mercredi 28 novembre 2018

Les nouveaux voyages de Madeleine Maxwell dans l'histoire anglaise, entre autres

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Jodi Taylor – Madeleine Maxwell est de retour! Et à peine est-elle de retour qu'elle est déjà repartie. Le tome 2 des "Chroniques de St Mary", écrit par l'imaginative romancière anglaise Jodi Taylor, invente à nouveau une série de voyages dans le temps, mettant en scène l'équipe d'historiens casse-cou de l'institut St Mary. Un institut où Madeleine Maxwell, dite Max, a pris du galon, les circonstances aidant. 


"D'écho en échos", tel est le titre de ce deuxième opus de la série. Le lecteur est familier de l'univers de la romancière, l'effet de surprise ne joue plus guère, il s'agit de se renouveler. Ce n'est pas tout à fait gagné, malgré quelques scènes de bravoure, qui ne font pas oublier les moments un peu longuets où Madeleine Maxwell règle (certains de) ses problèmes personnels. Reste que l'astuce des échos, ces échos cités dans le titre, n'est pas innocente: le motif apparaît une fois sous la forme d'une mauvaise blague (quand on fait un frottis à Max, il y a de l'écho), et une seconde sous une forme presque philosophique, suggérant que l'histoire est une symphonie d'échos – ce que le titre anglais d'origine ("A Symphonie Of Echoes") dit autrement, ou mieux, que la version française. Une symphonie en neuf mouvements: amis lecteurs, vous êtes prévenus! 

Un institut à l'ancienne, jusqu'au management
Du galon, ai-je écrit plus haut? Les mots ont un sens. On conçoit bien que l'univers de St Mary, institut historique qui travaille sur les voyages dans le temps pour vérifier sur pièces ce que les documents affirment, se trouve au croisement du passé et de l'avenir. Ce croisement se retrouve dans la description de cet institut aux bâtiments vétustes et au personnel foutraque, auquel on confie cependant le matériel le plus moderne et le plus pointu pour errer dans les couloirs du temps. 

Le lecteur peut être surpris par le côté traditionnel, militaire de l'organisation hiérarchique de l'institut: si elle se fissure dans les bords, notamment lorsque l'urgence l'exige, la dynamique hiérarchique est généralement top-down, sans que les exécutants n'aient grand-chose à dire, même s'ils sont généralement plus compétents que leur propre hiérarchie, dont le métier est d'organiser le travail (pas très bien en l'espèce, ce qui est source de gags). On peut être surpris, en particulier, par la manière dont Madeleine Maxwell, dite Max, se voit imposer ses assistants, en particulier Rosie Lee – a fortiori par une assistante de direction à temps partiel, Mme Partridge, certes précieuse, mais dont les responsabilités ne sauraient aller aussi loin dans un monde normal. 

Mais bon: Rosie Lee ne déploie guère ses talents dans "D'écho en échos". Et après tout, les lecteurs des "Chroniques de St Mary" s'accorderont à dire que l'univers de ce cycle romanesque n'est pas normal, n'est-ce pas?

L'Angleterre et l'Ecosse d'abord
Jack l'Eventreur, Thomas Becket, Marie Stuart, l'île Maurice: à l'exception notable d'un détour du côté de Ninive et des jardins suspendus de Babylone, l'auteure explore dans "D'écho en échos" des éléments clés indissociables de l'histoire anglaise. Normal: l'histoire anglaise est riche, et la revisiter avec humour apparaît comme un délice aux ressources infinies. Cela dit, certains de ces éléments sont certes fascinants même pour des gens peu anglophiles, à l'instar de Jack l'Eventreur, rapidement liquidé en début de roman; mais d'autres, par exemple l'épisode de Thomas Becket, leur paraîtront moins proches. 

Face à ces moments graves de l'histoire anglaise, les péripéties survenues sur l'île Maurice apparaissent comme cocasses. L'enjeu consiste en effet à capturer des dodos, ou drontes, volatiles aujourd'hui disparus – si ce n'est, ailleurs que chez Jodi Taylor, dans les romans de Jasper Fforde (où ils font plock-plock). L'histoire fait dès lors figure de science alliée à l'écologie. Qu'advient-il des dodos capturés? Quelques rires pour le lecteur de "D'écho en échos", et peut-être quelque chose de sérieux dans un tome ultérieur de la série: une fois ramenés à St Mary, assez au début du livre, ces oiseaux un peu bébêtes, observés d'un œil moqueur au moment de leur capture, se font parfaitement oublier jusqu'à la fin.

Si british que soit l'intrigue, cela dit, celle-ci est menée de manière assez consciencieuse, même si le contexte est pour le moins brindezingue. Les éventuels anachronismes sont le plus souvent justifiés, y compris par l'humour; on mettra même sur le compte de l'humour la diatribe finale contre la consommation de bière au temps de Marie Stuart: si trouble qu'elle ait été, elle était toujours plus saine que l'eau pure en ces temps reculés. Généralement, l'auteure a le souci de parer son propos d'un vernis solide de réalisme, par exemple lorsqu'il est question de décrire les vêtements que portent les historiens en goguette au temps de Marie Stuart... et les contraintes de leur port. 

Sentiments en pagaille
J'ai évoqué la question des problèmes personnels de Max en introduction... il est vrai que l'auteure consacre pas mal de temps à décrire les relations houleuses, pétries de malentendus, entre Max et le personnage de Leon Farrell, directeur technique. C'est de l'émotion, oui, ça change des voyages dans le temps, OK, mais cela paraît long. Il y a plus de force dans les pages relatant les derniers instants de David, l'assistant handicapé de Max, même pas fichu de raconter une blague "Toc, toc, qui est là" dans tout le livre, alors qu'il est présenté comme un spécialiste du genre. Les amateurs en seront pour leurs frais... 

Les expressions de l'amour sont cependant parfois moins drôles dans "D'écho en échos", par exemple lorsque Max abandonne Marie Stuart aux mains d'un prédateur sexuel qui doit devenir son mari... Affaire à suivre? Voguant entre réalité et fiction, la romancière sème dans le deuxième roman de sa saga quelques petits cailloux qui devraient resservir dans de prochains volumes. C'est une force, dans la mesure où le lecteur désireux de savoir va vouloir se procurer la suite. Et aussi une faiblesse, puisque "D'écho en échos" apparaît un brin orphelin s'il est lu isolément. 

Et d'ailleurs, quelle est la suite? Après un ultime suspens, la dernière phrase du roman annonce la couleur: "Mesdames et messieurs, nous allons à Troie!". 

Jodi Taylor, D'écho en échos, Paris, HC Editions, 2018. Traduction de Cindy Colin Kapen.

Le site des éditions Hervé Chopin, le site de Jodi Taylor, celui des "Chroniques de St Mary" (livres à gagner!).


Mon billet sur le tome 1 de la série: Jodi Taylor, Un monde après l'autre.



dimanche 25 novembre 2018

Dimanche poétique 376: Henri Michaux

Idée de Celsmoon.

Vieillesse

Soirs! Soirs! Que de soirs pour un seul matin! 
Ilots épars, cours de fonte, croûtes!
On s'étend mille dans son lit, fatal déréglage! 

Vieillesse, veilleuse, souvenirs: arènes de la mélancolie!
Inutiles agrès, lent déséchafaudage! 
Ainsi, déjà, l'on nous congédie!
Poussé! Partir poussé!
Plomb de la descente, brume derrière...
Et le blême sillage de l'avoir pas pu Savoir.

Henri Michaux (1899-1984), L'espace du dedans, Paris, Poésie/Gallimard, 1966/1998/2004.

samedi 24 novembre 2018

Un pacte au cœur des terribles secrets de l'enfance placée

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Jean-Claude Zumwald – Mener l'enquête quand on n'est pas policier, voilà un défi! Victor Aubois le relève roman après roman, sous la plume de l'écrivain Jean-Claude Zumwald, qui assume avec talent les contraintes d'un tel statut. Son personnage, il le maîtrise: épicier gastronomique de son état, Victor Aubois est un gars curieux, proche de l'âge de la retraite, qui aime éclairer les mystères dont il est le témoin, et lutiner les quadragénaires bien en chair en dépit d'un tropisme chrétien chrétien. "Les deux squelettes" est la troisième enquête informelle de ce personnage récurrent. Informelle? Oui, car sa valeur est toute relative, distincte qu'elle est de tout travail policier.


Au volant de sa voyante Citroën DS, Victor Aubois mène donc l'enquête à sa manière, avec les outils dont il dispose: une certaine capacité à faire parler les gens lorsqu'il le faut, en particulier, et des contacts dans les institutions policières. Sa curiosité le mène à développer d'astucieux stratagèmes pour connaître la vérité. Et ce n'est pas moindre des forces de Jean-Claude Zumwald que d'avoir créé un personnage d'enquêteur qui n'est ni policier, ni journaliste, ni homme de loi: juste un épicier.

Dans "Les deux squelettes", tout commence par la découverte de deux squelettes, justement, reposant en paix dans les sous-sols d'une demeure du canton de Neuchâtel. Un adulte et un enfant, pour être précis. Comment sont-ils arrivés là? Tout le roman va s'attacher à répondre à cette question. L'intrigue est construite à la manière d'un polar, bien sûr; mais il s'agit surtout de la mise au jour d'un secret jalousement gardé par une équipe d'enfants placés. Un secret devenu trop lourd pour eux-mêmes. Cela donne à l'élucidation finale des airs de soulagement, dans une ambiance qui rappelle Agatha Christie.

Voyons ce qu'il en est: il paraît que dans les années 1963, une mère et son enfant se sont noyés dans la Sarine, en plein Fribourg. C'est ce que rapportent trois témoins, mais on n'a jamais retrouvé les corps. En ce temps-là aussi, il y a eu un casse, rapportant à un personnage une bonne vingtaine de kilos d'or. Une fortune et une aubaine! L'auteur excelle dès lors à rattacher les fils entre ces histoires qui, apparemment, n'ont rien à voir entre elles.

Précisément, "Les deux squelettes" trouve un trait d'union: celui des enfants placés. Un thème d'actualité, difficile aujourd'hui encore à regarder en face pour cette Suisse qui se dit irréprochable. "Les deux squelettes" s'inscrit à ce titre dans un faisceau de livres où l'on trouve aussi le recueil de poésies "Enfance volée" de Danielle Risse. L'écrivain Jean-Claude Zumwald l'aborde à la manière d'un romancier, documentée, sans pesanteur cependant: les voyeurs, ceux qui recherchent des descriptions précises et nauséeuses de ce qu'un pensionnat a pu offrir de terrible à ceux qu'il a abrités peuvent passer leur chemin. Reste que deux ou trois exemples bien placés suffisent à tout dire de la dureté terrible des conditions de vie dans ces lieux – en l'espèce au foyer du Sonambourg, qui pourrait être la Guglera, du côté du Lac Noir, à Planfayon. Dures, injustes souvent, ces conditions de vie parviennent cependant à créer des liens...

... des liens entre des personnages atypiques et attachants, que l'auteur rend même très originaux et par là même sympathiques. Il y a là entre autres Lucie, l'humanitaire alcoolique et avide de sexe, Hans l'alcoolique (aussi!), Ulysse le croque-mort et surtout Rose, personnage flamboyant, prompt à monter des dramaturgies autour de sa vie et à ériger des défenses que la damassine ne suffit pas à abattre. Disent-ils vrai? L'enquêteur Victor Aubois sait les faire parler, et le chapitre intitulé "Epilogue" s'avère essentiel à la compréhension de tout ce qui s'est passé entre l'immédiat après-guerre et l'année 1993. Mais l'auteur, conscient à l'instar de son enquêteur des zones d'ombres laissées par la confession des personnages, pose ces questions dans les chapitres qui, et c'est une astuce de construction qu'il faut relever, suivent l'épilogue. Et il éclaire tout cela de façon humaine, loin de toute considération étroitement policière.

On pourrait dire ainsi que "Les deux squelettes", ancré dans le vingtième siècle d'une Suisse théoriquement au-dessus de tout soupçon, est un polar assez soft, à basse intensité. Une basse intensité que l'auteur assume: plutôt que des viscères soudain dégoulinants et des cadavres en pagaille, l'auteur préfère mettre en scène le destin de personnages détruits par la dureté constante de la vie. Reste qu'il ne tient pas tout à fait ses promesses: alors qu'il avoue que ses romans recèlent deux, un ou zéro cadavre, voilà qu'on a dans "Les deux squelettes" au moins trois morts suspectes – qui auraient pu toutes être accidentelles. Auraient pu...! C'est de ce mystère que naît tout l'intérêt du tranquille polar "Les deux squelettes". Cela, tout autant que la description précise d'un terroir qui va de La Ferrière, au fin fond du Jura bernois, à Fribourg et à Planfayon, au cœur de la Singine. Ce terroir, on le retrouve dans le langage adopté par l'écrivain, qui assume ses mots et ses tours de langage typiquement suisse romands.

Jean-Claude Zumwald, Les deux squelettes, Sainte-Croix, Mon Village, 2015.

Le site de Jean-Claude Zumwald, celui des éditions Mon Village.

Egalement cité: Danielle Risse, Enfance volée, Vevey, L'Aire, 2013.

vendredi 23 novembre 2018

Un drame à longues foulées

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Catherine Bex – "L'instant infime d'une respiration" est un roman qui a du souffle. Un jeu de mots facile? Non. Si court qu'il soit, en effet, le premier roman de l'écrivaine Catherine Bex, neuchâteloise d'origine, respire au gré de ses chapitres, plus ou moins courts. Il respire surtout au-travers de son personnage principal, Martin, qui court, se montre attentif à la respiration de ses enfants, soigne son souffle lorsqu'il s'entraîne. Et étouffe les siens: "Toute la famille respire plus librement depuis qu'il a renoncé à régenter le quotidien de chacun.", lit-on par exemple, de façon limpide, en page 69. Les mots sont choisis, ils ont un sens.


Course à pied? L'auteure réserve quelques très belles pages sur le sujet, sur ce que l'on ressent lorsqu'on va au bout de l'effort et que prime la seule force de la volonté. Cela, toujours au travers du personnage de Martin, control freak maladif en début de roman, qui n'aime rien tant que ce moment où c'est la tête du commande, alors que les jambes demandent grâce. 

La course à pied fait figure, dans "L'instant infime d'une respiration", de métaphore d'une société qui, exigeant toujours plus de ses membres, les oblige à courir de plus en plus vite. S'il est coureur, en effet, Martin est aussi facteur dans sa ville de Suisse, et l'auteure ébauche l'évolution de la profession, astreinte à de plus en plus de productivité, soumise à la pression des restructurations et pertes d'emplois. Une astreinte sociale que l'on se transmet en famille, sans même y penser: désireux de transmettre sa passion à l'un de ses fils, il l'astreint à un entraînement sévère, et va jusqu'à le blâmer pour sa deuxième place lors de son premier concours. 

En contrepoint, se dessine la famille de Martin, étouffée on l'a dit. Cela, de deux manières: d'abord par l'obsession bien matérielle du contrôle et la volonté inconsciente de toute-puissance d'un homme qui, par exemple, propose et impose ses préférences en matière de destinations de vacances. De manière moins matérielle, et cela s'exprime surtout dans la deuxième partie du livre, cet étouffement naît de la résurgence du sentiment religieux chrétien de Martin. Une résurgence particulièrement lourde et pénible à vivre pour l'entourage, en particulier les enfants, astreints à ceci ou à cela. Sont-ils d'ailleurs désirés sans réserve, y compris dans leur genre? Ambigu, le prénom de Camille, la fille, dite "Camomille", interroge de ce côté-là. 

Dans cette affaire, l'épouse paraît jouer le jeu, ce qui donne lieu par exemple à une surenchère dans l'envie de propreté du logement. Ah, la propreté! Un stéréotype typiquement suisse, comme la famille mise en scène: bien sous touts rapports vue de l'extérieur, mais ce vernis cache de pénibles secrets, comme le tapis cache la poussière. Suisse? L'auteure installe son roman dans une ville qui pourrait bien être La Chaux-de-Fonds. Elle n'est cependant pas nommée, ce qui suggère que "L'instant infime d'une respiration" est un roman de partout, aspirant à l'universalité, certes porté par une voix suisse.

Il est permis de voir dans "L'instant infime d'une respiration" un roman de la charge mentale au masculin, en ce sens qu'il met en son centre un homme ordinaire soumis à un certain nombre d'injonctions contradictoires, émanant de la société, de l'éducation, du caractère, des autres, de la vie en somme: être un bon père, un bon travailleur, un bon champion parce que ni la société, ni les épouses n'aiment les losers. Mais c'est aussi le roman de l'écrasement des autres par un seul, qui – et c'est le paradoxe – n'y peut rien, soit qu'il n'en est pas conscient, soit qu'il ne peut pas faire autrement. Cela, jusqu'à l'ultime et terrible péripétie, qui suscite l'étonnement de ceux qui n'ont vu que le vernis de la famille modèle.

Ni la course à pied, ni la religion, ne sont des sources de salut, on le comprend. Pour le dire, "L'instant infime d'une respiration" adopte un ton propre et distant, qui peut paraître implacable aussi: c'est un roman qui s'abstient de juger et se contente de montrer, misant sur l'intelligence du lecteur pour qu'il se fasse son opinion. Rapide comme peut l'être une course à pied, il respire au rythme de chapitres plutôt courts qui relatent de manière concise des séquences de vie.

Catherine Bex, L'instant infime d'une respiration, Lausanne, L'Age d'Homme, 2015.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

mercredi 21 novembre 2018

Entre théâtre et poésie, le choix entre l'expérimental et l'humain

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Julien Mages – Est-on encore dans le théâtre, ou est-on déjà dans la poésie? Ou vice versa? OVNI littéraire, le recueil "Valse aux cyprès" regroupe trois pièces scéniques écrites par l'écrivain, comédien et metteur en scène vaudois Julien Mages. De manières diverses, elles sont le reflet de démarches expérimentales qui surprennent le simple lecteur, même s'il est permis de croire que le spectateur, en revanche, sera admiratif. Preuves en sont les échos dithyrambiques de la presse relative à la pièce qui donne son titre au livre...


Des cyprès qu'on ne voit guère...
En lisant "Valse aux cyprès", en effet, la première question qui se pose est "de quoi est-il question?". Voilà quatre personnages, deux hommes et deux femmes non nommés, un brin interchangeables comme nous le sommes tous, qui discutent du monde comme nous l'avons tous fait un jour ou l'autre. Et l'un d'eux a une soudaine envie de se suicider après avoir tué plein de gens autour de lui. Le lecteur s'appuie donc des théories sur le monde d'aujourd'hui et de demain, avec des clins d'œil au public, pour ainsi dire intégré au spectacle.

On sent certes l'important travail sur le rythme de l'auteur, en dépit de phrases bancales comme "Je me suis dirigé vers la porte, descendu les trois étages, ouvert la porte principale de l'immeuble..." (p. 81): que d'injonctions contradictoires pour un seul et pauvre auxiliaire de temps! Plus admirable est le travail sur la ponctuation et les répétitions qui, scandées, vont sans doute créer une musique belle aux oreilles des spectateurs. L'écrivain développe ainsi un théâtre de l'absurde: son texte n'est guère porteur de sens, pas plus en tout cas que ces conversations avinées que nous avons toutes et tous eues un jour. Ce qui invite à y chercher autre chose. De la musique avant toute chose, tiens...

Le dispositif de mise en scène lui-même peut surprendre, dans ce qu'il peut avoir d'inutile: il faut un piano sur scène, mais il n'en sera guère fait usage, a priori: il n'est pas certain que les comédiens jouent eux-mêmes la vingt-cinquième variation Goldberg de Jean-Sébastien Bach, volontiers citée.

Il en résulte une impression bizarre: alors que le lecteur suppose qu'il lit du théâtre, il se retrouve en présence d'un texte à la mise en page travaillée, avec des retours à la ligne astucieux et des minuscules en début de phrase. Certes, cela suggère un rythme; mais comment rendre cela sur scène? Et enfin, deux questions demeurent: où est la valse, où sont les cyprès? 

... et un départ vers des mots en musique pure...
Déjà secoué par ce premier texte, le lecteur se trouve avec "Sans partir" en présence d'un monologue qui confine à la poésie, ce que confirment les jeux de mise en page, encore plus travaillés que dans "Valse aux cyprès": on voit par exemple un joli cul-de-lampe en page 125. "Sans partir" se lit comme un long poème dont le sens apparaît parfaitement secondaire (c'est l'histoire d'un mec dont l'esprit bat la campagne, qui bande, qui a des attirances et erre sur les rives du Léman vers Lausanne...): encore une fois, la musique prime, marquée par les blancs typographiques entre autres. Cela, même si elle apparaît parfois longuette, par exemple lors de la litanie de mots qui commence en page 104.

"Un mec qui bande"? Ce n'est donc pas par hasard que "Sans partir" cite de temps à autre des extraits du "Cantique des cantiques", fameux poème érotique biblique. On reconnaît aussi des extraits des Béatitudes! Ceux-ci seront dits sur scène par le comédien, certes. Mais que fait-on des bouts de phrases biffés? Dire ou ne pas dire, manifester autrement, par exemple par une astuce visuelle? L'auteur n'en dit rien, laissant le comédien faire ce qu'il veut. Le spectateur vit cela de façon naturelle; le lecteur, lui, s'avoue perplexe.

... pour un couple familier!
"Automne" est peut-être la pièce la plus classique, la plus aisée à aborder de ce recueil, la plus proche aussi de l'idée qu'on se fait d'une pièce de théâtre pure. Elle met en scène deux vieillards. Là, l'auteur ne peut plus se cacher derrière les grandes théories à deux balles de "Valse aux cyprès" ou les hallucinations abstruses de "Sans partir": un homme et une femme qui se parlent, comme dans "Automne", c'est du franc, de l'humain brut de brut. Avec des gens qu'on connaît, ou qu'on pourrait connaître.

Et cette pièce aurait pu s'intituler "En attendant Ödön von Horváth", tant il est vrai qu'on cause en attendant le spectacle, dans une variante du théâtre dans le théâtre bien observée et qui inclurait les spectateurs. Le lecteur comme le spectateur marié se reconnaîtront dans les piques que s'envoient deux personnages qui ont tout vécu ensemble. S'aiment-ils encore? L'auteur pose la question, y répond en fin de texte de manière positive. Et comme le personnage d'"Elle" est une lettrée, la littérature d'ailleurs s'invite dans "Automne" – qui d'ailleurs se passe au printemps: c'est bien de l'automne de la vie qu'il est question.

C'est entre "Elle" et "Lui", au fil de la pièce la plus classique du recueil de Julien Mages, que le lecteur de "Valse aux cyprès" ressent le mieux la profondeur crédible qu'il peut y avoir entre deux humains: ce n'est que dans cette pièce que les personnages ne donnent pas l'impression d'avoir été réunis ou plantés sur scène par hasard. Douces ou amères, sincèrement passionnées, les ambiances de "Automne" constituent le moment d'humanité à la fois tendue et amoureuse susceptible de terminer un livre qui, pour le lecteur, aurait pu faire oublier jusque-là que l'écrivain et dramaturge a aussi un cœur. Ouf!

Julien Mages, Valse aux cyprès, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site de L'Age d'Homme, celui de Julien Mages.

mardi 20 novembre 2018

Ah, Angelo Chiesa, il n'a surtout pas envie qu'on l'emmerde... Mauvaise personne!

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Fabio Benoit – Ah, il ne fallait pas le chercher, celui-là! Les thrillers mettent volontiers en scène des personnages qui s'en prennent à d'autres. Mais pour le coup, Angelo Chiesa, dit Angel, n'a pas envie qu'on l'emmerde, et il le fait savoir. Un réveille-matin agaçant, une bagnole pliée: il n'en faut pas plus pour que démarre "Mauvaise personne", premier roman de Fabien Benoit.


Passons rapidement sur ce qui peut décevoir... L'auteur se complaît parfois dans de longues pages théoriques, par exemple lorsqu'il transcrit le devoir d'un enfant sur l'histoire Suisse: on croirait lire Wikipedia, et ce n'est pas super agréable. Sale fort en thème! De plus, certains personnages aiment se lancer dans de grandes théories, d'autant plus que l'écrivain leur donne l'espace voulu: le lecteur saura ainsi tout de la psychologie d'un interrogatoire. De manière sûre, disons-le à la décharge de l'écrivain: avant "Mauvaise personne", Fabio Benoit, commissaire à la Police judiciaire de Neuchâtel, est connu comme le signataire d'une étude sur les interrogatoires, rédigée en collaboration avec feu Olivier Guéniat, dédicataire de "Mauvaise personne". Si informées qu'elles soient, cependant, il est permis de trouver ces pages un brin longuettes.

L'intrigue, quant à elle, est bien construite: tout part d'une bagnole à vendre. Urs Rosenwald, le vendeur, est un caïd suisse (oui, oui!) qui a son réseau en France; quant à l'acheteur, c'est Angel. Curieusement, ils se rencontrent à l'hôpital, et ça n'aurait jamais dû se produire: Angel comprend vite que la Porsche Cayenne qu'on essaie de lui vendre n'est pas claire. Accessoirement, il note que le vendeur, lui-même truand, affectionne les cabines téléphoniques, par discrétion. Des lieux en voie de disparition, ce que l'écrivain indique avec justesse, en les mettant en parallèle avec les téléphones portables, vus comme moins sûrs lorsqu'il s'agit de passer un coup de fil et qu'on a quelque chose à cacher.

On le relève aisément: chaque chapitre est l'espace de parole des différents personnages de ce roman; cela constitue une forme de polyphonie. Normal: lorsqu'il y a conflit de points de vue, face au juge, chaque voix compte à égalité. Si l'intrigue avance, l'auteur endosse à chaque chapitre le rôle d'un personnage différent, avec son regard et ses mots propres, même si l'on parle de la même chose. Cela sonne vrai, et sans exagération: chaque personnage fait figure de témoin. Et au début du roman, chaque personnage a à cœur de signer "son" chapitre, selon une jolie astuce formelle de la part de l'auteur.

On suppose d'ailleurs que les personnages n'ont pas été baptisés au hasard! Les noms sont en partie évocateurs: celui de Rachel Weiss rappelle celui de Rachel Weisz, et incite le lecteur à donner au personnage de "Mauvaise personne" le visage de l'actrice hollywoodienne. Quant au nom de Schawinsky, patronyme d'un policier, il évoque à coup sûr le nom d'un homme de médias suisse, Roger Schawinski. De leur côté, les truands bosniaques ont des noms qui sonnent juste. Enfin, pourquoi appeler Angelo Chiesa ("l'ange de l'église", littéralement traduit de l'italien) un homme à poigne qui n'aime pas qu'on l'emmerde? Bel exemple d'antiphrase! Antiphrase d'autant plus crédible que Chiesa est un patronyme courant dans le monde italophone, en particulier au Tessin.

On le devine, l'écrivain met en scène un beau paquet d'individus peu recommandables. Angelo Chiesa? Il semble certes sympathique, mais l'auteur met en point d'honneur à souligner le côté trouble, inquiétant, de son côté: si de premières indications apparaissent en début de roman, il faut bien du temps pour savoir quel est vraiment le passé d'Angel – et c'est compliqué, comme qui dirait. Quoi qu'il en soit, Angel se présente comme le criminel rangé des voitures qu'il ne faut surtout pas enquiquiner.

Surtout pas? C'est peu de le dire. Angelo Chiesa maîtrise les technique de torture, en effet. Et l'auteur donne aux scènes où elles interviennent un tour naturel, pour ainsi dire clinique, qui les fait paraître cruelles, tant dans les actes que dans la psychologie qui les sous-tend. Il est permis de trouver un parallèle entre les interrogatoires de police, serrés mais corrects (p. 208 ss), et ceux menés par Angel (p. 199, "Angel veut savoir"). À chacun ses règles! Parallèles, ai-je dit? Il est aussi possible de voir ce thème dans la question de la confiance, essentielle tant dans le monde de la police que de la criminalité.

Cela a l'air sérieux. Mais l'écrivain réussit à glisser dans son récit au moins deux éléments qui font sourire et détendent l'atmosphère. Il y a d'abord les perruches, ces oiseaux qu'Angel apprécie. Il n'est pas victime de ce penchant, au contraire: ces oiseaux énervent tout le monde, surtout les méchants de l'histoire, et l'on s'amuse à suivre ce qui est pratiquement un "birdnapping", pour reprendre le mot du dessinateur belge Charles Degotte (1933-1993) dans "Le Flagada": un rapt d'oiseaux. Et il y a plus dérisoire encore: le gag récurrent du coton-tige, qui a tout déclenché et revient au fil des pages, entre une assistante en pharmacie à la main lourde (surnommée la "Waffen SS", c'est tout dire) et la question de savoir s'il faut se curer les oreilles avec ce genre d'objet. Quitte à y laisser un bout de coton...

Et puis il y a, enfin, de l'émotion dans ce thriller solidement construit qui trouve sa place dans le canton de Neuchâtel. En particulier, lorsqu'il s'agit d'enlever le fils Dolder, l'auteur fait émerger les positions de certains personnages face au rapt d'enfant: est-ce qu'on va trop loin ainsi? Est-ce acceptable?  La réticence et la révolte se font jour chez certains acteurs. "Mauvaise personne" met donc en scène une poignée d'êtres humains dont certains aiment théoriser sans fin, quitte à ce qu'au bout, sur la base de la technique disponible dans les années 2018, il soit possible de dissiper le mystère, en lui donnant même la couleur d'une romance entre voisins – on pense à Nina et Angel, un couple qui attire la sympathie quoi qu'il en soit, et qui partage une petite voiture... et plus si entente.

Fabio Benoit, Mauvaise personne, Lausanne, Favre, 2018.

Le site des éditions Favre.

lundi 19 novembre 2018

Waringham encore une fois, où il est question de Jeanne d'Arc et d'Azincourt

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Rebecca Gablé – Un retour au Moyen Âge, ça vous tente? Précisément, le deuxième tome de la saga des Waringham, signée Rebecca Gablé, vient de paraître en traduction française, grâce au beau travail du traducteur Joël Falcoz et des éditions Hervé Chopin. "Les gardiens de la rose" fait suite à "La roue de la fortune", premier opus de la série imaginée par la romancière allemande. Celle-ci revient à la guerre de Cent ans, et poursuit le propos en le centrant sur le personnage de Jean de Waringham, fils de "Fitz-Gervais", qui était au cœur entre du premier roman de la saga.


L'action des "Gardiens de la rose" court de 1413 à 1442, en une description dense qui fait la part belle aux intrigues et aux inimitiés personnelles: il y a là de quoi redonner un coup de jeune au genre du roman de cape et d'épée. Tout commence par un drame des plus familiaux: l'écurie des Waringham brûle, et quelques chevaux meurent dans l'incendie. Les meilleurs, bien sûr: ce sont toujours eux qui s'en vont. C'est sur les cendres de cette écurie qu'émerge le personnage de Jean de Waringham, héritier d'un secret précieux qui lui permet de parler aux chevaux comme personne.

Jean de Waringham devient quelqu'un lorsqu'il est adoubé chevalier, à la veille de la bataille d'Azincourt, dont l'auteure donne une vision personnelle et épique: celle d'une armée anglaise qui, minoritaire mais déterminée et portée par la foi, a défait des français trop nombreux et trop sûrs d'eux. Neutre et dépassionnée, la romancière excelle à décrire les enjeux de la bataille. Elle rappelle cependant que la victoire des Anglais à Azincourt n'exclut pas des pertes et prisonniers anglais, ni des exactions dans le camp du roi Henri V, dit Harry. Ce qui aura des conséquences, mécaniquement, dont l'auteure fera son miel pour des intrigues ultérieures.

C'est avec la même neutralité que l'écrivaine dessine la météorite Jeanne d'Arc, présentée dans "Les Gardiens de la rose" comme un épisode de la guerre. Le lecteur qui ne connaît guère le personnage, au-delà de ce que la légende évoque, sera servi: l'auteure recrée les manigances politiciennes qui ont conduit au verdict condamnant la Pucelle d'Orléans au bûcher. Du point de vue anglais, elle était certes dangereuse; mais méritait-elle un sort aussi extrême? Certes vue comme une sorcière, elle apparaît aussi comme la victime de jeux de coulisses visant à la victoire guerrière de l'Angleterre. Quitte à présenter Pierre Cauchon, évêque de Beauvais et juge, comme le jouet d'Anglais à la manœuvre sur ce coup-ci.

On l'a compris: les enjeux historiques sont recréés avec précision dans "Les Gardiens de la rose", au fil de la narration, sur le même ton que dans "La roue de la fortune". Ces grands enjeux ne font cependant pas oublier les relations interpersonnelles et familiales, qui sont tout aussi houleuses que les soubresauts de la grande histoire. L'auteure, en effet, met en scène une poignée de nobles en mesure d'accéder au trône d'Angleterre, et donc d'entrer dans l'histoire. Grandes familles ou individus, certains sont prêts à tout pour y parvenir...

Mais la narration est aussi contrainte par les rigueurs d'une époque où l'église catholique règne encore en maîtresse sur l'Europe, et avec laquelle il faut composer, quitte à se contenter de victoires partielles. Le lecteur apprécie par exemple le personnage de l'évêque Henri Beaufort, cardinal capable d'humanité et père en secret: pour un homme, épouser l'une de ces filles signifie la déchéance. C'est pourtant la voie que choisit Jean de Waringham, qui préfère l'amour à la rigidité des conventions religieuses. À un autre niveau, les Lollards, présentés comme des méchants récurrents alors qu'ils n'ont pas tout tort (l'auteure en fait d'ailleurs un portrait sans haine ni complaisance), se présentent comme un groupe désireux de remettre en question certaines règles religieuses et paraissent préfigurer la Réforme.

Cœur ou raison? Au niveau le plus intime, telle est l'alternative qui mobilise les personnage des "Gardiens de la rose". Les mariages sont souvent de raison, surtout au niveau le plus haut, celui où l'on parle de royauté. Cela n'empêche pas les sentiments de s'exprimer, suggérant que le choix n'est pas toujours si exclusif qu'on ne le croit. Pour le meilleur, Henri VI, a un coup de foudre réciproque avec Marguerite d'Anjou. Pour le pire, l'auteure dessine la déchéance d'Eléonore Cobham, épouse du duc de Gloucester, férue de satanisme et spécialiste en potions abortives. Entre tous ces personnages, que ce soit en régime de régence ou non, on ne se fait guère de cadeaux; au cours de dialogues qui claquent, les rivalités interpersonnelles ne concourent donc pas peu au caractère captivant des "Gardiens de la rose".

Enfin, le lecteur sourira à l'émergence de la famille des Tudor, au travers du personnage d'un Gallois haut en couleur qu'il faut un peu gérer et aura un destin particulier! N'anticipons pas: "Les Gardiens de la rose" est un roman aussi généreux que "La roue de la fortune", construit selon les mêmes recettes. On peut certes regretter que certaines péripéties semblent prévisibles, par exemple lorsque l'auteure insiste sur la beauté particulière de tel acte sexuel pour, comme par hasard, annoncer quelques pages plus loin qu'un enfant va naître. Peu importe cependant: bourré de dialogues rapides et de coups d'épées bien tranchants, riche en retournements de situation et surtout fidèle à une histoire centrée entre l'Angleterre et le nord de la France, "Les Gardiens de la rose" est un roman qu'on dévore avec délice. Et il y aura une suite, puisque Jean de Waringham et son épouse Juliana ont eu des enfants, malgré l'adversité...

Rebecca Gablé, Les gardiens de la rose, Paris, Hervé Chopin, 2018.

Le site des éditions Hervé Chopin, celui de Rebecca Gablé.
Lu par Biblio.

dimanche 18 novembre 2018

Dimanche poétique 375: Laurent Cennamo

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Deux footballeurs

I. Roberto Baggio

Cygne à la Fiorentina, vaste, si vaste,
flottant dans la pure lumière d'un après-midi
d'avril napolitain, souverain – vraiment l'aigle
traçant très haut dans l'air es cercles de plus en plus
vastes – devient ce ver de terre à l'Inter, pâle
magicien, nain sortant de terre (son chapeau mou verdâtre
lui cache les yeux), couvert de boue violette, mine
d'une maigre lanterne – lui qui fut
lis martagon!

II. Renato Steffen

Grand livre (neige
jaune flou sur ce qui s'appela,
jadis, Wankdorf) ou pâle
petit fantôme (éternellement en nos
sombre couloirs traînant
sa chaîne), enfant
malade dans son trop
grand lit.

Laurent Cennamo (1980- ), dans La Traverse du Tigre, poésie suisse romande 2017.

samedi 17 novembre 2018

Eric Zemmour président... chiche!

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Geoffroy Lejeune – Les Français passent-ils leur temps à regretter le président qu'ils ont élu au suffrage universel? Vaste débat! En tout cas, l'envie d'avoir quelqu'un d'autre à la tête du pays semble avoir fait émerger un sous-genre littéraire bien français: la campagne électorale fictive. L'issue du scrutin suprême peut favoriser Anne Sinclair (dans "L'Enculé" de Marc-Edouard Nabe), Olivier Besancenot (dans "Tsunami sur l'Elysée" de Dominique Ambiel et Antoine Rault), Dominique Strauss-Kahn ("Le bruit de la douche" de David Desgouilles) ou même un parfait inconnu ("L'homme qui ne voulait pas devenir président" de Julien Leclercq). Ces romans accompagnent généralement les élections présidentielles, mais il arrive aussi qu'ils les anticipent, par exemple avec la dystopie féministe "Les Sorcières de la République" de Chloé Delaume. Alors, pourquoi ne pas tenter de mettre Eric Zemmour à l'Elysée? Eric Zemmour, ce brillant débatteur qu'on adore détester... Tel est le projet du jeune écrivain Geoffroy Lejeune dans "Une élection ordinaire", un premier roman qui s'inscrit, pour le coup, dans le contexte de l'élection de 2017.


Pour commencer, il convient de relever que l'écrivain recrée de façon crédible, dans "Une élection ordinaire", le marigot politique français tel qu'il se présente au plus haut niveau dans les années 2015-2017, soit avant la dernière élection présidentielle. "Une élection ordinaire" a paru en 2015; on admettra donc que ce qui vient après est inventé, mais dans un souci permanent de crédibilité, loin de tout délire. Côté fiction, l'auteur réserve quelques belles surprises, telles que l'accès d'Emmanuel Macron au poste de Premier ministre, succédant à un Manuel Valls jeté comme une vieille chaussette, ou l'improbable envie du Front National d'inscrire Frédéric Mitterrand au nombre de ses prises de guerre. Ces inventions sont énormes, mais juste assez bien tournées pour qu'on y croie quand même.

C'est que l'auteur a été en contact avec les personnages qu'il met en scène, et qui constituent "la comédie du pouvoir". Décrivant au fil des pages des personnes réelles, il en fait des personnages en leur conférant l'épaisseur qu'ils méritent – sachant que le monde politique français sécrète régulièrement de véritables personnages de roman dont un écrivain habile n'a plus qu'à s'emparer. Relation chronologique d'une élection, "Une élection ordinaire" peut donc être vu comme une belle galerie de portraits de personnages plus ou moins aimables, dessinés de façon exacte ou en flou artistique. On reconnaît Nicolas Sarkozy à ses mouvements d'épaules, bien sûr, mais on goûte aussi le portrait de François Hollande, représenté en tueur impitoyable sous les dehors bonhommes qu'on lui connaît.

Au cœur de l'affaire, comme on s'y attend, il y a le clan Le Pen. De façon évidente, l'auteur indique le glissement vers la gauche d'une partie du programme du Front National – lorgner vers Frédéric Mitterrand peut du coup apparaître comme un symptôme. Plus sérieusement, l'auteur propose un portrait crédible et approfondi de Marion Maréchal, vue comme une femme de caractère et de convictions, tourmentée, pas forcément sûre de vouloir payer le prix d'un engagement politique d'envergure en termes de compromissions: à travers elle, se profile une certaine vision, traditionnelle et sans concession, de la droite de la droite – une vision à la Patrick Buisson, spin doctor roué et âme damnée du roman.

Mais il y en a pour tout le monde: ceux qui veulent voir mourir Jean-Marie Le Pen seront servis eux aussi. C'est bête et grand à la fois: un Menhir terrassé par un infarctus... mais le vieux lion de Montretout, politique de cœur, si insupportable qu'il puisse être, peut-il mourir autrement que par suite d'une défaillance cardiaque? En alliant le cœur comme bête pompe à sang et comme centre traditionnel vénéré du courage, l'auteur ose donner à Jean-Marie Le Pen une mort de choix, légendaire: le voilà touché au cœur.

Cela dit, si l'auteur observe les jeux d'appareils politiques tels qu'ils sont pratiqués à la droite de la droite française, il ne se montre pas dupe. Il met en scène un personnage de journaliste, qui est aussi le narrateur. Journaliste? Oui, un de ces gars qui se renseignent et, humblement, balancent à leurs lecteurs des informations fondées. C'est important: ce journaliste observe Eric Zemmour, le fameux candidat, au travers de ses œuvres et de ses actes, et ce regard reste lucide, sans aucune complaisance. Plus: on sent, dans ce regard un mélange curieux d'admiration et de dégoût. Curieux? Pas tant que ça, en fait: Eric Zemmour, on aime ou on déteste, et le journaliste s'efforce de faire la synthèse. Et côté élection, cela n'a rien d'évident: on sent qu'Eric Zemmour est élu malgré lui, dès le premier chapitre, et l'auteur s'amuse à constituer, en fin de roman, un improbable cabinet de ministres autour du polémiste devenu président. On le sent sceptique pour la suite...

"Une élection ordinaire" n'utilise guère l'humour et ses outrances, on l'a compris, même si certaines pages peuvent prêter à sourire. Ce roman plaît davantage pour sa description documentée des jeux de pouvoir du côté de la droite de l'échiquier politique français. Efficace, "Une élection ordinaire" est clairement le roman d'un journaliste; c'est aussi un livre rythmé, construit comme un compte à rebours vers l'élection présidentielle de 2017, qui sait commencer vite avant de ralentir au fur et à mesure que la fin s'approche. C'est aussi un livre porté par ses coups de théâtre et retournements de situation en coulisse, naissant de coups tordus relevant de la basse politique: limogeages surprises, discours trafiqués par des communicants véreux, il n'y manque rien. Rapide et bien observé, "Une élection ordinaire" relate, vu de droite, une élection peu ordinaire en fait: celle, fantasmée, qui pourrait voir émerger un candidat médiatique inattendu, signe de l'éventuelle faillite de la classe politique traditionnelle.

Geoffroy Lejeune, Une élection ordinaire, Paris, Ring, 2015.

Le site des éditions Ring.

vendredi 16 novembre 2018

Thierry Amstutz: une montre qui disparaît, c'est la tentation du fantastique...

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Thierry Amstutz – Que de temps passé depuis ce dix-huitième siècle neuchâtelois que Thierry Amstutz met en scène dans son deuxième roman! Neuchâtel est alors une principauté dépendant de la lointaine Prusse, et vit sa vie, relativement autonome face à son suzerain. C'est dans ce contexte aux allures relativement libres que l'écrivain neuchâtelois Thierry Amstutz dessine l'intrigue de "La montre disparue". Un contexte propice à l'émergence d'un nouvel art dans le canton de Neuchâtel: l'horlogerie. 


Oui: si court qu'il soit, "La montre disparue" est un roman qui campe un monde en pleine mutation. Originaire d'un milieu agricole, Jacob Geiser trouve ainsi dans l'horlogerie un revenu d'appoint bienvenu et lucratif, alors que d'autres, autour de lui, préfèrent se consacrer au travail de la terre, par fierté familiale... et le chambrer pour cela. Reste que l'auteur relève une réalité: les domaines agricoles sont de plus en plus petits au fil des héritages, rendant de plus en plus difficile le fait d'en vivre. Potentiellement lucratives, les sources de revenu alternatives évoquées dans "La montre disparue" sont la dentelle, pour les femmes, ou la construction d'un moulin à partir d'une bâtisse existante. 

C'est sur l'horlogerie que l'auteur, lui-même horloger en plus d'être président de l'Association des écrivains neuchâtelois et jurassiens, se concentre. Dès le début, le lecteur est admiratif face à la manière qu'a l'écrivain de recréer ce métier, qui plus est tel qu'il était il y a trois siècles. Les termes sont précis, et l'écrivain, soucieux de profondeur, va jusqu'à évoquer quelques secrets de fabrication et tours de métier. Un métier qui inclut la vente des objets fabriqués sur les marchés... en particulier une montre, qui fait figure de personnage de ce roman, à égalité avec les humains. 

Quelle est-elle, en effet, cette montre? On dirait qu'elle n'attire que des malheurs à ceux qui l'ont possédée si peu que ce soit – à l'exception notable d'une guérisseuse. Son premier propriétaire, un jeune fiancé nommé Jean Gafner, meurt dans un accident légèrement provoqué. L'affreux Justin Chalas, celui qui l'a causé et qui a récupéré la montre, meurt de coliques. Et au vingt et unième siècle, un ouvrier de chantier meurt dans un accident de voiture qui rappelle clairement l'accident de cheval survenu au fiancé de jadis. Montre hantée, alors? Définitivement disparue, mais alors, a-t-elle simplement existé? L'auteur intègre par ce biais une once de fantastique fascinant dans son roman. 

Un fantastique qui tourne aussi autour de trois femmes, qui ont les guérisseuses – les sorcières, diront les mauvaises langues. Sorcière? Oui: l'auteur revisite ce motif devenu symbole féministe, porté dernièrement dans "Les sorcières de la République" de Chloé Delaume. Cette accusation vaut le bûcher à l'aïeule, et l'auteur recrée longuement (tout un chapitre), de façon réaliste et glaçante, l'ambiance d'une exécution au dix-huitième siècle sur les terres neuchâteloises. Toujours suspectes certes, ses descendantes perpétuent cependant son art, et l'auteur suggère qu'Evira et Bélina sont les modèles d'un début d'émancipation féminine – entre autres par le fait qu'elles vivent à leur manière, loin des villes, à l'orée d'une forêt, et qu'elles entendent pratiquer leur art sans malice, loin des médicastres hommes qui, eux, échouent à rendre la santé aux malades. Reste une question: les malédictions qu'elles lancent sont-elles juste là pour faire peur, ou ont-elles un véritable et mystérieux impact? 

Au-delà d'une montre qui survit par-delà les siècles, l'auteur met en scène toute une époque: celle du début du dix-huitième siècle dans le canton de Neuchâtel, entre Le Locle et La Chaux-de-Fonds, vu du côté de l'horlogerie et des citoyens. Un regard contrasté, puisque cet univers est capable d'offrir à ceux qui y vivent la plus grande douceur et la plus implacable fermeté. Ces deux extrêmes sont illustrés par la terrible exécution de Rébecca la sorcière ou par la tentative de viol dont la petite-fille de Rébecca est victime; cela s'oppose diamétralement à l'amabilité des histoires d'amour qui naissent entre personnages: telle jeune femme offre ainsi à son galant une mèche de cheveux afin qu'il en fasse une tresse pour ne pas perdre la clé de sa montre. Et si un enfant ne naît pas tout à fait dans les règles imposées par la société, on s'arrange... 

Peuplé de personnages présentés comme historiques dont la biographie occupe quelques pages en fin de livre, "La montre disparue" est un fort joli roman, porté par une écriture alerte et une ambiance doucement imprégnée de fantastique qui incite à lire et à tourner les pages. Durs ou tendres, ses personnages évoluent de manière crédible dans un contexte historique que l'auteur a très bien su recréer, sans lourdeur, à la façon d'une beau tableau de genre.

Thierry Amstutz, La montre disparue, Genève, Slatkine, 2016.

Le site des éditions Slatkine, celui de Thierry Amstutz.

jeudi 15 novembre 2018

Rester en Corrèze, terre de secrets villageois

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Marie Wilhelm – Dans "Aller simple Paris-Corrèze", le lecteur suit les aléas de la vie de Vincent Farges, un enseignant qui cache son lot de secrets inavouables engrangés à Paris, et choisit de revenir dans sa province de cœur. Cinquante ans, un peu plus? Les premières pages entretiennent le flou autour de l'âge et de la personnalité de cet homme qui, poussé à bout, a fichu en l'air la belle carrière de l'enseignant généreux qu'il était. A tel point qu'on l'a mis à la retraite, bien avant l'âge semble-t-il. Dans "Aller simple Paris-Corrèze", l'écrivaine Marie Wilhelm l'observe évoluer, dès son arrivée à Meymac.


Le retour aux sources n'est pas évident pour Vincent, qui doit réapprendre à se frotter avec celles et ceux qui l'ont côtoyé naguère. L'auteure excelle lorsqu'elle explique la mentalité des gens de Corrèze, à la fois fiers et pas rancuniers; elle met en particulier en avant l'incompréhension des anciens amis de Vincent lorsqu'ils le voient arriver à Meymac: voilà le Parisien! Une impression renforcée par le choix que fait Vincent d'aller vivre à l'hôtel, soit dans un tiers lieu, plutôt que de demander l'hospitalité à un proche. Il est permis, dès lors, de voir que lorsqu'il revient à Meymac, Vincent se considère comme un touriste dans son propre fief – Meymac, près de 3000 habitants, c'est un village corrézien où tout se sait en un rien de temps. Situation inconfortable...

Le personnage de Vincent arrive cependant comme le catalyseur de plus d'une révélation, développée à la façon d'une intrigue policière. Fréquenter Anne Lestrade? C'est mettre le doigt dans un terrible nœud de secrets! Anna Lestrade est une femme violentée qui se surnomme avec dérision "Bertha Punching Ball" – une dérision qui cache des violences vécues, vraiment. Anna, femme trop libre, fonctionnant au rire à outrance, s'attache immanquablement l'affection du lecteur; mais dans le roman, elle n'est pas prise au sérieux et cristallise plus d'une rogne. À commencer par celle de son mari, Tavarès.

C''est avec Tavarès, justement, que l'on bascule dans le monde du roman policier. Tavarès, mari violent, père cogneur, mais aussi homme sincèrement désireux de prouver à son épouse Anna, fille d'un notaire tyrannique, qu'il ne vaut pas moins qu'elle. Tout cela l'amène à prendre des libertés avec la loi... des libertés que la romancière recrée avec précision, notamment en ce qui concerne le monde pas forcément net des entreprises de transport routier. Résultat: autour de Tavarès, la nervosité s'installe.

Notaire tyrannique, ai-je dit plus haut? Oui, maître Lestrade sait mener son monde, non sans violence, et aussi en recourant à des moyens interlopes auxquels il a accès en tant que notaire. Autour de lui, il y a comme une chape de plomb qui définit le fonctionnement de sa famille, où tout le monde se tient, y compris cette épouse blafarde. Et gare à celui ou celle qui lâche des révélations! Dans "Aller simple Paris-Corrèze", cela se traduit par des clashs spectaculaires au restaurant de l'hôtel Central qui, dans une chorégraphie peut-être un peu trop étudiée pour paraître naturelle, fait figure de "centre" du récit. Soit dit en passant, l'auteure relève qu'on y boit du Mille Pierres – un vin rouge que j'aime bien!

Tout cela voit le jour au gré de cadavres et de différends plus ou moins assumés. Si Vincent joue le rôle du civil sans peur et sans reproche, il trouve sur son chemin le commissaire Bertrand Savigny, lui-même venu de Paris à la Corrèze avec ses propres galères dans ses bagages. Savigny, c'est le personnage récurrent des ouvrages de Marie Wilhelm. Le début du roman ne lui fait pas une place d'honneur, mais le lecteur aime le voir monter progressivement en puissance. Veuf inconsolable qui croit trouver son salut dans l'alcool, soutenu par un collègue amical, Savigny perpétue la figure des policiers qui vivent avec plus d'une fêlure.

On peut certes noter des choses difficiles à comprendre, par exemple la sérénité du sommeil de Vincent Farges alors qu'il vient de cogner Tavarès pour défendre Anna au domicile de cette dernière, ou alors l'hésitation sur l'âge de l'enseignant, finalement fixée par un rapport de police cité par l'auteure. Il est permis aussi de trouver détestable le personnage de l'institutrice à la retraite, surnommée "Mademoiselle" à l'ancienne, certes pleine de ressources, mais à l'attitude par trop enveloppante à force de considérer les personnages qui l'entourent comme ses enfants. Cela dit, tous ces personnages secondaires, qu'on les aime ou qu'on les déteste, sont une force du roman "Aller simple Paris-Corrèze": ils sont bien construits, de façon à ce que le lecteur y croie, et l'auteure ne les néglige pas lorsqu'elle déroule son intrigue. Plongés dans le déni de la question de la violence domestique, porteurs de leurs propres préjugés, les policiers de Meymac sont eux-mêmes des personnages intéressants.

En définitive, le lecteur du roman "Aller simple Paris-Corrèze" est en présence d'un roman policier solide, parfois un peu raide certes (tous ces gens qui se retrouvent au restaurant de l'hôtel pour en savoir plus, comme par hasard...), mais auquel on croit de bout en bout. C'est aussi un livre porté par un lourd secret villageois, générateur de violences plus ou moins éclatantes, autour d'un notable: le remettre en cause, c'est prendre le risque de se mettre au ban de la société locale. Mais surtout, l'écrivaine joue la polyphonie pour multiplier les points de vue et recourt à la forme du polar pour mettre en scène le jeu d'un provincial qui, après avoir fait un bout de vie à Paris, décide, séparé de son épouse, de revenir dans le département de sa jeunesse, de fuir un vécu regretté et de retrouver, peut-être, le fil de sa jeunesse abandonnée. Et d'y rester, peut-être.

Marie Wilhelm, Aller simple Paris-Corrèze, La Crèche, La Geste, 2018.

Le site des éditions La Geste, le blog de Marie Wilhelm.

dimanche 11 novembre 2018

Dimanche poétique 374: Paul Verlaine

Idée de Celsmoon.

Un pouacre

Avec les yeux d'une tête de mort
Que la lune encore décharne,
Tout mon passé, disons tout mon remords,
Ricane à travers ma lucarne.

Avec la voix d'un vieillard très cassé,
Comme l'on n'en voit qu'au théâtre,
Tout mon remords, disons tout mon passé,
Fredonne un tralala folâtre.

Avec les doigts d'un pendu déjà vert
Le drôle agace une guitare
Et danse sur l'avenir grand ouvert
D'un air d'élasticité rare.

"Vieux turlupin, je n'aime pas cela;
Tais ces chants et cesse ces danses."
Il me répond avec la voix qu'il a:
"C'est moins farce que tu ne penses,

"Et quant au soin frivole, ô doux morveux,
De te plaire ou de te déplaire,
Je m'en soucie au point que, si tu veux,
Tu peux t'aller faire lanlaire!"

Paul Verlaine (1844-1896). Source: Poésie.Webnet.

Généalogie de la violence domestique ordinaire

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Olivier Chapuis – "Le Chat": rien à voir avec Philippe Geluck, bien au contraire! Sous ce titre sympa et fédérateur, l'écrivain vaudois explore les replis sombres de la violence domestique ordinaire, physique ou psychologique, pratiquée au masculin. Pour ce faire, il met en scène, en parallèle, deux couples très différents, mais que la violence et les circonstances rapprochent. Et ce n'est pas un conte de fées: alors que ces derniers se terminent par un mariage, le mariage est au début du roman "Le Chat".


Ça commence par une noce chez les riches...
C'est pratique, justement: l'auteur exploite le chapitre consacré au mariage de Jean-Baptiste et de Christelle comme une scène d'exposition. Les fausses notes grinçantes s'accumulent dans cette noce qu'on aurait voulue sans nuage: un père alcoolique et démissionnaire, des réflexions piquantes qui sortent tout naturellement, un malaise comme annonce de quelques chose de plus grave.

Et comme dans toute bonne scène d'exposition, il y a là plus d'un personnage que le lecteur retrouvera par la suite. En particulier, émerge ici la personne de Yolande, la femme libre qui a coupé les ponts et joue un rôle de Cassandre qu'on ne veut guère entendre. On peut la trouver dérangeante, mais l'auteur en fait une porteuse de vérité dans un contexte familial dysfonctionnel.

Ainsi, alors qu'on pourrait penser que la description d'une noce de gens aisés à laquelle on n'est pas personnellement invité est des plus ennuyeuses, l'écrivain la rend utile et captivante en y semant les graines des arguments de son roman.

... et ce n'est pas mieux dans le monde des arts
Du côté de Fabienne et Barthélemy, ça cogne aussi, autour d'une histoire d'amour trop vite amorcée, sans qu'on fasse vraiment connaissance. Actif comme éclairagiste, Barthélemy cogne aussi, se montre d'une jalousie maladive, anormale. Il aime que Fabienne soit à l'heure, aussi... Et la fumette, pourtant censée détendre, n'arrange rien.

... Fabienne, qui a un chat, justement – d'où le titre. On relève que s'il est porteur de paix pour l'un des personnages (Nathan, le fils de Jean-Baptiste et Christelle) et qu'il constitue le lien entre deux ménages qui n'ont a priori rien de commun, il porte lui aussi un nom aux connotations violentes: il s'appelle Glaïeul, ce qui fait immanquablement penser au glaive (gladius) romain.

Barthélemy cherche cependant à se sortir de cette violence qu'il semble ne pas aimer, allant jusqu'à entrer aux Violents anonymes. Bel effort, effort sincère? En tout, cas, c'est trop tard sans doute...

La violence domestique, une généalogie
Fictifs ou non, ces "Violents anonymes" sont l'un des aspects que l'auteur entend mettre en évidence autour du phénomène détestable de la violence domestique: peut-on s'en sortir? En écho, le lecteur trouve une de ces maisons où les victimes sont accueillies – en l'occurrence, Fabienne y passe, et l'auteur dessine avec finesse les atermoiements de la jeune femme, les mensonges qu'elle s'adresse à elle-même pour préserver une situation insatisfaisante mais rassurante: il en coûte de faire le pas.

On peut aller jusqu'à dire que la violence domestique, dans "Le Chat", s'étend aux animaux, et le dernier chapitre a quelque chose de glaçant vu comme ça. Cela dit, le personnage de Jean-Baptiste, qui va annoncer à Fabienne que son petit chat est mort, a lui aussi un passif familial difficile à assumer, lourd d'épisodes inavouables mais qui dictent un comportement qui, derrière la façade d'un succès social et professionnel, n'a rien de reluisant.

C'est que l'enfance de Jean-Baptiste est faite d'humiliations répétées, que l'auteur décrit sans complaisance ni compassion, simplement telles qu'elles se sont produites: le vomi qu'un père tyrannique oblige son fils à avaler, les petits pois jetés par terre et qu'il faut ramasser plusieurs fois avant de les manger quand même. Et Dieu, mais lequel?, censé bénir tout cela... Dans ce contexte lourd, poussé au noir par l'auteur, seule Yolande est un soutien, mais elle a aussi sa vie – et rejetant le secret du fonctionnement familial, elle se trouve à son tour rejetée par le clan. 

Et Jean-Baptiste recommence avec son propre fils, Nathan, qu'il élève à la dure, sans pardon, avec la complicité plus ou moins consentie de Christelle. Tout en évoquant les stratégies de Nathan pour s'adapter aux exigences parentales/paternelles, l'écrivain dessine une généalogie de la violence domestique.

Une écriture distanciée et imagée
Les faits que l'auteur relate, la violence qui s'installe entre ses personnages, victimes ou bourreaux, sont suffisamment parlants pour que l'auteur renonce à toute dramatisation excessive. Au contraire: son écriture s'avère sobre et claire, travaillée de manière à recréer un grand naturel et à laisser parler les seuls actes, volontiers relatés du point de vue des personnages eux-mêmes, à la manière d'une polyphonie.

Il y a cependant un trait particulier: le goût constant de l'auteur pour l'image et les comparaisons. Originales sans tomber dans l'excès, parfois astucieuses, parfaitement intégrées à un propos grave, elles sont une fenêtre sur une autre manière de voir les choses. Sur un thème pas mal vu ces derniers temps dans le monde littéraire, l'auteur réussit un roman psychologique et social riche, qui explore les âmes noires, les faux-semblants, les manipulations et les excuses des humains, qu'ils soient victimes ou bourreaux.

Olivier Chapuis, Le Chat, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site des éditions L'Age d'Homme