vendredi 30 mars 2018

L'être humain, au cœur du premier recueil de Fabienne Morales

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Fabienne Morales – La première volée de livres courts publiée dans la collection "Hors-d'œuvre" des éditions Plaisir de Lire comprend "La densité de l'instant" de l'auteure vaudoise Fabienne Morales. Certains des textes qu'elle a écrits ont déjà été remarqués çà et là; les voici donc réunis dans un recueil dont les nouvelles sont toujours centrées sur l'humain. 


Certaines d'entre elles, comme "Georges Milovski" ou "A la Migros", font la part belle au portrait descriptif des personnages. Le lecteur leur trouve une épaisseur certaine, qu'ils soient détestables (comme le personnage masculin de "A la Migros") ou simplement pitoyables, victimes peut-être d'usages hérités d'un autre temps. Ce portrait peut être mouvant, la nouvelle étant alors, comme dans "La Densité de l'instant", le récit d'une évolution intérieure – en l'espèce celle de Louis Borgeaud, agriculteur. Et ce sont des personnages amoureux qui ouvrent et ferment le recueil, avec "Saveur Pomme-Girofle" (ou l'art de porter un prénom bizarre) et "Nous nous embrasserons au-delà de la tombe". Cela, avec une tendresse marquée.

Ces personnages, c'est peut-être parfois aussi l'auteure, qui injecte dans ses nouvelles une part de son vécu: "j'écris sur la base d’un sirop de vérité que je dilue dans l’eau de la fiction", confie la nouvelliste sur son site Internet. Son goût pour la marche, la randonnée, elle lui consacre par exemple la nouvelle "L'équilibre du monde", construite comme un journal oscillant entre introspection et géographie, avec toujours le souci d'aller plus loin, d'aller au bout d'un projet de sortie à pied de plusieurs jours.

Et puis, on sera frappé par le caractère profondément suisse de ces récits qui trouvent volontiers place en Suisse romande. Le lecteur est promené du canton de Neuchâtel à celui de Vaud, et aussi à certaines réalités suisses d'antan telles que les cours d'ouvrage, réservés aux filles alors que les garçons faisaient du bricolage – c'étaient les années 1970, un univers scolaire strict qui est cadre de "Leçon de couture". La "suissitude" transparaît jusque dans le vocabulaire choisi, où les helvétismes se glissent avec le plus grand naturel pour dire telle ou telle réalité. 

Chaque nouvelle a du reste sa propre musique. Outre la forme du journal intime, on trouve aussi le récit par éclats, par exemple dans "La Tache", qui met en scène un quarteron de gars infects harcelant la patronne du restaurant qu'ils hantent – un texte peut-être un peu manichéen, soit dit en passant, mais à la chute malicieuse: si le client est roi, qu'il aille sur le trône! L'utilisation de la première personne du singulier permet de créer des textes dont on se sent proches, même si l'on est peu familier du sujet: ainsi en va-t-il de "Savasana", qui évoque une séance de yoga avec ses difficultés. 

Des questions sociales des plus actuelles sont abordées dans les 14 nouvelles de ce livre. Il y a certes celle du harcèlement sexuel, où la victime est au féminin, présente dans "La Tache" et dans "A la Migros". Mais il y a aussi les mutations du monde agricole, qui transparaissent dans "La Densité de l'instant", la dépendance, dans "Rhinella Marina", ou la découverte d'une sexualité différente et apaisée dans "Syllabe contre syllabe". Que cela ne fasse toutefois pas paraître ce recueil trop grave! L'auteure rappelle que les bonnes choses, qu'elles soient une bonne randonnée ou un bon verre de vin, ont toujours leur place quelque part dans la vie de ses personnages – des personnages, justement, avec lesquels on pourrait avoir envie de boire un verre... ou pas – et donc dans celle de ses lecteurs. 

Fabienne Morales, La densité de l'instant, Lausanne, Plaisir de lire, 2018.

Egalement lu par Francis Richard. 

mercredi 28 mars 2018

Ce capitaliste vorace qu'on adore détester

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Stéphane Osmont – De capital, il est certes question dans "Le Capital" de Stéphane Osmont. Mais surtout, il y est question de capitalisme... et de la voracité qu'il peut susciter. Et le lecteur, rendu gourmand à son tour, se laisse embarquer par le grand huit affolant de ce roman, qui tourne autour du personnage de Marc Tourneuillerie, devenu patron d'une banque française nommée "Le Crédit Général", subitement passée aux mains d'un fonds de placement américain. Dès lors, question: comment faire du fric, pour soi-même avant tout, mais aussi (on voudrait presque dire "accessoirement") pour les actionnaires et pour les petits vieux de la côte Ouest des Etats-Unis?


Autant le dire d'emblée, ce bon gros roman est absolument jouissif: c'est un concentré de cynisme et d'humour grinçant et outrancier que l'on dévore à pleines dents. Le personnage de Marc Tourneuillerie a le souffle qu'il faut pour tenir en haleine le lecteur sur plus de cinq cents pages. On le découvre cynique, vorace, comptant et recomptant ses millions tel un Scrooge des temps modernes. On le connaît prédateur aussi, qu'il s'agisse de finances ou de femmes.

Femmes? L'auteur utilise comme un leitmotiv les fluctuations de la puissance sexuelle des hommes comme une image du pouvoir. L'idée est certes prévisible. Mais l'auteur l'exploite avec beaucoup d'habileté, quitte à la détourner. Tout commence ainsi par le cancer des testicules de l'ancien patron de la banque, Jacques de Mamarre. Plus de couilles, plus de statut de chef? C'est ce qui se passe, et l'auteur ne se gêne pas pour charger la barque de ce pauvre Jacques de Mamarre, qui bave sur son costume, tripote ses poches pour constater sa misérable incomplétude, et peine à se mouvoir. Paradoxalement, le sexe est aussi le point faible de Marc Tourneuillerie: certes, il veut jouer les prédateurs, mais n'arrive guère à conclure et se contente trop souvent de sites Internet pornographiques. Et face à Nassim, la belle croqueuse de diamants noire aux moeurs libres, il fait carrément figure de pigeon. Cela, sans parler de l'épouse du banquier, Diane, réduite à un déversoir qui finit par s'émanciper... Dès lors, le lecteur peut se demander, narquois, si les capitaines de banques ont vraiment quelque chose dans le pantalon.

"Le Capital" est un roman qui évoque le métier de la banque. Dès lors, d'un chapitre à l'autre, l'auteur met en avant certains aspects plus ou moins reluisants de ce domaine. L'un des coups de maître de l'auteur est d'avoir imaginé, autour d'un Marc Tourneuillerie pour une fois charismatique, un scénario où un plan social se déroule de façon à ce que les employés eux-mêmes demandent à être licenciés en masse. Grand-messe au Stade de France, gestes rituels, services du personnel débordés: tout est là pour faire de la banque un dieu devant lequel on se prosterne. Un dieu qui prend son écot au passage... Il y a aussi le jeu des bonus, auquel Marc Tourneuillerie excelle. Et à chaque fois, c'est de millions qu'il s'agit: les sommes régulièrement énoncées dans le livre suggèrent que le monde que l'auteur décrit vit en apesanteur.

Patron flamboyant, Marc Tourneuillerie reste cependant prisonnier d'une forme de fuite en avant, que des circonstances particulières vont précipiter, jusqu'à la folie et aux obsessions mal placées. On peut sourire, bien sûr, aux piques âgistes qui traversent ce roman: Marc Tourneuillerie considère les personnages âgées comme des vampires, ce qui fait écho à un jeu vidéo japonais mettant en scène un vieillard qui flingue des lycéens. Et la jeunesse et le grand âge vont se rejoindre dans le personnage du fils de Marc Tourneuillerie, atteint de progeria – une maladie qu'il subit, comme d'autres, en jouant audit jeu vidéo, et qui le rend vieux avant l'âge. Mais Marc Tourneuillerie ne s'en soucie guère...

Le lecteur jouit certes des excès et débordements d'un patron absolument délirant, mais il espère aussi secrètement sa chute. L'auteur ne déçoit pas, de ce point de vue, et le final s'avère presque moral: le prédateur financier et humain finit victime de deux femmes qui se sont alliées pour le mettre hors d'état de nuire à coups de pilules d'ecstasy, lui et ses attitudes lubriques mal assumées. Prédateur, privilégiant le jeu en solo, méfiant par nature, il ne trouvera guère d'alliés dans sa chute. Mais si la fin est attendue, la descente est astucieusement agencée, révélant l'énergie du désespoir de Marc Tourneuillerie face à une adversité de plus en plus implacable.

Enfin, le titre renvoie directement à Karl Marx, par antithèse, mais le théoricien du marxisme trouve le moyen d'apparaître dans "Le Capital". Un roman dont Marc Tourneuillerie lui-même est le narrateur. Son langage est toujours dans l'excès, parsemé de réflexions grinçantes ou odieuses qui soulignent l'égoïsme d'un bonhomme dont on imagine les doigts crochus et l'ego démesuré. Tant d'excès prête à rire... et l'auteur offre avec Marc Tourneuillerie un épouvantail qu'on adorera détester.

Stéphane Osmont, Le Capital, Paris, Grasset & Fasquelle, 2004/Le Livre de poche, 2006.


A noter que ce roman a été adapté à l'écran par Costa-Gavras; le film "Le Capital" est sorti en 2012.

lundi 26 mars 2018

Ce blog a dix ans!

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Dix ans déjà... ça fait un bail! On n'y croit pas. Cela fait bel et bien dix ans que je chronique les livres des uns et des autres, et parle jour après jour des petits bonheurs de la vie. Suis-je un dinosaure de la blogosphère? A méditer! Les billets les plus anciens sont à mon ancienne adresse, à redécouvrir: Fattorius.

Amies et amis lecteurs de ce blog, je vous remercie cordialement de votre fidélité! Merci pour vos commentaires et votre intérêt bienveillant tout au long de ces longues années.

Source de l'illustration: CNCS

dimanche 25 mars 2018

Dimanche poétique 344: Fernando Grignola

Idée de Celsmoon.

Ils ne se lassent jamais

Ils font semblant de t'écouter
mais ils ne se lassent jamais
d'assomer les pauvres gens

les fossés du monde sont pleins
d'os qui affleurent
comme des germes blancs de seigle
crépis de chaux vive

mais eux ne se lassent jamais de labourer
une autre terre
saison après saison
chiendent de l'homme.

Fernando Grignola, extrait de Visín luntán, Faenza, Mobydick, 1999. Traduction du dialecte d'Agno par Christian Viredaz. Publié dans Viceversa Literatur, 7/2013.

jeudi 22 mars 2018

1918, le cauchemar continue...

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Michel Moatti – 1918. Du côté du nord-est de la France, ils sont deux à vouloir échapper aux horreurs d'une guerre qui n'en finit pas. Ils se font la belle... et le cauchemar commence, diffus ou violent. Tel est le jeu du thriller historique "Les Retournants", nouveau roman de l'écrivain Michel Moatti. Un opus très différent de "Tu n'auras pas peur", dont j'ai parlé il y a quelque temps.


Pour résumer rapidement l'action: Vasseur et Jansen fuient le front, à quelques semaines de la fin de la guerre. Leur cavale les amène au domaine d'Ansennes, où ils vivent sur la base de mensonges: fausses identités, fausses professions. Ils donnent le change... jusqu'à quand? L'auteur donne un surcroît de pep à son roman en mettant en présence deux évadés que rien ne rapproche: Vasseur est présenté comme un psychopathe sans scrupule, avide de sang, alors que Jansen est un instituteur qui a perdu ses illusions, allant jusqu'à refuser le surnom de "hussard noir de la République"; il a pour lui une culture que Vasseur, simple fonctionnaire dans la vie civile, n'a pas. Une relation d'amitié-haine s'installe entre ces deux déserteurs: tel est à la fois le moteur et l'élément constant de tension des "Retournants".

Il est tentant de considérer Jansen comme le gentil et Vasseur comme le méchant du tandem. Un point de vue qui mérite cependant une nuance: Vasseur, si psychopathe qu'il soit, est malgré tout l'élément dynamique, ramenard et dominant, et Jansen, l'enseignant qu'on pourrait croire humaniste, a aussi sa part d'ombre. Enfermés dans un mensonge qui finit par les dépasser, chacun réagit à sa manière, dans une forme de fuite en avant où il faut parfois tuer. Et dans ces conditions, aimer, est-ce possible? Ces questions complexes, l'auteur les aborde de front, et ça sonne juste.

Le lecteur relève que l'écrivain exploite les ressorts de thèmes littéraires du romantisme noir qui donnent aux "Retournants" une patine rétro. Cela passe d'abord par les ambiances nocturnes de certaines scènes clés du roman. Si l'on y regarde de plus près, on découvre aussi le personnage de Mathilde, fille souffreteuse du domaine d'Ansennes: son apparente faiblesse physique suscite l'empathie du lecteur et l'amour d'un des personnages. Reste que c'est aussi une femme à problèmes, vivant en permanence dans le déni et goûtant aux soins (et là, on pense à Franz Anton Mesmer, et donc à Honoré de Balzac) d'un magnétiseur. Une porte ouverte sur le fantastique, que l'auteur franchit hardiment en suggérant la présence de fantômes sur le domaine. De quoi rendre fou... comme dans le Guy de Maupassant du "Horla".

Récit d'une cavale où les répits ne sont jamais totaux, où l'on n'est jamais à l'abri d'une dénonciation, où les bals sont dérisoires, "Les Retournants" puise son inspiration dans l'histoire familiale de l'écrivain. Celui-ci rend vie à une époque en utilisant les mots de ce temps, même et surtout s'ils sont argotiques, tout en donnant à son style le dynamisme qu'on attend aujourd'hui. On pourra être surpris par le titre de l'épilogue, qui évoque les Années folles, alors que celles-ci ne déploient guère leurs fastes dans ce roman. Mais la toute dernière phrase des "Retournants", qui évoque "le vent tiède qui balayait le parc", renvoie immédiatement à la dernière phrase de la trilogie du "Vent du soir" de Jean d'Ormesson: "Le vent du soir se lève". Et chez l'Immortel récemment disparu comme chez Michel Moatti, le vent paraît tout emporter, comme si l'art humble du romancier ne méritait que de finir éparpillé par les courants.

Michel Moatti, Les Retournants, Paris, Hervé Chopin, 2018.

Le site des éditions Hervé Chopin et celui d'Agnès Chalnot, qui a organisé ce partenariat de lecture. Merci à elle!


mercredi 21 mars 2018

Tout le cynisme d'un coaching vengeur avec Nicolas Verdan

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Nicolas Verdan – C'est l'histoire de la vengeance d'une coach. Ou peut-être pas tout à fait. En tout cas, il faut que quelqu'un paie, que quelqu'un tombe dans le monde de requins que l'écrivain suisse Nicolas Verdan met en scène dans son dernier roman, "La Coach". Un court ouvrage avec lequel le lecteur est invité à prendre place dans la tête d'une coach d'un cynisme extrême, désireuse de régler de vieux comptes relatifs à son frère, un postier que son travail – mais est-il seul responsable? – a poussé au suicide.


La coach, c'est la Valaisanne Coraline Salamin, une femme active et peu encline aux émotions. Cette femme semble être un homme comme les autres, trouvant de quoi exercer son métier dans le monde vu comme très masculin des cadres supérieurs et dirigeants – un monde auquel elle s'est acclimatée. Cette intégration à des mondes d'hommes dominants confine à la caricature lorsque l'auteur dessine le "Prime Tower Affiliation", club réunissant une poignée de personnes de pouvoir dépourvues de tout altruisme, préoccupées de leur seul succès personnel. Le cynisme de la narratrice est encore souligné par un style froid et tranchant comme l'acier: sa voix est soigneusement recréée, au plus près du personnage et de ses humeurs.

Humeurs? Celles-ci s'expriment malgré tout, à leur manière, chez cette femme qui refuse qu'on l'appelle Coco – comme s'il ne fallait surtout pas en rajouter dans le registre des ridicules de jeunesse. Il y a d'abord les moments de solitude de Coraline, ceux où elle laisse voir ses inquiétudes, ses peurs et ses tristesses alors que face aux autres, elle montre une façade sans faille. Il y a aussi cet homme dont les mains, posées sur son corps, la font vibrer ("En résumé, Rashid me saute. Et je ne dois pas être la seule.", indique la narratrice, froidement) – alors qu'a contrario, elle vit une relation sentimentale rocailleuse avec un certain Stéphane. Enfin, les rêves, les cauchemars plutôt, sont le reflet de ses obsessions: son frère, qui s'est jeté sous les roues d'un train, y revient régulièrement. Ce qui, bizarrement (mais tant que ça, en fait?), n'empêche pas Coraline de prendre le train... où elle dort volontiers.

"La Coach" est le roman d'une femme qui, par ses conseils, pousse aux excès un manager d'une institution nommée "Swiss Post", et qui pourrait être La Poste Suisse. C'est l'occasion pour l'écrivain d'interroger certaines options actuelles des entreprises de service public, anciennes régies fédérales. Naturellement, la fermeture des bureaux de poste est mise en avant, avec les enjeux qui s'y rattachent: ceux qui tiennent à leur bureau de poste de village en soulignent le caractère social, ceux qui acceptent ou veulent la fermeture rappellent que plus personne ou presque n'écrit de lettres. Il faudrait, selon les personnages du roman, en boucler 666 – chiffre dont le caractère diabolique est l'un des ressorts, un peu tiré par les cheveux, du ridicule du responsable des fermetures, Alain Esposito. En passant, enfin, l'auteur souligne à plus d'une reprise le stress accru des facteurs, dont le travail est minuté à l'extrême, les empêchant même, dit-il, de saluer les gens et d'assumer un rôle social. 

Plus largement, l'auteur dessine assez exactement les Swiss Railways, qui pourraient être les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF). Le changement de nom, ici comme dans tous les cas où l'auteur recourt à ce procédé, permet de prendre des libertés avec la réalité sans que personne ne soit dupe des entreprises ainsi travesties. Ainsi, les quais de départ des trains de la gare de Berne ne correspondent pas à la réalité, et contrairement à ce que dit l'écrivain dans son roman, il n'y a pas de voiture-restaurant dans les trains CFF reliant Berne à Lucerne: ce sont des trains interrégionaux. Mais comme le roman ne parle pas des CFF... Et en parlant de la gare de Berne, l'écrivain dessine aussi le nouveau centre commercial Welle 7 qui a vu le jour à proximité, sur les cendres de bureaux des CFF entre autres. L'auteur étrille au passage les restaurants qui y servent du thé vert à 5 francs la tasse.

Enfin, l'auteur ne manque pas d'étriller, lorsqu'il décrit les décors de cette Suisse où se passe l'action, certains aspects déplaisants des lieux. Cela, sur des thèmes prévisibles comme l'industrialisation et les constructions anarchiques de la vallée du Rhône ou l'autoroute qui passe par Lavaux ("qui saigne le vignoble de Lavaux", dit la narratrice) et qu'on aurait mieux fait d'enterrer (mais cela aurait privé les automobilistes de la vue, disait la presse de naguère). Il en est de plus originaux aussi, comme la laideur supposée des campagnes, argumentée cependant au moyen de descriptions et de choses vues. 

A tout cela, l'écrivain ajoute ce qu'il faut de suspens pour faire de son roman un bon thriller helvétique, tendu comme il se doit, en phase avec une actualité permanente, peuplé de personnages secondaires intéressants aux rôles parfois surprenants, à l'instar de la mère de Coraline, du syndicaliste Roten ou de la vigneronne Thérèse. Cela, sans oublier le point de couleur qu'offre le personnage d'Andreas. Dédié au grand-père de l'auteur, administrateur postal à Vevey, qui a pris sa retraite en 1971, l'ouvrage indique en exergue: "Il a pris sa retraite en 1971, l'année de ma naissance. Je me demande ce qu'il penserait de tout ça." Que de changements depuis, en effet... que l'auteur restitue avec une froide acuité.

Nicolas Verdan, La coach, Lausanne, BSN Press, 2018.


Le site des éditions BSN Press.

lundi 19 mars 2018

En phrases courtes et denses, la vie de tout un chacun aujourd'hui

Abigail Seran – Brèves et denses, les nouvelles qui constituent le recueil "Un autre jour, demain" d'Abigail Seran invitent à méditer sur la vie quotidienne, captée par son atmosphère avant tout. Romancière et chroniqueuse de blog, cette écrivaine suisse s'essaie à présent à la nouvelle, et renouvelle ainsi avec bonheur son art d'écrivain.

On trouve dès la première nouvelle, "Hors de soi", mise en évidence comme un prélude, tout ce que le recueil recèle: une certaine prise de recul, qui permet une observation exacte. La brièveté du texte est accentuée encore par le goût des phrases courtes, avec un verbe à l'infinitif, qu'on retrouve tout au long du livre et lui donnent son ton résolu. Et que ce soit autour d'un thé ou d'un café ou du moment intime de la douche, "Hors de soi" respire la solitude. Ce que quelques mots bien choisis suffisent à faire sentir.

Si "Hors de soi" est mis en place comme un prélude, les dix-neuf autres nouvelles de ce recueil sont regroupées par thèmes, qui constituent autant de chapitres. Dans les "Brèves rencontres", on goûtera l'habile "Une place", qui trouve place du côté des transports publics et suggère la difficulté de trouver un emploi. Ici, le regard porté sur les pendulaires, vus comme des fourmis, ne manque pas de rappeler "Les fourmis de la gare de Berne" de Bernard Comment. Dans les transports publics, cette nouvelle fait écho à "Métronome", où l'on se rencontre d'un quai du métro à l'autre. Mais alors qu'on travaille, chacun à sa manière, se connaît-on vraiment?

Le monde du travail constitue du reste l'une des parties de ce court recueil, intitulée "Petits boulots". On en redécouvre les travers, avec ce regard d'écrivain que l'on a appris à connaître, qui sait raconter et terminer un texte par une chute astucieuse. Celle-ci peut être l'explication après coup, subitement éclairante, d'un recul étonnant, par exemple dans "Mondialisation", dont l'écriture, précise pour décrire une ambiance pesante prélude aux licenciements en masse, n'hésite pas à aller piocher dans le langage managérial pour en souligner les travers à coups d'anglicismes glissés çà et là. On l'a compris, les petits boulots peuvent être importants, même si, d'un certain point de vue, ils ne valent pas grand-chose. Mais a contrario, certaines activités humbles en apparence peuvent être déterminantes, ce que démontre "Chambre avec vue".

"Esprit de famille" est une partie qui met en avant ce que l'on peut faire lorsque l'on met la famille avant tout. Des personnages féminins y tiennent les rôles clés, que ce soit la fille cadette qui se dévoue pour reprendre la boulangerie familiale alors que l'aîné a d'autres plans de carrière dans "Quand tu seras grand" (un titre au masculin... comme quoi les attentes envers l'aîné, un garçon qui fait des études, sont affirmées), ou dans "Fleurs des champs", où une fille achète des fleurs pour un membre de sa famille... lequel? Cela, sans oublier la peine de la séparation, encore une fois décrite du point de vue d'une mère, dans "Loin": aimer son fils, c'est accepter la séparation, accepter qu'il soit quelqu'un d'autre que soi – lui-même, bien entendu – mais l'écriture, succincte, suffit à dire ce que cela peut être dur.

On peut voir dans chacune des nouvelles de "Un autre jour, demain" la recherche de points de bascule, et ceux-ci s'avèrent évidents parfois. D'autres fois, les textes créent des ambiances brèves et bien captées comme des flashes, et se terminent volontiers par des chutes douces-amères. Une constante toutefois: le lecteur de ce recueil est appelé à vivre des moments de la vie quotidienne, proches de ce que lui-même vit. Magnifié par les mots précis et concrets de l'écrivaine.

Abigail Seran, Un autre jour, demain, Avin, Luce Wilquin, 2018.


Le site d'Abigail Seran, celui des éditions Luce Wilquin.


dimanche 18 mars 2018

Dimanche poétique 343: Jules Supervielle

Idée de Celsmoon.

Mathématiques

Quarante enfants dans une salle,
Un tableau noir et son triangle,
Un grand cercle hésitant et sourd
Son centre bat comme un tambour.

Des lettres sans mots ni patrie
Dans une attente endolorie.

Le parapet dur d'un trapèze,
Une voix s'élève et s'apaise
Et le problème furieux
Se tortille et se mord la queue.

La mâchoire d'un angle s'ouvre.
Est-ce une chienne?
Est-ce une louve?

Et tous les chiffres de la terre,
Tous ces insectes qui défont
Et qui refont leur fourmilière
Sous les yeux fixes des garçons.

Jules Supervielle (1884-1960).

samedi 17 mars 2018

L'empreinte volée d'un regard sur le monde, aux accents français ou espagnols

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Françoise Cohen – Neuf nouvelles pour un recueil, pour un petit monde même. Dans "L'empreinte volée", l'écrivaine Françoise Cohen développe des histoires humaines qui partent de quelques petits riens qui permettent de sortir de l'ordinaire… ou d'y trouver l'extraordinaire, voire le fantastique ("Rêves postiches"). À savoir la matière nécessaire pour écrire des nouvelles.

"L'Inconnue de la Pagode" est la nouvelle qui ouvre le recueil. En une dizaine de lignes, le programme de "L'empreinte volée" y est présenté tout entier. Il y est question d'un pèlerinage qui passe par le chemin des écoliers, promenade qui invite à revoir des lieux familiers sous un autre jour. Cette promenade, ce sera celle du lecteur du recueil, baladé le plus souvent du côté de Paris et invité à en découvrir des lieux un peu rares, comme la place Dauphine et son "Bar du Caveau" dans "Tout sur Roberto". Mais il arrive que l'auteure amène, par allusions, son lecteur dans des régions lointaines où l'on parle espagnol.

Et puis, en montrant dès le début une lettre difficile à lire, émanant d'un expéditeur inconnu, l'auteure suggère que l'on n'entre pas dans son recueil facilement: il faut savoir le déchiffrer, au-delà de mots d'apparence aisée. Et quand on déchiffre, on découvre des choses: la narratrice de "L'Inconnue de la Pagode" se retrouve sur une photo d'artiste signée Ricardo, ce qui suscite de l'émotion. Une sorte de photobombing qui fait écho à la présence involontaire de la narratrice sur une photo dans "L'empreinte volée", nouvelle dernière et éponyme du recueil. Deux images volées, il n'en faut pas plus pour se souvenir que "L'empreinte volée" est un livre bien construit.

Pour ses nouvelles, l'écrivaine fait usage d'une écriture classique, solidement élaborée. On apprécie ici le goût des changements de points de vue, qui concrétisent l'envie de donner la parole à tel ou tel personnage. Dans "Tout sur Roberto", cela va jusqu'à la citation d'un journal intime, tenu par un amnésique qui finit par jouer la comédie de ceux qui, dans son entourage, se souviennent et essaient de lui imposer une mémoire. L'auteure excelle d'ailleurs à ce jeu-là, offrant au lecteur des nouvelles en trois dimensions, dans la mesure où elles sont observées par plus d'un personnage. De ce point de vue-là, "Consuelo et les clés du royaume" est exemplaire.

Quelques thèmes traversent le livre "L'empreinte volée", en particulier l'identité. Il y a certes l'identité perdue, vue à travers l'amnésique de "Tout sur Roberto". Mais il y a aussi l'excellent développement qui se construit autour de deux homonymes de sexe différent dans l'astucieuse nouvelle "Un enterrement corse". C'est un point de vue qui affleure aussi dans "Le messager des vieilles nouvelles", dans la mesure où l'on se trouve ici en présence d'un jeune homme qui se cherche et a choisi de confisquer quelques lettres alors qu'il était stagiaire au centre de tri postal. Réciproquement, l'identité des destinataires a évolué entre le moment de la confiscation et celui où, pétri de remords, le narrateur choisit de prendre contact pour acheminer enfin les lettres.

En captant des moments de vie réalistes, l'écrivaine est peut-être une voleuse de moments, entrant par effraction dans la vie de ses personnages – des personnages qui empruntent parfois, on veut le croire, à la vie de l'auteure elle-même. L'écriture de "L'empreinte volée" s'avère soignée,  et on peut se dire qu'elle est bien sage. Fausse impression: l'attention aux mots de l'auteure est indéniable, et les neuf nouvelles de "L'empreinte volée" sont bien construites, toujours autour de personnages ordinaires dont les voix sonnent juste. Cela, avec des accents espagnols colorés, lâchés lorsque tel ou tel personnage fait métier de traducteur ou de poète, dans le cadre à la fois si français et si cosmopolite du Paris d'aujourd'hui.

Françoise Cohen, L'empreinte volée, Paris, Tituli, 2018.

Le site des éditions Tituli.

vendredi 16 mars 2018

De New York à la France: courir dans les Causses ou se fuir soi-même?

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Philippe Lafitte – Voilà un écrivain qu'on a connu sur des livres courts et denses, à l'instar de "Etranger au paradis", qui relate une biographie, ou "Eaux troubles", plongée dans les aléas qui naissent autour d'un bassin de natation. Avec "Celle qui s'enfuyait", le romancier français Philippe Lafitte ose un roman plus ample, qui fait le grand écart entre les Causses, région française campagnarde, et la trépidante ville de New York, théâtre naguère de manifestations raciales. Cela, avec une constante: l'idée de la fuite. Cette idée est annoncée de façon directe dans le titre, qui, pour le coup, ne trompe pas. 

 
Fuite... le titre annonce la couleur, le roman la confirme. Il met en scène Phyllis Marie Mervil, écrivaine afro-américaine réfugiée dans la campagne française, et pour bien enfoncer le clou, l'écrivain la montre d'emblée en train de faire son jogging, donc de courir. Courir devant l'ennemi? Il est permis de penser qu'inconsciemment, il y a de ça dans ce rituel. Phyllis Marie Mervil est un personnage d'écrivain tout en fuites aussi, dans la mesure où elle se cache derrière deux pseudonymes pour écrire ses romans policiers à succès (qui n'ont rien d'autobiographique, d'ailleurs) et se montre réticente à se montrer au public, ne serait-ce qu'à l'occasion d'une dédicace en province. Fuite enfin dans le choix fait par Phyllis Marie Mervil d'écrire de la fiction, qu'on peut considérer comme une façon d'éviter de parler de soi. Donc de se fuir soi-même.

Et par ailleurs, qu'est-ce que l'écrivaine Phyllis Marie Mervil fuit ainsi? C'est par touches que l'auteur dévoile tout le passé de cette femme, en faisant intervenir un autre personnage, Danny Corso, qui la traque jusque dans sa retraite française. S'ensuit un jeu adroit et rythmé de points de vue entre le présent, confrontant Danny Corso, sa famille et Phyllis Marie Mervil, et le passé, qui rappelle les pages historiques d'émeutes des années 1970, dans un New York pas forcément facile à vivre.

On peut croire que "Celle qui s'enfuyait" repose sur un ressort narratif où le Blanc est le méchant de l'histoire, face à une Noire forcément martyre. Ce travers manichéen, l'auteur l'évite: "Celle qui s'enfuyait", ce n'est pas du tout cela, même si la question raciale est présente dans le roman, et mobilise certains personnages. C'est justement dans cette mobilisation que l'auteur installe quelque chose de plus fort que la lutte pour la justice: la passion amoureuse. Celle qui tue. Phyllis Marie Mervil a cru pouvoir vivre toute sa avec cela, moyennant de garder le secret – en oubliant que quelqu'un, peut-être, animé par un certain esprit de famille, voudra raviver les cendres par esprit de vengeance. 

"Celle qui s'enfuyait" se garde de juger qui que ce soit, qu'il s'agisse de Danny Corso, le chasseur, ou de Phyllis Marie Mervil, la proie. Le tueur, en définitive, ne sera même pas Danny Corso, malgré son fusil. Le lecteur se trouve clairement face à une intrigue tragique, où s'entrechoquent les légitimités, ponctuelles ou intemporelles. Telle est ainsi la force de ce roman: le lecteur aimerait s'attacher sans réserve à Phyllis Marie Mervil, écrivaine à la peau noire donc supposée issue d'une race opprimée, aspirant à être libre à la façon d'une Antigone moderne. Mais le peut-il vraiment, sachant qu'elle a sa part de responsabilité dans la mort de la propre soeur de Danny Corso, acteur d'une forme de vendetta, personnage loyal à la façon d'un Créon moderne, esclave de lois, familiales en l'occurrence, qui le dépassent?

Comme souvent dans les romans où des personnages forts s'affrontent, il est intéressant de se pencher sur les personnages secondaires, qui peuvent être hauts en couleur. On appréciera ainsi l'éditeur, un bon vivant à la cordialité envahissante et au gosier en pente. On trouvera plus amers les membres de la famille Corso, enrichie dans l'immobilier grâce à une discipline de fer et à la poigne de la matriarche de l'empire. Et enfin, l'auteur excelle à décrire les tensions qui se font jour dans des groupuscules aux ambitions révolutionnaires, dans un contexte historique qui vit se croiser Malcolm X ou Angela Davis, et qui donne à ce roman la tonalité du témoignage d'une époque. Cela, en conservant constamment une écriture qui se garde bien de prendre parti. Au lecteur de juger...

Philippe Lafitte, Celle qui s'enfuyait, Paris, Grasset, 2018.

Le site des éditions Grasset.


dimanche 11 mars 2018

Dimanche poétique 342: Caroline Berthet

Idée de Celsmoon.

Les doutes sont là pour nous rappeler que nous ne sommes pas tout. Et la certitude, que nous ne sommes pas rien.

La plus dure école, celle où on a tout à apprendre et à réapprendre, celle, où chaque jour apporte quelque chose de nouveau et de profondément inconnu; est celle de l'Amour. 
Chaque jour est une énigme à résoudre, et cette énigme n'est autre que nous mêmes.

Caroline Berthet (1974- ), Comme un miroir en mille morceaux, Paris, Editions du Panthéon, 2002.

samedi 10 mars 2018

Eros et Thanatos se donnent la main du côté de Magadan

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Vincent Kappeler – C'est dense, ça va vite, Eros et Thanatos se donnent la main dans un univers légèrement décalé: le lecteur de "Love Stories", dernier livre de l'écrivain suisse Vincent Kappeler, est averti. Rapidité fulgurante et ton décalé: bienvenue en Sibérie orientale, loin de tout, pour revenir à l'essentiel. Et il est à noter que le premier chapitre fait brillamment figure d'exposition. Tout est là, les personnages principaux et le ton du livre.

La Sibérie fait figure de lieu lointain et mal défini. Pas touristique pour deux sous, l'auteur ne la décrit guère, quand bien même il annonce, dès le premier chapitre, que son personnage, Armand Schneider, a fait un long voyage. Météo capricieuse, amours lointaines, relations avec d'anciens zeks restés sur place après un séjour au goulag: tels sont les contours d'une région. Des contours largement dessinés, au gré de chapitres courts qui prennent volontiers la forme de lettres.

Ces lettres, ce sont des tons différents à chaque fois. Elles remontent parfois du fond de la jeunesse des personnages, à l'instar de celle adressée par Bastien à Laura Schwab. Une lettre d'adieu d'un copain suicidaire qu'elle a voulu séduire, et qu'elle a invité à compter les arbres en forêt – une riche idée! Le suicide de ce copain fait écho à la mort du cochon d'Inde de Laura, gavé de risotto et enterré dans un cercueil. Il y aura d'autres décès tout au long du roman, à la suite d'éboulements ou d'accidents de voiture par exemple.

On relèvera justement que si le premier chapitre s'intitule "Fin de route", c'est justement en se jetant sur une autoroute que Bastien s'est suicidé. Deux formes de fin du voyage... de telles résonances sont fréquentes dans "Love Stories". Il y a aussi ce cercueil mangé par un ours, écho de celui où repose le cochon d'Inde de Laura Schwab ou d'un teckel également enterré dans un carton à chaussures. Mais ces hommages funèbres, rituels mettant solennellement fin à un lien fort, sont aussi des histoires d'amour...

... alors que celles des humains s'avèrent fragiles ou mornes, sujettes aux hasards de la vie. Il y a bien sûr les étreintes du côté de Magadan, au fin fond de la Russie, mais il y a surtout la vie de couple d'Armand Schneider, évoquée dès le premier chapitre: sa femme, Mathilde, s'avère pour le moins désinvolte alors qu'il revient de voyage. L'habitude du vieux couple? Jeu d'échos encore, le premier chapitre du livre entre en parfaite résonance avec le dernier, qui réaménage ce qui a pu être dit en début de livre. Cela, jusqu'aux attentes extravagantes d'Armand face au personnel de service auquel il s'adresse, à l'hôtel comme dans l'avion. Et toujours, la serveuse sourit... et rien ne se passe comme prévu.

Sous des apparences légères, "Love Stories" s'avère un roman rigoureusement construit, dont le ton fait à la fois sourire et méditer, rappelant que l'amour et la mort ne sont jamais loin, et jamais loin l'une de l'autre. "Puis, tout compte fait, si nous nous condamnons inlassablement à répéter les mêmes erreurs pourquoi ne pas s'en divertir?", dit la quatrième de couverture. Eh bien justement: en plus de faire sourire, la répétition de ces erreurs est la base du jeu infini d'écho du court roman de Vincent Kappeler.

Vincent Kappeler, Love Stories, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

mercredi 7 mars 2018

Quel commerce, de la Suisse à la Roumanie!

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Jean-Yves Dubath – Exigeant avec lui-même, l'écrivain suisse Jean-Yves Dubath l'est assurément aussi avec son lecteur, auquel il offre livre après livre le trésor d'une écriture précieuse et ciselée, précise aussi, qui affectionne les phrases assez longues à la respiration ample. "Commerce" ne fait pas exception. Paru à la fin 2017, ce court roman relate la relation tortueuse entre le peintre suisse Julius et un Roumain nommé Basile.


Choc des cultures, choc des situations financières aussi, entre le Suisse présumé nanti et le Roumain qui vit de la revente des objets encombrants récupérés sur les trottoirs des villes Suisse. Mais qui est le plus à l'aise? Artiste, Julius a certes des économies, mais vit doucement de son art. Dès lors, il voit en Basile une opportunité de vendre davantage de "tableautins", représentant une Suisse de carte postale, voire d'ouvrir une galerie en Roumanie. Péché d'hybris qui le perdra: l'intrigue se noue autour du détournement par Basile des économies d'un Julius soudain dessillé. Basile, quant à lui, se débrouille bien avec son business, certes fondé sur le trafic du trop-pleine d'un pays dit riche; il va jusqu'à hanter, bien que marié, des "clubs à néons de plus en plus rouges et à filles mal promises".

Détournement d'économies? Telle est en effet la faille dans une relation presque amicale entre deux personnages. Julius a certes envie de pardonner. Le fera-t-il? Il lui faudra trouver une position aussi face à Basile, qui l'arnaque, fait la fine bouche, n'honore guère ses rendez-vous et, francophile, médit de la Suisse: "Je déteste les gens, ici, je déteste ce pays, je suis obligé d'y être; il faut payer pour tout..." Dès lors, faire payer un Suisse pour tous les autres est tentant. Comment cela va-t-il se terminer?

L'auteur n'hésite pas à intégrer à son riche vocabulaire les marques des objets et des lieux qu'il fait intervenir. Cela n'est pas gratuit. En particulier, la mention de marques anciennes et généralement européennes d'appareils tels que les radios suggère une solidité qui remonte à des temps immémoriaux – parfaitement en phase avec la possibilité de les réparer et de leur donner une seconde vie. Il y a le Relay aussi, celui de la gare, lieu de passage, comme si les amitiés entre les hommes n'étaient elles aussi que passages dans la vie. Et les crayons Faber-Castell de Julius, suggérant là aussi une certaine manière de faire de l'art.

De la Suisse aux marches de la Roumanie, c'est une intrigue assez simple, autour d'un commerce atypique et informel, que l'écrivain met donc en place, mettant en scène deux seuls personnages masculins. Cette simplicité est cependant magnifiée par une écriture soignée, précise et opulente, qui n'obscurcit cependant jamais le propos.

Jean-Yves Dubath, Commerce, Genève, Editions d'Autre Part, 2017.

Le site des éditions D'Autre Part

Egalement lu par Francis Richard.

mardi 6 mars 2018

Dictée des collèges: c'est pour bientôt, avec Jamy Gourmaud et Orthodidacte!

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Avis de concours d'orthographe! L'ami Guillaume Terrien, fondateur du site d'apprentissage de l'orthographe Orthodidacte, organise tout prochainement un grand concours d'orthographe qui s'adresse aux collégiens de toute la France. Je relaie l'information à l'attention de mes jeunes lecteurs... et de celles et ceux qui, passant par là, connaissent quelqu'un qui serait concerné. 

La Dictée des collèges, c’est le 1er concours d’orthographe national en direct et en ligne dans les collèges, organisé en partenariat avec le collège La Salle L’Aigle-Grenoble. La dictée sera lue par Jamy Gourmaud, présentateur de l’émission "C’est pas sorcier". Les dizaines de milliers de participants composeront directement sur tablette ou ordinateur. Le concours aura lieu le lundi 19 mars 2018 à 14 h (heure de Paris), en direct, dans le cadre de la semaine de la langue française et de la francophonie. Il est ouvert à tous les collégiens, répartis en 4 catégories : 6e, 5e, 4e et 3e. Un euro par participant sera reversé à une association luttant contre l’illettrisme (Biblionef).

Tous les internautes peuvent aussi faire la dictée en direct, de manière non officielle.

Cet événement est organisé par:
· Guillaume Terrien (champion de France d’orthographe, fondateur d’Orthodidacte),
· Orthodidacte (site Internet professionnel pour s’améliorer en orthographe et se certifier en langue française).

Renseignements et inscription:
- +33 9 69 39 57 97 (numéro non surtaxé),

Où, quand, qui, comment, combien?
· Où? Chaque élève concourt dans son établissement. L’évènement est filmé depuis le collège La Salle L’Aigle-Grenoble qui accueille les organisateurs, les médias, les parrains et les personnalités.
· Quand? Le lundi 19 mars 2018 de 14 h à 15 h 30 (heure de Paris).
· Qui? Le concours est ouvert aux élèves inscrits dans les collèges publics ou privés sous contrat avec l’État français, de métropole et d’outre-mer.
· Comment? Un élève participe sur tablette ou ordinateur, connecté au site dictee-colleges.orthodidacte.com, depuis sa salle de classe.
· Combien? 3,50 euros TTC par élève, dont 1 euro est reversé à Biblionef, association luttant contre l’illettrisme en distribuant, en France et dans le monde, des livres neufs et en français. La dictée est gratuite pour les internautes qui ne participent pas officiellement.

A vous de jouer, bon courage et bonne chance!

lundi 5 mars 2018

E. V. A., quand l'intelligence artificielle s'éveille à l'humanité

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Alexis Righetti – "E. V. A.": voilà un roman qui promène son lecteur, de l'alpe inhospitalière jusqu'aux locaux d'un centre de recherche ultra-secret, en passant par le monde parallèle d'un jeu de guerre en ligne. C'est pourtant essentiellement l'âme humaine, sa psychologie aussi, que l'écrivain français Alexis Righetti s'attache à explorer. Cela, en la positionnant, dans ses différents avatars, face à une intelligence artificielle supérieure et capable d'apprendre. 

Différents avatars? Rien d'autre que des êtres humains, en somme: dans le cadre de recherches secrètes menées par une organisation mystérieuse, six personnes, des "veilleurs", sont mises pendant quelque temps en contact direct avec une intelligence artificielle, la fameuse "E. V. A.", qui va apprendre d'elles. Cela, afin de savoir si elle est apte à s'intégrer à l'humanité, avec tout ce que cela implique: peur et instinct de survie, sociabilité quotidienne, exercice du pouvoir, guerre et politique, art et création, émotions et sentiments. A chaque humain son domaine. Et à chaque domaine son chapitre: séquentielle, la structure s'avère peu surprenante. Tout au plus quelques allusions, en cours de roman, font-elles deviner des liens entre certains personnages. 

Décrivant une ascension en montagne prélude à une descente spectaculaire à skis, le premier chapitre n'est pas des plus engageants, et il n'est pas évident de se rendre compte de la forme que prend l'intelligence artificielle. Cela peut paraître rebutant, un peu inhospitalier comme les montagnes décrites – certes avec un grand souci du détail, qui trahit un auteur qui semble s'y connaître en la matière. L'ambiance se réchauffe en revanche considérablement dès le deuxième chapitre, décrivant de manière mordante, pour ne pas dire plus, un repas entre voisins: rien n'est laissé au hasard, et dès lors qu'il y a des interactions, l'auteur laisse libre cours à son goût pour les descriptions psychologiques et le choc des âmes. De la pyramide de Maslow au besoin de reconnaissance en passant par la manipulation, tout y passe.

Telle que l'auteur la met à nu, la psychologie humaine n'est pas des plus reluisantes. Il y a par exemple de l'opportunisme dans cette artiste méconnue qui met à profit son contact privilégié avec E. V. A. pour créer des œuvres d'un genre nouveau qui la feront remarquer. Mieux encore: l'auteur cisèle d'excellente manière un cadre dirigeant impitoyable, peut-être pervers narcissique. Pour n'en citer que deux... En contrepoint, l'auteur cite ce qui se dit et se passe en centrale, chez ceux qui gèrent le fonctionnement de l'intelligence artificielle. C'est là que, pour le lecteur, naissent les questions philosophiques liées à une intelligence non humaine, susceptible d'être supérieure à tout être humain, débarrassée de tout trait de caractère irrationnel – les religions, entre autres, en prennent pour leur grade. Avec E. V. A., est-on en train de fabriquer Dieu? Diffuse, la question est posée dans "E. V. A.". 

On l'a compris, l'auteur met en scène des personnages forts au caractère bien trempé. Après les avoir montrés isolément, de manière successive, il réussit à orchestrer un "tutti" final qui constitue une dernière expérience. Celle-ci teste la cohésion d'un groupe, et fait intervenir l'intelligence artificielle dans des conditions de tension extrêmes. Une fois de plus, l'auteur montre son talent à dessiner les relations interpersonnelles, allant jusqu'au clash et jusqu'à la folie. En outre, le laboratoire qu'il décrit et où a lieu l'expérience ultime est un décor de science-fiction froide qui n'est pas sans rappeler le film "Cube" de Vincenzo Natali (1997) – une référence du reste revendiquée par l'auteur. Et dans l'épilogue, il sème quelques doutes: ce monde d'intelligences artificielles est-il vraiment piloté par une science toute-puissante?

Ecrit par un auteur qui, en plus d'être romancier, est un vététiste d'élite et un manager accompli, "E. V. A." conjugue ainsi avec bonheur l'exploration de la psychologie humaine et la réflexion relative aux intelligences artificielles. On touche dès lors à l'éthique et à la philosophie, toujours sur un ton romanesque captivant: rapide et efficace, l'écriture n'est pas sans rappeler celle d'un thriller bien percutant, tendu comme une corde à violon, et qui se fait facilement corrosif.

Alexis Righetti, E. V. A., Lausanne, Favre, 2018.

Le site des éditions Favre.