jeudi 29 décembre 2022

Christian Signol: au-delà du pittoresque, le terroir comme point de départ vers l'essentiel

Christian Signol – Un début d'intrigue, quelques mots précis choisis pour que tout soit réaliste: dès les premières pages, l'écrivain Christian Signol plonge les lecteurs de " Là où vivent les hommes" dans un univers de terroir français, du côté de la Lozère. Il évite cependant l'écueil du pittoresque régionaliste en évoquant les thèmes qui, depuis toujours, travaillent l'humanité: le rapport à la nature et aux animaux, l'eau comme liquide nourricier indispensable (sous sa forme liquide, rare dans la région, comme sous sa forme saisonnière de neige), le lien avec notre compagne la mort animale comme humaine et la possibilité d'une transcendance, symbolisée par ces étoiles qu'Etienne et Achille observent si souvent.

Dès le départ, c'est par le procédé de la rétention d'information que l'écrivain captive l'écrivain: qui est cet Etienne, et que lui est-il arrivé dans sa vie pour qu'il se retrouve à la fuir dans un région où seuls vivent des bergers et des moutons? C'est même par hasard qu'il se retrouve en présence de Louise et Achille, deux aînés qui s'occupent d'une bergerie avec le talent et l'amour qui viennent avec les années d'expérience. 

Et ce n'est que peu à peu, poussé par une curiosité doucement attisée, qu'Etienne, le citadin, se révèle aux lecteurs, avec ses drames personnels. Il y a le décès accidentel et tragique de sa compagne Julie, mais aussi la prise de conscience du faible sens que porte son métier, au-delà de son caractère lucratif. L'auteur a la facilité de ne pas en dire grand-chose, peut-on penser; mais après tout, ce n'est pas si important dans le déroulement d'une intrigue autrement plus profonde, voire cosmique.

Le lecteur découvre peu à peu le mystère qui entoure Etienne. Comme en harmonie, la nature et le monde rural se révèlent à lui, guidé qu'il est par Louise et Achille. L'auteur prend soin de dessiner la force et l'authenticité des liens qui se construisent entre ces deux vieillards et Etienne le citadin; par contraste, il dit aussi la perversité des liens familiaux biologiques dessinés entre Etienne et sa mère, surtout soucieuse que son fils ait une situation stable, raisonnable et lucrative. Cette mère, l'auteur en indique aussi le tempérament quelque peu manipulateur: si Etienne doit gagner sa vie, n'est-ce pas avant tout pour elle, pour lui faire plaisir?

Loin de déconstruire le monde idéalisé de la vie dans la campagne la plus sauvage ou de se livrer à une critique agressive, l'écrivain prend le parti d'en dessiner la profondeur, quitte à ce que la vision des choses apparaisse quelque peu romantique, idéalisée par-delà les difficultés. L'auteur développe plutôt le thème convenu de la richesse de la vie proche de la nature, valorisée et opposée à une existence urbaine, parisienne en l'occurrence, vue comme aliénante bien que matériellement satisfaisante. La structure même du roman, fondée en quatre partie qui sont autant de saisons, suggère la prédominance de la nature sur l'action humaine.

Ainsi, le lecteur se trouve plongé dans un espace littéraire rassurant et classique que l'écrivain maîtrise cependant à la perfection. Ce qui lui permet de transmettre quelques idées bénéfiques en rapport avec le monde rural et la nature, loin des écrans et des trépidations d'une vie urbaine vaine. En montrant peu à peu la transformation d'Etienne l'urbain, c'est l'histoire d'une reconnexion bénéfique à l'essentiel, voire à l'au-delà, que l'auteur relate, page après page. Et le lecteur se souvient, au fil des pages, qu'on voit mieux les étoiles en Lozère qu'à Paris, et que la pollution lumineuse n'en est pas la seule raison.

Christian Signol, Là où vivent les hommes, Paris, Albin Michel, 2021.

Le site des éditions Albin Michel.

Lu par Gilles Pudlowski.

mercredi 28 décembre 2022

Des photos de sorcières et sorciers pour rappeler les bûchers d'aujourd'hui

Anne Voeffray – Ce sont quelques dizaines de portraits que la photographe Anne Voeffray livre au lecteur dans son dernier ouvrage, "Sorcières". Face, profil: ils se présentent à la manière de photographies anthropométriques telles que les a conçues le criminologue Alphonse Bertillon. Et quelques commentaires les alimentent. 

Intrigant, un peu sombre dans sa confection en noir et blanc, l'ouvrage d'Anne Voeffray s'inspire de la figure féministe historique de la sorcière, destinée au bûcher, telle que décrite par Mona Chollet: libre donc suspecte, puissante d'une manière qui échappe quelque peu à la raison, sujette à la critique voire pire en raison de sa propension à ne pas rester dans les clous, autrefois dictés par un christianisme dominant voire écrasant. Et elle la revisite pour montrer qu'elle a toujours son actualité.

Le choix des quelques dizaines de personnes photographiées n'est pas dû au hasard, ou si peu. On y rencontre 80% de femmes et 20% d'hommes, plus quelques personnes non encore adultes, dans le respect des proportions de personnes condamnées pour sorcellerie au temps jadis – et même un chien. Les personnes prises en photo, enfin, sont tantôt anonymes, tantôt bien connues du landerneau suisse romand. 

Chacune et chacun de ces sujets vit une forme de liberté par rapport à une doxa considérée comme difficilement attaquable – et pourrait donc passer pour "sorcier" d'aujourd'hui. "Raisons de la suspicion de sorcellerie": c'est dans cette rubrique d'une mise en forme répétitive du commentaire que se trouve l'acte d'accusation, résumé en quelques mots. 

Cet acte d'accusation peut prendre la forme de l'affirmation d'un trait de caractère qui a pu surprendre, dérouter ou faire peur par son caractère marqué. Force est de relever aussi, en découvrant le portrait de face et de profil de certaines personnes intégrées à "Sorcières" et qui ont défrayé l'actualité en raison de leurs opinions ou de leurs créations, que les bûchers sont toujours allumés, en particulier sous forme médiatique: blogueuse incendiée dans les commentaires de ses billets, humoriste victime du harcèlement d'activistes, etc.

Présentés sous forme de formulaires, les portraits sont complétés par des commentaires administratifs où le sérieux froid jusqu'à l'absurde (description des oreilles, technique et répétitive) côtoie les pointes d'humour. Ainsi, la rubrique du "sexe", intuitivement binaire, est une porte ouverte à quelques commentaires amusés de la part des personnes photographiées: voilà bien une volonté de sortir des deux (parfois trois, depuis peu) cases habituellement offertes pour ce sujet. De même pour la question relative aux enfants. 

Enfin, les personnes vues dans le livre "Sorcières" se voient questionnées sur le thème du "chat". Animal fétiche des sorcières et sorciers, façon Azraël dans les Schtroumpfs? Peut-être. Certaines réponses peuvent paraître conventionnelles, d'autres prennent le parti de s'amuser avec la rubrique, placée, à dessein peut-être, juste après celle des enfants. 

Dans une démarche à la fois féministe et humaniste, la photographe Anne Voeffray s'empare du motif de la sorcière (ou du sorcier) forcément coupable et en dresse l'acte d'accusation, dans un style à la fois froidement formel et chaleureusement souriant. Et face aux personnes qu'il a pu reconnaître comme face aux anonymes, et face à chaque acte d'accusation, le lecteur est invité à se demander s'il aurait, lui ou elle aussi, dressé un bûcher.

Anne Voeffray, Sorcières, Lausanne, Anne Voeffray et BSN Press, 2022. Préface de Barbara Polla.

Le site d'Anne Voeffray, celui des éditions BSN Press

mardi 27 décembre 2022

"Un samedi au club": Laurent Schlittler monte au filet

Laurent Schlittler – En une poignée de pages rapides et efficaces, l'écrivain suisse Laurent Schlittler réussit à décrire dans son roman "Un samedi au club" tout un écosystème qui évolue autour d'un club de tennis un peu trop proche d'un quartier résidentiel. Les échanges de balles sur le court font ainsi écho aux tensions qui ne manquent pas de naître entre des personnages divers qui poursuivent chacun leurs objectifs. 

En abordant cette lecture, il est permis de penser à "La guerre du golf", roman de Georges Ottino, qui décrit les hiérarchies sociales à l'œuvre dans le domaine du golf, un autre sport connoté chic. En s'ouvrant aux relations entre les résidents et le club de tennis, médiocre mais considéré comme le lieu d'un certain statut social, cependant, l'écrivain Laurent Schlittler choisit d'aller plus loin, tout en étant plus dense dans son propos.

Parmi d'autres personnages, le lecteur va donc se trouver en présence de Brian Gollo, un jeune contrôleur des transports publics qui cherche sa place dans une société dont il n'a pas forcément les codes, la famille Favre membre d'une communauté religieuse évangélique un peu trop prosélyte, Manfred Jungöz le marchand d'articles de sport et sa jeune vendeuse Jane alias Kimea, et surtout l'envoûtante Gisela Concci.

A travers celle-ci, l'écrivain revisite le motif littéraire et féministe de la "sorcière", femme mûre à la fois libre et atypique, émancipée et active: c'est elle qui, dans ce roman, ira à l'encontre d'un mode de fonctionnement apparemment satisfaisant pour tout le monde en lançant une pétition contre l'éclairage nocturne du club de tennis. Elle trouve face à elle une adversité de taille, faite d'individus qui ont tout intérêt à ce que le club continue de fonctionner comme il le fait, quitte à en accepter des désagréments dont les riverains, en fait, profitent. Redoutable inertie!

Et c'est lors d'un tournoi organisé le samedi au club que tout se cristallise. Marchant dans telle ou telle nouvelle de "Dieu vous garde des femmes!" de Michel de Saint-Pierre, l'auteur en dit le caractère dérisoire: il s'agit du "Tournoi des Non Classés", soit de parfaits amateurs plus ou moins adroits – arbitre inclus. En effet, en décrivant le match fatidique que joue Brian Gollo face à Tobias Mann, un jeune homme comme Brian Gollo en a morigéné plus d'un dans le cadre de son activité professionnelle, l'écrivain suggère que la limite entre le sport et la vraie vie est poreuse et qu'une remarque mal comprise peut aussi passer pour une insulte trop entendue. Qui va gagner, et comment? L'épilogue dira le fin mot de l'affaire.

"Un samedi au club" adopte tour à tour le point de vue de ses personnages majeurs, soit à la première personne, qui rapproche (Brian Gollo), soit avec le recul de la troisième personne. Il en résulte un regard à la fois divers et précis sur un petit monde de gens qui n'ont apparemment rien à faire entre eux (l'auteur le souligne en donnant à chacune et à chacun des noms venus d'ici et d'ailleurs, apparemment au hasard) et que les circonstances de la vie ont rapprochés. 

Un peu comme dans la société suisse? L'auteur ne localise jamais précisément son intrigue, mais quelques toponymes (les Clages, entre autres), suggèrent que c'est bien au pays de Guillaume Tell que ça se passe, dans un coin si peu profilé, genre périphérie d'une ville jamais nommée, que son identité importe peu. Un lieu à peine nommé, des personnages ordinaires vivant leur vie ordinaire dans un lotissement ordinaire, quoi de mieux pour construire une intrigue universelle, portée par un sport que tout le monde connaît? Les tensions décrites dans "Un samedi au club" sont bel et bien familières. D'où qu'on soit, voilà donc un petit livre à déguster, rythmé par le bruit des échanges de balles et du gicleur qui humecte les courts.

Laurent Schlittler, Un samedi au club, Vevey, Hélice Hélas, 2021.

Le site des éditions Hélice Hélas.

lundi 26 décembre 2022

"Mad": Alvina apprend vite, il suffit de bien la motiver...

Chloé Esposito – On l'aime bien, Alvina Knightly, avec son vécu d'éternelle paumée dans la vie, victime d'un manque d'amour familial et, peut-être, d'un léger handicap résultant du fait que son cordon ombilical s'est enroulé autour de son cou avant sa naissance. Mais voilà: on l'aimera de loin, de préférence: "Mad" relate en effet son vécu de jeune femme célibataire au surmoi déglingué, opportuniste, avide de sang, de fric et de sexe. 

Sa sœur jumelle Elizabeth, prénommée d'après la reine d'Angleterre, va lui demander un service auquel Alvina va se sentir obligée de répondre favorablement, coincée par les circonstances de sa piètre vie londonienne. Coup sur coup, en effet, Alvina a été virée de son travail de vendeuse d'annonces de presse et expulsée de l'appartement qu'elle partage avec deux junkies. Résultat: elle part pour la Sicile afin de prendre pour quelques heures la place de sa sœur, mariée et mère, adulée et riche à millions. Bien sûr, c'est un piège et rien ne va se passer comme prévu en cette terre de mafia...

Alors oui, vu comme ça, il est permis de penser à Bridget Jones quand on voit évoluer la Miss Catastrophes qu'est Alvina Knightly au début de ce roman. Mais voilà: le génie de l'auteure de "Mad" est de lui avoir donné un supplément de saveur en lui conférant un caractère marqué par une appétence sans retenue pour les sept péchés capitaux (qui donnent leur nom aux sections du roman) et en faisant évoluer son intrigue sur le mode du thriller bien trash.

Le sang constitue un thème récurrent de "Mad", et l'auteure lui confère une profondeur particulière en lui trouvant des racines dans l'enfance d'Alvina, l'enfant à laquelle on ne pense jamais et qui fait ses propres expériences – en l'occurrence, sucer un doigt qui saigne à la suite d'une piqûre d'épingle: l'auteure en fait un moment fondateur aussi marquant qu'un orgasme. Le sang, c'est aussi celui de la famille, inégalitaire s'il en est: alors qu'Alvina et Elizabeth partagent le même sang, tout sépare Elizabeth l'enfant sage et chérie et sa sœur laissée pour compte. 

Et comme le lecteur est lancé dans une dynamique de thriller, le sang va bientôt couler, par la grâce d'Alvina. Une Alvina qui y trouve son plaisir! La romancière lance un clin d'œil malicieux du côté de ces romans feel-good fondés sur les grosses ficelles du développement personnel en page 422, et force est de constater que c'est vrai: dans un roman feel-good comme dans "Mad", on a des personnages qui trouvent leur voie dans l'adversité. Cuisiner des muffins pour les clients d'une librairie-salon de thé ou zigouiller des gêneurs et vivre d'adrénaline, après tout, c'est le même combat pour le bonheur...

Franchement percutant et addictif, plein de beaux Italiens plus ou moins bien membrés (Ambrogio déçoit, Nino épate!), "Mad" est porté par une narration qui associe le souci du détail, voire une certaine lenteur résultant du travail minutieux des scènes et péripéties, à une sensation de rapidité qui naît du soin porté au rythme des phrases. Alvina est la narratrice, elle parle vite, et le lecteur ne manque pas d'être envoûté par son verbe volubile et juste, porteur d'un propos glaçant d'amoralité – celui d'une jeune femme qui marche au fric, au cul, au sang et au feu, et qui découvre qu'en fait, elle apprend vite, pourvu qu'elle bénéficie des bonnes motivations. Comme quoi, l'école de la vie, il n'y a que ça de vrai.

Chloé Esposito, Mad, Paris, Fleuve Noir, 2018. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Laura Contartese.

dimanche 25 décembre 2022

Aux racines du conspirationnisme

Anonyme – En s'assumant comme conspirationniste, en se libérant du "surmoi" suspect du terme, le "Manifeste conspirationniste", ouvrage anonyme qu'on a prêté au Collectif invisible ou au penseur Julien Coupat, s'offre le luxe d'une lecture non conformiste, radicale, de la crise de covid-19 que l'humanité a traversée depuis la fin 2019. Info ou intox? Au lecteur de juger.

L'ouvrage s'offre le luxe de distinguer entre complotisme, soit une attitude qui fonctionne entre un nombre réduit de personnes bien définies, et conspirationnisme, qui serait quelque chose de plus diffus, allant jusqu'à concerner tout un chacun. Les auteurs évoquent dès lors quelques éléments qui suggèrent que du côté des décideurs, l'éventualité d'une pandémie était considérée comme un scénario probable et entraîné – les auteurs évoquent entre autres l'Event 201, exercice cité par certaines sources classées complotistes (le film "Hold-up", par exemple), mais aussi par Philippe de Villiers dans "Le jour d'après".

Selon les auteurs du "Manifeste conspirationniste", de tels exercices (il y en a eu d'autres) s'inscriraient dans la doctrine américaine de défense de la "Preparedness", qui rapproche la sécurité militaire et la sécurité sanitaire – quitte à utiliser sans discernement les méthodes de l'une pour assurer l'autre. Le "Manifeste conspirationniste", et c'est évidemment regrettable, tend à sous-évaluer le caractère effectivement dangereux du covid-19 tel qu'il est apparu du côté de Wuhan, que ce soit dans un laboratoire ou sur un marché – ce caractère est mis en évidence dans le journal extime "Wuhan, ville close" de Fang Fang, journaliste wuhanaise donc témoin privilégiée. 

Ce qu'il rappelle en revanche, c'est que mesures ou pas, le virus a trouvé dans les sociétés occidentales un terrain idéal pour prospérer. Il indique que c'est aussi la faute d'options et de politiques de santé publique discutables, voire suicidaires: sédentarisation des personnes, nourriture industrielle peu saine, mais aussi place excessivement centrale attribuée à l'hôpital face à la médecine de ville, conventionnelle ou alternative – je reste prudent sur cette dernière, mais Fang Fang relevait aussi, dans son ouvrage, que la médecine chinoise traditionnelle a été tentée pour contrer le virus.

Suit dès lors une critique radicale du mode de vie américain, dans ses racines mais aussi tel qu'il s'est exporté dans les sociétés occidentales: on voit ainsi le milliardaire Rockefeller se racheter une vertu dans le domaine de la santé après une première vie passée à s'enrichir de manière immorale pour ne pas dire illégale. Les auteurs mettent aussi en avant la vanité des statistiques, aisément fausses et impuissantes, froides et inhumaines qu'elles sont, à dire la vérité et la richesse de l'existence humaine. 

Enfin, les auteurs relèvent certains errements et biais cognitifs des scientifiques et fonctionnaires de la santé qu'on a beaucoup entendus ces dernières années, en particulier le "tunneling", qui les a empêchés de voir les dégâts collatéraux infligés à l'humanité, à la société (un mot que les auteurs critiquent, d'ailleurs, en raison de son caractère artificiel, construit), aux individus, aux libertés, au nom de la seule lutte contre le covid-19. Cela, sans oublier les forces qui ont contribué à diviser et disqualifier les uns et les autres sur la base d'opinions, ni les éléments significatifs d'une volonté de contrôle de la part de décideurs haut placés, pas nécessairement élus donc pas forcément représentatifs.

Et en refermant ce livre, le lecteur s'interroge. Y a-t-il un complot concerté? Sans doute pas, à mon avis. Des opportunismes à la manœuvre? Sans doute, notamment du côté des potentialités de surveillance offertes par le numérique, et soudain révélées (suspicion sur l'argent cash,...) – on pense à Klaus Schwab et à son "Great Reset", cité par les auteurs, qui l'ont lu. 

Richement documenté, quitte à perdre un peu un lectorat qui rechercherait ici une simple analyse de la crise du covid-19, ce livre ne peut qu'entrer en résonance avec l'une ou l'autre expérience vécue par le lectorat: un proche décédé du covid-19, un autre mort des effets secondaires de quelque vaccin. Voilà qui sera émotionnel! Cela, comme le sont les illustrations, qui reprennent les éléments les plus anxiogènes et insupportables de certaines campagnes institutionnelles: de la part de ses propres autorités, comment un citoyen peut-il accepter de tels messages?

Anonyme, Manifeste conspirationniste, Paris, Seuil, 2022.

Le site des éditions du Seuil.

Joyeux Noël!

Voici que commence un jour particulier... peut-être me lirez-vous aux heures où je serai face aux orgues de l'église de Morlon pour la messe du jour de la Nativité. Qui que vous soyez: habitué de ce blog ou promeneur du web, heureux de votre solitude ou réjoui de passer cette journée avec ceux qui vous sont chers, je vous souhaite, ainsi qu'à vos proches, un Joyeux Noël!

Source de la photo: RTL.

dimanche 18 décembre 2022

Dimanche poétique 570: Laurent Mazzella

Comment Croire?

À croire la vie
Les amitiés fuient,
À croire l'amour
Le temps passe...
Le temps sépare ce qui est rare
Le temps se marre
À croire la vie,
Profitez dès aujourd'hui!
Mais où est le temps dans tout cela?
Pour l'amour dans la vie?
Où est l'âme qui m'aimera jusqu'à sa mort?
À croire la vie,
Le bonheur n'a que malheur en délivrance.

Laurent Mazzella (1980- ). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 15 décembre 2022

Petites et grandes révoltes au détour de l'ordinaire

Hélène Dormond – Tout pourrait se passer sans histoire pour les personnages qu'Hélène Dormond met en scène dans son recueil de nouvelles "Sous les pavés, la rage". Pourtant, il arrive qu'un coup de sang ou un événement apparemment anodin les fasse dévier de leurs existences acratopèges. Fine psychologue, l'auteure sait à chaque fois saisir le moment de révolte, si minime qu'il soit. 

Certes sobre, faussement discrète, l'écriture est en réalité travaillée en délicatesse. La musique des dialogues, en particulier, apparaît juste à chaque fois: l'auteure donne ainsi à entendre le ton bourrin d'un bonhomme aviné qui téléphone à une émission de radio du type "La Ligne de cœur" ("Au café des Amis") ou le verbe rebelle d'un rocker qui perd sa voix ("Voix de garage", une nouvelle à la musique particulièrement vigoureuse au sein du recueil).

La construction des nouvelles s'avère magistrale dès la première, "Coup de siphon". Relatant l'impact que la dépression nerveuse de Bastien, un homme très investi dans son travail, a sur son couple, elle place en contrepoint le destin de deux fourmis trouvées dans la salade que rince Marie, la compagne du dépressif. Le destin des deux fourmis est de finir au fond d'un évier, et la compagne sera sans doute bien seule à se poser des questions sur ce que ressentent ces insectes placés face à une adversité qui les dépasse. Cette adversité, Marie la vit aussi, au risque de se perdre elle aussi dans un couloir noir avec son compagnon.

L'inspiration des nouvelles de "Sous les pavés, la rage" vient volontiers des thèmes que l'actualité charrie. L'égalité salariale entre hommes et femmes, confrontée à un droit suisse peu armé pour faire face aux discriminations, constitue ainsi le fond de "Présomption d'innocence", une nouvelle qui s'ouvre sur l'évocation de la couleur fuchsia dont se sont emparées les féministes suisses. Et c'est de manière sensible, mais avec un sens aigu de l'observation, que l'écrivaine s'empare du thème de l'enfance placée avec "Fièvre de cheval". C'est riche: un premier voyage pour un nonagénaire qui ne sait que faire des vingt cinq mille francs qu'il a reçus comme réparation, de la part du pays, pour avoir été un enfant placé. On lui a marché sur les pieds toute sa vie, et même dans le car qui roule vers l'Andalousie, ça continue... 

"Fièvre de cheval" finit par réunir deux mondes, celui du passé et celui du présent, à la faveur du décès de son personnage principal. Ce rapprochement de deux mondes, l'auteure en joue aussi dans "Tout feu, tout flamme", qui relate en une couple de pages les avanies d'une femme dépendante du jeu. L'écrivaine dessine avec justesse et minutie ce que ressent ce personnage. Et si le monde du jeu paraît rejoindre de façon classique celui du monde réel, c'est avec un glissement rapide mais très habile que l'auteure le relate.

Enfin, la nouvelle qui donne son titre au livre, "Sous les pavés, la rage" met en scène le personnage révolté le plus original du recueil, puisqu'il s'agit de la Louve, rivière qui traverse Lausanne, corsetée. En personnifiant cette petite rivière, l'écrivaine lui donne toute la force de la révolte. Une force qui prend la forme d'une eau qui emporte tout sur son passage, même le très lausannois palais de Rumine, apparemment indétrônable. Sans oublier, au passage, quelques voitures et deux amants lâchés dans le parking souterrain de la place de la Riponne, montrés comme des jouets dérisoires face à l'eau qui monte de toutes parts.

Parcourant "Sous les pavés, la rage", le lecteur se délecte en regardant évoluer des personnages qui sonnent juste au niveau psychologique, à la fois divers, familiers et ordinaires – à l'instar de Frédéric, l'animateur radio de la nouvelle "Au café des Amis", parfait anonyme au physique passe-partout dès qu'il s'éloigne de son micro. Et il y a peut-être aussi un peu de l'auteure elle-même dans "Bande à part", relation des avanies d'une jeune et grande femme rousse entre Charmey et Glasgow, sans doute écrite pour le Prix d'écriture de la ville de Gruyères. Enfin, c'est sur une ultime gorgée de whisky que "Sous les pavés, la rage" prend congé de ses lecteurs: "La brûlure de l'alcool le long de sa trachée le réchauffe un instant". Manière de mettre en mots ce que le lecteur ressent: cette chaleur amère, on en veut encore parce qu'elle est la vie même.

Hélène Dormond, Sous les pavés, la rage, Lausanne, Plaisir de lire, 2022.

Le site d'Hélène Dormond, celui des éditions Plaisir de lire.


mardi 13 décembre 2022

Une, deux, trois mallettes... et un kidnapping

Hervé Mosquit – Il y a un côté "promenade dans le canton de Fribourg" dans "Fichue mallette", l'un des derniers romans de l'écrivain suisse Hervé Mosquit. Le lecteur est invité à se glisser dans la peau d'un professeur du Collège Saint-Michel, victime de déboires liés à sa mallette pleine de copies... et à une autre, parfaitement identique mais bourrée de documents comptables compromettants. Faut-il vraiment toujours rendre service aux autostoppeurs?

L'auteur dessine ainsi le virage que peut prendre un parcours de vie. Pour concevoir la vie d'Othon Pourtois, le fameux enseignant, narrateur du récit, l'auteur souligne le caractère fondamentalement ordinaire du bonhomme: "Je suis donc prof, un métier qui met à l'abri de la richesse et de la pauvreté mais qui comporte son lot de pensums, de défis et de soucis", expose ce père de famille, domicilié dans une maison villageoise avec sa femme, d'origine portugaise et ses deux enfants. Son nom en forme de jeux de mots apparaît dès lors comme sa touche de personnalité marquante, tout comme ses ruches - qui, on peut le regretter peut-être, ne jouent aucun rôle spécifique dans ce roman, si ce n'est renvoyer à son auteur, lui-même apiculteur.

En sa qualité d'enseignant, le bonhomme aime bien expliquer. Cela donne entre autres quelques bonnes leçons de géographie et une mise en contexte historico-politique dont un lecteur fribourgeois se passera peut-être, mais qui pourront être très informatives pour des lecteurs plus lointains. Mais cela donne aussi, et c'est un peu dommage, la présence régulière de l'expression de révoltes sociales qui, récurrentes et guère contredites, donnent l'impression qu'Othon, et derrière lui l'auteur peut-être, veut imposer un message.

Le lecteur s'attachera davantage aux côtés les plus sympathiques de ce roman. La vie familiale d'Othon est ainsi dessinée avec soin et tendresse, ainsi qu'avec un zeste d'humour potache à base de "Monsieur et Madame ont un fils..." et de vannes entre frère et sœur. Il y a aussi de la solidarité dans cette maisonnée, puisque lorsque les propriétaires légitimes de la mallette disparue découvrent qu'il y a eu maldonne, le fils est kidnappé. Dès lors, on serre les rangs et l'auteur indique avec justesse que les petites querelles domestiques ne sont que peu de chose face à une telle épreuve.

L'ambiance est également familière en présence de la police, qui fait une irruption bienveillante dans l'existence des Pourtois: surveillances rapprochées, résidence à l'écart pour éviter tout risque pour d'autres membres de la famille. Le narrateur, Othon donc, rappelle aussi le passé de l'un ou l'autre des policiers qu'il côtoie et qu'il finit par tutoyer, ce qui dénote une complicité certaine. Quant à l'intrigue, elle rebondit d'une mallette à l'autre, allant jusqu'à en inviter une troisième dans la danse. Et en fin de roman, le lecteur, tout comme le narrateur, aura une surprise – telle est la loi du polar.

"Fichue mallette" apparaît ainsi comme un court roman à l'intrigue bien construite et originale, même si, à force de jouer la carte des bonnes causes, le style perd parfois en rythme. Avec cet opus, Hervé Mosquit surfe sur la vogue du polar et du roman de terroir, devenue endémique en terre suisse romande.

Hervé Mosquit, Fichue mallette, Anetz, Book Envol, 2021.

Le site des éditions Book Envol.

dimanche 11 décembre 2022

Dimanche poétique 569: Antoine Jaccoud

Histoire de poule (2)

Y avait une poule alcoolique
au premier sous-sol
du 12, chemin des Croix-Rouges.
La Barras qu'on l'appelait,
une Fribourgeoise,
on l'entendait gueuler
dans le couloir
soit qu'elle s'était cognée
dans l'escalier
soit qu'elle pestait
contre un client.

«La Barras rentre pionne» disait le père...

On la croisait des fois
en fin de matinée
en schlappes ou même bleu ciel
avec une ligne sur le côté
pour faire sport ou Dieu sait quoi
des lunettes noires sur le nez
– oh pas de Ray Ban, des bon marché –
pour cacher sa figure
et les valises sous ses yeux.
Elle s'en allait chercher
ses cigarettes au kiosque
comme on disait chez nous,
émergeant de ses nuits
noires de bringues
de gueulées
et de coups.

Jamais on aurait eu
pour la Barras
une seconde de pitié.
Jamais on aurait suspendu
ne serait-ce qu'un instant
cette espèce de mépris ricanant
et haineux qu'on vouait forcément 
aux créatures de son espèce.

La Barras,
c'était une poule.
Une poule qui picolait
en plus.

Antoine Jaccoud (1957- ), Adelboden, Lausanne, Editions HumuS, 2014.

vendredi 9 décembre 2022

Obsolescence à tous les étages: reflets du dernier collectif du Prix de l'Ailleurs

Collectif – C'est devenu un rituel: chaque année, la Maison d'Ailleurs à Yverdon (Suisse) publie le recueil des nouvelles primées ou remarquées de son concours, le Prix de l'Ailleurs. Cette année, c'est d'obsolescence qu'il est question dans l'ouvrage, précisément intitulé "Obsolescence". Un recueil qui réunit dix textes sur 169 participations, sélectionnés par un jury où siège la préfacière Alice Bottarelli. Cette année, il convient de relever une participation très internationale, avec des nouvelles venues de Suisse, de France, de Belgique, du Canada et même de Bolivie.

Qui dit concours, dit lauréats. Et force est de relever que les textes primés, porteurs d'une personnalité forte, ont su relever le défi du thème proposé, voire le transfigurer. Il en va ainsi de "Comme un colibri-foudre" de Magali Bossi – qui a signé il y a quelques années l'étonnant premier roman "Les Inchangés" chez Cousu Mouche. Plus que tout autre écrivain dans ce recueil, elle excelle à créer en quelques pages un univers personnel étrange, onirique et post-robotique qui conçoit le grand retour de l'organique. C'est certes futuriste, mais quelques aspects, par exemple le nom d'un vaisseau spatial, renvoie le lecteur au temps des caravelles et des grandes découvertes. Quant au personnage principal, Le-A, c'est un prostitué protéiforme et transgenre qui ne manque pas d'intriguer, voire d'envoûter.

Avec "Vite!" d'Olivier Berton, on a envie de dire que tout est dans le titre. Mais c'est peu de le dire: pour suggérer la brièveté de la vie humaine, son obsolescence programmée dès la naissance, l'auteur la réduit à l'affaire d'une heure. Quant à l'écriture, elle se révèle follement haletante avec toutes ces virgules, qui suggèrent l'abattage implacable du "Cantique de la racaille" de Vincent Ravalec. Et renvoie le lecteur à ses propres hâtes, personnelles ou imposées par la société: tomber amoureux, se marier, avoir des enfants, un statut social... et échapper à l'obsolescence, aux "gris" qui entourent le personnage principal.

"Ceux qui vont mourir", enfin, excelle à souffler le chaud et le froid en mettant en scène une poignée d'ultra-centenaires finalement attachants. Le lecteur peut croire qu'il s'agit d'une victoire du progrès qui repousse les limites de la mort. Soit! Mais voilà: au fil du texte, son auteur, Tristan Piguet, déconstruit les rouages économiques à l'œuvre derrière le grand âge, devenu un business comme un autre, et plutôt lucratif. Du coup, ça devient cynique: si les seniors se font du mouron parce qu'ils sucent le sang des jeunes et des actifs qui bossent à leur service, ceux-ci se vengent en se constituant leur bas de laine sur leur dos en répondant à leurs moindres désirs sanitaires. Un senior, ça rapporte...

Les textes remarqués sont le reflet des préoccupations de notre époque, habilement distillées: obsolescence du langage dans "Engoisse" de Danica Hanz, vie sous terre en compagnie de livres dupliqués par un procédé savant pour se préserver d'un climat devenu hostile dans "Loin des Arvènes" de Florian Orazy, précarisation des petits métiers ubérisés (drone ou vélo? Un dilemme pour les livreurs...) avec "L'Attente" de Denis Colombi, environnement suspect dans "Pour nos enfants" d'Ariane Velte, qui met en scène une femme enceinte face à une eau viciée. 

Plus d'une nouvelle conserve le souvenir de la période de contraintes liées à la pandémie de covid-19 que nous avons toutes et tous traversée – on pense ici en particulier à "I. S. A. A. C." de Cédric Tiberghien, où il est question d'un vaccin qui tue pour réaliser une prédiction peu connue d'Isaac Newton. Dans "L'Age d'or", l'auteur bolivien Robinson Hette s'aventure avec humour à décrire des hommes diminués par une robotique qui aurait dû les augmenter (c'est dévastateur: ils ne savent même plus pousser une porte pour l'ouvrir) et n'aspirent qu'à une chose: travailler et gagner leur vie, plutôt que se divertir dans les métavers.

Il y a enfin quelque chose d'à la fois glaçant et attendrissant dans "Dernières minutes avant l'obsolescence", en particulier dans la description émouvante de ce grille-pain en parfait état de marche, plutôt haut de gamme, mais qu'il faut jeter parce qu'il est devenu ringard. En quelques mots, l'auteur décrit ici cette obsolescence des objets de consommation. Cette question de l'obsolescence est théorisée en fin de recueil par Serge Latouche, en quelques pages qui reprennent des arguments décroissantistes – pour ce qui est de la différenciation des obsolescences, on pense à Cédric Biagini et à son livre "L'emprise numérique". Enfin, une brève interview de l'écrivain Philippe Curval par Colin Pahlisch, initiateur du Prix de l'Ailleurs, conclut l'ouvrage.

Collectif, Obsolescence, Vevey, Hélice Hélas, 2022.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui du Prix de l'Ailleurs.

mercredi 7 décembre 2022

Pierre Jaccoud, une énigme soixante ans après

Corinne Jaquet – L'affaire Jaccoud a fait l'effet d'une bombe dans la paisible Genève d'après-guerre. Pensez donc: Pierre Jaccoud, notable local que certains auraient bien vu au Conseil fédéral, aurait assassiné, par balles et à l'arme blanche, un certain Charles Zumbach le 1er mai 1958, et attenté à la vie de sa femme Marie Zumbach, par balles également. 

Ajoutez-y une affaire de cœur contrariée avec Linda Baud et vous avez de quoi faire d'un fait divers une histoire capable de polariser les opinions et de faire basculer toute une société. Autant dire qu'avec "L'Enigme Jaccoud", c'est toute une page d'histoire que l'écrivaine Corinne Jaquet revisite de manière passionnante, soixante ans après les événements.

Un faisceau d'indices pour seul dossier

Corinne Jaquet n'est pas convaincue de l'innocence de Pierre Jaccoud, et elle le reconnaît volontiers. Il n'empêche: ce ressenti personnel ne l'empêche pas de retracer de façon factuelle l'enquête liée à ce que l'on a aussi appelé le "crime de Plan-les-Ouates", sur la base d'une abondante documentation (presse, livres), nourrie par l'étude de l'important dossier de justice. Dès lors, le lecteur se retrouve dans la situation de l'homme de la rue de la fin des années 1950, se demandant si Pierre Jaccoud a vraiment tué.

Le nœud de l'affaire Jaccoud est en effet ici: l'homme, avocat, ancien bâtonnier, personnalité politique respectée au sein du Parti radical (conservateur) alors dominant à Genève, a toujours clamé son innocence et empilé les recours. En face, l'accusation n'a guère pour elle qu'un faisceau d'indices concordants. L'auteure excelle à en dire le détail; mais si accablant qu'il soit, le lecteur comprend qu'il est impossible de condamner sur la base d'un tel dossier – mais alors, qui d'autre? Et, évoquant la décision du tribunal (sept ans de prison, un juste milieu incongru), l'auteure rappelle la formule que le journal "Le Monde" a utilisée pour évoquer ce cas: "Condamné au bénéfice du doute". Une expression reprise par l'écrivain Pierre Béguin pour intituler son roman sur le même sujet...

Un masque et une âme torturée

L'auteure s'efforce de restituer aussi l'âme de Pierre Jaccoud, qu'elle explore en l'observant agir. Il y a les éléments brillants bien sûr, cette façade, ce "masque" qu'il arbore en société: de la culture, du panache, du talent en musique. Derrière, elle dessine le portrait d'un homme torturé, artiste contrarié, porté par un sens du devoir prononcé. On le découvre également capable d'attirer sur lui les soupçons par quelques actions insensées, comme celle de se faire teindre en blond à Stockholm parce que la police recherche un noiraud...

On le découvre pas toujours à l'aise en amour, au fil des pages qui décrivent la recherche pas toujours heureuse d'un équilibre entre sorties en ville et nécessité de garder la liaison discrète dans la très calviniste Genève. Cela étant, à suivre la manière dont l'auteure relate la relation qui unit Linda Baud et Pierre Jaccoud, il est permis d'y trouver quelque chose de sapiosexuel, qui va bien au-delà de l'attirance charnelle. Mais une volonté de contrôle toute paternaliste, de la part d'un Pierre Jaccoud aux airs de Pygmalion, va finir par marquer la relation.

Tout un contexte

L'auteure a également le souci de remettre l'affaire dans son contexte, voire à lui donner un rôle dans l'évolution des usages politiques et sociaux du côté de Genève. Y avait-il intérêt politique à faire tomber Jaccoud? La question affleure bien sûr: Pierre Jaccoud fait de l'ombre à plus d'une ambition. Jaloux lui-même en amour, il fait sans doute des jaloux en politique.

De plus, l'affaire Jaccoud a peut-être porté un coup fatal à la mainmise radicale, conservatrice et peu féministe, sur Genève. Côté droit des femmes, cela ouvre selon "L'Enigme Jaccoud" une voie à l'émancipation: droit de vote au niveau cantonal, droit d'avoir un compte en banque à soi quand on est une femme. L'auteure l'indique dans un chapitre consacré à la condition féminine de l'époque à Genève: après l'affaire Jaccoud, l'opinion publique se détourne du conservatisme, poussée sans doute par le tout nouvel électorat féminin (les femmes du canton de Genève ont le droit de vote depuis 1960).

Les Français en observateurs

L'auteure évoque une autre double particularité du procès Jaccoud, qui est sa médiatisation massive et la présence d'acteurs français, tant à la barre (Me René Floriot, avocat vedette parisien, défend Pierre Jaccoud) que dans les rangs des journalistes venus relater l'événement. Elle présente cet élément comme un choc des cultures, plutôt ambivalent: Genève n'aime pas trop les leçons de Paris, ce qui ne jouera pas en faveur d'un Pierre Jaccoud qui a tenté d'en tirer bénéfice. Et côté presse, l'auteure s'exerce avec succès à démonter les approximations d'une presse française présentée comme condescendante et prompte au ton romanesque, plutôt partisane, par goût de la belle histoire d'une victime d'erreur judiciaire, de l'innocence de Pierre Jaccoud. 

Enfin, pour ceux qui y auraient pensé: l'auteure n'utilise jamais l'expression "Affaire Poupette" pour désigner l'affaire Jaccoud. Selon elle (nous en avons parlé), ce nom, qu'elle considère inventé par la presse parisienne, n'est pas raccord avec ses acteurs, en particulier parce que Pierre Jaccoud n'a, autant qu'on le sache, jamais surnommé Linda Baud "Poupette" (pas son genre) – et aussi parce que dans "Ma vérité", livre où Linda Baud évoque l'affaire de son point de vue personnel et sincère, n'en fait aucune mention.

Le mystère persiste

L'auteure le dit d'emblée: une telle affaire aurait été pliée en une semaine avec les moyens techniques dont dispose la police scientifique d'aujourd'hui, en particulier les analyses ADN. C'est donc à une plongée dans la police d'antan, avec ses outils et ses limites, que son livre, "L'Enigme Jaccoud", invite le lecteur. Au terme de sa lecture, celui-ci pourra encore se demander pourquoi Jaccoud a tué le père du nouvel amant de Linda Baud et pas l'amant lui-même. Et toujours, il se posera la sempiternelle question: si ce n'est pas Jaccoud, qui est-ce? Serait-ce tel locataire louche?

Aujourd'hui, l'énigme est donc gelée. Mais son mystère persiste, vivace, dans l'imaginaire romand et genevois. Toutes les pièces à conviction, notamment le vélo ensanglanté (mais de quel sang? comment?) de Pierre Jaccoud, restent conservées aux archives de l'État de Genève. Comme si elles attendaient que quelqu'un rétablisse une vérité que Pierre Jaccoud a emportée dans sa tombe et que ni la police, ni la justice de son temps n'a su faire triompher.

Corinne Jaquet, L'Enigme Jaccoud, Genève, Slatkine, 2020.

Le site de Corinne Jaquet, celui des éditions Slatkine.

Lu par André NaefPhilippe Poisson.

dimanche 4 décembre 2022

Dimanche poétique 568: Emile Verhaeren

Le lait

Dans la cave très basse et très étroite, auprès 
Du soupirail prenant le jour au Nord, les jarres 
Laissaient se refroidir le lait en blanches mares 
Dans les rouges rondeurs de leur ventre de grès.

Ou eût dit, à les voir dormir dans un coin sombre, 
D'énormes nénuphars s'ouvrant par les flots lents, 
Ou des mets protégés par des couvercles blancs 
Qu'on réservait pour un repas d'anges, dans l'ombre.

Sur double rang étaient couchés les gros tonneaux. 
Et les grands plats portant jambons et jambonneaux, 
Et les boudins crevant leur peau, couleur de cierge,

Et les flans bruns, avec du sucre au long des bords, 
Poussaient à des fureurs de ventres et de corps... 
- Mais en face, le lait restait froid, restait vierge.

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Bonjour Poésie.

samedi 3 décembre 2022

Michaël Perruchoud: rouler vers l'espoir en Lada bleue

Michaël Perruchoud – C'est dans les troubles survenus en Tchétchénie à la fin des années 1990 que l'écrivain suisse Michaël Perruchoud embarque ses lecteurs. Son dernier roman s'intitule "Une Lada bleue" et met en scène, de façon nuancée, tout un monde de personnages désenchantés, avec en tête quatre filles à peine sorties de l'adolescence qui recherchent, chacune à sa manière et avec ses moyens, un peu de magie dans une voiture apparemment déglinguée. Cela, dans une ambiance de sauve-qui-peut typique des conflits.

Cette Lada bleue, le lecteur la voit au début du livre, puis de façon épisodique avant qu'elle ne prenne tout son sens en fin d'ouvrage, lorsqu'elle sert de moyen de fuite aux quatre gamines – fuite d'un réel gris vers un monde où tout est possible, même le gâchis, qui sait. En voyant cette voiture vecteur d'évasion, tout droit issue des usines soviétiques, le lecteur ne peut s'empêcher de penser à la Ford Anglia, bleue également, qui amène Harry Potter et Ron Weasley vers le monde des magiciens.

Et la magie, elles en auront besoin, les quatre filles de la voiture. L'auteur s'attache à dessiner leur parcours et leur vie quotidienne, soulignant l'opposition entre les servitudes et les solidarités de l'appartenance au clan, fortes voire pesantes du côté tchétchène, et l'aspiration à l'émancipation et à l'individualité, porté par une Katarina qui peine à trouver son identité entre un père tchétchène et une mère de cette Leningrad qui devient Saint-Pétersbourg au cours du roman – sans oublier le nouveau compagnon de ladite mère, une brute plutôt épaisse mais protectrice. Pour souligner la force de caractère de ses personnages, l'auteur n'hésite pas à entrer dans leur esprit pour le faire parler, au-delà des dialogues. Et ce faisant, il excelle à dire l'enfance et la jeunesse, leurs élans et leurs doutes.

Et puis, il y a ce Pedro Salgado, otage espagnol collaborateur d'une ONG, que l'écrivain travaille en profondeur avant de l'abandonner comme s'il en avait marre de lui. Peut-être à raison? Au lecteur européen d'en juger: voilà un personnage médiocre (c'est celui qui ramène les Coca-Cola, pas celui qui fait jouir les filles...) pétri d'ambitions plutôt que d'idéaux, subitement pris en otage. Il est permis de voir en lui le symbole d'une certaine arrogance occidentale, que l'écrivain se plaît à dégrader. Le lecteur a cependant des raisons de penser que l'auteur a d'autres projets pour lui: ainsi, les sept ricochets que Katarina réussit à faire avec des galets sur l'eau résonnent avec les sept saltos que Pedro Salgado réussit à faire avec des godets de crème à café. Idylle en vue?

Est-ce dans son Espagne d'origine que Pedro Salgado a vu ces godets, d'ailleurs? Il est permis d'en douter, les godets de crème à café, tel celui qui figure sur la couverture, étant un objet typiquement suisse. Dans le même ordre d'idées, l'auteur assume parfaitement les helvétismes de son écriture lorsqu'ils expriment le mieux ce qui doit être dit. "Une Lada bleue" apparaît ainsi comme un roman au rythme rapide, qui oscille entre le désenchantement et cet espoir qui, comme on dit, meurt en dernier. Et qui pourrait même survivre lorsque la voiture fait un salto fatal...

Michaël Perruchoud, Une Lada bleue, Genève, Cousu Mouche, 2022.

Le site des éditions Cousu Mouche.