme un pays en train de se construire à neuf, avec ses parts sombres et ses exaltations. Mais revenons à l'intrigue: voilà qu'un homicide à Paris soulève une affaire qui met en cause l'Okhrana, soit les anciens services secrets du tsar déchu, et la Tchéka, leur homologue à la sauce Lénine. A Paris, une famille est assassinée, et très vite, tout se focalise autour d'un dossier compromettant: il recèle les noms d'agents doubles, ayant donné leur parole au régime tsariste tout en ayant fait allégeance aux communistes. Et dans le tas, il y a, devinez... un certain Staline.

Le titre du roman fait référence à une berceuse comme il y en a beaucoup en Russie, apparemment anodine, mais que le futur Petit Père des peuples a utilisée, transcrite sur un papier dûment conservé, pour faire passer un message à l'ennemi. Désireux de faire carrière, on comprend que Staline ait envie de faire disparaître cette trace compromettante. Quitte à tenter d'éliminer également l'enquêteur français, pris entre deux feux. D'escarmouches en bagarres, roulette russe incluse, François-Claudius Simon marche sur la corde raide, sachant qu'il a aussi des affaires personnelles à régler du côté de Moscou, où il est envoyé par le gouvernement français.

C'est que François-Claudius Simon est amoureux d'Elsa, qui est partie en Russie pour rallier la révolution en étant enceinte de l'homme de police. A travers Elsa, l'auteur dessine avec adresse certains milieux moscovites: le monde des musées, puisqu'Elsa est chargée d'en concevoir un, et celui des Français de sensibilité anarchiste (d'ailleurs, François-Claudius Simon porte le même prénom que Ravachol...), réunis plus ou moins régulièrement dans un logement qui est aussi un point de ralliement. L'auteur fait vivre ici quelques personnages historiques tels que le Belge Victor Serge, écrivain et essayiste. Quant aux décors, entre Petrograd et Moscou, l'auteur les dessine sans omettre leur part d'ombre, mettant par exemple en scène des bandes d'enfants qui font leur propre loi.

Enfin, l'auteur est habile: s'il parle tout le temps de Staline, ce n'est que vers la fin du roman qu'il le fait entrer en scène. Patience! Echo d'un choc imaginé entre les Russes blancs et les révolutionnaires, "La Berceuse de Staline" apparaît dès lors comme un polar historique réaliste. On le découvre teinté d'ambiances à la russe façon faucille et marteau, documenté sur la base d'une série d'articles parus en 1956 dans "Life" révélant le côté traître de Staline – un trait de caractère méconnu que le lecteur perçoit au fil des pages du roman, l'auteur ayant choisi d'en faire le moteur du personnage. Ce livre à la musique fluide et accrocheuse s'intègre dans toute une série de romans mettant en scène François-Claudius Simon, ouverte avec "La Valse des gueules cassées".

Guillaume Prévost, La Berceuse de Staline, Paris, NiL, 2014.

Le site des éditions NiL.

dimanche 10 mai 2020

Dimanche poétique 447: Anna de Noailles


Le jardin et la maison
Voici l'heure où le pré, les arbres et les fleurs
Dans l'air dolent et doux soupirent leurs odeurs.

Les baies du lierre obscur où l'ombre se recueille
Sentant venir le soir se couchent dans leurs feuilles,

Le jet d'eau du jardin, qui monte et redescend,
Fait dans le bassin clair son bruit rafraîchissant;

La paisible maison respire au jour qui baisse
Les petits orangers fleurissant dans leurs caisses.

Le feuillage qui boit les vapeurs de l'étang
Lassé des feux du jour s'apaise et se détend.

- Peu à peu la maison entr'ouvre ses fenêtres
Où tout le soir vivant et parfumé pénètre,

Et comme elle, penché sur l'horizon, mon coeur
S'emplit d'ombre, de paix, de rêve et de fraîcheur...

Anna de Noailles (1876-1933). Source: Poésie.Webnet.

mardi 5 mai 2020

Du sang et deux doigts de mysticisme du côté de Vuadens

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Michel Niquille – Un polar rapide, vite fait, quoi de plus tentant? C'est justement le rayon de l'écrivain fribourgeois Michel Niquille. Il y a quelques semaines, il a fait paraître "La Crucifiée de la Verguenaz", court roman policier ancré dans la région de Vaulruz, au cœur de la Gruyère. Et pour que ce soit court, noir et acéré, sa plume nerveuse et parfois canaille va toujours à l'essentiel.


Ainsi, c'est dès le premier chapitre qu'on trouve une jeune fille agrafée les bras en croix à la porte de la grange de Joseph Bertot, agriculteur non conformiste, ancien de la Légion étrangère, horsain (il vient du Jura, c'est suspect à Vaulruz), s'acharnant à élever des vaches à viande (Simmental) au pays des laitières. De quoi en faire un suspect de choix! Le lecteur peut certes s'interroger: pourquoi Bertot aurait-il précisément crucifié sa victime chez lui? Pourtant attendue, l'objection ne vient pas dans le roman. Mais voilà: c'est bien vers Joseph Bertot, dit Jo, que convergent les soupçons.

L'action posée, l'auteur creuse quelques portraits, en quelques traits bien tracés. Il y a Bertot bien sûr, mais aussi Juste, le bénichonneur qui aime mettre les pieds dans le plat (c'est le moment pittoresque), et surtout Nobile, le vétérinaire illuminé, convaincu qu'il est possible de cloner des vaches. L'auteur sait rendre ce personnage inquiétant en évoquant les résultats pour le moins infernaux de ses travaux: les "clones" s'avèrent difformes. Guère complaisant, l'auteur ne s'attarde guère sur les descriptions. Mais en peu de mots, on voit tout.

Infernaux? Le mot a un sens. Au-delà du titre qui évoque le supplice du Christ, il entre en résonance avec la chapelle de la Verguenaz, connue des gens du cru, édifiée en 1965 et lieu de plus d'une sortie scolaire – l'auteur la cite rapidement. Il évoque aussi les obsessions mystiques du juge Gremion, membre de l'église du Grand Réveil, qu'on imagine chrétienne dans ce que le mot peut avoir de plus douteux. 

Et si le juge Gremion, qu'on a déjà croisé dans "Du sang sur le Moléson", apparaît peu rationnel parfois, soucieux de protéger un appareil plutôt que les victimes, il ne fait que faire écho au monde braillard et impulsif des éleveurs bovins.

Là aussi, le tableau de genre est efficace: les réunions du syndicat d'élevage sont l'occasion d'exprimer des vindictes qui, parfois, reposent davantage sur les origines des personnages que sur des faits avérés. Et si comminatoires qu'elles soient, si caricaturales aussi (ah, le paysan singinois pas bien finaud, qu'on imagine volontiers pérorer avec son puissant accent d'outre-Sarine!), elles claquent juste: l'effet de meute est réussi.

Et si le criminel était ailleurs? L'enquête passe par un squat peuplé de drogués, installé dans une ferme du côté de Sâles. Baladant son lecteur au fil de coupables idéaux (un presque étranger, des drogués, des richous de la Riviera vaudoise, ou peut-être un vétérinaire au nom à consonance italienne), l'écrivain interroge le lecteur sur ses préjugés. Et parvient, en fin de roman, à offrir un déroulement crédible à un drôle de meurtre à tiroirs.

Plus généralement, le romancier invite son lectorat à revenir aux années 1980, un temps où la police fribourgeoise, certes entrée dans la modernité mais peut-être encore héritière d'un contexte où l'Eglise commandait dans le canton de Fribourg, alliée aux conservateurs du parti démocrate-chrétien, avait parfois des méthodes peu orthodoxes – c'était bien avant "Contre-enquête" de Paul Grossrieder (2004), livre à scandale qui a fait la synthèse d'un monde policier cantonal à réformer de fond en comble. 

"La Crucifiée de la Verguenaz" se décline en des chapitres courts pensés comme les scènes clés d'un roman où un personnage fait cependant le pari de la lenteur réfléchie: le commissaire Ruffieux, qui voit son enquête comme une partie de go – qui ne suffit pas à freiner le rythme du livre. Et enfin, pour le sourire égrillard, gage d'une pointe de malice, comptons sur Geneviève Berra, la greffière délurée...

Michel Niquille, La crucifiée de la Verguenaz, Bulle, Editions de la Trême, 2020.

dimanche 3 mai 2020

Dimanche poétique 446: Danielle Risse


Un souffle conquérant
Traverse les couleurs de la ville.
Saint-Isaac carillonne
À la gloire de Saint-Pétersbourg.

Il neige,
Le ciel s'incline
                      Au croisement du temps.

Un éclair noir perce l'occident.
Sur la Neva on peut voir
                      Le reflet d'un esprit embrasé.
Leningrad hante encore les paupières fermées
Du vent des martyrs.

Un regard sombre
Au large de l'hiver
Vol sous la peau du silence.

À la faveur de la nuit
Il respire l'arche
                      D'une immuable Russie. 

Danielle Risse (1951- ), Si près des étoiles Saint-Pétersbourg, Vevey, L'Aire, 2016.

samedi 2 mai 2020

Manuela Gay-Crosier, les prisons qui hantent chacun

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Manuela Gay-Crosier – Ambiance confinée pour le début de "Joram": le lecteur se trouve plongé dans l'univers carcéral. Côté captivité, nous avons Joram. En face, côté libre, Dolores. Entre eux, la littérature: Dolores rédige un mémoire de licence sur la littérature et le milieu carcéral. Un nom, un intérêt réciproque: et voilà que la romancière relate, avec finesse mais sur un ton grave, le parcours d'une relation atypique, libératrice qui plus est.


Disons-le d'emblée: tout comme dans une romance, on devine très vite qui va finir dans les bras de l'autre – en l'espèce, Joram et Dolores. L'intérêt majeur de "Joram" réside dès lors dans le parcours décrit, dans ce qui fait évoluer les personnages. Cela, avec une question clé pour commencer: dans cette histoire, qui est le plus prisonnier?

Alors bien entendu, Joram est présenté comme le locataire de longue durée d'un établissement pénitentiaire à la localisation non précisée – quelque part en France ou en Suisse. Au fil des pages, on le voit avide de liberté, mais aussi appelé à celle-ci. L'auteure suggère par ailleurs que cette liberté a un avant-goût, celle de la littérature. Dolores, la chercheuse, invite d'ailleurs Joram à lire des ouvrages qu'on associe à la liberté: il sera question de Jonathan Livingstone, du Petit Prince ou de l'Oiseau moqueur.

Figure intéressante que ce Joram, d'ailleurs, ne serait-ce que du fait de son nom: il préfère qu'on l'appelle Jo, refusant un prénom bizarre (Joram Josaphat) qui lui a été donné par une mère indigne, droguée, originaire d'Arménie. Une prison des origines que Jo rejette en se choisissant un diminutif? Soit! Mais à sa sortie de prison, c'est en visitant ces origines, voyageant en Arménie, qu'il se libère du destin d'un bonhomme baladé de foyer en foyer, victime de cruautés diverses, relevant entre autres de la pédophilie.

Mais si libre qu'elle soit aux yeux de la société, Dolores n'est-elle pas elle-même prisonnière? Là se joue une forme de déterminisme social, puisque la romancière indique que cette jeune fille somme toute conventionnelle semble naturellement destinée à être l'épouse plan-plan de Vincent, mari plan-plan. Peu aimable certes, ce dernier s'avère intéressant: sa jalousie est un moteur de l'évolution de Dolores. Doit-elle suivre la voie évidente, rassurante mais ennuyeuse, d'un amour qui se présente comme le prolongement naturel d'une amitié d'enfance, ou oser l'ivresse d'un amour plus profond?

Et – c'est très important – il y a une autre quasi Dolores dans l'histoire, une fille qu'on nomme Lola, et qui a marqué Joram. Celle-ci aussi, on peut la trouver abjecte du fait de sa capacité à mentir et à manipuler. Reste qu'elle-même a sa prison, celle de la drogue. Avec elle, "Joram" bascule dans le roman social, montrant les bas-fonds d'une ville non nommée mais qu'on a envie de nommer Lausanne. L'auteure excelle à dessiner les réflexes de tant de drogués programmés en fonction de leur dose, devenus manipulateurs ou versatiles.

Et en tant que fils adoptif d'un couple aisé, Joram tombe amoureux, fasciné, de celle qui est la fille naturelle de ce couple. Il est permis de considérer cet amour, trouble parce qu'il est socialement interdit, est une nouvelle prison pour Joram. Et même en famille, qu'en est-il de ces parents prisonniers du deuil d'un fils accidentellement perdu? Ces parents s'appellent Georges et Suzanne, et chacun gère à sa façon. Suzanne, en particulier, s'avère prisonnière de l'image de son fils perdu, qu'elle cherche à remplacer avec Joram – malgré lui prisonnier, dès lors, d'une image projetée.

Le socle est donc psychologique, et il est soigneusement installé: tout au long des près de 300 pages de "Joram", la romancière Manuela Gay-Crosier dessine quelques portraits profonds. On comprend assez vite que la recherche scientifique de Dolores est un prétexte à raconter, un McGuffin mal dissimulé: les deux autres prisonniers intégrés dans cette recherche sont à peine esquissés et très vite oubliés, comme si l'auteure décrétait bien vite qu'ils ne présentent aucun intérêt.

Du coup, "Joram" devient un face-à-face entre une jeune chercheuse et un prisonnier magnétique qui fait immanquablement penser à Jeremy Meeks. Et pour jeter deux personnages dans les bras l'un de l'autre, ce roman emprunte tour à tour aux genres du policier, de la romance et, de manière plus superficielle, du thriller judiciaire. Cela, pour suggérer que la littérature est la clé qui ouvre les portes de toutes les prisons.

Manuela Gay-Crosier, Joram, Pully, Plaisir de lire, 2020.

Le site des éditions Plaisir de lire.

Egalement lu par Francis Richard.