jeudi 31 août 2023

Hélène Dormond: il revient, le bourdon...

Hélène Dormond – Vous avez aimé "L'Envol du Bourdon", vous allez adorer "Le Retour du Bourdon"! C'était un premier roman, c'est donc devenu une saga, signée de l'écrivaine vaudoise Hélène Dormond. Son personnage principal? Marcel Tribolet, un de ces bons Vaudois à la façon de Jean Villard-Gilles, en proie à un "déficit assertif assorti de troubles anxieux", passé virtuose dans l'art de se coucher pour éviter conflits et embrouilles. Cela, côté cœur (la belle Amandine l'a-telle friendzoné? question récurrente qui ne manquera pas d'exciter le lecteur...) comme côté travail.

En effet, si "L'Envol du Bourdon" brocardait gentiment les poncifs du développement personnel, "Le Retour du Bourdon" aborde de façon fine et amusée les modes et les travers du monde du travail. Si peu profilé que soit Marcel Tribolet, dont le totem est justement le bourdon – qui vole bas –, on le retrouve chef des finances d'une entreprise de papeterie plutôt ambitieuse. 

La romancière brille lorsqu'elle dessine les relations que Tribolet entretient avec des subordonnés pas toujours faciles à gérer: le neveu d'une collègue qui n'en fiche pas une, un passionné de champignons qui blèse (j'ai bien dit blèse!) ou un chef qui ne manque pas de se faire passer pour un mâle alpha en se délectant de ces anglicismes qui, croit-il, font genre. Dans le flot de péripéties qui fait avancer le roman, chacun occupera le devant de la scène, à son tour, et il y aura quelques surprises.

Côté péripéties, en effet, l'auteure ne manque pas d'inventivité. Elle caricature à merveille les entretiens d'embauche improbables (Tribolet doit engager deux apprenties camionneuses), les exercices de team-building abstrus, les pièges entre collègues (ah, l'accorte serveuse longiligne du restaurant!) et les systèmes d'évaluation du personnel. Marcel Tribolet traverse chacune de ces péripéties à sa manière, cohérente avec sa conscience, acceptant les avantages (il s'est fait du bien avec la serveuse, qui aussi adoré ça, aha!...) et les inconvénients (il s'octroie une baisse de salaire parce qu'il ne veut pas léser ses talentueux subordonnés...). 

Si la vie de bureau pousse constamment Marcel Tribolet aux limites du stress, il en va de même de sa vie privée, et la romancière charge la barque pour le plus grand délice du lecteur: madame Bally, la voisine encombrante mais si aimable est toujours là, avec son chat, et Amandine a désormais deux rats. Enfin, il y a cette bande de braves paumés carburant aux p'tits joints, menée par le maître du chien Godzilla... 

Tout autour de Marcel Tribolet, si timoré qu'il en devient attachant, l'auteure fait donc danser toute une brochette de personnages joliment travaillés – tout au plus peut-on regretter qu'il ne soit pas fait davantage cas de la femme à face de rat, sans doute un peu perdue dans la vie elle aussi, qu'Amandine veut jeter dans les bras de Marcel. Cela dit, tout ce petit monde se bouscule gentiment, on finit par s'apprécier ou pas, et la ronde s'avère cocasse pour le lecteur, qui n'observera plus tout à fait son environnement de travail de la même façon une fois qu'il aura refermé ce roman enlevé, satirique mais dépourvu d'acrimonie, qu'est "Le Retour du Bourdon". 

Et la dernière phrase du roman laisse ouverte la possibilité d'une suite...

Hélène Dormond, Le Retour du Bourdon, Prilly, Aux Presses Inverses, 2023.

Le site d'Hélène Dormond, celui des Editions Aux Presses Inverses.

mardi 29 août 2023

Les "contes défaits" de Florence Cochet

Florence Cochet – Romancière et nouvelliste spécialisée dans les littératures de genre, l'écrivaine et enseignante genevoise Florence Cochet offre à son lectorat un bouquet de quatorze "contes défaits", soit autant de nouvelles rassemblées au sein de l'ouvrage "Inhumaines". Le fil rouge? Presque à chaque fois, c'est un personnage féminin qui domine l'intrigue. Et même dans la seule nouvelle où ce n'est pas le cas, il sera encore question de femmes...

Femmes monstres, femmes victimes, femmes broyées par l'engrenage d'un scénario qui les dépasse: l'écrivaine mêle avec beaucoup d'adresse les codes de la littérature de genre et des contes immémoriaux. Cela peut prendre la forme d'un récit moderne où intervient une sirène, comme dans "Dans les profondeurs", ou d'un conte intemporel, comme dans "Le troisième bal" ou "Le Puits des âmes", aux allures d'un terrible parcours initiatique exclusif.

Certains motifs apparaissent porteurs d'une vision du monde féministe: on trouve l'image de la femme violentée et de l'homme toxique dans des textes tels que "A corps perdu", qui se termine par une chasse à l'homme. L'idée même de l'asservissement total des représentants du sexe masculin, voire de leur disparition, est évoquée dans "Sous le dôme", dont le point de départ dystopique (un virus qui s'attaque uniquement aux hommes et dont l'humanité doit se protéger) rappelle des romans tels que "YXSOS" de Pierre De Grandi ou "Les hommes protégés" de Robert Merle.

Seule nouvelle à mettre en avant un personnage masculin, "Le parfum du lotus" développe l'histoire surprenante, originale même, d'un vampire chinois fétichiste des pieds. Improbable? Pas tant que ça: l'auteure en profite pour revisiter cinq siècles d'histoire vus du pied féminin – qu'il soit tout recroquevillé comme ces pieds de Chinoises à la croissance entravée, juché sur des chaussures à talons ou glissé dans des sandales qui laissent voir les orteils. Le tout, entre meurtrissure, séduction et confort. 

Et pour le lecteur, il y a des raisons de prendre son pied en lisant "Inhumaines", un recueil riche et diablement bien écrit, parfois glaçant, mais qui sait aussi faire toute sa place à la sensualité lorsque la situation l'exige – ce qui n'est pas rare. Et c'est avec adresse que l'écrivaine mélange les genres, entre réalisme et surnaturel, pour en tirer une musique spécifique, à chaque fois renouvelée, et toujours résolument actuelle.

Florence Cochet, Inhumaines, Vevey, Hélice Hélas, 2023. Postface de Pierre Yves Lador.

Le site de Florence Cochet, celui de Pierre Yves Lador, celui des éditions Hélice Hélas.

dimanche 27 août 2023

Dimanche poétique 603: Louis Polèse

De la nervosité

     Calme tes nerfs dans la pensée de l'eau.
Tes nerfs sont impatients; mais impatients de quoi?
C'est toi qui as écrit une agonie des nerfs,
et puis deux jours après, une harmonie des nerfs.

     Fais tout ce que tu peux pour ne pas que l'on voie cette nervosité.

     Si l'on te sent nerveux, c'est-à-dire
t'agressant toi-même, tu seras agressé.

     Par ta nervosité, tu te rends plus nerveux, tu te fais mal aux doigts, tu te fais mal pour rien.

     Par ta nervosité, tu ne témoignes pas comme il faudrait l'amour, occupé que tu es à te faire du mal. Maîtrise-toi.

Louis Polèse (1963- ), Ma tendresse, Paris, Arcam, 1988. 

vendredi 25 août 2023

Des doudous pour les grands

Nicolas Ancion –  On pourrait croire que "Ecrivain cherche place concierge" est un roman parmi d'autres sur la condition d'écrivain. Ce n'est pas faux, mais considérer que ce n'est que cela serait mal connaître l'astucieux écrivain belge Nicolas Ancion, expert dès lors qu'il s'agit de mettre tout naturellement en scène des situations complètement décalées. Et c'est vrai qu'à la fin de la lecture de ce court roman, le lecteur aura eu la sensation agréable d'avoir plongé dans un récit qui relève du merveilleux, dans la mesure où l'étrange, le surnaturel, ne surprend aucun personnage.

Le lecteur est embarqué à la suite de Victor, un écrivain qui écrit des essais décalés (y compris sur les pets – l'auteur avait-il "L'art de péter" de Pierre-Tonas-Nicolas Hurtaut à l'esprit au moment de concevoir son personnage) et partage son prénom avec un illustre modèle. Le lecteur le découvre par ailleurs romanesque, perpétuellement amoureux de tout ce qui bouge, lui sourit et se trouve être de sexe féminin. Un fil rouge? Certes: le lecteur sera amené à se demander entre quels bras le jeune Victor finira ce bout de vie. Après tout, un écrivain a besoin d'une muse...

Mais là, Victor a surtout besoin d'argent, et il passe une annonce de demande d'emploi. Donnant suite à la proposition d'une personne intéressée, il s'engage  comme concierge dans un château étrange, dont le propriétaire est un richissime gaillard qui voyage beaucoup. Et c'est là que ça devient drôle: le collaborateur principal de Victor sera Pinot, un lapin en peluche vivant, doté de la raison et de la parole, particulièrement dégourdi qui plus est. Il tranche avec son oncle, l'ours Robert, bête débonnaire qui mange beaucoup et s'évertue à dégommer les stéréotypes liés aux ours (le miel, la pêche...). 

Dès lors, le lecteur a l'impression d'être plongé dans un univers de dessin animé, d'autant plus que l'auteur affectionne une approche visuelle, bien étudiée voire cinématographique, dans sa manière d'écrire. Victor va se retrouver pris dans une guerre des gangs entre phoques et pingouins, et ça va ferrailler sec. On relèvera avec amusement que le pingouin qui veut faire monter une fille sur sa mobylette a comme un petit air de famille avec Poungi la Racaille, personnage bête, méchant et hilarant de Bastien Chanmax.

En synthèse, l'idée de faire parler des animaux parle à l'enfant qui sommeille en tout lecteur. Mais voilà: on est dans un livre pour les grands. Du coup, le lecteur a peut-être envie que ces bestioles vivent des histoires de grands, avec un peu de sang qui coule pour faire bon poids: qu'adviendrait-il si son doudou portait un flingue?

Et côté écriture? Parfaitement dans l'esprit de merveilleux décalé qui prévaut dans l'intrigue, l'auteur privilégie un style faussement sobre et détaché où les comparaisons délirantes mais justes se détachent régulièrement et font sourire. L'ouvrage est rapide et court, on aurait même eu envie de vivre encore un peu dans cet univers à la fois loufoque et violent où, même à grande vitesse, le souci du rythme reste malgré tout présent: il suffit de penser au ralenti que l'auteur ménage lorsque Victor, au cours d'une noce organisée au château, voit une fille en robe jaune qui lui sourit...

Nicolas Ancion, Ecrivain cherche place concierge, Paris, Pocket, 2010/première édition Waterloo, Luc Pire, 2006.

Le site de Nicolas Ancion, celui des éditions Pocket, celui des éditions Luc Pire.

Lu aussi par CynthiaJoyce, Lali, Liliba, Séverine.

dimanche 20 août 2023

Dimanche poétique 602: René-François Sully Prudhomme

Scrupule

Je veux lui dire quelque chose,
Je ne peux pas;
Le mot dirait plus que je n'ose,
Même tout bas.

D'où vient que je suis plus timide
Que je n'étais?
Il faut parler, je m'y décide...
Et je me tais.

Les aveux m'ont paru moins graves
A dix-huit ans;
Mes lèvres ne sont plus si braves
Depuis longtemps.

J'ai peur, en sentant que je l'aime,
De mal sentir;
Dans mes yeux une larme même
Pourrait mentir,

Car j'aurais beau l'y laisser naître
De bonne foi,
C'est quelque ancien amour peut-être
Qui pleure en moi.

René-François Sully Prudhomme (1839-1907). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 17 août 2023

Guy Mettan: force de la parole, force du silence

Guy Mettan – On connaissait Guy Mettan comme homme de presse et essayiste. Avec "Le Grand Zack", on le découvre auteur d'une fiction philosophique. Cet ouvrage bref se lit rapidement grâce à une structure où les personnages ont en général la parole, les éléments de décor étant rares, indiquant juste que l'on est dans le milieu des fonctionnaires internationaux.

L'ouvrage s'articule en deux temps: "Le Grand Zack" est également le titre de la deuxième partie du livre, la première, et la plus longue, étant intitulée "Le soulèvement de la raison". La deuxième partie, quant à elle, constitue un récit enchâssé, relaté par l'un des personnages de la première, Sapienza, femme de conviction ayant roulé sa bosse avant de s'installer en Afrique – son prénom suggère la sagesse, de manière transparente.

Plutôt des monologues...

Dans "Le soulèvement de la raison", Sapienza déroule avec passion sa vision du monde face à un ancien collègue, Abe. Elle est marquée par le désespoir envers l'humain, essentiellement occidental, et interroge son hypocrisie, le caractère intéressé de tout amour humain, les errements du progrès, allant même jusqu'à avancer certains arguments animalistes. Son vis-à-vis est plus modéré, mais c'est aussi que, moins penseur dans l'âme, il a moins à dire, et ce qu'il peut avancer s'avère prévisible pour Sapienza.

On peut dès lors regretter que, plutôt qu'à un vif échange d'arguments, le lecteur soit placé en présence d'une vision du monde déroulée par un seul personnage, sans adversité véritable – un peu comme dans "Mme Serpit-Coht décortique l'actualité" de Catherine Gaillard-Sarron, l'humour en moins. Dès lors, la lecture paraît dépourvue de toute dialectique, de toute recherche d'un argument supérieur résultant de la friction de deux intelligences. A moins que l'auteur ne soit à la recherche d'un autre effet! Voyons cela...

... et que vaut le silence?

La deuxième partie, éponyme, apparaît assez semblable à la première dans sa structure, avec un homme qui parle à un autre. Les personnages sont ici transparents: Zack, c'est l'avatar de Mark Zuckerberg; son vis-à-vis, nommé de manière plus allusive, c'est celui de Julian Assange – Rückengel en allemand, Angelbottom en anglais... Le discours du Grand Zack a tout de la proposition d'un pacte avec le Diable, l'autre n'ayant qu'à renier ses convictions pour vivre à nouveau normalement. Quant à l'autre, il reste muet. 

Le lecteur aura alors deux impressions: alors même que Sapienza, celle qui a raconté l'histoire du Grand Zack, domine le dialogue au moyen de son abondante parole, c'est par son silence, qui sera sa force, que le vis-à-vis de Zack l'emporte. Parler ou se taire, qu'est-ce qui est le plus sage, alors?

La manière de faire avancer le discours peut donc paraître unilatérale dans les deux cas, et il est permis de le regretter – de même que la longueur de la première partie, qui apparaît comme un long préambule à l'assez bref pologue relaté dans la deuxième partie. Il n'empêche: ancré dans une époque qui est la nôtre, cependant, "Le Grand Zack" donne quelques pistes de réflexion sur le monde dans lequel nous vivons, ses faux-semblants et sa bien-pensance à géométrie variable, à partir de quelques éléments de l'actualité toute récente: un photographe qui meurt de froid à Paris, un virus qui justifie toutes sortes de contraintes, un conflit en Ukraine et des enfants qui meurent ailleurs... 

Guy Mettan, Le Grand Zack, Genève, Editions des Syrtes/Paris, L'Inventaire, 2022.

Le site de Guy Mettan, le site des Editions des Syrtes, celui des Editions de L'Inventaire.

Lu par Christian Campiche, Francis Richard.


lundi 14 août 2023

Norman Spinrad: voyage au bout de la secte

Norman Spinrad – Construit comme un parcours d'obstacles auquel un homme, Jack Weller, décide de faire face pour retrouver sa femme, "Les miroirs de l'esprit" est aussi la représentation à la fois sarcastique et glaçante, vue de l'intérieur, d'une secte du style de la Scientologie, qui fonctionne sous le couvert du développement personnel. Et pourquoi ne pas y voir, tant qu'on y est, une métaphore des Etats-Unis eux-mêmes, qui aliènent leurs amis et (tentent de) détruire leurs ennemis?

La métaphore américaine n'est pas vaine ici: tout commence en effet à Hollywood, carrefour des faux-semblants (il faut avoir telle voiture, telle villa à telle adresse pour ne pas avoir l'air pauvre, ce qui serait une malédiction), où Jack et Annie Weller mènent chacun une carrière obscure: l'un comme réalisateur d'une série pour enfants avec un singe, l'autre comme actrice pour publicités. Lors d'un cocktail gratuit entre "gens célèbres", tous deux découvrent le Transformationalisme – c'est la fameuse secte. Annie est emballée, Jack pas du tout.

L'auteur utilise Annie comme le McGuffin de l'intrigue: une sorte de leurre qui fait avancer Jack et incite le lecteur à tourner les pages pour en savoir plus. Les retrouvailles importent-elles? Certes, et surtout leurs conditions. Mais c'est surtout le cheminement de Jack qui s'avère intéressant, un Jack suffisamment habile (c'est un cinéaste) pour tromper son monde. Vraiment? Ce personnage avance constamment sur la corde raide, faisant face à une belle série de tentatives de manipulations mentales et de menaces plus ou moins voilées de la part des collaborateurs de la secte. Et derrière les belles apparences et les sourires Pepsodent, force est de constater que ce n'est pas toujours joli-joli: prisons dorées, échanges verbaux violents, neutralisation à l'aide de stupéfiants. 

Et le gourou, alors? John Steinhardt présente un point commun avec Lafayette Ron Hubbard, père de la Scientologie: avant de devenir le maître à penser d'une secte, il a été écrivain de science-fiction. L'auteur démystifie avec un plaisir non dissimulé la figure du chef spirituel qu'on imagine volontiers en ascète abstinent de tout plaisir terrestre. Le whisky coule à flots dans le gosier de ce bonhomme fantasque, qui ne manque pas de laisser s'exprimer sans complexe ses penchants lubriques à l'occasion. Le fait qu'il soit corpulent (on imagine le bide à bière...) et négligé lui enlève toute superbe. Pourtant, son aura de boss intouchable, qu'on n'approche qu'avec stupeur et tremblements, est jalousement cultivée.

Les péripéties auxquelles John fait face représentent à chaque fois un défi nouveau (y compris financier: la secte a son coût, qu'elle sait soutirer aux adeptes!), avec de nouveaux personnages toujours bien construits, le plus souvent détestables ou ambigus. L'ambiance est en effet à la paranoïa, aux confins de la folie pure et simple, dans ce vaste jeu de piste où les cervelles s'affrontent. Puisant à quelques références classiques telles que le personnage principal de "1984" de George Orwell, impeccable lorsqu'il s'agit de dépeindre les âmes qui se frottent en un mouvement implacable, "Les miroirs de l'esprit" se révèle captivant, voire jouissif.

Norman Spinrad, Les miroirs de l'esprit, Paris, Folio, 2002/1re édition Robert Laffont, 1981, traduction de l'américain par Charles Canet.

Le site des éditions Folio.

Lu par Erwelyn, ManouSheldzio.

dimanche 13 août 2023

Dimanche poétique 601: Marceline Desbordes-Valmore

Le grillon

Triste à ma cellule,
Quand la nuit s'abat,
Je n'ai de pendule
Que mon cœur qui bat;
Si l'ombre changeante
Noircit mon séjour,
Quelque atome chante,
Qui m'apprend le jour.

Dans ma cheminée,
Un grillon fervent
Faisant sa tournée
Jette un cri vivant:
C'est à moi qu'il livre
Son fin carillon,
Tout charmé de vivre
Et d'être grillon.

La bonté du maître
Se glisse en tout lieu;
Son plus petit être
Fait songer à Dieu.
Sait-il qu'on l'envie,
Seul et ténébreux?
Il aime la vie,
Il est bien heureux!

La guerre enfiévrée
Passait l'autrefois,
Lionne effarée,
Broyant corps et voix;
Mon voisin l'atome
Fut mon seul gardien,
Joyeux comme un gnome
A qui tout n'est rien.

Dieu nous fit, me semble,
Quelque parité:
Au même âtre ensemble
Nous avons chanté.
Il me frappe l'heure,
Je chauffe ses jours;
Mais, femme, je pleure;
Lui, chante toujours.

Si jamais la fée
Au soulier d'azur,
D'orage étouffée,
Entre dans mon mur,
Plus humble et moins grande
Que sa Cendrillon,
Oh! Qu'elle me rende
Heureuse, ou grillon!

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 10 août 2023

Aquilegia Nox et les aspects d'Adjaï le Protée

Aquilegia Nox – "Adjaï aux mille visages" porte bien son nom: c'est un personnage qui peut changer d'identité et d'aspect presque à sa guise, ce qu'on appelle un "Changeling" ou, parfois, un "Doppelgänger". Adjaï, c'est le personnage principal et le narrateur d'un diptyque de romans de fantasy signé Aquilegia Nox. Voici quelques impressions de lecture du premier tome, "Ceux qui changent". 

L'univers dépeint est celui du changement, en effet, au gré de ce que la roue de la fortune apporte aux uns et aux autres: le statut social est fragile, chacun doit se méfier l'un de l'autre dans un contexte où différentes espèces d'humains et d'humanoïdes surnaturels vivent en plus ou moins bonne harmonie. Adjaï le changeling est victime de quelques préjugés; lui-même aura affaire à des gobelins, mais aussi à des humains parfaitement ordinaires, avec leurs qualités et leurs défauts.

Quant au contexte, il évolue aussi au fil des conflits: Adjaï quitte un pays en guerre pour trouver sa voie, ce qui permet au lecteur de découvrir un monde aux allures médiévales, dominé par les guildes, où l'on hésite entre le système de mesures métrique (les "kils", ces bons vieux kilomètres) et les mesures à l'ancienne (il est question de tout aussi bonnes vieilles "lieues", p. 143). C'est un monde peu technologique si l'on excepte quelques allusions aux machines à vapeur. Une nuance steampunk? À peine: cela paraît lointain et n'a guère d'impact sur l'intrigue.

L'intrigue a un côté gamifié, emprunté aux codes des jeux de rôles ou d'aventure qu'on peut vivre sur son ordinateur, façon King's Quest (un aveu de ma part: j'ai plutôt joué à Leisure Suit Larry, sur le même principe mais avec un personnage très différent...). On y pense par exemple lorsqu'Adjaï s'introduit dans une demeure pour y trouver refuge et qu'il en ressort avec quelques objets qui pourront lui servir plus tard. On y pense aussi lorsque ce même personnage échafaude des tactiques plus complexes, impliquant des rencontres risquées où il faut faire preuve de ruse pour récupérer un objet précis. Cela dit, Adjaï est un personnage clairement plus travaillé qu'un bonhomme en pixels, et c'est tant mieux pour le lecteur.

Avec Adjaï, en effet, "Changeling" n'est pas un vain mot: ce personnage change à volonté, y compris de sexe, et ne se connaît pas d'identité de référence. Tout au plus peut-on lui reconnaître une certaine constance morale: il adopte quelques principes lorsque c'est son tour de diriger une guilde de brigands (la confiance par exemple, une denrée rare et pas toujours bien comprise!) et reste fidèle à son fils malgré les vicissitudes – un fils qui le reconnaît toujours, peu importe qu'Adjaï se présente à lui sous une forme féminine ou masculine. La rédaction suit, la grammaire est fluide: lorsqu'Adjaï est femme, l'auteure écrit son histoire au féminin, et passe au masculin lorsqu'Adjaï est homme. Ses noms eux-mêmes changent, et sont souvent inspirés de la Lune. 

Au fil des pages d'un roman qui visite des temps anciens, flous et rêvés, l'auteure fait passer quelques messages qui résonnent avec l'actualité de ce début de vingt et unième siècle. Un peu de féminisme? On pense à ce restaurateur indélicat qui refuse d'engager une femme qui a enfanté, qu'il considère comme une "pondeuse", ou à la sorcière Razelane, qui manie les simples avec virtuosité et sera la nourrice de l'enfant d'Adjaï. La question des camps où l'on loge tant bien que mal des réfugiés aujourd'hui apparaît lorsqu'il est question de stationner en deux endroits les rescapés d'une certaine épidémie – ce n'est pas le covid-19, au vu de la date de parution du roman.

L'écriture de "Ceux qui changent" aurait mérité de pousser davantage encore la gouaille qu'elle ose par moments, afin de conférer vraiment une voix à son narrateur. Elle est cependant agréable et accrocheuse, et porte un roman riche en péripéties dans un univers construit de façon cohérente. Adjaï lui-même mène sa barque, se raconte comme on raconte ses états d'âme et ses vieux souvenirs, entre indéniables succès et défaites cuisantes dont il convient de se relever. Ainsi, pour le plaisir de son lectorat, "Adjaï aux mille visages" s'ouvre sur un premier tome où la roue de la fortune tourne, impitoyable, pour toutes et tous. Enfin, le tome 2 donnera, gageons-le, des réponses à la question d'un bien encombrant et douloureux tatouage...

Aquilegia Nox, Ceux qui changent, Neuchâtel, PVH Editions, 2020.

Le site de PVH Editions.

Lu par Gabrielle Viszs, L'Etrange Librarium.

dimanche 6 août 2023

Dimanche poétique 600: Jacques Tahureau

Muses, adieu, et votre chant jazard

Muses, adieu, et votre chant jazard!
Adieu Phoebus, et ma fière déesse!
Livres, adieu, adieu la tourbe espesse
De mes amys, adieu tout jeu mignard!

Adieu guiterre, adieu luth babillard,
Toute harmonie et tout son de liesse,
Gemmes, parfums, et toute gentillesse,
Tout lieu hanté, tout ombrage à l'écart!

Ainsy la mort, par une blanche voye,
Droit me conduise en l'eternelle joye,
Entre les dieux, au beau sejour du ciel.

Ainsy ma foy chascun amant contemple,
Et tendrement gemissant prenne exemple
De ne tremper ses douceurs dans le fiel.

Jacques Tahureau (1527-1555). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 4 août 2023

Romain Gary, des nouvelles pour dire les travers de l'humanité

Romain Gary – Elles sont variées, les nouvelles du recueil "Les oiseaux vont mourir au Pérou" de Romain Gary. Pourtant, elles sont reliées entre elles par un certain nombre de constantes, telles que la condition juive marquée par l'expérience récente de la Seconde guerre mondiale, le goût du voyage en Amérique ou ailleurs, et en particulier par une féroce rouerie, mise au service d'une peinture implacable, souriante et désespérée à la fois, des petits et des grands travers de l'humanité.

L'auteur n'est pas des plus tendres avec ses personnages, en effet. On se souvient entre autres de ce conférencier bravache, courageux en chambre, piégé dans une chasse au requin dans "Je parle de l'héroïsme", ou de ce Juif allemand entrepreneur spécialisé dans les jouets, enfermé dans sa cave, et que des voisins obligeants continuent d'exploiter bien après la fin de la guerre en lui faisant croire que le régime nazi se poursuit et qu'il vaut mieux rester caché. "La plus vieille histoire du monde" évoque même un improbable rescapé des camps de la mort, fou paranoïaque devenu complotiste...

La nouvelle éponyme, quant à elle, installe un parfum irréel qui va aussi perdurer tout au long du recueil: alors que ce sont surtout les oiseaux qui viennent mystérieusement mourir sur ce bout de plage péruvien, que vient faire ici cette brochette de personnages étranges et curieusement vêtus? Sont-ce... de drôles d'oiseaux?

Deux contes de Noël se côtoient même dans "Les oiseaux vont mourir au Pérou". Si l'un est désespérément tragique (fatale solitude, dans "Le mur (simple conte de Noël")), l'autre revisite les figures imposées du genre en mettant en scène un homme qui guide une jeune femme aveugle à travers la neige, dans l'Allemagne en ruine d'après-guerre. Il y a aussi des jouets, et aussi, malheureusement, un chauffeur de poids lourds aux intentions pas nettes. Le lecteur le comprend mieux que le personnage masculin de la nouvelle.

Enfin, c'est sur une ouverture vers l'avenir que "Les oiseaux vont mourir au Pérou", avec une nouvelle qui lorgne à la fois vers la science-fiction et vers la farce animalière: c'est "Gloire à nos illustres pionniers", un titre à la gloriole délibérément outrée: ça se passe dans l'Amérique triomphante, avec le Président en personne... Le génie malicieux de l'écrivain consiste ici à donner à voir peu à peu les mutations dramatiques mais curieusement cocasses qu'une attaque nucléaire a fait subir aux Américains.

L'auteur sait moduler son style en fonction du propos, parfois canaille lorsqu'il s'agit de parler de militaires ("Noblesse et grandeur"), parfois d'un ton juste un peu trop soutenu lorsque le propos porte sur un diplomate soudain féru de musique ("Le luth"). C'est toujours travaillé, en beauté et en justesse, pour le régal même du lecteur d'aujourd'hui.

Romain Gary, Les oiseaux vont mourir au Pérou, Paris, Folio, 1987/1re édition Paris, Gallimard, 1962.


Défi "2023 sera classique" avec Nathalie et Blandine.

mercredi 2 août 2023

Rires, sortilèges et soupirs en bibliothèque

Mindy Klasky – C'est avec le tome 2 de la trilogie qui lui est consacrée, "Comment trouver (rapidement!) l'homme idéal?" que j'ai découvert le personnage de Jane Madison, bibliothécaire et sorcière à ses heures. Il fallait bien que je lise le premier volume de la série dès que l'occasion se présenterait. La boîte à livre de mon quartier a fait le reste: j'y ai trouvé "Comment je suis devenue irrésistible!" il y a quelque temps, et viens d'en terminer la divertissante lecture: de la chick lit qui se respecte!

"Comment je suis devenue irrésistible!" décrit naturellement, à la manière d'une exposition, le petit univers dans lequel évolue le personnage de Jane Madison. Employée dans une bibliothèque privée où elle fait un peu tout (du prêt et du classement, mais aussi des cafés), la voilà privée d'un quart de son salaire, avec l'obligation de travailler en costume traditionnel de type "colonial", très dix-huitième siècle. Compensation? Dans sa grande mansuétude, la patronne la loge dans l'une des dépendances de la bibliothèque, une maison de gardien qu'il va falloir nettoyer à fond. Ce faisant, Jane y fait une découverte peu banale (le sous-sol est habité!) qui lui ouvre les portes de la sorcellerie.

Sorcellerie? Plus encore sans doute que dans le tome 2, ce premier volume baigne dans une ambiance nimbée de fantastique, avec plus d'un sort majeur ou anecdotique lancé par une Jane Madison qui revisite ainsi le motif féministe de la sorcière. Et si elle paraît irrésistible, est-ce à cause d'une formule magique prononcée à un moment donné? Il est permis d'y croire. Il y a aussi l'énigmatique personnage de Neko, humain avec des caractéristiques de chat, maître ès enchantements, contre lequel il faudra protéger un poisson dans son aquarium... Enfin, l'obsession de la mère de Jane pour les runes et les minéraux confère à l'ensemble une coloration New Age.

Il n'y a pas de chick lit sans une intrigue amoureuse comme fil rouge. Comme de bien entendu, l'homme après lequel Jane Madison soupire est beau, dans la force de l'âge, et exerce un métier plutôt valorisé, celui de professeur d'université. En parallèle, l'auteure dessine les déboires sentimentaux de la meilleure amie de Jane Madison, Melissa, boulangère, abonnée aux sites de rencontres, et dont la taille hésite entre 1 m 55 (p. 22) et 1 m 75 (p. 267). Le lecteur s'amuse certes de ces rencontres de même pas un soir, mais à la fin, qui va s'en sortir le mieux sentimentalement? Les paris sont ouverts, le suspense est à son comble...

Enfin, le petit monde de Jane Madison est complété par son ascendance, soit une mère qui revient de nulle part et une grand-mère dynamique mais un peu encombrante. "Comment je suis devenue irrésistible!" constitue ainsi le roman d'une tranche de vie et le début d'une série. Ce qu'annonce la fin de l'ouvrage, qui laisse en suspens les affaires de cœur de la pauvre Jane Madison tout en bouclant l'essentiel des nombreuses péripéties cocasses que charrie l'intrigue. Suite au prochain épisode, comme on dit!

Mindy Klasky, Comment je suis devenue irrésistible!, Paris, Red Dress Inn, 2009/2014. Traduit de l'anglais par F. M. J. Wright.

Le site de Mindy Klasky, celui des éditions Harlequin.

Lu par Accroc des livresAxelle, KatykatSolaine.