vendredi 31 juillet 2020

Philippe Battaglia: les aînés ne sont pas ceux que l'on croit...

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Philippe Battaglia – Le réel et l'imaginaire se confondent dans le roman "Astor Pastel & les Vilains Gamins" de Philippe Battaglia, dans un contexte décalé qui joue avec habileté la carte du flou artistique. L'ambiance est celle d'un roman d'aventure qui s'étend sur quatre siècles, entre scènes de cape et d'épée et récits que les parents racontent à leurs enfants.


Si le prologue plonge dans des temps anciens qu'on peut fixer au dix-huitième siècle, c'est bien à notre époque que le roman démarre, avec l'évocation de Léa Jolicœur, dix ans, qui vit avec ses parents (humains, hein!) dans un zoo. Elle dialogue avec les animaux, qui ont des noms sympathiques. L'auteur les évoque avec une tendresse qui suggère un univers familial serein. Cela, jusqu'au moment où...

... il y a du rififi dans la prison d'en face, où sont coffrés quelques vieillards qui, depuis leur plus jeune enfance, se sont adonnés à la délinquance. C'est l'équipe des Vilains Gamins, emmenés par un certain Castagne, le bien nommé, meneur d'une fratrie vouée au crime dès sa plus jeune enfance. Et voilà: si vieux qu'ils soient, ils se sont évadés.

A cet antagonisme vient se superposer la geste aventureuse d'Astor Pastel et de son équipe, des pirates d'antan, que le lecteur se délecte à voir en action au bal du gouverneur de Santo Domingo, décrit à la manière d'un vieux film en costumes. Il paraît même qu'ils ont trouvé une source d'eau de jouvence, à la fois drogue et salut. Et source de péripéties cocasses, à base notamment de changements de grandeur et de phénomènes imprévisibles.

Tout semble séparer les Vilains Gamins, Léa Jolicœur, Astor Pastel et sa troupe. L'auteur réussit cependant à faire converger les fils de son récit de manière crédible en jouant sur les ficelles des liens familiaux. Le réel et l'imaginaire se confondent, ai-je dit; c'est aussi ainsi que Léa Jolicœur retrouve sa vraie identité, celle d'une femme aussi peu peureuse... qu'un pirate. La temporalité elle-même a un flou, ballottant le lecteur entre les siècles passés et notre monde actuel.

Quant à la frontière entre les espèces, on l'imagine, elle est gommée tant qu'à faire: Léa Jolicœur n'a aucun problème à communiquer avec les animaux du zoo, tels que l'orang-outan Patachon ou le toucan Grobec, qui sont ses confidents et vont à leur tour montrer, au fil de l'intrigue, des qualités proprement humaines.

Enfin, il semblerait que des bonshommes nés au dix-huitième siècle soient encore vivants au début de ce vingt et unième siècle – de quoi faire la jointure entre les Pastel et les Jolicœur. Un patronyme qui renvoie à un thème récurrent dans "Astor Pastel & les vilains gamins": celui qui veut que l'amoureux amène à sa promise le cœur d'un ennemi. Tout cela ajoute un flou supplémentaire au récit: ceux qui paraissent les plus jeunes sont parfois les plus vieux.

Si l'auteur fait preuve d'une forme de fausse retenue en matière d'humour dans le propos du roman, il se lâche carrément, astucieux, dans certaines notes de bas de page qui interrogent, entre autres, le sens des expressions française. L'écrivain joue aussi la carte de la forme poétique, offrant dès la page 64 une série d'alexandrins dont on regrettera qu'ils ne soient pas mieux maîtrisés. Mais foin de tout cela: "Astor Pastel & les vilains gamins" a les couleurs à la fois naïves et intelligentes, nimbées d'exotisme aussi, d'un tableau du Douanier Rousseau. Et l'attrayante couverture, signée Ludovic Chappex, y fait immanquablement penser.

Philippe Battaglia, Astor Pastel & les Vilains Gamins, Lausanne, L'Age d'Homme, 2020.

Le site de Philippe Battaglia, celui des éditions L'Age d'Homme.

mardi 28 juillet 2020

"Cafard noir", la corrosion du feel-good

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Collectif – Fait-on de la bonne littérature avec de bons sentiments? C'est là une question récurrente dans le milieu des lettres. L'émergence de la littérature feel-good et des guides de développement personnel a pu faire pencher la balance vers une réponse naïvement favorable. C'est sans compter les éditions Intervalles, qui ont fait paraître tout dernièrement un recueil collectif de nouvelles bien corrosives qui dissolvent des certitudes quelque peu ronronnantes. Cela s'appelle "Cafard noir", et c'est sous-titré "Seize leçons d'enveloppement personnel". Tout un programme, porté par des auteurs pas forcément célèbres, mais qui tracent leur voie en qualité de plumes d'humoristes, de scénaristes ou d'éditeurs, parfois auréolés de la publication de quelques romans. Et s'avèrent brillants dans le genre de la nouvelle, pour le coup.


S'accepter soi-même est-il évident lorsque l'on est toujours le deuxième face à une fille, qu'il faut toujours céder la place? "La Consolation", nouvelle de Benjamin Fau, met le lecteur dans la peau d'un personnage aimable mais falot qui accepte d'être toujours le bonhomme de seconde zone, celui auquel l'entreprise paie un voyage en train compliqué de la France vers la Suisse parce que c'est moins cher, alors que deux collègues se voient offrir un transport plus direct et plus commode. S'accepter comme second violon, c'est parfois le message d'un certain discours du développement personnel. L'écriture est faussement sage, et la conclusion paraît presque glaçante dans le manque d'ambition qu'elle exprime: "On dira ce qu'on voudra sur l'amour, le sexe et tout le reste, mais être vivant c'est déjà pas mal."

Le monde de l'entreprise est une proie rêvée pour certains auteurs des nouvelles de "Cafard noir". Il y a ainsi un Chief Happiness Officier dans "Jolly Good Fellow" d'Anne Bouillon. Son écriture utilise de façon caricaturale les jargons et gadgets d'entreprise, ainsi que le discours des cours de développement personnel qu'on peut y trouver. Quelques noms résonnent là-dedans, par exemple Pierre Rabhi – normal alors qu'on travaille dans une entreprise nommée Vivaplantes. Mais le fait qu'elle se trouve à Limoges lui donne tout de suite l'image d'un point de chute pour personne... limogée. Les stages de développement personnel en prennent aussi pour leur grade, entre autres dans "Mona" de Laurence Balan, qui oscille avec adresse dans le triangle périlleux constitué par les séminaires, la sexualité de groupe et les religions de pacotille.

Bien entendu, plus d'une nouvelle aborde la difficulté de vivre des femmes d'aujourd'hui. Elles peuvent vivre du côté de Paris, et dès lors, leur problème principal est celui des fêtes d'anniversaire des enfants, avec une "piñata" en point de mire – c'est "Piñata" de Laurette Polmanss, qui devrait parler à tous les parents qui lisent "Cafard noir" parce qu'elle dégomme méthodiquement les codes des goûters d'anniversaire d'aujourd'hui. Dans un registre plus glaçant parce que plus essentiel, "Rocinha", d'Eugénie Daragon, évoque avec un humour noir et sans sucre quelques personnages victimes d'une misère noire du côté des favelas brésiliennes. Les premières victimes, y compris sexuelles, sont les femmes, les hommes réussissant toujours à tirer leur épingle du jeu en jouant un rôle de protecteur plus ou moins assumé. Enfin, décrit par Marcel Caramel, "Le Fabuleux destin de Sidonie Chouquette" met en scène, non sans ironie, une femme qui s'efforce de sourire face à l'adversité du quotidien. Trop mignon, du feel good de la meilleure eau, l'adversité s'acharne et Sidonie sourit quand même! Mais qu'advient-il lorsque la façade s'effrite? Quand le lecteur découvre par exemple que le personnage ne s'appelle pas vraiment Chouquette? Décidément, la vie n'est pas un film avec Amélie Poulain.

Les auteurs s'intéressent aussi à des personnages masculins, qui ont aussi leurs petites misères. Il y a ainsi une envie de suicide dans "R comme Ratage" de Delphine Dubos, narrée à la première personne par un personnage dont le parcours personnel et professionnel a connu une chute rocambolesque. Et la misère sexuelle masculine s'étale dans "Attractive World" de Nicolas Cartelet: l'argent peut-il encore acheter l'amour, ou au moins à une illusion en ligne qu'on peut appeler ainsi? Ou y a-t-il des mecs définitivement recalés sur le marché des sentiments, par exemple à cause de leur physique?

Pas de cadeaux pour les personnages, donc, souvent enfoncés de manière jouissive... Et force est de relever que les seize auteurs de ce recueil recyclent dans un souci de subversion tout ce que la littérature bienveillante produit depuis quelques années. On croisera ainsi les noms de Paulo Coelho, de John Gray (dans le savoureux "Devenez vous-même en mieux: soyez pédé" de Pascal Fioretto), ainsi que quelques concepts à la mode, soudain invariablement dérisoires. Le ton s'avère piquant souvent, féroce même; le recueil offre ainsi un recul critique et ironique face à des idées et bons sentiments mièvres, formulés par des "pensées positives" à deux balles et trop souvent présentés comme la panacée alors qu'elles ne font qu'inciter les hommes et les femmes d'aujourd'hui à accepter la médiocrité et à y rester enfoncés. Et le lecteur s'interroge: tous ces personnages ne sont-ils pas peu ou prou un miroir tendu face à lui?

Collectif, Cafard noir, Paris, Intervalles, 2020. Publié sous la direction de Stéphane Rose.

Le site des éditions Intervalles.

dimanche 26 juillet 2020

Dimanche poétique 456: François Coppée


Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?

Le soir, au coin du feu, j'ai pensé bien des fois
À la mort d'un oiseau, quelque part, dans les bois.
Pendant les tristes jours de l'hiver monotone,
Les pauvres nids déserts, les nids qu'on abandonne,
Se balancent au vent sur un ciel gris de fer.
Oh ! comme les oiseaux doivent mourir l'hiver !
Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,
Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes
Dans le gazon d'avril, où nous irons courir.
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?

François Coppée (1842-1908). Source: Poésie.Webnet.

jeudi 23 juillet 2020

Vénédict Erofeiev: déjà qu'on est en train, faudrait se mettre au goulot...

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Vénédict Erofeiev – Prenez un train, mettez-y un personnage et faites-le évoluer. Cela pourrait être "La Modification" de Michel Butor, mais non: qu'on y injecte une bonne dose de ce délicieux poison qu'est l'alcool et nous aurons "Moscou-sur-Vodka", flamboyant roman de l'écrivain russe Vénédict Erofeiev. Un roman rare où le narrateur paraît bien être l'auteur, qui parcourt une ligne ferroviaire d'environ 125 kilomètres entre Moscou (gare de Koursk) et la petite ville de Petouchki. 


On pense en effet au Nouveau roman à la française lorsqu'on parcourt "Moscou-sur-Vodka": l'intrigue est minimale et banale, avec juste l'histoire d'un bonhomme qui prend le train pour aller voir une bien-aimée fantomatique. Tout le génie de l'auteur réside dès lors dans l'idée de faire de l'alcool un personnage à part entière, qui tient tout le monde dans le train. Et aussi dans le génie résidant à recréer les théories d'un alcoolique de fond – de l'introspection donc. Mais joyeuse! 

C'est que "Moscou-sur-Vodka" est bourré d'humour, encore plus que d'alcool. Le Vénédict du roman est un personnage qui sait rire de lui-même, de sa propre misère, ce qui éclate par exemple lorsqu'il décrit ses recettes de cocktails à base d'eau de Cologne ou d'alcool dénaturé, portant des noms à l'élégance trop outrancière pour être honnête. Il évoque aussi par le menu les effets de la cuite, mobilisant moult graphiques qui font très sérieux, et le lecteur qui a un jour touché un verre ne pourra que s'y retrouver par moments: ah, la science des ivrognes! 

Rien ne condamne l'alcool dans "Moscou-sur-Vodka", c'est juste une donnée. Le narrateur n'hésite pas, cependant, à donner quelques pistes pour expliquer l'alcoolisme (ou pas) de certains personnages d'antan, célèbres souvent. On croisera ainsi Goethe (sobre, mais présenté comme alcoolique par procuration à travers ses personnages), Moussorgski, Pouchkine bien sûr, et quelques autres encore. 

Omniprésent, oscillant quelque part du côté de Rabelais, l'humour est par ailleurs la politesse du désespoir bien sûr, l'envie de rire pour ne pas avoir à pleurer. Dès lors, l'alcool est aussi présenté comme une échappatoire à un régime politique, le communisme (nous sommes dans les années 1969), trop prompt à baliser les pensées des gens. Des gens qui ont des références culturelles similaires: dès lors que Vénédict interagit avec ses voisins de train, la conversation va prendre un tour curieusement intello, façon flamboyante. 

C'est que dans le train, Vénédict n'est pas seul. En racontant, il n'hésite pas à décrire, avec des traits parfois un peu fous, certains personnages. Alors oui, on va adorer le contrôleur qui fait payer les resquilleurs en grammes de vodka (et méprise donc ceux qui ont payé régulièrement leur billet de train parce qu'ils ne lui donnent rien). On va rester assez sidéré par ce jeune homme apparemment handicapé qui a un usage absolument délirant des parties de son corps. 

Reste que le narrateur va se retrouver seul en fin de roman, tué par des racailles. Où donc? La géographie même est malmenée, comme elle peut l'être lorsqu'on ne se voit plus les mains et qu'on a paumé sa caisse. "Tout le monde dit: le Kremlin, le Kremlin... J'en entends toujours parler et je ne l'ai jamais vu.", dit ainsi l'incipit. Il est permis de penser qu'il finit par y arriver et que ce sera sa mort. Mais comment, alors que son train le conduit à Petouchki? Comme par hasard, le sens de marche semble s'être inversé à un moment donné. Cela, dans un monde qu'on peut juger parallèle, mais où le Kremlin pourrait être comme si sacré que celui qui le voit doit mourir.

Un monde où même les limites entre chapitres s'avèrent poreuses. Les chapitres sont désignés par des tronçons de ligne ferroviaire, marquant les arrêts du train. Mais la narration ne s'arrête pas forcément là où le train s'arrête, et par conséquent, de façon juste et astucieuse, les phrases sautent volontiers d'un chapitre à l'autre. 

Tout cela donne un roman parfaitement lyrique, que l'auteur préfère d'ailleurs présenter comme un poème, bien loin de toute littérature officielle sérieuse et conformiste. Un poème bien imbibé que l'on découvre à la fois flamboyant et désespéré, où le narrateur paraît parler par-delà la mort en n'hésitant pas à interpeller ses lecteurs. Des lecteurs rares d'ailleurs au début, puisque la première édition de "Moscou-sur-Vodka" n'a connu qu'un seul exemplaire, prêté aux amis par l'écrivain. Comme bon nombre de ses œuvres.


Vénédict Eroveiev, Moscou-sur-Vodka, Paris, Albin Michel, 1976/2015, traduction du russe par Annie Sabatier et Antoine Pingaud. Postface de Michel Heller.

Le site des éditions Albin Michel.


Défi Je relis des classiques avec Vivre Livre et Délivrer des livres.

lundi 20 juillet 2020

Olivia Gerig, quand la secte satanique refait surface sous les tropiques

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Olivia Gerig – Le Mage Noir est de retour! C'était prévisible, si l'on se souvient de l'opus 2018 d'Olivia Gerig, "Le Mage Noir", qui se terminait de façon ouverte, y compris sur l'exotisme. Nous y sommes: "Les Ravines de sang", qui vient de paraître, fait le grand écart entre Genève, la France voisine et la Réunion.


Quitte à paraître un peu long, le début des "Ravines de sang" prend le temps de dessiner le contexte et fait quelques rappels concernant ce qui se dessine comme une saga qui compte également le titre "L'Ogre du Salève". Plusieurs policiers vont se côtoyer dans "Les Ravines de sang", plus ou moins intègres, ayant tous un passé. Et peu à peu, tout se met en place. Deux personnages qui croient se connaître se croisent à l'aéroport, le lecteur fait la connaissance d'une famille réunionnaise bien trop grande, et surtout, les morts violentes, d'hommes comme d'animaux (tiens!), commencent à pleuvoir, tant en France qu'en Réunion. Faire le lien n'a rien d'évident...

Le lecteur retrouve avec bonheur quelques policiers déjà rencontrés dans les précédents opus, à l'instar d'Aurore Pellet ou de Claude Rouiller. La romancière s'attache à dessiner leur côté humain, faillible, bouffé par le travail parfois, à telle enseigne que toute vie sentimentale est vouée à devenir chaotique. Ce sont là des personnages attachants, par conséquent; mais elle sait aussi dessiner, voire mettre en avant les zones d'ombre d'autres figures, déjà vues dans les opus précédents.

Mais il y a plus profond encore. Peu à peu, en effet, c'est un épisode peu glorieux de l'histoire de France que la romancière met en avant, celui des enfants réunionnais enlevés à leurs parents trop pauvres pour repeupler les campagnes de métropole, par exemple en France voisine ou en Creuse, et servir de main-d'œuvre bien pratique. Certains de ces enfants ont fait preuve de résilience et ont trouvé leur place dans leur nouvelle région; d'autres n'ont jamais surmonté le mensonge de la France, mais aussi celui de leur famille. Sans en dire trop, cela peut bien entendu pousser à certaines extrémités: la vengeance est un plat qui se mange froid.

Et bien sûr, on retrouve la secte de la Confrérie du Savoir universel, toujours aussi meurtrière: on la verra renaître en Réunion, et organiser un suicide collectif lorsqu'elle se sent acculée. Une fois de plus, la romancière décrit une secte dans laquelle on reconnaît plus d'un groupe pseudo-religieux qui a fait scandale au cours des dernières décennies: ordre du Temple solaire, mais aussi Waco. En Réunion, la Confrérie essaie d'attirer des membres, essentiellement de sexe féminin, par des arguments fallacieux; n'est-ce pas un écho au mensonge de l'Etat français qui a séquestré tant d'enfants réunionnais dans un but bassement utilitaire?

Ah, et la Réunion alors? L'auteure ne s'attarde guère sur des descriptions idylliques. Le sentiment d'évasion se vit sur le mode sombre, entre autres avec la description d'une certaine misère, arrière-plan d'une île touristique qui n'a en tout cas pas besoin d'un tueur en série. Reste la musique des mots: la romancière n'hésite pas à faire parler certains de ses personnages en créole, laissant le lecteur suivre à sa manière: autant prononcer à haute voix pour être sûr! La musique du créole fait écho aux nombreux extraits musicaux que l'écrivaine place en exergue de ses chapitres: des musiques actuelles, qui sonnent rock.

Alors oui: il est permis de trouver plutôt longs certains passages, où la romancière prend le temps de dire le passé des personnages ou de raconter les choses. Cette relative lenteur est contrebalancée par des chapitres le plus souvent courts, divisés parfois en séquences. Une fois de plus, la romancière Olivia Gerig plonge ainsi ses lecteurs dans une ambiance de thriller littéraire, complexe à force de multiplier les points de vue, prêt à renoncer à une part de rythme et de nervosité pour s'intéresser à des personnages travaillés en profondeur.

Olivia Gerig, Les Ravines de sang, Lausanne, L'Age d'Homme, 2020.

Le site d'Olivia Gerig, celui des éditions L'Age d'Homme.

mercredi 15 juillet 2020

"Les fidélités successives", ou les mille facettes de quelques personnages paradoxaux sous l'Occupation

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Nicolas d'Estienne d'Orves – "Les dons artistiques n'excusent rien. Au contraire, ils obligent!". Nicolas d'Estienne d'Orves fait claquer cette phrase, prononcée peu ou prou ainsi par Charles de Gaulle et qui a scellé le destin du condamné à mort Robert Brasillach, dans la bouche de Simon Bloch, personnage clé de son roman "Les fidélités successives". 


Tout est là: dans ce roman talentueux, nous sommes aux temps de l'Occupation, de la Résistance, des Juifs que l'on pourchasse et de Paris qui s'imagine être une fête. Pourtant, c'est dans les îles Anglo-Normandes, plus précisément à Malderney (une île imaginaire qui emprunte beaucoup à Sercq), que tout se noue.

Un personnage qui grandit
Le lecteur est rapidement branché sur le personnage de Guillaume Berkeley, un jeune insulaire au nom improbable, qui va se retrouver lâché dans le Paris de la Seconde guerre mondiale. Un prénom français, un nom de famille anglais, des initiales "G. B." bien british: voilà un personnage que son nom voue à l'ambiguïté. Il est jeune, naïf, il sait dessiner, il vit dans l'ombre de son grand frère... et embarqué vers Paris alors qu'il est à peine majeur, le voilà récupéré par la collaboration. 

Il est permis de le voir relativement passif face aux flots de l'histoire, mais l'auteur dessine aussi peu à peu avec Guillaume un personnage qui grandit et se rend compte progressivement du mal qui se fait autour de lui. Et dont il peut apparaître responsable.

Double jeu
"Les fidélités successives" interroge le thème du double jeu, présenté comme classique dans la ligne de défense des collaborateurs déférés devant les tribunaux dans le sillage de la Libération. Et ce roman va loin. Bien sûr, ce double jeu a pour conséquence une perte de repères pour Guillaume Berkeley. Il ouvre la porte à la présence de personnages paradoxaux donc captivants, comme Marco, ce Juif suicidaire, attachant parasite, qui exige que Guillaume le dénonce à la Gestapo, ou Rufus Moshe Schrammelstein (mais où l'auteur va-t-il chercher de tels noms?), présenté comme une légende du marché noir, dont l'aura se dégonfle au fil du récit, à mesure qu'on apprend à le connaître. Cela, sans oublier Pauline, figure clé du roman, qu'on découvre rouée mais aussi déterminée, observatrice extérieure (elle est Américaine) qui peut aussi faire figure de boussole qui met à nu les dérives d'un Guillaume qui traverse la guerre à Paris, la tête dans le guidon.

Quel est le bon camp? En mettant en scène un Guillaume Berkeley collaborateur qui s'occupe de bonne foi des Juifs qu'on lui confie en sa qualité d'aspirant résistant (même si c'est pour se couvrir, à la façon canonique des crémiers de "Au Bon Beurre" de Jean Dutourd), l'auteur brouille l'idée que les collaborateurs ne sont que méchants: certains sont aussi fourvoyés. Réciproquement, et c'est glaçant, le romancier confie à Victor, le frère du naïf Guillaume, le "beau" rôle d'assurer la libération de l'île de Malderney... au prix de quelques vies juives livrées aux camps, Guillaume étant commodément chargé de payer l'addition.

Ami, qui es-tu?
Dans le contexte bien entendu mouvant que l'écrivain met en place, ce contexte où l'on ne peut faire confiance à personne, il y a un mot qui apparaît régulièrement, et c'est "ami". On l'entend dans les répliques de Simon Bloch, l'homme par qui le scandale est arrivé, mais aussi ailleurs. L'auteur a le chic de donner, au fil des répliques, toutes les nuances, plus ou moins franches, intéressées ou hypocrites, qu'on peut donner à ce mot lorsqu'on le prononce.

Cela va jusqu'aux frontières de l'homosexualité, qui permet à l'écrivain de jeter un certain trouble sur certaines relations. Ainsi sont les humains.

La jeunesse aux manettes
Une phrase comme "On a toujours treize ans...", saisie au détour d'une réplique, guide le lecteur vers un thème important du roman, celui de la jeunesse. Un thème parfait pour décrire une époque qui a vu naître des régimes politiques, fascistes ou non, qui ont valorisé la jeunesse – sur le ton du roman jeunesse, quitte à ce que cela paraisse parfois simpliste. Cette jeunesse, c'est aussi l'époque où l'on fait ses choix de vie, où s'installent les jeux de domination entre personnes. Cela commence par l'adolescence de Victor et de Guillaume Berkeley, et se poursuit, de façon plus profonde pour le coup, par la mise en scène d'une brochette de personnages qui mettent leur fougue juvénile au service d'une cause qui, l'histoire le rappelle, s'est avérée désastreuse.

Ce "On a toujours treize ans...", c'est aussi l'expression de l'illusion d'une certaine immobilité historique, favorisée par l'ancrage sur une île restée féodale dans son organisation – un vrai reliquat du Moyen Âge. Il n'est pas facile de se défaire de ses racines, et l'auteur ne manque pas de le rappeler: croyant être passé à une nouvelle étape de sa vie en tant que Parisien, Guillaume Berkeley se retrouve sans cesse relancé par son passé dans l'appartement du 22, quai de Conti. Un bâtiment qui n'existe pas, soit dit en passant: c'est en passant sa porte que le lecteur entre vraiment dans la fiction.

Des collabos comme s'il en pleuvait
Rigoureusement réaliste, ciselant ses personnages et leurs interactions, l'auteur recrée enfin les grandes figures de la collaboration, quitte à donner dans le namedropping incessant pour faire vrai. Il s'amuse d'ailleurs, l'écrivain, en décrivant plus d'un personnage de ce temps avant d'en lâcher le nom, finalement: le lecteur se trouve surpris à jouer aux devinettes sur la base d'indices, en se demandant qui va apparaître. On relève entre autres le portrait d'un Lucien Rebatet ironique (un Lucien Rebatet dont Nicolas d'Estienne d'Orves est l'ayant droit dans la vraie vie), et l'on observe de loin Louis-Ferdinand Céline, avec son chat. Il y en a plein d'autres comme ça, et quitte à ce que ça paraisse un peu gros, Guillaume Berkeley a côtoyé tout le monde, dans les médias comme dans les ministères, jusqu'à Sigmaringen. Ainsi, l'ambiance de l'époque résonne avec vigueur dans "Les fidélités successives", chacun cherchant à se protéger en fonction d'une situation en constante évolution.

Avec "Les fidélités successives", un roman historique classique qui trouve un équilibre au rythme idéal entre dialogues et narration, Nicolas d'Estienne d'Orves offre un texte d'une grande profondeur, puissant et précis, explorant les méandres et paradoxes de l'âme humaine mis à l'épreuve de l'Occupation. Une exploration qui ne montre guère de héros ou de salaud et privilégie l'exploration souvent glaçante des nuances de gris de l'âme humaine.

Nicolas d'Estienne d'Orves, Les fidélités successives, Paris, Albin Michel, 2012.

dimanche 12 juillet 2020

Dimanche poétique 455: Emile Nelligan


Mélodie de Rubinstein

C'est comme l'écho d'un sacré concert
Qu'on entend soudain sans rien y comprendre;
Où l'âme se noie en hachich amer
Que fait la douleur impossible à rendre.

De ces flots très lents, coeurs ayant souffert
De musique épris comme un espoir tendre
Qui s'en va toujours, toujours en méandre
Dans le froid néant où dorment leurs nerfs.

Ils n'ont rien connu sinon un grand rêve,
Et la mélodie éveille sans trêve
Quelque sympathie au fond de leurs coeurs.

Ils ont souvenance, aux mélancoliques
Accords, qu'il manquait à leurs chants lyriques
La douce passion qui fait les bons heurs.

Emile Nelligan (1879-1941). Source: Poésie.webnet.

vendredi 10 juillet 2020

Amoureux en Ecosse, malgré les zombies

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Maryline Guldin – Voici de jeunes gens. Un gars, une fille. Ils se font un trip en Ecosse. Pour elle – elle s'appelle Kate – ça sent la demande en mariage, de la part de Patrick. Elle s'en réjouit. Mais tout ne va pas se passer comme prévu. C'est sur cette base que débute "Terres de brume", premier roman de Maryline Guldin.


Le début est classique, mais il fonctionne: le couple sillonne les routes d'Ecosse en voiture et, compte tenu des conditions météorologiques, choisit de bifurquer. Bifurquer, c'est entrer dans un monde alternatif... en l'occurrence celui des zombies, donc celui des morts vivants, hostiles et évoluant selon leurs règles à eux. 

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il est intéressant de relever la symbolique de la voiture, lieu d'intimité symbolique puisqu'on y est à deux – une voiture sous l'orage, c'est déjà le début du film "The Rocky Horror Picture Show". En matière de voitures, d'ailleurs, disons-le d'emblée, "Terres de brume" débute sur une incohérence: alors que la première phrase du roman mentionne une "petite Citroën", il est question plus bas d'une DS – qui est justement un modèle de ministre qui voit grand. Or, la Citroën joue vaillamment son petit rôle: le lecteur doit-il la voir en grand ou en petit?

Adoptant le point de vue de ses deux personnages, l'auteure fait découvrir peu à peu l'univers hostile et délirant dans lequel Kate et Patrick ont mis les pieds. Il y a du sens de l'observation là-dessous: un regard dans le miroir d'une réception d'hôtel suffit à faire voir que le réceptionniste a un problème. Et surtout, il y a ce personnage ambigu de Tomatin, qui héberge le couple. Mais est-il digne de confiance? Et que vaut ce talisman que Patrick jette par la fenêtre en pleine tempête? Car, oui, l'auteure sait mobiliser les éléments pour donner un tour inquiétant à l'ambiance de "Terres de brume".

Les orages sont une chose, mais l'auteure s'offre surtout le luxe d'une liberté temporelle insolente en donnant aux zombies de son roman le pouvoir de décréter de façon aléatoire qu'il fait jour ou nuit. L'explication rationnelle peut être trouvée dans l'idée que certains orages donnent une véritable impression de nuit en plein jour. Mais la narration, d'inspiration fantastique, suggère plutôt une prise de pouvoir dont les vivants sont les victimes, condamnées qu'elles sont à vivre avec des horaires impossibles, tout en sachant que les zombies sont affaiblis par la lumière du jour.

La temporalité est d'autant plus libre lorsque deux personnages, Patrick et un moine, Basile, se retrouvent contraints de traduire un bout de bible en quatre heures – pas facile, et l'auteure suggère qu'ils travaillent quand même assez vite, comme si leur temps s'était dilaté. De plus, l'auteure convoque pour son intrigue le Livre de Kells, célèbre manuscrit historique, auquel il manque la fin de l'évangile selon Saint Jean. Ce morceau manquant est l'une des clés du roman. L'auteure suggère les interrogations des traducteurs en herbe, sans pour autant noyer ses lecteurs dans des considérations théologiques sans fin, d'autant plus qu'en fait, il y a autre chose. Cela dit, la pensée catholique imprègne "Terres de brume", offrant de multiples pistes de lecture.

La romancière confère un supplément de sympathie à ses personnages en les présentant comme des élus: Patrick apparaît comme un initié capable de faire les bons choix, et Kate paraît capable de dompter un cheval fantasmagorique – de loin, on pense à "Der Schimmelreiter" (1888), roman de Theodor Storm mettant en scène un chevalier fantomatique, dans la plus pure veine du romantisme fantastique. Reste que l'auteure mobilise surtout des références proches des légendes écossaises, qui pourraient aussi bien être la réalité. Une incertitude qui est à la base du genre fantastique...

L'issue du roman est bien rationnelle, et permet aux deux personnes de se retrouver plus proches qu'avant leur voyage dans les terres sauvages de l'île écossaise d'Iona. Une île à laquelle l'auteure a conféré un bout de légende, dans une écriture aisée et fluide qui plonge son propos dans le monde des légendes et de la religion catholique – selon les ressorts classiques des vieilles pierres (une église) et des vieux manuscrits. Et surtout dans l'amour, ni ancestral ni moderne, simplement mis à l'épreuve des tempêtes de l'atmosphère, qui ne sont rien d'autre que l'image des tempêtes à venir de la vie des deux conjoints appelés à vivre ensemble sous les liens du mariage.

Maryline Guldin, Terres de Brume, Yutz, Rroyzz, 2018.

Le site de Maryline Guldin, celui des éditions Rroyzz.

lundi 6 juillet 2020

Comme une envie de relire La Fontaine, après Erik Orsenna

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Erik Orsenna – De nombreux vers, un goût de l'anecdote qui n'est autre que l'expression d'une connaissance approfondie de son sujet: dans "La Fontaine, une école buissonnière", l'écrivain touche-à-tout Erik Orsenna, membre de l'Académie Française, ose et réussit une biographie à la fois légère et informée, littéraire en diable, du fabuliste Jean de La Fontaine.


Le biographe retrace par touches la vie du fabuliste, de son enfance jusqu'à sa mort, dans une perspective chronologique. Les chapitres sont courts, ça va vite, l'écriture gambade. Elle allie le dépouillement et la richesse, de façon paradoxale: l'auteur de "La Fontaine, une école buissonnière" recourt à une écriture chantournée, toute en volutes qui rappellent un Grand Siècle qui se souvient des élans du baroque. Il n'empêche: il n'y a rien de trop dans l'écriture du biographe, qui a compris l'exigence de clarté sobre du classicisme à la française.

L'ambiance est donc faussement désinvolte et légère, rappelant la posture nonchalante de Jean de La Fontaine, qui aimait dire que ses fables lui venaient avec facilité alors qu'elles exigeaient de lui un long travail d'orfèvre. Pour la faire courte, dans Jean de La Fontaine comme chez Erik Orsenna, le verbe est travaillé pour accéder au naturel, et il n'y a rien de trop.

Il en résulte une lecture rapide et agréable. Celle-ci n'apporte certes aucun détail nouveau ou croustillant à la vie de Jean de La Fontaine telle qu'on la connaît: amis des scoops historiques, passez votre chemin! Reste que le biographe dessine avec justesse les principaux virages d'une vie de poète, tels que la relation compliquée qu'a Jean de La Fontaine avec le roi Louis XIV et le ministre Colbert – une relation marquée par la fidélité du fabuliste à Fouquet, premier commanditaire et ami de toujours.

Le biographe ne manque pas de souligner le caractère austère de Colbert, aux antipodes de celui du Fouquet de Vaux-le-Vicomte, perçu comme généreux. Il n'hésite pas non plus à commenter ce qu'écrivit La Fontaine, à commenter le "Songe de Vaux": "On a vu notre ami plus inspiré".

"Notre ami"? Oui: le biographe n'hésite pas à faire entrer le lecteur dans son jeu, donnant à ses observations sur l'œuvre du fabuliste le poids d'un bon conseil... d'ami. Ces conseils, l'auteur ne manque pas de les illustrer. Dès lors, nombreuses sont les citations de textes de Jean de La Fontaine. Souvent, elles se présentent sous forme d'extraits où il manque ce qu'il y a de plus astucieux: gageons que le biographe ne s'y prendrait pas autrement s'il voulait inciter ses lecteurs à se plonger dans les œuvres de Jean de La Fontaine.

La lecture de "La Fontaine, une école buissonnière" est bel et bien une invitation à découvrir ce que La Fontaine a écrit, outre les Fables. Il sera donc question de tentatives au théâtre et de pas mal d'autres vers commis, parfois sur commande, avec des bonheurs divers. En en bon Immortel, Erik Orsenna relève les vicissitudes de l'élection de Jean de La Fontaine à l'Académie française – marquées par le souvenir des "Contes et nouvelles en vers", dont on connaît le caractère coquin. Certes, ces écrivains ne sont pas de la même lignée sous la Coupole (Jean de La Fontaine a occupé le fauteuil 24, alors qu'Erik Orsenna siège au fauteuil 17), mais ils sont bien de la même confrérie après tout.

Et si Paris est le lieu où La Fontaine a exprimé son art poétique, sa cité natale de Château-Thierry, en Champagne, n'est jamais loin. C'est la campagne, et le biographe suggère que c'est cette campagne, y compris l'épouse du fabuliste restée au château de province, qui a nourri l'œuvre de Jean de La Fontaine. Un Jean de La Fontaine qu'on a soudain envie de relire en refermant l'"école buissonnière" d'Erik Orsenna.

Erik Orsenna, La Fontaine, une école buissonnière, Paris, Stock, 2017.

Le site d'Erik Orsenna, celui des éditions Stock.

dimanche 5 juillet 2020

Dimanche poétique 454: Germain-Colin Bucher


Épitaphe d'un ivrogne

Ci-dessous gît, or écoutez merveilles, 
Le grand meurtrier et tirant de bouteilles,
L'anti-Bacchus, le cruel vinicide 
Qui ne souffrit verre onques plein ni vide ; 
Je tais son nom, car il put trop au vin. 
Mais il avait en ce l'esprit divin 
Qu'en le voyant il altérait les hommes, 
Et haïssait lait, cerises et pommes, 
Figues, raisins, et tout autre fruitage, 
Sinon les noix, châtaignes et fromages ; 
Il y dolait tant fort le gobelet 
Qu'il ne mangeait viande que au salé, 
Et ne priait Dieu, les saints ni les anges, 
Fors pour avoir glorieuses vendanges. 
Par ce moyen, humains, vous pouvez croire 
Qu'il n'était né pour vivre, mais pour boire. 
Ainsi ne vient à regretter sa vie 
Puisqu'elle était au seul vin asservie, 
Mais vous ferez à Bacchus oraisons 
Qu'il le colloque en ces saintes maisons, 
Tout au plus bas de la cave au cellier, 
Car oncq ne fut de meilleur bouteillier.

Germain-Colin Bucher (1475-1545). Source: Poésie.Webnet.

mercredi 1 juillet 2020

La tranche de vie humaniste d'un journaliste en France

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Hugues Serraf – "A une poignée d'exceptions près, je trouve que les comiques français ne sont pas très drôles." Sacré incipit! Il fait penser au Roland Magdane de "Vignette" ("Y paraît qu'en France, y a plus de comiques!" – c'était en 1982), et installe l'ambiance: avec son dernier roman, l'écrivain et journaliste Hugues Serraf relate sur un ton à la fois amusant et amer une nouvelle tranche de vie. Et si "Deuxième mi-temps" était marqué par les enjeux de la cinquantaine, "Le dernier juif de France" interroge le statut de la personne d'ascendance et de culture juives en France, sur fond de déliquescence de la presse.


C'est vrai: si juif qu'il soit, le narrateur en est presque arrivé à oublier que l'antisémitisme pouvait le concerner. Tout change avec l'arrivée de forces jeunes et vives à la rédaction du journal où il travaille. Ou plutôt non: précisément, tout commence avec l'arrivée d'une stagiaire à l'esprit "Social Justice Warrior", toute contente d'aller interviewer un comique des banlieues, Momo, familier des blagues douteuses, capable de faire de l'humour aux relents nazis sur l'assassinat d'un rabbin. Le lecteur va être sommé de choisir son camp en lisant l'interview, pour le moins complaisante, que l'auteur cite in extenso.

Cette interview est l'élément révélateur d'une évolution des mentalités qui suscite l'inquiétude chez le narrateur. Double inquiétude: doit-il, en tant que juif, accepter que le journal qui le salarie publie des articles qui paraissent ouvertement antisémites? Et en tant que journaliste, doit-il accepter une certaine dérive de la presse, qui n'est plus si neutre qu'il n'y paraît ou qu'elle veut le faire croire? Avec le personnage de Nykras, l'auteur décrit une évolution vers un journalisme dont le but n'est pas d'informer, mais de gagner des lecteurs, quitte à se compromettre.

Au travers de la fiction, l'auteur évoque avec acuité les dérives du journalisme actuel, trop souvent peu exigeant, insuffisamment critique, toujours tenté de faire des clics quitte à flatter les bas instincts du lectorat. Les personnages parlent entre eux bien sûr, et il sera question de choses comme AJ+, la chaîne jeunes d'Al-Jazeera, dont le caractère propagandiste a été relevé par "Marianne". Et le narrateur se retrouve piégé: certes, il ne se foule pas au boulot, mais il a la déontologie chevillée au corps. Ce qui est gênant quand le rédacteur en chef assume d'être d'un parti pris ouvertement progressiste, gauchiste même pas universaliste, juste pour faire des clics et, peut-être, des abonnements.

Au travers de ce personnage de manager caricatural, l'auteur pose la question de l'universalisme mis à l'épreuve de la concurrence des revendications raciales sectorielles, chouchoutée par un certain progressisme. En exergue, son roman souligne d'ailleurs qu'il faut se veiller sur sa droite comme sur sa gauche, en citant Alain Soral et Houria Bouteldja placés face à face: en France, l'antisémitisme n'est plus seulement le fait de la petite entreprise lepéniste. Et en interrogeant le statut du "juif pas si juif", celui des "passagers clandestins du white privilege", c'est l'antisémitisme ordinaire, qui apparaît révoltant pour peu qu'on le montre même doucement, qu'il met en avant (p. 85 ss.).

Reste que si les idées s'agitent dans "Le dernier juif de France", l'auteur ne manque pas de décrire le mode de vie de son narrateur, aux antipodes de tout racisme. Non nommé, ce narrateur apparaît comme un personnage parfaitement intégré à la France, qui sort tout naturellement avec une copine nommée Noura, de culture musulmane, qui est la fille de Fatiha, une vieille féministe algérienne pugnace qui organise le vivre-ensemble autour d'elle à sa manière, à grands coups d'ateliers de cuisine – un personnage haut en couleur d'ailleurs, éminemment attachant. Face aux clichés liés aux juifs, on le sent ambivalent, moins indifférent qu'il ne le laisse entendre: il paraît s'en fiche parfois, mais n'achètera pas telle antiquité chez un brocanteur à l'humour douteux. D'un autre côté, face à un judaïsme excessivement identitaire, teinté de haine de l'autre, il met également le holà. En somme, ce qui compte, c'est l'humain: voilà la base de l'humanisme bien compris.

"Le dernier juif de France" apparaît dès lors comme le roman qui fait la synthèse du regard porté sur les juifs par toutes les personnes qui vivent en France, y compris les juifs eux-mêmes, se positionnant chacun face à un contexte: faut-il partir en Israël, et à quelles conditions? Ou rester, mais comment, alors que les événements survenus en 2015 à l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, pour ne citer qu'eux, sont dans toutes les mémoires? Après Joseph Joffo entre autres (c'est dans "Agates et calots", une autre génération!), l'auteur interroge la manière dont la devise de la France, "Liberté, égalité, fraternité", ferment d'universalité, est aujourd'hui défendue. Il le fait avec une plume déliée, gouailleuse, nourrie par un humour qui est une arme de vie: son écriture est marquée par la capacité à rire de soi et des situations auxquelles il faut faire face, tout en faisant réfléchir. De quoi donner quelques leçons de finesse à plus d'un balanceur de vannes à la mode.

Hugues Serraf, Le dernier Juif de France, Paris, Intervalles, 2020.

Le site des éditions Intervalles.