dimanche 30 avril 2017

Dimanche poétique 299: Louis-Honoré Fréchette

Idée de Celsmoon.

Avril
La neige fond partout ; plus de lourde avalanche.
Le soleil se prodigue en traits plus éclatants ;
La sève perce l'arbre en bourgeons palpitants
Qui feront sous les fruits, plus tard, plier la branche.
Un vent tiède succède aux farouches autans ;
L'hirondelle est absente encor ; mais en revanche
Des milliers d'oiseaux blancs couvrent la plaine blanche,
Et de leurs cris aigus rappellent le printemps.
Sous l'effluve fécond il faut que tout renaisse...
Avril c'est le réveil, avril c'est la jeunesse.
Mais quand la Poésie ajoute : mois des fleurs –
Il faut bien avouer - nous que trempe l'averse,
Qu'entraîne la débâcle, ou qu'un glaçon renverse –
Que les poètes sont d'aimables persifleurs.
Louis-Honoré Fréchette (1839-1908). Source: Poésie.webnet.

jeudi 27 avril 2017

Maison, que de secrets tu abrites! Abigail Seran les dévoile...

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Le site de l'auteure, celui de l'éditeur - merci pour l'envoi.

"Elle replia la robe une dernière fois." C'est la première phrase d'un prologue mystérieux et intrigant, pensé comme un gros plan, trop gros pour qu'on comprenne vraiment de quoi il s'agit. Il n'en faut pas plus pour pousser le lecteur à tourner les pages! C'est ainsi que débute "Jardin d'été", le quatrième livre de l'écrivaine suisse Abigail Seran. Un roman qui tourne autour d'une maison, comme c'était déjà le cas pour "Une maison jaune". Mais l'approche est fort différente...

L'histoire de "Jardin d'été" d'été est assez classique, portée qu'elle est par de lourds secrets de famille qui finissent par se faire jour par hasard, obligeant les personnes concernées à tomber les masques. Le style est lisse. Mais l'auteure a le chic pour glisser, dès les premières pages de son roman, des indices qui montrent que derrière les sourires convenus qu'on s'échange en famille, tout n'est pas rose.

Si l'on observe bien, en effet, les éléments dérangeants ne manquent pas dans cette famille, qui s'étend sur trois générations: une grand-mère, Elé, qui n'est pas mariée à Charles mais dont on retrouve l'alliance, les enfants et beaux-enfants qui ne se parlent guère, et les petits-enfants: Iris, fille unique d'Agathe, qui doit trouver sa place entre June et John, les jumeaux, chaque été. A cela vient s'ajouter Marcel, le fils des voisins, qui doit aussi trouver sa place. Tout est là pour cristalliser plus d'une tension.

Fort justement, la romancière met l'accent sur les interactions entre les personnages, bien vues et ressenties. En particulier, envoyer les enfants jouer avec de vieux habits pour faire du théâtre est original - et ouvre astucieusement des portes à l'intrigue, tout en montrant des grands-parents qui savent y faire avec leurs petits-enfants, qui peuvent parfois être un peu lourds même si on les adore.

Mais dès qu'il est question de famille, les éclats sont inévitables aussi, et ils ne manquent pas dans "Jardin d'été". Le soleil cogne sur les têtes, comme l'alcool parfois, permettant de faire sortir quelques vérités, de manière pas toujours agréable ou adroite, à l'instar de ce que son frère dit à Agathe, fille surprotégée de ses parents selon lui, et qui elle-même craint pour ses enfants.

Outre les humains, la romancière donne aussi un véritable rôle à la demeure dans laquelle vivent Elé et Charles. Chaque pièce a son vécu, chaque personnage y a trouvé sa place, à l'image d'Elé qui s'est trouvé un lieu pour en faire un atelier de poterie. Cela, sans oublier la piscine, où se joue plus d'un élément de l'intrigue. Face à ce bâtiment, chacun se positionne, entre attraction et répulsion, aussi parce qu'il signifie la perte d'un logis à Paris, voulue par un couple de grands-parents avides de tourner certaines pages.

Cette demeure se trouve en Bourgogne, un décor qui paraît un peu interchangeable dans "Jardin d'été": l'histoire aurait pu se produire partout ailleurs, et l'auteure n'insiste guère sur la couleur locale ou les bons vins - il est permis de le regretter. La romancière promène toutefois aussi ses personnages entre Londres et Paris, une ville dont elle rappelle avec bonheur qu'elle est une fête, à travers le personnage de Werner.

Dernier joli coup, enfin: dans "Jardin d'été", ce sont les enfants qui font jaillir la vérité. Brutes, sans fard, leurs questions naïves poussent les adultes à parler du passé. Certes, ce sont eux qui jouent un théâtre dans ce roman; mais ce sont eux aussi qui poussent chacune et chacun à tomber les masques. Pour le meilleur, on s'en doute...

Abigail Seran, Jardin d'été, Avin, Luce Wilquin, 2017.

mercredi 26 avril 2017

Marie Javet, énigmes et esprits à Interlaken

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Le site de l'auteure, celui de l'éditeur - merci pour l'envoi!

Du rêve d'enfance à la vie d'adulte, il y a parfois loin. Et même si un parcours de vie paraît balisé, les surprises peuvent abonder sur le chemin. "La Petite Fille dans le miroir" est le premier roman de Marie Javet. Faisant le grand écart entre les Etats-Unis et la Suisse, il suit l'existence d'une jeune femme bizarre qu'on surprend à Interlaken. On la découvre romancière à succès, agoraphobe, refusant de se dévoiler. Comment en est-elle arrivée là?

"La Petite Fille dans le miroir" suit tour à tour June Lajoie, l'écrivaine, et Lizzy Willow, une fille riche, à vingt ans d'intervalle. Sans parler de l'évanescente Sibyl Jones... Le lecteur comprend rapidement que ces trois femmes n'en sont qu'une seule, June et Sibyl étant les noms que Lizzy s'est donnés au fil des ans, se réinventant des identités au fil des nécessités. Outre l'intrigue, l'auteure sème du reste deux ou trois indices qui mettent le lecteur sur la piste.

Le roman commence lentement, prenant le temps de camper les personnalités de June et de Lizzy, qu'on peut croire distinctes tant elles sont dissemblables. Leurs portraits croisés s'inscrivent dans un esprit faussement calme, celui des situations impossibles: fille de très riches Américains, Lizzy étouffe dans un mode de vie extrêmement contraignant qui n'est pas sans rappeler l'Angleterre victorienne. Quant à June, elle fait face à ses fantômes, cachée du grand public dans un luxueux hôtel historique d'Interlaken. Et à ceux des autres: c'est là que "La Petite Fille dans le miroir" décolle. Et que son titre trouve sa justification.

Ce qui commence comme un roman de moeurs bascule en effet soudain dans le fantastique et dans le roman à énigmes. Qui est, en effet, cette "petite fille dans le miroir", apparition mystérieuse, qui intrigue plus qu'elle n'inquiète? Le personnage de l'écrivaine vit dès lors comme un personnage de roman qui mène l'enquête, entre vieux papiers et photos historiques, pour connaître le fin mot de l'histoire. Mais ce fantôme extérieur, cette fillette qui fait des apparitions, est le reflet des fantômes intérieurs de June. Ce n'est pas le seul jeu de miroirs auquel s'adonne l'auteure de "La Petite Fille dans le miroir", soit dit en passant: certaines morts, réelles ou rêvées, passées et présentes, résultant de chutes de balcons ou d'accidents de voitures, sont trop semblables pour n'être que des coïncidences... et, dans l'impression qu'elles lui donnent de s'interpeller par-delà les ans, elles n'en sont que plus troublantes pour le lecteur.

Refus de soi-même, passion amoureuse, spirale du mensonge: débarquée sur la côte lémanique pour entrer dans un de ces pensionnats huppés où l'on forme les enfants fortunés du monde entier, Lizzie, autonome pour la première fois de sa vie, découvre l'existence. La vie de pensionnat s'avère finalement sage; en revanche, le lecteur se passionne pour l'évolution d'une personnalité, celle de Lizzie, écartelée entre sa situation réelle et le personnage qu'elle se construit. Avec une question cruciale: la pauvre héritière riche peut-elle construire une histoire d'amour sérieuse sur un mensonge? Et jusqu'où cela ira-t-il? A quel prix?

Peinture de moeurs, énigmes et fantômes de part et d'autre de l'Atlantique: c'est un roman plus généreux que ne le laissent présager ses 214 pages que Marie Javet offre à son lectorat. Sans aspérités certes, le style est agréable, et pour ne rien gâcher, l'auteure n'hésite pas à s'attarder, d'une manière à la fois informée et touristique, sur certains jolis coins de Suisse: la ville de Lausanne aux rues qui montent et descendent, le train de montagne de la Jungfraujoch, Lucerne et son pont de La Chapelle. Nombreux sont également les clins d'oeil et références littéraires, reflets des lectures de June Lajoie - et de l'auteure.

Cela, sans oublier enfin le festival rock de Leysin de 1992 (l'avant-dernier!), clé de voûte d'un roman qui fait la part belle aux citations tirées des succès du rock d'hier et d'aujourd'hui: de quoi donner le supplément de nerf qui sied à l'ouvrage!

Marie Javet, La Petite Fille dans le miroir, Lausanne, Plaisir de lire, 2017.

lundi 24 avril 2017

Sabine Dormond, la poésie du jeu d'échecs

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Le site de l'auteure, celui de l'éditeur; merci pour l'envoi.

"Les Parricides" est la dernière publication de Sabine Dormond - c'est l'un des quatre microromans que les éditions BSN Press font paraître ces jours-ci, à la veille du Salon du Livre de Genève. L'auteure y décrit une situation familiale difficile au coeur de laquelle grandit Vincent, un garçon doué pour les chiffres et le jeu d'échecs. Enfin... vraiment doué. Quant au lecteur, il s'attache à ces personnages; l'écriture est par ailleurs travaillée, en particulier les dialogues, dont on apprécie la spontanéité.

L'épaisseur d'un personnage maternel
C'est au travers de la mère de Vincent, Emilie, que tout est observé, une mère qui connaît quelques secrets avec lesquels il lui faut bien vivre: son père a un penchant prononcé pour la bouteille, sa mère est partie pour un monde meilleur. Quid du père de Vincent? Diego, c'est le coup d'un soir, celui qui a rendu femme la mère de Vincent. Au-delà des espérances, et bien avant l'âge...

Un tel parcours permet à l'auteure d'aborder un certain nombre d'aspects liés à la condition féminine d'aujourd'hui, aujourd'hui encore difficiles. En particulier un certain regard, peu amène pour le coup, sur les mères adolescentes, dont la romancière identifie précisément certains ressorts - le choix des mots, des phrases qui font mal et sont comme des banderilles plantées, sont aussi pour beaucoup dans l'impression d'hostilité perçue.

Enfin, l'écrivaine donne de l'épaisseur à son personnage de mère en l'obligeant à lutter contre ses propres démons (sa mère absente, qui paraît la hanter) en plus de l'adversité au quotidien. Un psy, des médicaments... comment en venir à bout?

Une poésie des échecs
Et Vincent, donc. Vin et sang. Mais aussi vingt cents, c'est-à-dire deux mille: l'auteur n'oublie pas de sourire, même dans les situations dramatique, ni d'aller voir les mots derrière les mots. Et quand on s'appelle vingt cents, on se doit d'être doué pour les maths. Plus, peut-être, que pour les relations humaines: le personnage de Vincent le surdoué fait penser, de loin, au "Bad" de Daniel Fazan.

De la poésie des nombres et des calculs compliqués, on passe à celle des échecs, auxquels le grand-père de Vincent l'a initié. Les parties d'échecs sont décrites de manière crédible, et la technique a sa place dans le texte; mais au-delà, l'auteure développe une poésie du jeu, donnant aux 64 cases d'un échiquier le statut de métaphore du monde: une limite étroite, mais où se jouent tant de choses.

Cela, jusqu'à la mise à mort du roi, père des pièces qui évoluent sur l'échiquier - l'auteure rappelle à plus d'une reprise que le perdant couche son roi au moment où il est mat, indique aussi qu'en de telles conditions, le jeu d'échecs n'a jamais de vrai gagnant. En passant, l'auteure cite aussi les jeux de gladiateurs et la corrida. Où la mise à mort est réelle...

Enfin, le jeu d'échecs est l'occasion pour Vincent de tuer symboliquement le père, et de devenir ainsi un homme à son tour. Il ne le sait pas, certes, que son père, l'absent et irresponsable Diego, est vraiment face à lui à ce moment: de même, sait-on vraiment, en tant qu'homme, si l'on a effectivement "tué le père", pour reprendre ce terme de psychologie? En écho, Emilie vivra aussi la libération de ses propres fantômes. Et pour le lecteur, ce petit roman riche et tourmenté s'achève ainsi sur la promesse d'un apaisement.

Sabine Dormond, Les Parricides, Lausanne, BSN Press, 2017.




dimanche 23 avril 2017

Laure Mi Hyun Croset, l'amour comme un match d'escrime

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Le site de l'auteure, celui de l'éditeur.

Amour et escrime: l'écrivaine Laure Mi Hyun Croset ose une association qui n'a rien d'évident avec "S'escrimer à l'aimer". En apparence du moins... Ce tout petit livre, présenté comme un microroman, a les allures d'une novella construite à la manière d'une partie d'escrime, tendre guerre où chacun avance ses arguments tour à tour. "En garde!", "Allez!": tels sont les virages d'une intrigue qui souligne les solitudes d'une époque, la nôtre, qui privilégie l'individualisme jusqu'à l'excès.

L'histoire est classique: une femme dans la trentaine publie une annonce dans un journal qui pourrait être "Le Nouvel Observateur" pour dire qu'elle cherche une correspondance. "Et plus si entente", selon l'expression consacrée. En somme, ça commence un peu comme "Les Tribulations de Tiffany Trott" d'Isabel Wolff... Heureusement, "S'escrimer à l'aimer" fonctionne tout autrement, évitant le défilé ennuyeux des insupportables et des caricaturaux: ce jeu ne dure que deux ou trois paragraphes, juste de quoi mettre le lecteur en bouche.

Très vite, en effet, tout se concentre sur la relation privilégiée entre deux correspondants: Louise, celle qui a écrit l'annonce, et Pierre, son épistolier. On ne saura leurs prénoms qu'en fin de roman, comme s'il fallait, en la nommant enfin au terme du livre, rendre unique une histoire sans doute courante. Terme à la fois tragique et ouvert vers le meilleur: il y est question d'un enterrement, et aussi de la soeur de Pierre, qui a vécu dans son intimité les sentiments de son frère envers Louise. Jusqu'à les faire siens? La porte reste grande ouverte...

La romancière accroche son lecteur en développant un crescendo appuyé dans les sentiments que Louise éprouve à l'attention de son épistolier. Il y a du génie dans la manière de l'agencer: alors qu'au départ, le lecteur a l'impression d'une communication classique entre deux âmes éprises d'une culture désincarnée, voilà que le sport s'en mêle. Le sport, c'est le corps en action, et l'écrivaine montre ce que cela peut avoir de fort et de charnel, d'un point de vue visuel certes (des photos circulent entre les correspondants), mais aussi lorsque l'on pense aux autres sens: Pierre va jusqu'à envoyer des vêtements de sportifs, empreints de la sueur de ceux qui les ont portés. De son côté, Louise est obligée par son épistolier de sortir de sa zone de confort, de s'intéresser au sport, d'y voir autre chose qu'un traumatisme d'enfance.

Mieux: l'écrivaine voit le sentiment amoureux comme une addiction, et prête à une femme une dépendance similaire à celle qu'un homme peut avoir pour la pornographie: après une phase initiale de rejet, il en faut toujours plus. On en arrive ainsi à un sommet d'érotisme qui flirte avec l'excès, qui n'est pas tout à fait exempt d'ironie, mais reste crédible jusqu'au bout. On y croit parce que le style, aussi sensible que le geste d'un bon chef d'orchestre, est généralement sobre et simple, ce qui donne au moindre éclat, au moindre mot familier, à la ponctuation même, un poids considérable. En une tendre guerre, les deux épistoliers se placent, se mettent en garde; et si l'écrivaine était l'ultime stratège du duel?

Peu de pages, en effet, et peu d'effets pour un résultat maximal: en présentant l'approche amoureuse comme un match d'escrime, "S'escrimer à l'aimer" fait mouche à tout coup, quitte à tuer: en littérature, on ne joue jamais à fleurets mouchetés et on ne saurait s'arrêter au premier sang. Il est permis de considérer que c'est à ce prix aussi que le match entre Louise et Pierre n'a pas de gagnant attendu. Enfin, le fait que ces deux correspondants ne se rencontreront jamais physiquement exacerbe la force de ce petit livre aux allures discrètes, mené avec l'extrême finesse d'une auteure d'une habileté supérieure.

Laure Mi Hyun Croset, S'escrimer à l'aimer, Lausanne, BSN Press, 2017.

Dimanche poétique 298: Bruno Mercier

Idée de Celsmoon.

Avec: Abeille, Anjelica, Ankya, Azilis, Bénédicte, Bookworm, Caro[line], Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'or des chambres, La plume et la page, Lystig, Maggie, Mango, MyrtilleD, Séverine, Violette.


Glace du Rhône

La féerie d'un jour d'hiver
S'est posée sur des lames de fer
Tourne, au son des chants de Noël,
Comme les chevaux d'un carrousel!

Ici le froid est convivial,
Car sur une piste de bal,
On s'élance en manteau de ville,
On danse à Rousseau, à son île!

Le carré de glace enchanteur
Orchestre tous les patineurs
En ballet de drilles débridés,
D'étoiles glissantes corps satiné.

Tourbillonne sur le blanc miroir,
Jambe fuseau, fine toupie d'un soir!
Les bras vrillés montent vers le ciel
Cueillir les rêves en ribambelle.

La féerie d'un jour d'hiver
S'est posées ur un sol de verre
Tourne le temple, la passerelle,
En avant, file à tire-d'aile!

Le tram se déplace en patins
Joue le Lac des Cygnes en refrain
Au marché le bon vin chaud maintient
L'atmosphère de Brueghel l'Ancien

Bruno Mercier (1957- ), dans "Le Scribe", numéro 60/octobre 2007.

samedi 22 avril 2017

Quand Roger-Louis Junod met un écrivain aux prises avec le monde

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Un écrivain aux prises avec le réel: voilà bien un thème clé de réflexion dans le domaine littéraire. A travers le personnage de Mathieu Lombard, c'est celui qu'explore l'auteur suisse Roger-Louis Junod (1923-2015) dans "Les Enfants du roi Marc". Publié pour la première fois en 1980 et réédité tout dernièrement, et c'est judicieux, par les éditions InFolio, ce livre fait même le tour du sujet.


Présenté comme un roman, "Les Enfants du roi Marc" prend la forme d'un journal. Une forme propice à l'introspection, où le diariste raconte tour à tour ce qu'il vit et ce qu'il ressent. C'est aussi un choix pertinent, le seul possible peut-être: compte tenu que l'auteur se prétend toujours en panne d'inspiration, affirme qu'il n'écrira plus, qu'il ne saurait rédiger un roman, que ses confrères sont toujours meilleurs que lui (personnage d'Estelle Manera, dont le premier roman observe sans complaisance la localité où elle a grandi, suscitant l'ire de ses habitants - le lecteur d'aujourd'hui pense au scandale qui a suivi la publication de "Pays perdu" de Pierre Jourde, en 2003). Le lecteur découvre ainsi un écrivain bien loin du héros magnifié des lettres: celui qui tient son journal est en proie au manques de courage, aux compromissions, et se situe un peu en porte à faux face à l'impératif d'engagement dans le monde suisse des lettres des années 1970. Mathieu Lombard est par ailleurs boiteux, image qui n'est pas sans rappeler un albatros baudelairien que des ailes de géant empêchent de marcher. Mais quelles sont les ailes du romancier Mathieu Lombard?

C'est bien un roman qui se situe au coeur du livre: "En vain j'appelle un nom" est présenté comme le livre qui tente de dire l'indicible, à savoir la mort d'un enfant bien réel: Olivier, le fils du narrateur et d'Odile, sa conjointe. Autour de la perte d'un être cher et commun, se noue le tragique des "Enfants du roi Marc": alors que Mathieu tient à ce roman, qu'il connaît même un succès public et critique certain, Odile rejette ce qu'elle voit comme l'exploitation d'un drame intime par son mari, va jusqu'à refuser les cadeaux chers que son mari lui fait parce qu'ils ont été financés par l'argent réalisé sur le dos de l'enfant mort. Bien sûr, l'un et l'autre ont de bonnes raisons à défendre... Et en définitive, chacun a quelque chose à perdre.

On pourra trouver un peu scolaire le style des "Enfants du roi Marc". Volonté de l'auteur, sans doute, au risque d'agacer le lecteur: cela ajoute à la couleur brute, naturelle, du journal intime. Derrière cette apparence, se cache une richesse d'écriture qui renouvelle le genre du journal. Celui-ci est en effet nourri d'extraits de romans, d'articles de presse, ou même de sorties moins appliquées, comme si le diariste se laissait aller. Bac à sable, réceptacle des joies et des peines, recueil de collages: fourre-tout immense, le journal intime de Mathieu Lombard est tout cela à la fois. On peut même le voir comme le miroir déformant de celui qui l'écrit.

Miroir: une image qui n'est pas due au hasard, puisqu'elle est omniprésente dans "Les Enfants du roi Marc". Le miroir, c'est le narcissisme de l'écrivain qui se regarde écrire, c'est aussi l'art qui reflète la vie réelle. C'est le rappel du premier roman de Roger-Louis Junod, "Parcours dans un miroir". Et c'est peut-être aussi, enfin, la métaphore d'un écrivain incapable de se concevoir autrement que comme le reflet des autres, qu'il faut imiter, égaler, citer.

Mathieu Lombard, en effet, ressemble à une sorte d'écrivain par procuration, incapable d'une écriture vraiment personnelle. Nombreuses sont en effet les références un brin pédantes aux écrivains du passé, le diariste allant jusqu'à citer par complaisance ce qui pourrait plaire à l'autre. Le titre même de "En vain j'appelle un nom" est emprunté à un grand poète d'autrefois. Sont rappelés également des personnages de romans du passé, de classiques scolaires tels que ceux de Stendhal. Cette tentation confine à la représentation de Mathieu en mari cocu et content, protecteur du couple étrange que son épouse forme désormais avec son fils Marco (celui de Mathieu, mais d'une union antérieure à sa rencontre avec Odile, ce qui permet d'éviter, mais pas tout à fait, le trouble de l'inceste): en un final pénible, écrit à la troisième personne comme pour suggérer une forme paradoxale de détachement (romancier contre diariste?) Mathieu Lombard se prend pour le roi Marc, protecteur des amours de Tristan et Iseut.

Tout cela s'inscrit dans le contexte bien rendu des débats littéraires et idéologiques qui ont cours dans le milieu littéraire suisse, un thème qui arrive dès les premières pages du livre sous la forme d'une demande de texte engagé faite à Mathieu Lombard par l'un de ses pairs. On retrouve le Groupe d'Olten et ses débats, qui peuvent paraître vains: à quoi bon écrire des ouvrages engagés que personne ne lira? Il est possible de voir aussi, dans le portrait de certains auteurs imaginaires mis en scène, une volonté de désacraliser la figure de l'écrivain, de montrer l'humaine faiblesse qui se cache derrière la grandeur de l'oeuvre.

"Les Enfants du roi Marc" est donc un long journal, qui explore de manière détaillée quelques thèmes extrêmement vastes. Inscrit dans son époque, ce livre dense résonne encore aujourd'hui, par les interrogations qu'il aborde sur les rapports entre l'activité d'écrivain et le réel: un écrivain, c'est aussi un homme dans le monde, dont les écrits ont un impact, dans ce qu'il y a de plus intime comme dans la sphère publique la plus étendue.

Roger-Louis Junod, Les Enfants du roi Marc, Gollion, InFolio, 2017, postface d'Alain Corbellari, couverture de Jean-René Moeschler.

jeudi 20 avril 2017

Avec le bourreau Anatole Deibler, une biographie contre la peine de mort

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La peine de mort, une page d'histoire française: en signant "Anatole Deibler, l'homme qui trancha 400 têtes", l'historien suisse Gérard A. Jaeger s'intéresse à la figure d'un bourreau connu, spécialiste malgré lui de la guillotine, qu'il a actionnée durant près de quarante ans. En relatant la vie d'Anatole Deibler, il retrace aussi les débats relatifs à l'abolition de la peine de mort, en donnant à entendre sans ambages qu'il s'y oppose aussi. Mais au début du vingtième siècle, la question se posait bien différemment...


"Anatole Deibler, l'homme qui trancha 400 têtes" se lit comme un roman: tout commence, en manière de prologue, avec la narration de la mort d'Anatole Deibler, survenue alors qu'il se rendait à Rennes pour une exécution. Si l'écriture est aisée, ce n'est sans doute pas par hasard: le lecteur est ainsi invité à une certaine empathie avec un bourreau qui l'est devenu, en définitive, à son corps défendant.

Il y a de la minutie dans la description que l'historien donne de la manière dont Anatole Deibler, fils et petit-fils de bourreaux, devient à son tour exécuteur des hautes oeuvres de la République. Le travail de l'historien témoigne d'une forte documentation. Il donne ainsi à voir un enfant brimé en raison du métier fortement connoté de son père, bourreau lui aussi, et qui, après une phase de révolte, se résigne à son destin de bourreau et se constitue, notamment en assistant son oncle bourreau et en faisant son service militaire en Afrique, une carapace. Exécuteur? En tant que tel, il affirme ne faire que son métier, qui est aussi, et il l'accepte, une affaire de famille. Mais le lecteur comprend, au fil des pages, qu'Anatole Deibler, être humain, préférerait souvent se soustraire à cet atavisme et être ailleurs qu'aux côtés de la guillotine. L'historien le montre du reste comme un père de famille attentionné autant qu'on peut l'être à l'époque, amateur passionné de cyclisme, se reconstruisant tant bien que mal après le rejet de fiançailles avec la fille d'un artisan spécialisé dans la construction de guillotines...

Le récit de la vie d'Anatole Deibler télescope la narration de la grande histoire et des faits divers de la Belle Epoque et des Années folles. En ce temps-là, le terrorisme est le fait des anarchistes, et quelques affaires où l'on croise les noms de Landru, de Raymond la Science ou de Pilorge (évoqué par l'écrivain Jean Genet, compagnon de détention). Cela, sans oublier Violette Nozière, qu'Anatole Deibler n'a pas eu à exécuter: il en a été soulagé. Anatole Deibler lui-même a laissé la piste permettant de retracer son parcours de bourreau, sous la forme de "carnets d'exécution" dans lesquels il consignait scrupuleusement ce qu'il savait et pensait des condamnés. L'ouvrage reproduit quelques pages de ces cahiers, secrets, illégaux même peut-être, retrouvés après la mort du bourreau; il recense aussi les noms de toutes les personnes exécutées par Anatole Deibler, dans un esprit de mémoire. Si révoltants, si graves qu'aient été leurs crimes, le biographe les voit surtout comme des victimes d'une peine de mort controversée.

Controversée, oui! En contrepoint de la biographie d'Anatole Deibler, en effet, l'historien reconstruit les enjeux et débats liés à la peine capitale au début du vingtième siècle. Des débats qui indiquent les paradoxes et contradictions de la peine capitale, arguments recevables aujourd'hui encore. De l'autre côté, comme s'il s'agissait d'être humain même dans l'application d'une peine vue comme inhumaine, le rédacteur met au jour le côté technicien d'un Anatole Deibler désireux d'optimiser les bois de justice, afin que les exécutions se passent "au mieux": entretien de l'appareil, facilité de transport, silence et rapidité du montage afin de ne pas mettre la puce à l'oreille du condamné... Le biographe va jusqu'à rappeler les aspects psychologiques liés à la peine de mort: l'attente de l'exécution, selon lui, aliène le condamné et l'amène à désirer l'instant de l'exécution. Et si l'on exécute le matin de bonne heure, c'est par humanité: il aurait été inhumain, argumentait-on à l'époque, de faire attendre le condamné jusqu'à l'après-midi.

Enfin, l'historien va jusqu'à rappeler le rituel des exécutions, d'abord publiques, puis ouvertes à un public restreint, et enfin limitées à l'enceinte de la prison. Un rituel dont la presse est friande, et qui donne lieu à des articles généreusement cités. Le lecteur d'aujourd'hui aura de quoi être choqué: les chroniqueurs évaluent les qualités du bourreau, chronomètrent le temps des exécutions, donnent des reflets de l'ambiance d'événements publics qui n'ont guère retenu les criminels. Gérard A. Jaeger suggère même que ces exécutions sont une publicité recherchée par ceux qui passent à l'acte. Encore un élément qui reste actuel.

A travers une biographie complète et minutieuse du bourreau Anatole Deibler, Gérard A. Jaeger reconstruit tout un contexte dans un esprit critique envers la peine de mort. "Anatole Deibler, l'homme qui trancha 400 têtes" est un livre d'histoire richement documenté, rehaussé d'illustrations rares; mettant au jour le malaise que fait naître l'idée d'exécuter, il prend résolument position contre une peine de mort jugée en dissonance avec toute attitude humaine. Pas de voyeurisme, donc, dans cette biographie; mais plutôt la photographie d'une époque et d'un débat, toujours actuel même s'il se pose partiellement en d'autres termes, observée par l'historien d'une manière engagée, de façon à parler au plus grand nombre.

Gérard A. Jaeger, Anatole Deibler, l'homme qui trancha 400 têtes, Paris, Editions du Félin, 2001.

mardi 18 avril 2017

De Paris à Dole, rédemption d'un journaliste avec David Desgouilles

Dérapages

C'est pour ainsi dire deux politiques-fictions pour le prix d'une que David Desgouilles, journaliste et écrivain, propose dans son deuxième roman, "Dérapage". L'une consacre en effet la chute d'un professionnel des médias, alors que l'autre assure sa rédemption.

Tout commence avec un seul acronyme, en effet, lâché dans toute la brutalité d'une phrase en un seul mot qui sert d'incipit: "MILF". Lâché sur antenne par le peu délicat journaliste Stéphane Letourneur alors que celui-ci croyait son micro coupé, ce terme va faire le tour de l'Internet et du monde réel. La meute est lâchée... L'oeil aux aguets, l'auteur montre les soutiens égrillards et les regards lourds de sous-entendus, mais met aussi en évidence les critiques, d'autant plus assassines qu'elles émanent de courageux anonymes. En donnant à Stéphane Letourneur une compagne ambitieuse qui travaille pour un ministre et refuse tout remous susceptible de faire ombrage à sa carrière, il fait monter la pression autour de son personnage.

Quant à l'enlèvement de Nicolas Sarkozy, il constitue le deuxième versant de ce roman. L'auteur se met dans la peau de ce personnage, montrant un homme avide de lectures, désireux de bouger: bien que séquestré par un groupe constitué autour d'un militaire libyen désireux de rendre justice à Kadhafi (et bien recréé, notamment avec la personnalité de de Léa, manipulable et embarquée malgré elle dans cette galère), il a envie de faire du sport. L'écrivain va jusqu'à donner la parole à l'ancien président. Une parole qu'on pourra trouver un peu trop paisible, peut-être: plus que par cette parole, c'est par le biais de l'univers recréé et du besoin de dynamisme qu'il reconnaîtra Nicolas Sarkozy. De ce versant de l'intrigue, on retiendra aussi et enfin la jouissance offerte par l'observation d'un gouvernement obligé de tout mettre en oeuvre pour sauver, à son corps défendant, un homme politique antagoniste.

Il est tentant, et pertinent, de faire quelques rapprochements entre "Dérapages" et "Le bruit de la douche", premier roman de l'auteur. Dans "Dérapages", on retrouve en effet avec bonheur un écrivain qui analyse avec finesse le fonctionnement d'une caste: si "Le bruit de la douche" montrait le Parti socialiste et le milieu politique, c'est le secteur des médias qui est ici mis en avant et observé à la loupe: postures scandaleuses mais insincères des chroniqueurs, course au scoop, pression et contrats précaires quoique prestigieux.

Comme dans "Le bruit de la douche", l'écrivain met en scène, avant tout, des personnalités réelles, plus ou moins connues du grand public. Souvent, ce sont des figures rapidement dessinées, placées dans des situations de connivence ou d'interaction. Ainsi fait-il déjeuner ensemble Eugénie Bastié et Alexandre Devecchio, journalistes au Figaro, et Pauline Bland-Meunier, journaliste de fiction et femme de principes travaillant pour Valeurs Actuelles. Gageons que les dialogues entre les personnages inspirés de la réalité utilisent des tics de langage et des attitudes que l'auteur a parfaitement cernés, que les initiés reconnaîtront sans doute, mais qui échappent à ceux qui ne les connaissent pas personnellement.

Et comme dans "Le bruit de la douche", le succès passe peut-être par une certaine abstinence sexuelle: si, dans le premier roman de l'écrivain, Dominique Strauss-Kahn, promis à la présidence de la France, est invité par sa responsable de la communication, Anne-Sophie Myotte, à mettre ses pulsions sexuelles en veilleuse, c'est aussi ce qui arrive, de manière plus implicite, moins frontale mais à peine moins forte, à Stéphane Letourneur lorsqu'il sollicite l'aide de Pauline. L'aide de Pauline va amener Stéphane Letourneur du côté de Dole et du Jura... où se joue aussi une partie du "Bruit de la douche". Le regard affectueux que l'auteur porte sur cette région, ses clubs de football de talus, sa cuisine roborative, ses campagnes amènes, crée un contrepoint bienvenu aux jeux d'appareil décrits.

L'écrivain a le mérite de la concision, enfin. Plutôt que de s'embarrasser de détails touffus, il offre avec "Dérapage" un roman rapide et accrocheur qui va à l'essentiel. S'il sait jouer avec la forme au besoin (dialogues entre journalistes, voix de Nicolas Sarkozy), il privilégie une écriture fluide qui fait toute la place à l'intrigue nouée. A quelques jours de l'élection présidentielle française, "Dérapage" est un divertissement bien ficelé, qui va vite, sonne juste et recèle un regard en coin sur la politique et le journalisme en France. 

David Desgouilles, Dérapage, Monaco, Editions du Rocher, 2017.

lundi 17 avril 2017

Défi des Mille: Lili Galipette relève le défi avec Stephen King

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Trois volumes pour un Défi des Mille: Lili Galipette signe une nouvelle participation à ce défi qui, je le rappelle, consiste à lire une oeuvre littéraire dépassant mille pages. Il est toujours possible d'y participer; Lili propose une présentation en trois temps de la trilogie Hodges de Stephen King. Voici comment vous y rendre:


Trilogie Hodges, le récapitulatif.

Stephen King, Mr Mercedes (1).
Stephen King, Carnets noirs (2).
Stephen King, Fin de ronde (3).

Merci pour cette participation! Et... à qui le tour? 

dimanche 16 avril 2017

Jacques-Olivier Bosco, c'est du brutal!

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Ah, voilà bien un polar qui porte bien son nom! Lise Lartéguy est jeune, belle, flic et brutale. Et "Brutale", c'est justement le titre du dernier opus de l'écrivain niçois Jacques-Olivier Bosco, dont j'ai déjà eu l'occasion de parler avec "Le Cramé". Rapide, nerveuse et punchs, son écriture est gage d'une lecture sans le moindre moment d'ennui.

Lise Lartéguy est un personnage captivant. Le lecteur apprécie son caractère de cogneuse, de même que son intelligence et son sens cinglant de l'à-propos: c'est l'exemple de l'agente de police qu'il ne faut pas trop chercher. Mais l'auteur ne se contente pas de cet aspect superficiel. Il lui confère une épaisseur en explorant son passé difficile et en suggérant que la violence de Lise Lartéguy a quelque chose de psychopathologique (c'est comme ça qu'on dit?) qu'il faut bien canaliser. Enfin, l'auteur explique la présence d'un personnage aussi atypique au sein de la police française par la tradition familiale; il va jusqu'à conférer à Lise un père policier, mort en service, frère, Camille, qui travaille pour la gendarmerie. Complémentarité des polices...

Après avoir annoncé l'intrigue de manière classique dans un prologue, l'auteur prend le temps de montrer comment fonctionne Lise Lartéguy. Cette assez longue exposition n'a cependant rien d'ennuyeux: l'action ne manque pas, même si elle est parfois anecdotique, et ses chapitres sont courts et rapides. Et elle permet de mettre en scène quelques personnages hauts en couleur. Enfin, tout démarre vraiment à l'occasion d'un bête contrôle routier, effectué par Camille pour montrer à sa soeur comment fonctionne un radar d'une nouvelle génération. On ne se méfie jamais assez des radars.

L'action met en place une curieuse série d'enlèvements de jeunes filles vierges, saignées à blanc, par une mafia active entre l'Europe et l'Asie centrale. On pourrait penser à de riches désaxés; mais le fin mot de l'affaire n'arrivera qu'au bout du roman, de manière assez... brutale, au terme d'un parcours où se mêlent bars glauques, rues de Paris où les casseurs de bagnoles s'en donnent à coeur joie, et les futurs bureaux ultra-modernes de la police aux Batignolles, venus remplacer l'historique Quai des Orfèvres.

La police met tout en oeuvre pour avancer, allant jusqu'à trouver des liens avec des policiers hors de Paris: on retrouve ainsi - sympathique hommage - le personnage de Makovski, alias Mako, imaginé par Laurent Guillaume, au détour d'un appel téléphonique. Et puis, les fidèles de Jacques-Olivier Bosco retrouveront ici Gosta, alias le Cramé. Dans un effet de miroir par rapport au roman éponyme (où, pour mémoire, le Cramé, truand et homme de principes, infiltre la police), c'est cette fois Lise Lartéguy, la lieutenante de police, qui va infiltrer la bande de truands corses du Cramé pour faire avancer son enquête. Au-delà, l'auteur s'offre ici l'occasion d'écrire quelques pages d'amour passionnées.

En parallèle, l'auteur continue d'explorer son personnage principal, de creuser sa personnalité torturée, de lui mettre un peu de pression aussi: il y a les affaires de famille, l'argent qui manque soudain pour simplement vivre, Camille qui finit à l'hôpital. Tout cela permet de mettre au jour la personnalité à multiples facettes, empreintes de souffrance aussi, de Lise Lartéguy. Celle-ci va bien plus loin que l'image de bastonneuse ingérable qu'elle renvoie au premier abord, et la rend particulièrement attachante.

A quand une suite?

Jacques-Olivier Bosco, Brutale, Paris, Robert Laffont, 2017. Complété par une playlist bien rock'n'roll

Joyeuses Pâques!

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Amis de passage, visiteurs réguliers, merci de votre détour par ici! 

En ce jour, je vous souhaite, ainsi qu'à celles et ceux qui vous sont chers, une très belle et sainte fête de Pâques! Passez une belle journée dans la joie du Christ ressuscité.

jeudi 13 avril 2017

Le regard nuancé de Cédric Bannel sur l'Afghanistan

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"De la Suisse à l'Afghanistan, enquête avec le commissaire Kandar": voilà ce qu'écrit en dédicace Cédric Bannel, l'auteur du vaste roman "L'homme de Kaboul". Vaste dans la mesure où il s'étend sur trois continents au moins, certes. Vaste aussi parce qu'il relate, sur près de quatre cents pages, les destinées de quelques honnêtes gens désireux d'aller voir ce qu'il y a au-delà des apparences, à la poursuite d'un mystérieux rapport Mandrake. Ce qui va leur coûter cher...

Le lecteur suit tour à tour Oussama Kandar, un policier afghan incorruptible qui souffre de son prénom, et le Suisse Nick, engagé dans une organisation secrète dont il découvre peu à peu, avec dégoût, les actions peu reluisantes. Quel lien? A l'américaine, l'auteur commence par éloigner ces deux personnages au maximum, avant de les rapprocher peu à peu. Tout commence par un suicide, celui de Wali Wadi. Mais Oussama Kandar n'est pas dupe... ce qui ennuie sa hiérarchie. L'auteur parvient ainsi à installer un dispositif où un policier, Oussama Kandar, se voit empêché d'exécuter son travail par son ministère de tutelle pour des raisons qui le dépassent.

Ces raisons se dessinent peu à peu au fil des pages. On découvre naturellement l'agence mystérieuse qui occupe Nick, présentée comme une pieuvre qui agit en souterrain depuis des bureaux feutrés et sécurisés. Au-delà, se situent des acteurs étatiques qui, menottés par les lois de leurs pays, sont obligés de sous-traiter leurs basses oeuvres. En insistant sur les moyens que ces organisations puissantes mettent en oeuvre pour éliminer ceux qui s'opposent à elles, fussent-elles issues du monde dit libre, l'écrivain souligne la faiblesse d'individus isolés tels que Kandar ou Nick. Et, partant, leur courage. Il n'en faut pas moins pour s'attacher à eux.

Nick comme Oussama sont des personnages profondément humains. On imagine certes que l'employeur de Nick aurait attendu de lui quelques états d'âme de sa part; le lecteur découvre ici un personnage certes astucieux et cérébral (ce qui n'empêche pas l'humour, par exemple lorsqu'il est question du "cochon hallal"), mais aussi susceptible d'être ému par les retombées délétères de ses actes, dès lors qu'elles lui paraissent évidentes. De son côté, Oussama est certes un policier intègre, mais c'est aussi un musulman, prisonnier d'une vision plutôt carrée de sa religion. Du moins de notre point de vue.

L'écrivain sait en effet pénétrer les âmes de ses personnages, et donner à celles-ci l'occasion de se confronter de manière crédible. Il y a par exemple du génie dans la recréation animée des discussions entre Oussama Kandar et son épouse, féministe et assoiffée d'émancipation dans un pays peu propice. Evitant un manichéisme facile, l'auteur sait se mettre dans la peau des ethnies afghanes, adopter leur point de vue face à des guerres qui les dépassent. A ce titre, Nick, baladé jusque dans les régions les plus reculées du pays, fait figure d'observateur que les rencontres éclairent, ainsi que de révélateur du choc des civilisations. Enfin, dans "L'homme de Kaboul", même les talibans ont des atouts et des qualités: l'écrivain sait jouer à la fois de la nuance fine et du contraste le plus tranché.

Plus généralement, l'écrivain a soigné le rendu de son observation de l'Afghanistan, jusque dans ses régions les plus reculées et inaccessibles. Le lecteur est avec lui à Kaboul, face à de vrais-faux attentats-suicides ou aux décombres d'attaques devenues banales. Il le suit aussi lorsqu'il est question de dessiner une société qui lorgne certes vers la modernité, mais demeure prisonnière d'usages archaïques, venus ou non de l'islam - ou des islams, puisque l'auteur montre qu'il y a différentes manières de vivre ce système de pensée. Gageons qu'il s'est rendu sur le terrain; en tout cas, il s'est documenté, et ses sources figurent à la page des remerciements.

Il est regrettable que le versant suisse de ce roman n'ait pas eu droit à la même acuité d'observation. Il est question de quelques grandes villes, mais celles-ci sont montrées de manière standard, avec dans le cas de Zurich la description d'une banlieue où les jeunes se droguent. Celle-ci est certes dramatique et fonctionne grâce à l'humain, mais qui aurait pu se situer n'importe où ailleurs dans le monde: si l'on croit aux personnages, on ne croit guère aux décors. De même, les noms des départements et offices fédéraux sont cités de manière approximative - et quelques éléments factuels sont tout simplement faux: non, le canton de Vaud ne s'écrit pas Vaux, et non, il n'y a pas/plus de billet de cinq francs suisses: cette coupure a été rappelée en 1980 et n'a plus cours depuis 2000. Dommage que cet aspect du roman n'ait pas été soigné comme il le méritait!

Au-delà de ces approximations, "L'homme de Kaboul" est donc un thriller captivant, dont on apprécie particulièrement les pages nuancées qui décrivent la réalité d'un Afghanistan complexe, violent, en proie aux querelles claniques et à la corruption. Au fil des pages, l'auteur pose mine de rien des éléments concrets de l'horreur vécue au quotidien: les mines qui sautent, tuent ou mutilent sans crier gare, la burqa que les femmes doivent porter, les effets pervers d'une ségrégation rigide des genres. Et il explique, juste assez pour ne pas paraître didactique. Cédric Bannel offre ainsi un roman à l'action bien ficelée, entre intrigue policière et action politique, capable par ailleurs de faire réfléchir et de déranger à propos d'un monde lointain.

Cédric Bannel, L'homme de Kaboul, Paris, Robert Laffont, 2011. 

mardi 11 avril 2017

Olga Lossky, reflets croisés dans un tableau

Clou
Lu par Christian Roy.


Semaine sainte dans la Russie des tsars, et la même période sous le régime communiste. Reflets d'un certain temps, d'une vie? Dans son premier roman, l'écrivaine Olga Lossky installe le huis clos étouffant d'un appartement communautaire au milieu du vingtième siècle, en URSS. Ainsi, "Requiem pour un clou" est bien une histoire de clous... mais pas seulement.

Il y a en effet du génie dans le premier chapitre, qui tourne autour de ce clou que Fiodor Vassilievitch a en main, qu'il utilise pour fixer un tableau au mur alors qu'il aurait plu compléter un ensemble de trois douzaines, intéressant à revendre. C'est pourtant bien un clou qui permet l'ouverture sur un autre monde, en miroir: dès le deuxième chapitre, le tableau fait figure de lieu d'évasion.

L'univers confiné de l'appartement communautaire est propice à l'observation des objets en général, et l'auteure revient régulièrement, de façon obsédante, sur certains d'entre eux. Outre les clous et le tableau, il y aura ainsi les cintres tordus, que Fiodor Vassilievitch, obsédé, un peu amnésique, entend aussi revendre après réparation. Il y a aussi la nourriture, pas toujours idéale (la kacha trop claire), le bois qui manque pour se chauffer en période de débâcle.

Le rituel des objets fait écho à celui des personnages, qui reviennent comme une ritournelle hanter l'appartement. Ce sont des caractères, vus par Fiodor Vassilievitch, vieillard oisif, qui joue le rôle de narrateur. Il y a aussi quelque chose d'obsédant dans leur récurrence, souvent associée à des formes d'épithètes homériques, à l'instar d'Anatole, toujours comparé un drôle d'oiseau sans cesse changeant, ou d'Anna, toujours associée à un mot aimable. On goûtera aussi l'ironie du surnom de Kousok, "le morceau", personnage sourd donc vu comme incomplet. A l'instar du narrateur, boiteux, observateur des querelles du logis... et de ce fameux tableau, peint par son père.

C'est une respiration qu'offre cette fenêtre picturale, comme ouverte dans le mur de la chambre de Fiodor. Elle donne à voir un univers ancien, révolu, celui du temps où il était permis de pratiquer la religion orthodoxe. On découvre aussi tout un univers de personnages, et petit à petit l'on comprend qui est le jeune Fedka du tableau... Il suffit d'une descente de police dans l'appartement communautaire.

Travaillé, porté par des phrases nerveuses, "Requiem pour un clou" est un remarquable roman, habilement construit en allers et retours entre le présent et le passé, où l'écrivaine se distingue par un regard acéré sur les humains, sur leurs bassesses comme sur leurs beautés. 

Olga Lossky, Requiem pour un clou, Paris, Gallimard, 2004.

lundi 10 avril 2017

Devenir Bouddha avec Elsa Levy

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Le site de l'auteure, le site de l'éditeur - merci pour l'envoi!

Devenir Bouddha. Est-ce possible dans la vie trépidante de Paris? Nombreuses sont les personnes qui recherchent une certaine plénitude, une sérénité intérieure, pour ne pas dire le nirvana. Dans son premier roman, "Bouddha Boudoir", l'écrivaine Elsa Levy décrit le parcours de vie d'une jeune femme qui, partant d'une existence bancale, finit par trouver une telle voie.

Le ton est simple, naturel mais travaillé aussi, et on le perçoit dès l'incipit, où Virginie Baudet se présente sans artifice: "Je m'appelle Virginie Baudet. J'ai vingt-cinq ans et j'étais serveuse dans un bar. Le bar en question s'appelle le Bouddha Boudoir." Tout est là, y compris l'imparfait, comme une fausse note dans une écriture au présent, suggérant qu'un virage va se produire.

Ce Bouddha Boudoir est un bar à thème comme on en trouve pas mal à Paris et ailleurs. Orné de mille bouddhas sculptés, il fait figure de lieu de perdition: dans l'ivresse excessive, on y recherche une illusoire détente, un oubli qu'on prend pour de l'ataraxie. Peu importent les cocktails, du reste: Virginie, lorsqu'elle est serveuse, ne les fignole pas toujours. Avec sa collègue, elle n'hésite du reste pas à s'en jeter un petit durant le service, alors que sa collègue, Magalie, fricote avec le patron. Enfin, l'auteure met la puce à l'oreille du lecteur: trop de bouddhas tuent le Bouddha...

C'est pourtant face à une tête de bouddha brisée, subtilisée, que Virginie se met à réfléchir. Dès lors, le roman prend des allures de quête spirituelle, souriante, douce-amère. Elle visite en effet un certain nombre de maîtres à penser, dans des disciplines aussi diverses que la sophrologie, le yoga, etc. Ce monde, Virginie n'y adhère pas vraiment, mais elle ne peut s'empêcher de s'en imprégner, de grappiller à chaque fois une petite leçon de vie. Et comme souvent, le déclic se fait de manière inattendue: baby-sitter d'un enfant de quatre ans, Victor, elle va comprendre pas mal de choses qui la feront basculer. Est-ce vraiment un guide spirituel? Il n'en est certes guère conscient, certes. Mais à sa manière, il lui montre une nouvelle manière de vivre pleinement, d'être attentif à tout ce que l'on fait. Et s'avère exemplaire.

Le regard qu'elle porte sur le monde et sur les gens évolue doucement, le sexe n'est plus si important - on retient en particulier une très belle scène de caresses avec un amant suédois, qui remplace avantageusement le cartésien Lucas, plus ou moins copain de Virginie. Cela, sans oublier l'argent: il est possible de vivre de peu, voire de rien. Ne plus y penser symbolise, au fil des pages, la renonciation de Virginie à tout attachement: elle quitte son emploi, ne souhaite plus être payée pour son emploi de baby-sitter (une péripétie qui interroge sur la valeur des choses gratuites aujourd'hui: on a parfois tendance à s'en méfier, et c'est exactement ce qui se passe avec la mère de Victor), vide son compte en banque auquel elle ne touche plus guère. Seul comptera le strict nécessaire...

... et aussi un bien-être personnel: "Assise là, à ne rien demander, à méditer, à contempler, à être présente. là. Et on me paye pour le faire. Alors j'imagine que je suis sur le bon chemin, non? Qui pourrait dire le contraire?", conclut le roman, montrant une Virginie assise sur le boulevard. Les pièces semblent tomber du ciel, toutes seules (à l'exception notable d'une fillette entraperçue et souriante, évocatrice de la pureté du regard et du geste d'un enfant - en écho à la personne de Victor), devant à celle qu'il est permis de voir comme une illuminée heureuse. Ou en passe de l'être. Et on l'envie un peu.

Elsa Levy, Bouddha Boudoir, Paris, Intervalles, 2017.

dimanche 9 avril 2017

Dimanche poétique 297: Bénédicte Gandois

Idée de Celsmoon.



Triolet

Oh! Combien, combien voudrais-je être un géant
Lorsque j'aperçois ces campagnes immenses;
Me dresser de l'horizon courbe aux cieux blancs!
Oh! Combien, combien voudrais-je être un géant,
Passant mes doigts dans les forêts, caressant
Les blondes collines aux mille nuances...
Oh! Combien, combien voudrais-je être un géant
Lorsque j'aperçois ces campagnes immenses!

Bénédicte Gandois (1979- ), Carnets de TGV suivi de Eclats, Cossonay, Editions de la Maison rose, 2010.

dimanche 2 avril 2017

Dimanche poétique 296: Jules Laforgue

Idée de Celsmoon.

Avec: Abeille, Anjelica, Ankya, Azilis, Bénédicte, Bookworm, Caro[line], Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'or des chambres, La plume et la page, Lystig, Maggie, Mango, MyrtilleD, Séverine, Violette.


Veillée d’avril

Il doit être minuit. Minuit moins cinq. On dort.
Chacun cueille sa fleur au vert jardin des rêves,
Et moi, las de subir mes vieux remords sans trêves,
Je tords mon cœur pour qu’il s’égoutte en rimes d’or.

Et voilà qu’à songer me revient un accord,
Un air bête d’antan, et sans bruit tu te lèves
Ô menuet, toujours plus gai, des heures brèves
Où j’étais simple et pur, et doux, croyant encor

Et j’ai posé ma plume. Et je fouille ma vie
D’innocence et d’amour pour jamais défleurie,
Et je reste longtemps, sur ma page accoudé,

Perdu dans le pourquoi des choses de la terre,
Ecoutant vaguement dans la nuit solitaire
Le roulement impur d’un vieux fiacre attardé.

Jules Laforgue (1860-1887). Source: Poetica.

samedi 1 avril 2017

Dominique Strauss-Kahn, vu par l'ogre Marc-Edouard Nabe

Nabe


"C'était aléatoire comme un jeu de hasard, sauf que le hasard avait un patron, et que ce patron, c'était moi." Toute la jouissance du pouvoir en une seule phrase: c'est Dominique Strauss-Kahn qui parle. Le lecteur l'entendra d'un bout à l'autre des quelque 250 pages de "L'Enculé". Avec cet opus, Marc-Edouard Nabe a offert au lectorat francophone le premier roman sur l'affaire Dominique Strauss-Kahn, paru avant même que celle-ci ne prenne, notamment avec le Carlton de Lille, des allures de poupées gigognes. Au-delà du scandale, l'auteur met en scène un homme puissant puis déchu et, à travers lui, toute une caste composée de politiques et de gens de médias et vue comme méprisante. Et en bon romancier, il s'empare des faits, restitués avec minutie, puis bouche les trous, éclaire crûment les zones d'ombre. Ainsi le narrateur peut-il dire: "Et ce ne sera pas du roman, tout sera vrai, enfin vrai comme moi." Derrière cette phrase, on devine l'auteur...

Le premier chapitre de ce roman est un délice, dans la mesure où il concentre, en quatre pages, ce que peut être le sentiment de toute-puissance d'un homme sûr de lui: ça confine à l'hybris. Les premières lignes explicitent ce que le terme d'"Enculé", qui donne son titre à ce roman, peut avoir de paradoxal: qui encule qui, en somme? Ce motif revient du reste en fin de roman, comme pour boucler la boucle: un enculé trouve finalement toujours son maître. Par bonheur, Dominique Strauss-Kahn, avec ses épaules larges, a le physique de l'emploi...

La part animale de Dominique Strauss-Kahn

Inutile de rappeler l'histoire, celle-ci est connue... Dans "L'Enculé", il y a mieux: son traitement par un écrivain. Dans "L'Enculé", Dominique Strauss-Kahn est un personnage de paradoxes. L'écrivain excelle à montrer son côté odieux, insistant jusqu'à la complaisance sur les travers qu'il lui prête. Obsédé sexuel, il l'est, et cela donne lieu à d'hilarantes pantalonnades: l'auteur le montre en action, et l'auteur savoure.

Antisémite? C'est là l'un des paradoxes majeurs de ce personnage - assumé d'ailleurs, et c'est astucieux, par un auteur qui s'introduit dans le roman et est justement considéré comme antisémite par le couple. Ce trait de caractère apparaît cependant comme crédible, ne serait-ce que par réaction, dans la mesure où son épouse, Anne Sinclair, vit dans "L'Enculé" sa judéité de manière extravertie, jusqu'à l'écoeurement. Il peut aussi se comprendre par le biais de l'histoire du (vrai) Dominique Strauss-Kahn, qui n'a guère pratiqué sa religion dans sa famille. Enfin, il est permis d'y voir - comme d'ailleurs dans son racisme - une des facettes d'un bonhomme montré comme foncièrement méprisant et misanthrope. A telle enseigne qu'il pourrait presque faire passer un certain Alceste pour un grand ami du genre humain...

Et puis, l'écrivain ose le rapprochement entre Dominique Strauss-Kahn et les animaux. Le personnage s'entiche d'un chien qu'on lui a offert et qu'il a baptisé "Martine Aubry", en accord avec son épouse. Mieux: l'auteur lui découvre une passion pour les documentaires animaliers: celui que l'auteure Tristane Banon a surnommé "l'homme babouin" (sans le nommer toutefois) est passionné par les singes, entre autres par les nasiques, et s'identifie même, par moments, à cet animal. Symbole de la part bestiale de l'homme, le singe souligne ce que Dominique Strauss-Kahn peut aussi avoir de ridicule: un vrai Rastapopoulos, affublé, au moins symboliquement, d'un pif de nasique, et compagnon de Jean-Pierre Elkabbach déguisé en cow-boy pour assister à un improbable rodéo...

Rigolade ou malaise...

"Au mieux, c'est glauque; au pire, c'est horrible": il est important de prendre au sérieux cette phrase de Daniel Cohn-Bendit, placée en exergue du roman: l'auteur lui donne toute sa mesure au fil des pages. C'est un programme! L'outrance est un des traits majeurs de "L'Enculé", et il est permis de rire grassement, sans retenue, à tout ce que l'écrivain place dans la bouche de son Dominique Strauss-Kahn. Tel le boxeur fou qui attaque tous azimuts, l'écrivain cogne fort et sans trop cibler, osant toutes les vannes possibles. Taper en dessous de la ceinture? Il peut!

Certaines vannes s'avèrent donc fines, mais d'autres relèvent du scabreux - l'un n'empêchant pas forcément l'autre, comme si l'auteur avait voulu tenter le grand écart: que TriBeCa, quartier de New York, sonne comme Treblinka, il fallait y penser. Plus grotesque, Dominique Strauss-Kahn porte des pyjamas rayés pour se souvenir des camps de concentration, sur l'injonction de son épouse. Rigolade ou malaise, gag ou blasphème? Tout cela à la fois? A chacun de voir.

Cela, sans oublier le traitement de certains personnages secondaires, comme les avocats de Dominique Strauss-Kahn, vus comme le chat et le renard de Pinocchio et dessinés comme des Pieds Nickelés désinvoltes et trop sûrs d'eux. Ni, naturellement, les piques que "L'Enculé" décoche généreusement, et de manière parfois inattendue, à tout ce qui a son rond de serviette dans les médias du côté de Paris.

Bref, on rit, comme lorsqu'on lit une des "Sales blagues de l'Echo" dessinées par Philippe Vuillemin, mais même si ça fait du bien, on n'en est pas toujours fier.

"L'Enculé" est, on l'a compris, le roman d'un ogre vorace, brillant et monstrueux. Son auteur se met parfaitement dans la peau de Dominique Strauss-Kahn et en fait un personnage de roman considérable qui se casse les dents sur Nafissatou Diallo, son incapacité à la sodomiser (l'enculé, c'est celui qui encule!) dans la fameuse suite 2806 du Sofitel de New York préfigurant la chute de l'ancien patron du FMI. En donnant à son personnage une manière de parler relâchée, voire vulgaire, il contribue à le descendre de son piédestal de puissant de ce monde. Et ce faisant, dessinant tel qu'il le voit un bonhomme qu'il ne connaît pas, il fait oeuvre de recréation littéraire, avec une finesse et une précision hallucinante qui font de "L'Enculé" un délice de lecture, puissant et long en bouche, cinglant et mémorable.

Marc-Edouard Nabe, L'Enculé, Paris, Marc-Edouard Nabe, 2011. En vente sur le site de l'auteur.