samedi 30 novembre 2024

"2084", des temps sous emprise religieuse

Boualem Sansal – La dystopie que propose l'écrivain Boualem Sansal dans "2084" n'a rien de banal. Elle plonge son lectorat dans un pays aux frontières incertaines (existent-elles, après tout?), contrôlé à tous les niveaux par une gouvernance totalitaire pilotée par quelque chose qui pourrait être l'islam, même s'il n'est jamais nommé.

C'est en effet à ce sytème de pensée que le lecteur songe immanquablement dès le début, lorsque l'écrivain décrit le contexte psychologique et philosophique de son roman, qui assume sa parenté avec le roman "1984" de George Orwell. C'est avec force qu'il décrit, en effet, des ensembles de population strictement surveillés qui carburent à l'obéissance et à la soumission, plutôt que de prendre le risque de la liberté. 

C'est dans ce contexte qu'émerge Ati, ce malade qui, au cours d'un séjour au sanatorium, se met à réfléchir et subodore qu'il y a peut-être autre chose dans le monde, un autre chose inaccessible, put-être peccamineux – il convient aux personnages de ce roman de ne pas se souiller du péché, la gouvernance de l'Abistan autant que la religion des lieux l'exigent dans leur rigueur, et y veillent. Et voilà: Ati a des envies de liberté... que la police religieuse pourrait bien réprimer.

"2084" décrit dès lors la lente évolution d'Ati qui, comme touché par un virus qui va le conquérir inexorablement, décide d'aller chercher les frontières du pays, l'Abistan, où il vit. Dès lors, le propos sera fait de rencontres, par exemple celle de cet homme qui collectionne les objets du vingtième siècle et laisse penser ainsi qu'il y a eu des temps meilleurs que ceux où Yölah et son prophète régnaient en maîtres sourcilleux. 

"2084" est façonné comme un conte à l'envers. Que signifie ce nombre, d'abord? On peut penser à une date. Mais la réalité, c'est que personne n'en sait rien dans le cours d'un roman dont la dynamique épouse, pour mieux la critiquer, l'amnésie sélective et l'absence de réflexion approfondie propre aux dictatures: l'essentiel est de savoir que c'est important, rien de plus. L'univers décrit ne s'appesantit guère sur les modernités envahissantes, et préfère décrire les âmes, les mentalités telles qu'elles peuvent exister dans le contexte d'un totalitarisme religieux.

Quant à l'onomastique, force est de relever qu'elle renvoie le plus souvent, pour un lecteur francophone, à l'imaginaire musulman. Mais c'est sans exclusive: l'auteur forge volontiers des mots pour désigner ce qui fait l'univers de "2084", et le dieu qui règne sur cet univers a un nom, Yölah, qui fait penser à Allah, mais aussi à Yahvé (l'Y), voire à Dieu (si l'on lit le "ö" à l'allemande: "eu", juste après l'y). Ainsi, l'auteur s'autorise même, souriant, quelques jeux de mots évocateurs (ah, le fameux Bigaye!). Par conséquent, il est permis de penser, au fil des pages, que si l'islam est le premier visé, toutes les religions abrahamiques courent, radicalement poussées à l'extrême, le risque des travers décrits par l'auteur.

Enfin, si je suis venu à ce livre dense et foisonnant qui impose une lecture lente, qui hantait ma pile à lire depuis la Fête du Livre de Saint-Etienne 2015, c'est aussi parce que cela fait deux semaines que Boualem Sansal a été arrêté par les autorités algériennes, pour des raisons qui ne me paraissent pas bien claires. Si j'ai passé un bon moment de lecture, riche en réflexions personnelles, avec "2084", c'est aussi en modeste soutien que je suis revenu à son auteur, que j'avais découvert naguère, ébloui, avec deux de ses premiers titres: "Le Serment des Barbares" et "L'enfant fou de l'arbre creux".

Boualem Sansal, 2084, Paris, Gallimard, 2015. 

Le site des éditions Gallimard.

jeudi 28 novembre 2024

Une jeune avocate face à la cause amoureuse

Elisa Alberte – L'avocate stagiaire Izïa Salzmann aurait-elle pu sauver la tête de Maurice Elcy si elle avait vécu au dix-neuvième siècle? Gageons que oui: le lecteur découvre en elle une jeune Genevoise rigoureuse qui n'a qu'un seul objectif en tête: gagner face aux juges jusqu'à décrocher son brevet d'avocate après une formation idoine dans une étude connue de la place genevoise. Seulement voilà: ce plan connaît un grain de sable aussi inattendu qu'agréable. Il s'appelle Maelo, il est livreur à vélo et c'est un optimiste à tout crin qui a roulé sa bosse. Ainsi débute "Tu n'étais pas prévu" d'Elisa Alberte.

"Tu n'étais pas prévu": un titre qui dit tout, sur un ton presque accusateur, si l'on se place du point de vue d'Izïa, une control freak née qui donne le ton du roman. Le lecteur aime suivre avec elle la vie insoupçonnée et trépidante d'une étude d'avocats, par ses détails comme par ses rituels. Chacun des avocats qui la suivent sont bien caractérisés, suffisamment pour qu'on s'y attache et qu'on attende les gags récurrents qui leur sont liés: l'un pose des colles de droit au débotté dans le couloir, l'autre ne jure que par "La Guerre des Etoiles" ou "Le Seigneur des Anneaux". 

Réciproquement, la clientèle de l'étude est variée aussi: il y a un quérulent qui appelle au moindre contretemps dans son logis, mais aussi des cas qui, promis aux tribunaux, reflètent une certaine misère. Non, on n'est pas forcément riche parce qu'on vit à Genève, et y trouver, voire garder un logement abordable relève du parcours du combattant. Gageons que la romancière, elle-même titulaire du brevet d'avocate, s'est inspirée de sa propre expérience pour nourrir cette description, particulièrement réussie, de la vie d'avocate.

La deuxième voix de ce roman, c'est celle de Maelo l'übersexuel, un personnage riche à sa manière: le lecteur ressent qu'il a une expérience de vie malgré son jeune âge, et ce qu'il découvre au fil des pages le confirme. Archétype du cycliste terroriste mais profondément humain, fils de parents qui n'ont pas eu que de la facilité dans la vie, faussement léger, il s'ancre dans le récit par la force des circonstances: il fait partie de la bande des colocataires d'Izïa. Une bande vivement colorée, entre Will l'homosexuel extravagant et le couple dingue composé par Astrid et Victor, qui vitamine le noyau d'amis qui est au cœur de ce roman.

Amis: oui, derrière une intrigue typique d'une romance, "Tu n'étais pas prévu" est aussi un roman d'amitié, plein de sentiments qui font chaud au cœur – en premier lieu la solidarité, lorsqu'Izïa a besoin d'un soutien moral en vue de ses examens. Cette solidarité est vécue de manière joyeuse voire festive, quitte à ce qu'Izïa passe cette période de sa vie sur une ligne de crête, avec la chute dans la fiesta d'un côté et la culbute dans le travail à outrance de l'autre. 

Le lecteur constate du reste, et il peut le regretter, qu'il n'y a guère de méchants dans "Tu n'étais pas prévu", l'avocat stagiaire Lucien Truchini faisant presque figure de mal nécessaire dans l'intrigue, juste pour montrer que tout n'est pas forcément rose dans le microcosme des avocats. Mais finalement, le lecteur le comprend, Izïa reste la pire ennemie d'elle-même. L'expérience qu'elle vit tout au long de ce roman va la transformer et faire d'elle, à cet âge crucial de la vingtaine où l'on pose les aiguillages de son existence, une femme accomplie et équilibrée à tous points de vue: du sport plutôt que des boissons énergisantes, beaucoup d'amour et un métier porteur de sens. Une issue qui fait rêver, en mode feel-good, pour un roman aux dialogues pétillants qui assume sa part de terroir en utilisant des helvétismes (expliqués en note, qu'on se rassure!) sans complexe.

Elisa Alberte, Tu n'étais pas prévu, Elisa Alberte, 2023.

Le site d'Elisa Alberte.

lundi 25 novembre 2024

Ils s'étaient souhaité la bonne année, pourtant...

Claude Robert – Dire que juste avant le début de ce thriller, les personnages avaient sans doute souhaité la bonne année à celles et ceux qui leur étaient chers... C'est peu après minuit, un premier janvier, que l'artisane Myriam trouve un de ses voisins d'atelier, Max, raide mort, transpercé de part en part, les mains coupées, face au dessin inquiétant d'une goule. "Le tableau", deuxième roman de l'écrivaine Claude Robert, peut commencer...

Max n'est pas exactement un ange, le lecteur va le découvrir peu à peu, au fil de l'enquête menée par les inspecteurs Ji et Costa, entre autres policiers, déjà intervenus dans le premier roman de Claude Robert, "Rouge". Artiste reconnu mais arrogant voire mégalomane et difficile à vivre, ce bonhomme semble tremper dans des affaires de pédophilie. Et dès le début, les enquêteurs décèlent des dysfonctionnements dans la famille de ce créateur. Il n'y a plus qu'à dérouler la pelote. Mais Max n'est que le premier défunt...

"Le tableau", c'est une plongée vertigineuse dans les profondeurs insondables de l'âme des personnages mis en scène. On se parle beaucoup, les policiers confrontent hypothèses et ressentis, les interrogatoires se succèdent, de même que les hypothèses qu'on échafaude à partir de ce que les uns et les autres savent ou présument du tempérament des suspects. Des suspects du genre à mentir par omission, même lorsqu'ils semblent vouloir passer aux aveux.

L'équipe est complétée par un personnage original: Miro le chien, animal intelligent et loyal, pourvu d'un instinct sûr. Son attitude face aux suspects va aussi guider les enquêteurs, les confortant dans leurs propres ressentis. Il peut paraître étonnant qu'il ait appartenu à Max, qui va peu à peu s'avérer repoussant: quel contraste! Le lecteur ne manque pas de se demander ce qu'il adviendra de la bête alors que son maître est mort. Costa, peut-être...?

On ne sait guère où se passe l'intrigue du roman policier "Le tableau"; tout au plus devine-t-on, au nom de certains personnages (alors que d'autres, comme Mondriand, font penser au milieu artistique), que c'est quelque part en Suisse romande, peut-être en pays de Vaud, où tout le monde à la police est inspecteur. Peu importe: aux antipodes d'un roman de terroir, cet ouvrage à suspens aux ambiances de plus en plus irrespirables, soulignées par une structure en chapitres longs, a élu domicile dans les âmes humaines, mettant au jour avec une implacable précision ce qu'elles peuvent avoir de pire comme de meilleur.

Claude Robert, Le Tableau, Lausanne, Favre, 2024.

Le site des éditions Favre.

dimanche 24 novembre 2024

Dimanche poétique 667: Suzanne Walther-Siksou

Comme un nuage

La vue de ma rue au soleil
M'emplit d'une joie apaisante.
Je fais une pause, en éveil,
L'âme certes reconnaissante.

Un vent léger court et caresse
Les plantes et la haie du jardin.
C'est une journée de tendresse;
Le temps semble lent et câlin.

L'écureuil en m'apercevant,
S'approchera de moi bientôt.
Je le sais craintif et gourmand,
J'ai pour lui un bout de gâteau.

Face aux érables et à leurs ombres,
Dans ma douce réalité,
Je pense soudain au grand nombre,
À la tragique iniquité.

7 octobre 2008

Suzanne Walther-Siksou. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 22 novembre 2024

Un dernier homme entre les bras de la Veuve: destin du Genevois Maurice Elcy

Jean-Noël Cuénod – Maurice Elcy est le dernier condamné à mort à avoir été guillotiné dans le canton de Genève. C'était en 1862. L'auteur Jean-Noël Cuénod retrace sa mort et sa vie singulières dans "Le dernier amant de la Veuve", fascinant ouvrage historique qui tient à la fois de l'enquête policière, de la chronique et du plaidoyer contre la peine de mort. C'est que les enjeux liés au destin de Maurice Elcy sont nombreux. Victor Hugo lui-même va s'en mêler...

Portrait de Maurice Elcy

Qu'a-t-on reproché à Maurice Elcy? L'auteur retrace minutieusement les quelques heures qui ont scellé son destin, mais aussi celui de Jean-Jacques Favre-Chantre, horloger, sa victime, tuée à coups de canne-épée dans un endroit réputé peu sûr de la pourtant tranquille cité de Genève. Elcy est-il à la tête de la bande de malfrats qui terrorise les personnes qui passent par là, y compris quelques homosexuels qui viennent s'y rencontrer en toute discrétion? Et a-t-il volé les deux montres que Jean-Jacques Favre-Chantre portait sur lui, en plus de l'avoir tué?

De Maurice Elcy, l'auteur dresse le portrait d'un jeune homme (à peine 21 ans) à grande gueule, fanfaron, de ces "gueules élastiques" qui constituent le stéréotype du Genevois. C'est aussi un bonhomme qui désespère sa famille, pourtant honorable (son père est homme de police) mais déjà victime de coups du sort, mais aussi son directeur de conscience, un pasteur duquel il se rapproche durant les tout derniers temps de sa vie et qui lui reproche un esprit romanesque, mal nourri par de mauvais livres.

Enjeux de droit

L'auteur a également recréé les enjeux liés au droit de l'époque. La particularité, c'est qu'un homicide seul ne saurait suffire pour condamner à mort: il faut qu'un autre délit lié à l'homicide lui soit directement lié, et/ou qu'il y ait préméditation. L'auteur reconstruit, au fil des pages, la ligne de défense de Maurice Elcy et de son avocat. 

Celle-ci paraît bien maladroite, tentant entre autres de faire passer la victime pour un violeur attiré par les jeunes hommes et de faire croire à la légitime défense. Une thèse balayée par plus d'un témoin, à commencer par l'épouse de l'horloger. 

Mais le dossier est-il suffisant pour faire de Maurice Elcy un nouvel amant de la Veuve? L'auteur le relève: on ne sait pas ce que sont devenues les deux montres, et rien ne prouve que Maurice Elcy les ait subtilisées, si ce n'est le témoignage fragile d'une muette que tout le monde trouve attachante. Dès lors, la condamnation de Maurice Elcy paraît faiblement justifiée en droit. Le dernier condamné à mort exécuté à Genève a-t-il donc été victime d'errements judiciaires? Critique, "Le dernier amant de la Veuve" le laisse parfaitement entendre.

Enfin, "Le dernier amant de la Veuve" esquisse certains éléments qui montrent que dans les années 1861, la peine de mort ne faisait plus l'unanimité à Genève, ni dans son principe, ni dans ses modalités. Le condamné précédent est dans tous les esprits au moment où Maurice Elcy est guillotiné. Un an plus tôt, en effet, Claude Vary, personnage crapuleux, a connu l'expérience choquante d'une exécution manquée qui lui a valu d'être décalotté plutôt que décapité, au grand dégoût de l'assistance puisque les mises à mort se passaient en public à l'époque. "Faut-il couper plus bas?", aurait demandé le bourreau, Jacob Mengis, aux magistrats...

La peine de mort à Genève

L'auteur ouvre son propos à d'autres épisodes historiques marquants liés à la peine de mort à Genève. En particulier, il détaille ce qu'il est advenu de Michel Servet, penseur de la Réforme tenant du panthéisme et détracteur du dogme de la Sainte Trinité (les Témoins de Jéhovah s'en souviennent, soit dit en passant...), poussé au bûcher par Jean Calvin. 

Il cite, enfin, les actions menées par les opposants à la peine de mort pour faire passer son abolition à l'occasion d'un scrutin constitutionnel. En particulier, il sera fait appel à Victor Hugo, l'auteur du "Dernier jour d'un condamné", qui répond par une lettre vibrante, largement diffusée à Genève en son temps: elle plaide pour davantage d'instruction et pour moins de mises à mort qui ne font que des malheureux (à commencer par sa femme le cas échéant: si la guillotine est surnommée "La Veuve", c'est qu'elle en aura fait, des veuves!) autour du condamné, et aussi pour les circonstances atténuantes.

L'auteur offre avec "Le dernier amant de la Veuve" un ouvrage historique passionnant et richement documenté: la citation complète de la lettre de Victor Hugo aux Genevois en témoigne, que même que le cahier d'illustrations en milieu de livre; tout juste peut-on regretter qu'aucun portrait de Maurice Elcy n'y apparaisse (mais peut-être n'en existe-t-il pas?), au contraire de Claude Vary et de sa femme Françoise. Si le sujet est grave, l'auteur ne s'interdit pas de sourire de temps à autre, mettant en avant tel ou tel acteur pittoresque du destin tragique de Maurice Elcy (ah, ces juges poètes ou chansonniers!) ou se moquant gentiment des travers que l'on prête parfois aux Genevois.

Jean-Noël Cuénod, Le dernier amant de la Veuve, Genève, Slatkine, 2024. Préface de Claude Bonard.

Le blog de Jean-Noël Cuénod, site des éditions Slatkine.

mardi 19 novembre 2024

Beau métier, belle recherche: l'art du médecin-légiste selon Silke Grabherr

Silke Grabherr – Voici bien un livre qu'on devrait mettre entre les mains de tout jeune homme ou jeune femme qui, au gré de ses études au lycée, se tâte au sujet de son avenir! Il en faudrait même pour d'autres métiers! "La mort n'est que le début..." constitue une présentation approfondie du beau travail, méconnu certes, de médecin-légiste. Son auteur, la légiste autrichienne Silke Grabherr, professeure au Centre universitaire romand de médecine légale de Lausanne, y évoque sa profession au quotidien et l'inscrit dans un contexte plus large, historique, intersectoriel ou international, qui peut s'avérer exaltant.

C'est par réaction à l'engouement pour le métier de médecin-légiste suscité par les séries policières télévisées que Silke Grabherr a écrit ce livre. Idée intéressante: tout au long des pages de "La mort n'est que le début...", l'auteure fait le partage du vrai et du faux dans ce que l'on voit à la télévision, et décrit peu à peu la réalité du métier. Cette réalité, l'auteure, devenue conseillère de certains auteurs romands de polars, l'évoque en précisant certains aspects: le médecin légiste fait certes parler les cadavres, mais il sait aussi envisager les vivants, par exemple les victimes de violences ou de viols. Problème: le cadavre ne ment pas, au contraire du vivant, qui va peut-être minimiser le résultat d'une autopsie pour protéger tel ou tel. 

Le métier de légiste consiste aussi à remettre au juge un état des lieux rédigé de façon claire pour lui, sans jargon. L'auteure assume donc, lorsqu'elle exerce son rôle de médecin-légiste, un rôle de traduction pour sa profession, humblement pensée comme destinée à apporter sa pièce spécifique au puzzle d'une enquête, ni plus ni moins, sans empiéter sur ce que font les autres acteurs impliqués: inspecteurs de police, prévenus, témoins, experts, etc.

L'auteure complète son ouvrage par quelques aperçus historiques: la médecine légale aurait vu le jour en Chine, lorsqu'il s'est agi de savoir si un individu est mort avant ou après un incendie qui l'aurait tué. Elle évoque également l'autopsie de Jules César par Antistius. Elle évoque aussi la situation actuelle du métier, où l'Autriche et la Suisse sont en pointe selon elle, face à un monde anglo-saxon à la traîne, bien loin de la toute-puissance que lui prêtent les fictions. Dommage pour ces contrées: les cas non élucidés et les erreurs restent relativement nombreux au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Quant à la France, elle dispose d'une formation pleinement spécifique depuis 2017. Elle est perfectible, la France en est consciente et y travaille.

Enfin, s'il fallait relever un élément particulièrement fascinant dans ce beau témoignage de carrière, c'est l'expérience d'innovation qui a mis Silke Grabherr sur orbite dans sa profession: elle est parvenue à résoudre un problème professionnel spécifique, celui de rendre visibles, par les techniques de l'imagerie, le système sanguin d'un mort. Pas évident, puisque le cœur du défunt ne bat plus et que ses veines sont devenues poreuses! Sans divulgâcher, je dirai qu'il y faut un nez pas trop délicat, un peu d'huile de cuisine et quelques rats morts injectés au diesel.

"La mort n'est que le début..." est écrit d'une manière captivante, teintée d'un bon zeste d'esprit. Ce livre saura conforter les vocations les plus fortes, tout en dissuadant celles qui ne le sont pas suffisamment: à un moment donné, il faudra bien mettre les mains dans les viscères, même si les progrès de l'imagerie promettent qu'on n'aura peut-être bientôt plus besoin de disséquer un corps. Dans tous les cas, le lecteur sortira de cette lecture en ayant une connaissance juste, plus précise que celle renvoyée par une fiction soucieuse de ses propres contraintes, du métier de médecin-légiste tel qu'on le pratique aujourd'hui.

Silke Grabherr, La mort n'est que le début..., Lausanne, Favre, 2020.

Le site des éditions Favre.

lundi 18 novembre 2024

À la poursuite de l'âme russe

Natalia Klioutchareva – Insaisissable Russie! Et s'il fallait relever le défi? C'est ce que se propose Nikita, le personnage principal de "Un train nommé Russie". Paru en français en 2009 dans une traduction de Joëlle Roche-Parfenov, le premier roman de Natalia Klioutchareva explore la Russie dans ce qu'elle a de méconnu et d'unique, au travers notamment de portraits de personnages improbables qui, tous, ont au moins une histoire à raconter, une souffrance ou une invraisemblance à révéler.

Ce roman se construit sur des allers et retours entre le passé et le présent de Nikita, cet homme jeune qui a tendance à s'évanouir comme le prince Mychkine dans "L'Idiot" de Fiodor Dostoïevski. Il semble en effet que les errances auxquelles Nikita s'adonne pour tenter de cerner l'âme russe au début de l'ère Poutine sont une manière de respecter une promesse faite à un amour de jeunesse disparu et magnifié: c'est la fascinante et fantasque Iassia, poétesse sans œuvre (enfin, quoique...) et sexy model dont les cheveux changent sans cesse de couleur. Peut-être est-ce la fille de la couverture?

Situé dans la localité des "Nèfles" (ce qui ouvre la porte aux jeux de mots), le monde qu'explore Nikita, celui de la Russie profonde et rurale qu'on surnomme parfois "gloubinka", porte avec lui son lot de folie. Le lecteur fait ainsi la connaissance d'un pope au sexe incertain, d'une vieille réfugiée de Grozny qui gagne sa vie jour après jour en nettoyant des escaliers. La Russie est en eux, de mille manières, dans son génie propre; ce que Nikita va peu à peu comprendre, c'est qu'elle est en lui aussi. 

Par leur caractère improbable, les mille histoires relatées par les nombreux personnages qui s'entrecroisent dans "Un train nommé Russie" captivent et amusent. Iassia y apporte elle-même sa part, même si elle est sortie de la vie de Nikita: le congrès de poésie radicale auquel elle prend part est un délice de satire à l'encontre de ces écrivains qui se prennent au sérieux et picolent à qui mieux mieux. Mais ce n'est pas anecdotique: chapitre après chapitre, récit après récit, tout cela constitue, à la manière d'une mosaïque, un univers fascinant à lire à travers mille degrés, ironie incluse.

La profondeur de la Russie s'exprime aussi, dans "Un train nommé Russie", par les nombreuses références littéraires et artistiques qui émaillent le propos. Structuré en chapitres courts et rythmés, celui-ci ne manque pas d'accrocher le lecteur, une fois passé un début qui, dépeignant un contexte inhabituel, peut désarçonner. Une belle trouvaille, échevelée et qui ne recule devant aucune audace, à redécouvrir.

Natalia Klioutchareva, Un train nommé Russie, Arles, Actes Sud, 2009. Traduit du russe par Joëlle Roche-Parfenov.

Le site des éditions Actes Sud.

dimanche 17 novembre 2024

Dimanche poétique 666: Charles Baudelaire

Les Litanies de Satan

Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur familier des angoisses humaines,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
Enseignes par l’amour le goût du Paradis,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l’Espérance, - une folle charmante !

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux
Où dort enseveli le peuple des métaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,
Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles
Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirateurs,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère
Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Prière

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !

Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du Mal. Source: Eternels Eclairs.

dimanche 10 novembre 2024

Dimanche poétique 665: Charles Cros

Testament

Si mon âme claire s'éteint 
Comme une lampe sans pétrole, 
Si mon esprit, en haut, déteint 
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin, 
Entier, sans tache, sans vérole, 
Si le bégaiement bête atteint 
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C'est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis 
Personne. Car un paradis
Matinal, s'ouvre et me fait taire.

Charles Cros (1842-1888). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 8 novembre 2024

Natalie Zina Walschots et les externalités indésirables des super-héros

Natalie Zina Walschots – Déconstruire le monde des super-héros: quelle bonne idée! C'est celle qui sous-tend "Sbires", le premier roman de l'écrivaine et journaliste canadienne Natalie Zina Walschots. Et c'est par la petite porte qu'elle invite son lectorat à revisiter cet univers familier dans un esprit parodique: Anna Tromedlov, dite "Le Palindrome" (vous l'avez?), dite "L'Auditrice", est un "sbire", second couteau intermittent et précaire au service des super-méchants qui servent d'antagonistes aux Superman et autres balèzes.

Bah oui: sbire, c'est un métier comme un autre, exercé par des femmes et des hommes, et c'est ainsi que le voit la romancière. En début d'ouvrage, Anna est à la merci d'appels d'agences d'intérim, en attente du saint Graal d'un contrat à durée indéterminée. Son super-pouvoir, c'est jongler avec les tableaux Excel. Elle a quelques collègues de galère telles que June à l'odorat surdéveloppé, elle accepte une mission, elle se fait piéger... et la convalescence l'amène à faire ses propres calculs. Et si, compte tenu des externalités indésirables, les super-héros étaient plus dangereux qu'utiles?

La romancière réussit un renversement de situation intéressant, donnant aux méchants désignés le rôle de sauveurs face à des super-héros qui cassent tout et tuent, accidentellement ou non, pourvu que ce soit pour la bonne cause du moment. Ce renversement des fronts finit par se concentrer sur un super-héros imaginé pour l'occasion, peu profilé mais presque invincible, surnommé Supercollisionneur. 

S'il joue avec les codes du genre narratif des histoires à super-héros, "Sbires" se pose aussi comme un roman critique et désenchanté sur le monde du travail vu comme une manière comme une autre d'exploiter l'humain et même le surhumain: la précarité est la norme chez les sbires comme chez les acolytes (les associés des super-héros), et les Viandes, auxquels l'auteure attribue un genre grammatical hésitant, paraissent encore moins humains qu'un ouvrier à la chaîne dûment taylorisé. Chefs inaccessibles, promotions difficiles à obtenir malgré un vrai talent, lieux de travail peu engageants, risques existentiels: bosser pour un super-héros ou un super-vilain n'a rien d'enchanteur.

Et ce roman, est-ce de la kryptonite comme le promet Benjamin Patinaud, le préfacier de l'édition française? Euh, pas tout à fait. En présence d'un tel programme, en effet, le lecteur aurait pu s'attendre à une narration plus fulgurante et rapide, rythmée par exemple à l'aide de chapitres plus brefs. Il n'est par ailleurs pas toujours évident de rendre avec des phrases, qu'on lit une à une, l'instantanéité percutante d'une case de bande dessinée riche en informations que le lecteur prend, laisse ou garde inconsciemment en mémoire pour la suite. 

Donc, si certaines scènes sont bien trouvées (par exemple celle où il faut trimballer le pré-cadavre de Supercollisionneur pour actionner les systèmes de sécurité basés sur ses données biométriques), elles tombent un peu à plat à force de détails. On se trouve cependant à sourire à certains gags récurrents et bien observés, comme l'idée du café plus ou moins bon, plus ou moins sucré et plus ou moins trafiqué – le café étant devenu par excellence la boisson des chevilles ouvrières du capitalisme.

Enfin, on peut être surpris que ce roman ait trouvé sa place dans les ventes américaines de littérature LGBT+: si la plasticité de personnages plus ou moins transhumains permet, en matière d'orientations affectives et sexuelles, une fluidité qui n'irait pas forcément de soi dans un monde romanesque plus réaliste et conventionnel, celle-ci n'apparaît pas comme l'un des moteurs de l'intrigue.

On sort dès lors essoufflé d'un si long ouvrage, qui étire ses péripéties et violences sur des pages souvent trop détaillées. Au-delà de l'originalité de l'idée de départ, aurait-il mieux valu se concentrer sur quelques thèmes de société plus ciblés, ou alors y aller à fond dans la rigolade et dans la parodie pour que les pages tournent plus vite? Le débat est ouvert (et les commentaires sous ce billet aussi, tiens...).

Natalie Zina Walschots, Sbires, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2024. Traduction de l'anglais (Canada) par Gaëlle Rey. Préface de Benjamin Patinaud.

Le site des éditions Au Diable Vauvert.

Lu dans le cadre de Masse Critique Babelio:


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dimanche 3 novembre 2024

Dimanche poétique 664: Henri-Frédéric Amiel

Novembre.

Beaux jours, vous n'avez qu'un temps,
Et souvent qu'une heure !
Quand gémissent les autans,
Il faut que tout meure. —
Calme-toi, cœur agité ;
Fleurs, oiseaux, joie et santé,
S'en vont ! — Dieu demeure.

Doux soleil aux rayons d'or
Égayant la chambre,
Rive où le chagrin s'endort,
Vergers couleur d'ambre,
Lac si pur, contours chéris,
Monts riants, sentiers fleuris,
Adieu ! — c'est Novembre.

Ô solitude des bois,
Calme et recueillie,
Aujourd'hui nue et sans voix,
De brouillard remplie,
Mon cœur frémit en secret,
Car en lui monte, ô forêt,
Ta mélancolie !

Frais lointains, aubes de feu,
Chants dans la vallée,
Couchants de pourpre, ciel bleu
Et nuit étoilée,
Adieu ! Novembre est vainqueur. —
Tu te voiles dans mon cœur,
Nature voilée !

Tout est gris, morne et désert :
Au ciel, plus de flamme,
Dans les champs, plus rien de vert !
Quel est donc ce drame ? —
Nature, en tes traits pâlis,
L'œil humide, hélas ! je lis
L'histoire de l'âme.

Mais le printemps reviendra
Guérir qui se traîne !
La beauté refleurira
Sur ton front, ô reine ! —
Dans ma nuit, ainsi que toi,
Je veux descendre avec foi,
Nature sereine !

Henri-Frédéric Amiel (1821-1881). Source: Poetica Mundi.