Boualem Sansal – La dystopie que propose l'écrivain Boualem Sansal dans "2084" n'a rien de banal. Elle plonge son lectorat dans un pays aux frontières incertaines (existent-elles, après tout?), contrôlé à tous les niveaux par une gouvernance totalitaire pilotée par quelque chose qui pourrait être l'islam, même s'il n'est jamais nommé.
C'est en effet à ce sytème de pensée que le lecteur songe immanquablement dès le début, lorsque l'écrivain décrit le contexte psychologique et philosophique de son roman, qui assume sa parenté avec le roman "1984" de George Orwell. C'est avec force qu'il décrit, en effet, des ensembles de population strictement surveillés qui carburent à l'obéissance et à la soumission, plutôt que de prendre le risque de la liberté.
C'est dans ce contexte qu'émerge Ati, ce malade qui, au cours d'un séjour au sanatorium, se met à réfléchir et subodore qu'il y a peut-être autre chose dans le monde, un autre chose inaccessible, put-être peccamineux – il convient aux personnages de ce roman de ne pas se souiller du péché, la gouvernance de l'Abistan autant que la religion des lieux l'exigent dans leur rigueur, et y veillent. Et voilà: Ati a des envies de liberté... que la police religieuse pourrait bien réprimer.
"2084" décrit dès lors la lente évolution d'Ati qui, comme touché par un virus qui va le conquérir inexorablement, décide d'aller chercher les frontières du pays, l'Abistan, où il vit. Dès lors, le propos sera fait de rencontres, par exemple celle de cet homme qui collectionne les objets du vingtième siècle et laisse penser ainsi qu'il y a eu des temps meilleurs que ceux où Yölah et son prophète régnaient en maîtres sourcilleux.
"2084" est façonné comme un conte à l'envers. Que signifie ce nombre, d'abord? On peut penser à une date. Mais la réalité, c'est que personne n'en sait rien dans le cours d'un roman dont la dynamique épouse, pour mieux la critiquer, l'amnésie sélective et l'absence de réflexion approfondie propre aux dictatures: l'essentiel est de savoir que c'est important, rien de plus. L'univers décrit ne s'appesantit guère sur les modernités envahissantes, et préfère décrire les âmes, les mentalités telles qu'elles peuvent exister dans le contexte d'un totalitarisme religieux.
Quant à l'onomastique, force est de relever qu'elle renvoie le plus souvent, pour un lecteur francophone, à l'imaginaire musulman. Mais c'est sans exclusive: l'auteur forge volontiers des mots pour désigner ce qui fait l'univers de "2084", et le dieu qui règne sur cet univers a un nom, Yölah, qui fait penser à Allah, mais aussi à Yahvé (l'Y), voire à Dieu (si l'on lit le "ö" à l'allemande: "eu", juste après l'y). Ainsi, l'auteur s'autorise même, souriant, quelques jeux de mots évocateurs (ah, le fameux Bigaye!). Par conséquent, il est permis de penser, au fil des pages, que si l'islam est le premier visé, toutes les religions abrahamiques courent, radicalement poussées à l'extrême, le risque des travers décrits par l'auteur.
Enfin, si je suis venu à ce livre dense et foisonnant qui impose une lecture lente, qui hantait ma pile à lire depuis la Fête du Livre de Saint-Etienne 2015, c'est aussi parce que cela fait deux semaines que Boualem Sansal a été arrêté par les autorités algériennes, pour des raisons qui ne me paraissent pas bien claires. Si j'ai passé un bon moment de lecture, riche en réflexions personnelles, avec "2084", c'est aussi en modeste soutien que je suis revenu à son auteur, que j'avais découvert naguère, ébloui, avec deux de ses premiers titres: "Le Serment des Barbares" et "L'enfant fou de l'arbre creux".
Boualem Sansal, 2084, Paris, Gallimard, 2015.
Le site des éditions Gallimard.