dimanche 30 janvier 2022

Dimanche poétique 525: Gilles Corozet

Du renard et du singe

En un beau champ les bêtes s'assemblèrent
Afin d'élire et faire un nouveau roi ; 
Aucuns d'entre eux le concile troublèrent,
Voulant n'avoir prince, juge, ni loi.

Un singe y vint, qui fit mille souplesses,
Danses et sauts, dont fut si bien voulu
Que d'un accord, pour telles gentillesses,
Fut le grand roi par-dessus tous élu.

Quelque renard sur ce roi envieux,
Pour le tromper, lui dit ainsi :
"Cher sire, je sais ci près un trésor précieux
Qui appartient à votre haut empire."

Selon son dit, aux champs l'accompagna,
Où lui montra une fosse profonde.
"Là-bas, dit-il, le feu roi épargna
Tous les trésors et richesses du monde."

Le singe y crut, et bas il descendit
Tout aussitôt fut pris et arrêté,
Dont se plaignait et le renard lui dit,
En reprochant son instabilité
"Toi, non sachant, nous veux-tu dominer,
Qui lâchement t'es laissé ainsi prendre ?"
Certes, qui veut son fait ainsi mener
Sans jugement, il est trop à reprendre.

Gilles Corozet (1510-1568). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 28 janvier 2022

Des racines et des ailes, genèse d'un envol

Dalie Farah – Une histoire drôle, "Impasse Verlaine"? C'est ce que suggère l'incipit de ce roman, le premier de l'écrivaine Dalie Farah. Mais au fil des pages vives et colorées, puissantes même, de cet ouvrage qui relate une enfance et une jeunesse vues de l'intérieur, relatées par une narratrice qui pourrait être l'auteure, le lecteur s'aperçoit que c'est quand même un peu plus compliqué.

Voyons le cœur de l'intrigue: "Impasse Verlaine" raconte les premières années de vie d'une Algérienne de seconde génération, née de Vendredi, femme algérienne au tempérament marqué qui a suivi son mari en France et est devenue mère à 17 ans. Dès lors, la narration a pour fil conducteur la description de la relation complexe entre la narratrice – la fille, donc – et Vendredi. 

Elles est ambivalente, cette relation: elle est marquée par la violence maternelle, une violence qui ne recule devant aucune taloche, ni envoi d'objets à la figure. Pourtant, dès lors que le lien de sang apparaît conscient, la narratrice exprime de l'amour face à cette génitrice, un amour qui confine parfois à la dévotion. Ce qui n'empêche pas d'avoir envie de prendre ses distances, par exemple en réussissant son bac pour trouver la bonne distance, s'émanciper enfin...

La violence qui marque le milieu familial fait écho à celle que la narratrice peut subir dans le monde scolaire. La narratrice relève par exemple la dynamique de confrontation qui s'installe d'emblée entre elle, vue comme une intruse d'emblée, et les filles qui hantent le lycée où elle terminera sa scolarité secondaire. Violence féminine, donc... Et côté mecs? Personnage masculin majeur, le père de la narratrice paraît finalement effacé, absorbé par son métier dans la construction, voire dépassé, incapable qu'il est de cuisiner quelque chose de comestible, mais incapable aussi de reconnaître son échec.

"Impasse Verlaine" est aussi le roman d'une fille qui, au fil des années, cherche sa place dans une société qui ne l'attend pas. La narratrice est certes fille de la terre algérienne, celle où elle plonge ses racines, et ce n'est pas pour rien que le roman insiste sur le thème de la terre en ses premières pages, qui évoquent justement l'Algérie de Vendredi: des poules qui grattent la terre, ou cette terre où Vendredi se roule dans sa propre enfance. 

Mais c'est la culture française, acquise sur le terrain de Clermont-Ferrand, qui va donner des ailes à la narratrice – celles de l'évasion, de l'émancipation aussi, par le biais des livres en particulier, mais aussi, d'emblée, par la possibilité de se positionner comme celle qui sait: la narratrice relate toutes ces situations où, alors qu'elle n'a même pas dix ans, elle explique les formulaires de l'administration à sa mère analphabète et étrangère à la culture administrative française.

Humour? Comme le dit l'expression consacrée, celui-ci peut certes être vu comme la politesse du désespoir. Mais c'est mal connaître la narratrice, qui refuse de se laisser enfermer dans ce désespoir et dans l'impasse d'un statut de victime permanente d'un contexte violent. Dès lors, l'humour apparaît plutôt comme l'arme de celle qui se bat tout au long de sa jeunesse, qui prend du recul face à ce qu'elle vit et en tire immanquablement la matière pour tracer sa propre voie. Il apparaît aussi comme une invitation faite au lecteur à rire avec l'auteure et avec la narratrice des avanies passées.

Dalie Farah, Impasse Verlaine, Paris, Grasset, 2019.

Le site de Dalie Farah, celui des éditions Grasset.

Lu par Aires libres, Cerise 74Laurent Bisault, Livres AddictStemilou, Violette.

lundi 24 janvier 2022

Dans le brouillard des secrets qui pèsent sur les âmes

Frédéric Lamoth – Avec le roman "Le Chemin des Limbes", l'écrivain veveysan Frédéric Lamoth fait pénétrer son lecteur dans un univers empli de brouillards. Les brumes de la Broye fribourgeoise, connues des habitants du cru, viennent en effet résonner avec un brouillard de pensants secrets, nés dans un canton de Fribourg encore marqué par le catholicisme et le règne des conservateurs, dont l'histoire récente n'a pas encore percé toutes les zones d'ombre.

Tout commence au collège Saint-Michel, lycée de garçons de la ville de Fribourg, encore tenu par les curés dans les années 1960. En première partie, le lecteur suit ici le personnage de Gilles, jeune prêtre et enseignant remplaçant, se retrouve confronté à une affaire de suicide et, coup sur coup, de maternité hors mariage. Autant de péchés, autant de scandales en perspective, surtout qu'on est chez les notables. Alors, abandonner l'enfant? Avorter? 

S'installe dès lors l'ambiance pesante du secret et des non-dits, des consciences lourdes et embrumées, que l'auteur restitue avec justesse en choisissant de raréfier les dialogues, rendus de plus concis au possible, au profit de paragraphes compacts. Tout au plus respire-t-on au fil des chapitres courts du roman.

Dès lors, l'auteur suit les deux personnages féminins du roman: Céline, qu'on trouve en fin de formation professionnelle dans un garage de Lausanne. Bien dans la mentalité de l'époque: on comprend d'emblée qu'elle aura été éloignée pour étouffer les rumeurs. Car c'est elle qui a donné la vie dans des conditions que la (bonne) société fribourgeoise d'alors réprouve. Comment vivre la suite de sa vie? L'auteur trace d'elle un beau portrait un peu mélancolique, déprimé, marqué trop tôt. Et c'est avec le personnage de Marie-Ange que l'écrivain boucle la boucle, une génération et une petite enquête plus tard.

En évoquant les enfants placés ou retirés à leurs parents pour des raisons diverses, considérées comme légitimes jusque tard dans le vingtième siècle, et prenant pour le coup l'exemple de l'institut Marini, orphelinat sis à Montet (Broye), l'auteur s'inscrit avec "Le Chemin des Limbes" dans une histoire qui refait surface depuis quelques années après avoir été longtemps celée. Et par le roman, il en retrace les contours, perçant avec succès le brouillard des années et des silences.

Frédéric Lamoth, Le Chemin des Limbes, Sainte-Croix, Bernard Campiche Editeur, 2021.

Le blog de Frédéric Lamoth, celui des éditions Bernard Campiche.


dimanche 23 janvier 2022

Dimanche poétique 524: Maurice Mac-Nab

Le Clysopompe

N’auriez-vous pu, madame, à mes regards cacher
L’objet dont vous ornez votre chambre à coucher.
Je suis observateur, et, si je ne me trompe,
Le bijou dont je parle était un clysopompe !

Jamais on n’avait vu pareil irrigateur !
Orné d’un élégant tuyau jaculatoire,
Vers le ciel il tendait sa canule d’ivoire.
Spectacle sans égal pour l’œil d’un amateur !

Sur la table de nuit dans l’ombre et le mystère,
Sans doute il attendait votre prochain clystère…
Mais qu’importe si j’ai d’un regard indiscret
De vos ablutions pénétré le secret !

Ce qu’il faut vous conter, c’est que la nuit suivante
Un cauchemar affreux me remplit d’épouvante :
J’ai rêvé… que j’étais clysopompe à mon tour,
De vos soins assidus entouré nuit et jour.

Vous me plongiez soudain au fond d’une cuvette,
Vous pressiez mon ressort d’une main inquiète,
Sans vous douter, hélas ! que votre individu
Contre mes yeux n’était nullement défendu. 

Et moi je savourais l’horizon grandiose
Que je devais, madame, à ma métamorphose.
Si bien qu’en m’éveillant j’étais convaincu
D’avoir toute la nuit contemplé votre.....

Maurice Mac-Nab (1856-1899). Source: Wikisource.

samedi 22 janvier 2022

Sortir grandie d'un roman. Sans talons.

Valérie Cohen – Vaut-il la peine de rallumer les cendres d'un amour de jeunesse? Oui et non, voudrait-on dire, en faisant chorus avec le roman "Depuis, mon cœur a un battement de retard" de la romancière belge Valérie Cohen. En effet, si la démarche paraît vouée à la déception, elle ne manque pas de faire grandir la femme qui, guidée par les circonstances, s'y adonne.

Cette femme, c'est Emma, personnage central du roman. Sa caractéristique principale? Elle mesure un mètre cinquante et demi, toute mouillée. Cela ne l'empêche pas de mener une vie qu'on pourrait dire heureuse: elle est cheffe d'entreprise, heureuse en mariage, mère d'un ado. Mais au fil de la quarantaine, un amour d'autrefois refait surface chez cette amatrice de cartes postales anciennes. 

Cet amour de jeunesse marquant, c'est Jean-Philippe. Un personnage qui va fonctionner comme un McGuffin, moteur et leurre du roman: l'essentiel du propos est consacré aux manœuvres d'Emma pour retrouver ce Jean-Philippe qu'elle croit reconnaître dans une annonce sur un site de rencontres pour gens mariés. Mais Emma s'avère louvoyante, et l'auteure dit ses doutes, avec justesse. Heureusement, Emma est entourée d'amis qui l'encouragent à aller au bout. Quitte à faire des cachotteries à son mari. Et le lecteur se retrouve agréablement pris au piège de ce jeu de piste jalonné d'e-mails énigmatiques.

En parlant d'Emma, j'indique qu'elle aura grandi au fil du roman. Le mot a son sens: au travers d'Emma, l'auteure évoque la question du rapport d'une femme à son corps, décidément trop petit puisqu'Emma désespère le personnel des commerces d'habits. Elle se sent obligée de chercher des artifices pour se grandir – des chaussures compensées, en l'occurrence, qu'elle met en arrivant au bureau pour se grandir et jouer un rôle, celui de patronne. Un classique, soit dit en passant, et qui n'a rien de spécifiquement féminin: qu'on pense aux talonnettes d'un certain Nicolas Sarkozy... Ce genre d'artifice paraîtra inutile en fin de roman, lorsqu'enfin, Emma sera en paix avec elle-même. 

Plus largement, la question du rapport au corps féminin est posée au travers de l'entreprise qu'Emma dirige, "Les Pépites", anciennement "Pépita", spécialisée dans la confection féminine. Particularité? Jamais elle ne s'adonne à la création vestimentaire pour les femmes à la morphologie typique. Ainsi, si "Pépita" s'adresse historiquement aux séniors, "Les Pépites", repositionnée à la suite d'une avanie à base de malversations et de coucheries malencontreuses, crée des fringues pour les femmes de petite taille. 

Mais il n'y a pas de rapport sain au corps s'il n'y a pas aussi de rapport franc par rapport à soi-même, à son esprit, sans aliénation. Face à une Emma embarquée dans un métier qui lui permet d'oublier un peu facilement ses secrets de jeunesse, l'écrivaine place le personnage de Blandine, dame pipi fanatique de Cristina Cordula et haute en couleur, qui fait figure de porte-parole du gros bon sens, amical au sens fort. Mais il y aura aussi, autour de la patronne, plusieurs amis qui vont la guider vers une vie plus vraie, impliquant de faire le deuil du passé qui ne reviendra pas – le thème du temps qui ne devrait pas passer affleure d'ailleurs en début de roman, en contrepoint, entre autres au travers des rituels immuables du 12 mars chez la vieille Agnès.

C'est ainsi que "Depuis, mon cœur a un battement de retard", un roman peuplé de personnages attachants et originaux, construits avec une grande et surprenante liberté à l'instar d'Alexandra, patronne d'une entreprise de pompes funèbres (un monde de mec, tiens!), adopte peu à peu une tonalité de roman feel-good. Il est porté par une psychologie foncièrement bienveillante, mais qui n'exclut pas une certaine vigueur lorsqu'il s'agit de placer certains personnages face à eux-mêmes. Et si le début peut paraître lent, force est de relever qu'une fois adopté, le petit monde créé par la romancière, construit autour des rues aux noms sympathiques d'une grande ville imaginaire, ne peut que séduire par son esprit émancipateur, couronné d'un soupçon d'humour.

Valérie Cohen, Depuis, mon cœur a un battement de retard, Paris, Flammarion, 2019.

Merci à Argali pour cette découverte, à la suite d'un concours qu'elle a organisé sur son blog!

Le site de Valérie Cohen, celui des éditions Flammarion

Lu par ArgaliCarnet de lectureEntre deux pagesIvre de Livres, Nath.

dimanche 16 janvier 2022

Dimanche poétique 523: Edouard Piolet

Sors ton feu, Jo!

Dedans ma poche revolver,
A la barbe des douanes teignes,
Je cache toujours quelques vers
Entre mon béret et mon peigne.

Rondel, ballade, slam, sonnet
C’est ici, sur ma fesse droite,
Dans un gentille petit carnet
Que l’Inspiration m’exploite !

Au gotha du chaud bizeness,
Ma maison d’édition est maigre :
Des chefs-d’œuvre sans palmarès,
Sans promoteur, sans lois, sans nègre !

Mais lorsque le danger le veut,
Je sors mon arme favorite,
Et puis, sans viser, je fais feu
Sur l’adversaire dont j’hérite !

Peuvent s’amener Ness, Randall,
Bien plus vite qu’eux je dégaine :
Mes misérables Peurs du mal,
Mes nouveaux onguents sur le Caine !

Pas d’inutiles sommations !
Au jugé, le poème arrive,
Vers à pied, chacun sa ration,
D’un côté jusqu’à l’autre rive !

Wanted, reward ! La mise à prix
Désolé les chasseurs de prime !
Vous serez peut-être surpris :
Oui, c’est bien moi le roi du qu’rime !

Edouard Piolet. Source: Le Dix Vins Blog.

jeudi 13 janvier 2022

Inquiétude et optimisme dans une âme à méandres

Bernard  F. Crausaz – Signé de l'écrivain et éditeur Bernard F. Crausaz, "Dans les méandres des états d'âme" est un recueil de onze nouvelles, parues antérieurement dans des périodiques suisses romands. Les textes sont courts, journalisme oblige. Et si leur construction est souvent classique, elles suffisent à dessiner, au fil des pages, un univers original.

Il y a toujours un soupçon de rêve dans les textes de "Dans les méandres des états d'âme". Femmes rêvées, bien sûr, dans les quelques nouvelles amoureuses du livre, telles l'envoûtante "Un automate intrigant", portée par le regard accrocheur et trompeur d'un séducteur. 

Quant à "Gwendoline du Pré-du-Bas", c'est le merveilleux qui habite ce texte où les animaux parlent, tels les totems des deux personnages principaux. L'occasion, pour l'auteur, de revenir au passage sur certains préjugés sur le loup. Enfin, de façon originale, c'est le papier lui-même qui devient le personnage principal de "Lettre d'amour" – habile prosopopée!

Ce rêve est aussi la porte ouverte au fantastique, qui débouche toujours sur un doute. Plus d'une nouvelle relève de ce genre, qui fait jaillir l'étrange dans des vies ordinaires, que l'auteur esquisse rapidement. On pense au crapaud qui disparaît dans "Le crapaud fait homme" – qui suggère, soit dit en passant, qu'embrasser un batracien peut aussi permettre à une femme esseulée de faire arriver le prince charmant. Cette tonalité fantastique est donnée dès le premier texte du recueil, "Le Tunnel de la renaissance", suggérant qu'un curieux voyage en train permet de revivre sa vie en gommant un regret.

Ce petit livre est également marqué par un goût pour l'environnement, teinté d'une certaine inquiétude quant à ce que pourrait être une nature dégradée, voire inconsciemment vengeresse. Ce sont ces questions qui sont au premier plan de "Les oiseaux se sont tus", dont le titre est le programme, et "La réponse de la Terre", qui aurait pu s'intituler "Et si le printemps ne revenait pas". Optimiste, l'auteur indique cependant que l'humain va trouver des solutions.

Les nouvelles de ce recueil sont agréables à lire, teintées parfois d'un soupçon de sensualité. Elles apparaissent comme autant d'épures, reflets d'une certaine manière de voir le monde, tantôt inquiète, tantôt optimiste, tantôt rêveuse. Et sentimentales aussi, souvent.

Bernard F. Crausaz, Dans les méandres des états d'âme, Cossonay, La Maison Rose, 2010.

Le site de Bernard F. Crausaz, celui des éditions La Maison Rose.

mardi 11 janvier 2022

Nouvelles de notre temps... et Victor Aubois qui fait le lien

Jean-Claude Zumwald – Dans "Jours et contrejours de Victor Aubois", l'écrivain neuchâtelois Jean-Claude Zumwald fait revenir son personnage récurrent d'enquêteur-épicier Victor Aubois pour un ouvrage qui prend l'allure hybride d'un "récit de nouvelles". 

L'idée? Recueillir toute une série de textes courts dont Victor Aubois est le trait d'union. Pour ce faire, ce personnage revêt plusieurs casquettes: il est tantôt acteur de l'intrigue, tantôt (le plus souvent, même) confident de personnages tiers dont il met les souvenirs et les récits par écrit. L'astuce permet à l'auteur de tisser des liens entre des textes d'apparence fort diverse, de longueurs variables.

Outre la présence de Victor Aubois à tous les étages, les textes de ce livre sont marqués par quelques constantes. Les personnages, en particulier, sont nombreux et divers, mais ont ce point commun d'être le plus souvent des anonymes, parfois repliés sur leurs secrets, ou alors se battant dans la vie en une Suisse pas toujours tendre, voire des exclus. 

Le lecteur verra passer ainsi un trisomique, un pauvre qu'on tient à l'écart même à l'école, ou ces travailleurs italiens saisonniers, venus construire la Suisse au mitan du siècle dernier. Le regard de l'auteur est empreint de tendresse pour ces personnages, qui lui permettent de dessiner des contextes de vie difficiles. L'alcoolisme, la violence domestique, le viol ou l'emprise religieuse sont ainsi quelques-unes des questions de société que l'écrivain esquisse.

Côté chronologie, "Jours et contrejours de Victor Aubois" se balade entre l'immédiat après-guerre et notre époque, dans un temps qui coïncide plus ou moins avec la vie de l'écrivain lui-même, faisant à l'occasion le grand écart pour comparer les années comme dans "Le trolleybus 8 de 18h42", vaste galerie de portraits d'hier et d'aujourd'hui. La nostalgie affleure dans "Le beau cadre", balade révélatrice dans les vide-greniers, ou dans "Le triporteur réincarné", dont l'un des éléments est un véhicule à trois roues "Ape" de Piaggio, typiquement italien.

Quant aux amateurs de nouvelles d'essence policière, ils souriront en lisant "Markus et Betty", autour d'un agent commercial d'une entreprise spécialisée dans les systèmes de sécurité qui se fait voler sa voiture de fonction... Tantôt aimables voire souriantes, tantôt plus amères, jamais naïves, les histoires qui composent "Jours et contrejours de Victor Aubois" constituent ainsi un ensemble qui transcende les différences entre les textes pour créer avec succès un ensemble cohérent.

Jean-Claude Zumwald, Jours et contrejours de Victor Aubois, Ste-Croix, Mon Village, 2021.

Le site de Jean-Claude Zumwald, celui des éditions Mon Village.

dimanche 9 janvier 2022

Dimanche poétique 522: Daniel de Roulet

Castro le 9 janvier

il se passe en Europe ces jours-ci
des événements si graves
qu'à la descente du bateau
après quatre jours hors circuit
nos boîtes aux lettres débordent
d'urgences lointaines

au musée municipal
quelques témoignages
presque effacés racontent
que dans cette région
les indigènes ont été massacrés
par centaines de milliers
au nom de la religion très chrétienne

voilà ce qu'on voudrait leur écrire
à nos amis lointains
ce serait indécent incompris
preuve de notre extrême éloignement
oui chers amis
par centaines de milliers

Daniel de Roulet (1944- ), terminal terrestre, Genève, Editions d'Autre part, 2017. 

vendredi 7 janvier 2022

Matteo di Genaro: quand l'abricotine se fait rare, les cadavres se multiplient

Antonio Albanese – Après le western spaghetti et le thriller raclette, voici le polar abricotine! Après Monaco, Venise et Paris, l'écrivain suisse Antonio Albanese balade son personnage récurrent, Matteo di Genaro, du côté de Martigny, en Valais tout au long du roman "Les abricots de la colère". Tout commence par un triple meurtre – et c'est celui de la journaliste Camille Jeanneret qui va pousser Matteo di Genaro à mener l'enquête. Il est un peu poussé par le frère de Camille, mais agit aussi pour des raisons plus intimes.

Quelques mots sur l'intrigue et le contexte: on sort du premier confinement de l'année 2020, il y a pénurie d'abricotine, les morts se bousculent à l'église pour un dernier adieu selon les règles covidiennes. Le défunt qui suit Camille Jeanneret est Philippe Morand, distillateur de tradition spécialisé dans l'abricotine, obsédé de l'hygiène qui s'est dernièrement diversifié dans le gel hydroalcoolique. Y aurait-il un lien entre eux, au-delà des cérémonies de passage dans l'au-delà? Journaliste féroce, Camille a dû se faire quelques ennemis dans sa vie, après tout...

L'auteur est fidèle à lui-même dans son écriture. Familière, celle-ci lorgne du côté de San-Antonio, l'argot des truands en moins. Erudite et littéraire, elle ne manque pas de citer tel ou tel, à commencer par le clin d'oeil du titre à John Steinbeck (et le Valais est aussi le pays des raisins...). Il y a même un remake déjanté de "Fight Club" de Chuck Pahaniuk, avec une neuvième règle, avis aux amateurs! L'auteur a une fois de plus l'audace des comparaisons folles. Il se sent dès lors obligé d'en expliciter quelques-unes en des notes de bas de page parfois longues et souvent facétieuses qui, parfois, ne se gênent pas pour prendre le lecteur à partie. 

Enfin, comme il y a une moto dans l'histoire, il y a un petit côté Joe'Bar Team qui affleure çà et là, dans le vocabulaire comme dans certaines péripéties – une course-poursuite rusée ou la tentation de la nitroglycérine et du méthanol mélangés, par exemple. A cela viennent s'ajouter quelques astuces liées à l'écriture inclusive et une approche ludique des orientations sexuelles: bel effort de diversité amusée! Entre autres, Matteo di Genaro joue le personnage bisexuel, et il y a près de lui un petit chien supposément pansexuel.

Comme de juste, il est beaucoup question d'abricots, français, italiens ou valaisans, dans "Les abricots de la colère". Plus généralement, il est aussi question de spécialités locales, fromage de Bagnes, raclette ou pain de seigle aux noix, et tout ça fait saliver. Dans la lignée des trois premiers titres mettant en scène le richissime fouineur Matteo di Genaro, ce dernier opus est court – et, concentré qu'il est sur son intrigue, il m'a paru le meilleur de la série. A la manière d'une novella à chapitre unique, il développe une enquête relativement simple, classique et efficace, qui immerge le lecteur dans les coulisses pas toujours brillantes de la production d'alcools de fruits dans le Vieux Pays. 

Et comme d'habitude, c'est sur les mots "A suivre..." que cet opus se termine.

Antonio Albanese, Les abricots de la colère, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site d'Antonio Albanese, celui des éditions BSN Press.

P.-S.: ah, la blague: il se trouve qu'un spectacle également intitulé "Les abricots de la colère" a été donné dans les années 2010 au théâtre Pandora par la troupe des Superflous. Rien à voir bien sûr, mais quelle sacrée coïncidence!  


mercredi 5 janvier 2022

Dans la tête d'Anders B. Breivik

Laurent Obertone – Se glisser dans la tête d'Anders Behring Breivik, auteur du massacre d'Utøya, en Norvège, le 22 juillet 2011. Le faire avec une glaçante minutie. Tel a été le projet de l'auteur français Laurent Obertone pour son récit "Utøya". Et le lecteur, d'emblée de jeu, se trouve embarqué dans une histoire qui lui est racontée à la première personne: c'est bien Breivik qui parle, et on y croit. Fasciné. Révolté. Jusqu'à la nausée.

Oui, le travail de recréation du personnage paraît minutieux à celui qui se plonge dans "Utøya", et l'approche du meurtrier paraît réussie. Elle se nourrit d'un travail documentaire qu'on devine considérable – ce que suggère également Stéphane Bourgoin dans sa préface. Le lecteur fait la connaissance d'un Breivik incroyablement sûr de son bon droit, se posant en chevalier d'une lutte contre le marxisme et le multiculturalisme, héros d'une Europe qu'il pense menacée par le multiculturalisme.

La première partie montre Breivik en action et commentant, dans sa tête, ce qu'il fait – casser du marxiste, comme dans un jeu vidéo "shoot'em up". Et si l'idée du jeu vidéo est ici montrée, l'auteur fera revenir ce motif au fil des pages: il colle à Breivik, qui aime effectivement s'adonner à ce genre de divertissement.

Si la vision du monde de Breivik s'esquisse dans cette première partie, elle s'avère prépondérante dans toute une partie médiane pénible à force de se contenter, sous couvert d'introspection confinant au délire, d'agiter les pensées du terroriste. Leur fond, on le connaît: suprémacisme blanc, européen et scandinave, rejet de l'islam et des musulmans, thèses déclinistes mais aussi virilistes. Et sans doute l'auteur s'est-il inspiré du long manifeste que Breivik a tenté de diffuser. Mais était-il bien nécessaire pour l'écrivain de s'étendre autant, au risque de passer pour complaisant? 

On revient à des moments plus directement évocateurs lorsque l'auteur retrace la genèse du double attentat (outre le massacre d'Utøya, il y eut aussi une explosion meurtrière dans un bâtiment ministériel d'Oslo). L'auteur dessine un personnage d'une rare détermination, minutieux, se faisant fort de tout prévoir, y compris d'éventuels scénarios de repli. 

Tout cela, pour arriver à ses fins: au fil des pages, Breivik est présenté comme un monstre que rien ne saurait arrêter, qui paraît se radicaliser tout seul et se sent investi d'une mission. En intercalaire, des extraits de rapports psychiatriques le dépeignent en "Violent True Believer", capable d'aller jusqu'à tuer pour accomplir ce qu'il croit vrai.

Quelques images animales traversent l'ouvrage, en particulier celle du reptile et celle du rat-taupe nu, connu entre autres pour ne pas connaître la souffrance, ce qui permet le développement de communautés eusociales dont certains membres peuvent se sacrifier pour l'ensemble. Elles soulignent la part bestiale du Breivik décrit par l'auteur. 

Du côté du lecteur, les sentiments de révolte, de dégoût et de fascination se mêlent en un moteur étrange qui pousse à aller au bout. Parfois presque ironique ou outrancier, le style est bien celui d'un écrivain français – qui sait cependant, dans "Utøya", cerner son personnage d'une manière impeccable et créer dans l'esprit du lecteur un clash, né du dégoût suscité par ce Breivik narcissique qui se goûte tant.

Laurent Obertone, Utøya, Paris, Ring, 2013.

Le site des éditions Ring.

Lu par Anaïs Serial Lectrice, ArgoulFrancis Richard, GayangeJuan Asensio, Lord Arsenik, Thierry Desaules.

dimanche 2 janvier 2022

Dimanche poétique 521: Marie-Catherine-Hortense de Villedieu

Jouissance

Aujourd'hui dans tes bras j'ai demeuré pâmée, 
Aujourd'hui, cher Tirsis, ton amoureuse ardeur 
Triomphe impunément de toute ma pudeur
Et je cède aux transports dont mon âme est charmée.

Ta flamme et ton respect m'ont enfin désarmée ;
Dans nos embrassements, je mets tout mon bonheur 
Et je ne connais plus de vertu ni d'honneur
Puisque j'aime Tirsis et que j'en suis aimée.

O vous, faibles esprits, qui ne connaissez pas
Les plaisirs les plus doux que l'on goûte ici-bas,
Apprenez les transports dont mon âme est ravie !

Une douce langueur m'ôte le sentiment,
Je meurs entre les bras de mon fidèle Amant, 
Et c'est dans cette mort que je trouve la vie.

Marie-Catherine-Hortense de Villedieu (1632-1683). Source: Bonjour Poésie.

samedi 1 janvier 2022

Portrait de famille au Gabon

Justine Mintsa – Signé de l'écrivaine Justine Mintsa, "Histoire d'Awu" est le roman d'une famille au Gabon, dans l'ethnie Fang. Il est porté par une écriture à la fois fluide et poétique, riche en images bien trouvées qui arrivent naturellement. L'une est même récurrente: c'est celle de la couture, qui est l'art que pratique Awu, avec grand talent. C'est du reste sur un gros plan de son activité créatrice que s'ouvre le roman.

Ainsi la famille est-elle soudée, littéralement cousue, jusqu'à ses parties les plus éloignées, ce que démontrent des parents lointains venant quémander de l'argent auprès du mari d'Awu, Obame, lorsqu'il part pour la capitale afin de faire valoir ses droits à une pension de retraite d'enseignant. Surtout, cette famille est vue comme un arbre dont les branches sont solidaires entre elles et liées au tronc. En plus, elle est marquée par des liens complexes.

Voici quelques éléments de l'intrigue: celle-ci se noue lorsqu'Ada, élève auprès de l'école locale, se retrouve enceinte à douze ans – et, en conséquence, renvoyée. Qui s'en charge? Obame relève, lors d'une scène de palabre en famille fort bien narrée, que l'école est un facteur d'émancipation nécessaire dans la société où évoluent les personnages du roman. Il faudrait dès lors la scolariser ailleurs – à l'école "des Blancs", réputée laïque. 

Un autre élément décisif? Ce sera Obame cherchant le moyen de toucher sa pension. Une quête qui va lui prendre des mois et plusieurs allers et retours entre son village et la capitale. Comment vivre ainsi? Le soutien matériel assuré par Awu apparaît comme un secret, un tabou dans un monde où c'est à l'homme d'assurer cette part de l'existence, pour sa famille stricte ou (parfois très) élargie.

Ce n'est là qu'un aspect de la peinture de la condition humaine, et spécialement féminine au Gabon, telle qu'elle est décrite par l'auteure, qui exploite judicieusement son intrigue pour illustrer ce que la vie peut avoir de pesant dans une société traditionnelle. La condition féminine est également illustrée par la scène de l'accouchement d'Ada, peinte avec vivacité pour dire un vécu terrible, pétri d'une violence surprenante, révoltante. Une violence qui se prolonge lorsque l'auteure décrit la manière dont Ada apprend à être mère seule, objet d'opprobre dans une société où l'honneur compte.

L'expression "école des Blancs" est révélatrice, enfin, d'une vision ambivalente qui hante l'ouvrage. L'idée ne paraît pas forcément raciale: le "Blanc", c'est plutôt ce qui est considéré comme occidentalisé, par exemple la grande ville ou l'administration, voire justement l'école laïque, qui ne moque en principe pas les croyances ancestrales. Une manière d'opposition entre "nous", c'est-à-dire un monde largement traditionnel, et "eux", c'est-à-dire un contexte moderne qui paraît tantôt avantageux, tantôt déroutant, apparaît cependant. 

Mais il n'y a pas de manichéisme là-dedans: l'auteure illustre parfaitement les zones d'ombre, de part et d'autre, dans un récit centré sur un groupe de personnages vivant de manière ancestrale, où, et c'est la clé de ce roman, la femme finit considérée comme un objet, passant d'un homme à l'autre à l'heure du veuvage parce qu'il faut qu'un homme s'en occupe. Condition féminine, pesanteurs d'une société qui paraît lointaine au lecteur occidental: voici quelques-uns des angles d'attaque, travaillés dans un souci constant de richesse d'écriture, de l'"Histoire d'Awu". 

Justine Mintsa, Histoire d'Awu, Paris, Gallimard/Continents noirs, 2000.

Lu par AssassanBibliolingus, Honorine B. Andeme AbessoloJean-CharlesLecturissime, Moglug.



Bonne année!

Encore un peu de champagne? En ce moment même où une unité vient s'ajouter au nombre de nos années et de nos siècles, je viens vous souhaiter, à vous toutes et tous, abonnés ou promeneurs occasionnels du web, une excellente nouvelle année. Qu'elle vous apporte une bonne santé, du succès, beaucoup de joie, des sourires démasqués, des bises et des poignées de mains par milliers. Tout de bon! Et merci de vos visites sur ce blog.

Source de l'illustration: Parisbelle.