mardi 31 août 2021

Portrait d'une femme qui aime les femmes

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Claudine Houriet – C'est une scène fondatrice, comme on en voit dans les livres de psychanalyse: la vision d'une belle femme rousse à travers une fenêtre va déterminer l'avenir de deux sœurs voyeuses et artistes que la vie va opposer, Nadine et Joëlle. C'est à travers le regard de Joëlle, devenue Ivana, que le lecteur est embarqué dans "Une femme rousse à sa fenêtre" de Claire Houriet.

Joëlle? C'est celle qui aura été la plus émue par la vision de cette voisine rousse, Marie Dubuis, image obsédante. A travers Marie Dubuis, Ivana découvre que c'est pour les femmes que son cœur bat. La romancière dessine dès lors le parcours et le portrait nuancé d'une femme qui semble avoir trouvé sa place dans la société d'aujourd'hui, qui sait déceler d'un regard les affinités électives possibles dans un bar ou un magasin et brille comme photographe de mode, collaboratrice d'un certain Gianmaria Farri, son irascible complice.

"Portrait" en nuances? Force est de constater que les arts visuels prennent une vaste place dans "Une femme rousse à sa fenêtre". Il y a bien sûr les enjeux de la photographie, vue entre autres comme une manière de rapporter de terres lointaines des idées pour la mode destinée aux riches Occidentaux – l'auteure glisse dès lors l'idée d'appropriation culturelle, sans la nommer, au travers du personnage d'une artiste qui, elle, use du crayon et des pinceaux et ne se prend pas la tête avec ça. 

À cela s'oppose l'art littéraire, porté par le personnage de Nadine. L'auteure ne juge pas: elle se contente de mettre en scène une femme qui utilise son imagination pour briller, et ne sait faire que ça. Face à Joëlle enfant, cependant, cela permet de mettre en place un rapport d'emprise fondé sur un secret inavouable et peut-être mensonger, qui interroge jusqu'au lecteur: les mots sont-ils innocents comme le croit l'inconsciente Nadine, devenue écrivaine à succès en s'appropriant un vécu qui concerne tout un entourage... comme Ivana s'approprie par la photo des motifs ethniques exotiques qui ne lui appartiennent pas?

"Une femme rousse à sa fenêtre" est le roman des émancipations difficiles. Celle d'Ivana est majeure, et passe justement par un changement de prénom, mais aussi de lieu: c'est à Paris qu'Ivana s'accomplit, dans l'anonymat d'une grande ville où tout semble possible, y compris échapper à l'emprise de la grande sœur. Cela se passe, moyennant un peu d'alcool pour la douceur. Cette émancipation d'une femme devenue mûre fait écho à celle, tout aussi difficile, du propre fils de Nadine, désireux de devenir simplement horticulteur – une vocation de manuel, indigne dans un contexte familial où les activités intellectuelles sont valorisées. 

En introduisant ici un personnage masculin, la romancière souligne que la question de l'emprise malsaine et de ses effets pervers touche aussi les hommes. En écho, il y a aussi beaucoup à dire sur le personnage de Gianmaria, couturier de génie empreint de duplicité – une duplicité peut-être nécessaire pour survivre dans le monde de la mode, lui-même empreint de mensonges et d'hypocrisie si l'on suit le propos de l'auteure de "Une femme rousse à sa fenêtre". Celle-ci laisse en effet affleurer les questions sociales liées à une industrie du luxe qui exploite ses petites mains.

D'une lecture aisée, "Une femme rousse à sa fenêtre" apparaît comme un roman d'une profondeur manifeste, porté par une note psychologique dominante. Au travers de la vie d'une femme qui aime les femmes, décrite de manière fine et sensible, l'auteure réussit à mettre à nu quelques-uns des travers de notre société – sans jugement ni pesanteur. Ce qui est la meilleure manière d'inviter à réfléchir.

Claudine Houriet, Une femme rousse à sa fenêtre, Lausanne, Plaisir de lire, 2021.

Le site des éditions Plaisir de lire.


lundi 30 août 2021

Nées de la mer

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Emmanuelle Sorg – Femme libre, toujours tu chériras la mer. Porteuse de tout un imaginaire, cette mer constitue le thème porteur de "Quartier d'orange", premier roman de l'écrivaine Emmanuelle Sorg. Un roman qui met en scène une mère qui ne sait guère d'où elle est puisqu'elle est née sur un bateau, et qui à son tour donne le jour à une fille sur la plage d'une île en Italie.

Cette mer, c'est la Méditerranée bien sûr. Elle s'avère matrice aussi, point de naissance donc. En ce sens, l'image des vagues résonne avec le liquide amniotique dont l'enfant à naître fait d'entrée de jeu l'expérience – une expérience transcrite en des mots empreints de tendresse, placés en contrepoint du récit. Dès lors, la fille née sur la plage, Noemi, ne cessera de croître en liberté. Et ne pourra qu'aimer la mer qui l'entoure sur son île natale.

La mer est aussi un lieu indéfini. Celle qui y naît ne sait donc guère d'où elle est: la romancière souligne ainsi au sujet d'Elsa, mère de Noemi: "Elle n'en a pas, elle, de lieu de naissance. Ou si vague....". L'île italienne, point de terre opposé à la mer, devient ainsi un lieu d'adoption, où Elsa et Noemi trouvent du soutien, mais aussi un monde de secrets. 

Cela, sans que jamais ce ne soit tout à fait une patrie pour elles, un emplacement où il est possible d'avoir ses racines. Mais à force d'être de nulle part, il est permis de penser qu'Elsa, en particulier, est de partout sur les rives de la Méditerranée: elle parle italien, turc et anglais, ce qui fait d'elle une femme d'un peu partout,  mère d'une fille née sur une plage, image d'une mer matrice des cultures européennes.

"Quartier d'orange" est aussi porté par les secrets de famille. Ceux-ci travaillent l'ascendance atypique d'Elsa et de Noemi. De ce point de vue, l'île est présentée comme un havre au sens fort, protégeant les deux femmes contre l'adversité, en particulier le passage du père de Noemi. C'est par flash-back sous forme d'éclats que l'auteure dévoile ces secrets de famille.

Ceux-ci viennent s'entrechoquer avec les secrets de l'île, qui s'incarnent entre autres au travers de la figure du Muet, personnage masculin très beau, attrayant et repoussant à la fois, christique aussi: élevé dans le milieu des clercs, il trace des versets de la Bible sur la plage, un peu à la manière d'un Christ écrivant "Ecoute Israël" sur le sable du bout d'un bâton – ses seuls écrits, selon la tradition. Le Muet s'efforce de parler, mais de lui, on ne parle pas. Qui est le plus muet, alors?

Pétri par les rituels d'une vie sur une petite île, "Quartier d'orange" se résout sur la promesse que Noemi, assise dans un avion, trouvera sa place dans le monde des humains, quelque part entre Europe et Asie, riche de son passé, émancipée d'une mère qu'elle a enterrée après avoir grandi à ses côtés, à sa manière – dans une relation dont l'auteure souligne le caractère tortueux. Libre de toute attache, libre comme en mer. C'est ainsi que tout peut commencer.

Emmanuelle Sorg, Quartier d'orange, Genève, Encre Fraîche, 2021.

Le site des éditions Encre Fraîche.

Egalement lu par Francis Richard.


dimanche 29 août 2021

Dimanche poétique 512: Ondine Valmore


A Jacques

Durant les longs étés, quand la terre altérée
Semble se soulever, blanchie et déchirée,
Pour chercher vainement un souffle de fraîcheur
Qui soulage en passant son inquiète ardeur;
Quand la moisson jaunie, éparse, échevelée,
Se penche tristement sur sa tige brûlée,
Qu’il est doux, sur ces champs tout à coup suspendu,
De voir poindre et grandir le nuage attendu !
Qu’il est doux, sous les flots de sa tiède rosée
De voir se ranimer la nature embrasée,
Et de sentir la vie, arrêtée un moment,
Rentrer dans chaque feuille avec frémissement !
Dans ces vallons étroits, profonds, et solitaires,
Où plonge un jour douteux pesant, plein de mystères ;
Où l’ombre des sapins couvre les champs pâlis,
Loin de l’air et du ciel terrains ensevelis;
Qu’il est doux, au milieu de la sombre journée,
De voir éclore enfin une heure fortunée,
De voir l’astre de feu, que le mont veut cacher,
S’élevant glorieux, dominer le rocher !
Ouvrant sa gerbe d’or sur ce côté du monde,
De ses jets lumineux il l’échauffé et l’inonde,
Et l’aride vallon, semé de mille fleurs,
Resplendira bientôt de divines couleurs!

Ondine Valmore (1821-1853), Cahiers, 1851. Source: Poetica.

vendredi 27 août 2021

Bertrand Schmid, apprendre à lire dans les forêts de Sibérie

Bertrand Schmid – C'est un monde isolé s'il en est, locus amœnus glacial et inhospitalier s'il en est, que l'écrivain suisse Bertrand Schmid choisit comme décor de son roman "L'Aiguilleur". Et c'est l'histoire d'une solitude qu'il dessine, celle du vieux Vassili, chargé de la bonne tenue d'un tronçon de voie de chemin de fer en des lieux où la Sibérie ne sait plus guère comment elle s'appelle et où les éventuelles sociabilités ont le goût artificiel des cités nouvelles.

"D'abord, en entrant, il leva le menton. On le salua, un doigt vers la tempe, sourcil haussé. Vassili, c'était un taiseux.": il y a tout un programme en ces quelques phrases qui donnent le ton. Il n'y aura pas beaucoup de dialogues dans "L'Aiguilleur", et les relations humaines seront rares sans paraître faussement valorisées. L'auteur dessine certes un petit monde dans le caboulot qui sert de décor à l'ouverture de son roman. Mais s'il constitue une excellente scène d'exposition, on n'y reviendra pas.

Tout se noue plus tard dans le roman, au moment où, à la suite du passage d'un train, Vassili recueille des lettres jetées des wagons. On le sait pratiquement analphabète; va-t-il pouvoir en faire quelque chose? L'auteur brille à montrer son personnage en train de traquer passionnément les lettres, de les mettre ensemble pour former des mots. On commence par du simple, de l'essentiel, des choses comme дорогая

Et tel est le nœud de "L'Aiguilleur", qu'on peut voir comme une ode à l'écrit qui émerveille: montrer la guerre qu'un homme esseulé peut mener pour déchiffrer des mots, pour savoir des histoires qui, a priori, ne le regardent pas et n'ont guère d'intérêt. Une guerre qui peut prendre des allures subversives: quitte à se faire poisser par un commissaire du régime, Vassili fait ses lignes d'écriture au dos d'une photo de l'intouchable Staline – nommé le plus souvent par périphrases, d'ailleurs. 

En mettant en parallèle les efforts de Vassili pour apprendre à déchiffrer les lettres abandonnées et la résonance qu'elles suscitent en lui, l'auteur met en évidence la puissance de l'acte de lire dès lors qu'il s'agit de se connaître soi-même, par résonance. Il réserve plus d'une page à l'évocation de la femme aimée que Vassili a dû quitter pratiquement sur ordre du régime, ainsi qu'au bilan plutôt mitigé des tentatives de colonisation de la Sibérie dont Vassili a été l'un des acteurs. Un acteur désabusé qui semble exercer, pour le coup, une sorte de bullshit job au sens théorisé bien plus tard par David Graeber.

Le lecteur comprend vite qu'il n'est pas dans un roman à l'intrigue massive aux tiroirs multiples. Ce n'est pas un mal: en évoquant ce vieux Vassili qui apprend à lire et résonne, l'écrivain, s'obligeant à aller à l'essentiel, sculpte un personnage profondément attachant et humain, jusqu'aux moindres détails, aux prises avec un milieu hostile, solitaire et absurde où il a été délégué par un régime politique lointain qui veut, paraît-il, qu'on soit tous camarades. Mais ce personnage de Vassili, n'a-t-il pas quelque chose de commun avec l'auteur? Objet d'amour s'il en est, la Nadja que Vassili a dû quitter est peut-être aussi celle que l'auteur évoque dans la dédicace du roman: "... à ma Nadja... à ma petite fleur sortie des étoiles...". 

Le lecteur sera en tout cas séduit par le style de l'écrivain, dense, porté par un travail de finesse devenu rare. Ses paragraphes, longs, ont la compacité des forêts impénétrables. On se laisse envoûter par des phrases ciselées, lentement lues, où l'ordre des mots est parfois bousculé pour rappeler que c'est le poète qui parle et s'efforce de dire, selon sa musique, un monde à la fois nôtre et autre. La recette? Pour l'anecdote et la saveur, on relèvera quelques helvétismes. Mais il y a aussi ces dialogues à la tonalité délibérément fruste, aux négations malmenées, qui évoquent par contraste la parole humaine dans ce qu'elle a de plus naturel. 

Bertrand Schmid, L'Aiguilleur, Paris, Inculte, 2021.

Le site de Bertrand Schmid, celui des éditions Inculte.

lundi 23 août 2021

Sur les destins de quelques picaros entre la Suisse, l'Espagne et l'Amérique du Sud

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Esteban Bedoya – Un roman picaresque tout au long du vingtième siècle, dont le terrain de jeu est partagé entre l'Amérique du Sud, la péninsule ibérique et même la Suisse. Tout un programme, n'est-ce pas? C'est ce que propose l'écrivain et diplomate paraguayen Esteban Bedoya avec "Les mal-aimés", un roman court, dense et trépidant qui s'étend sur tout un siècle, deux continents et trois générations au moins.

Tout commence avec un personnage picaresque quasi archétypique, Bartolomeo Marietti, dont on peut dire sans mentir que c'est un sacré mariole. Il hérite de tous les travers et qualités du picaro classique: c'est un personnage roublard, déterminé et prêt à tout pour arriver à ses fins, bon à tout à force d'être bon à rien. En un chapitre 1 qui fait office de prologue, l'auteur lui confère une généalogie des plus tortueuses, mêlant atavisme italien et sang gitan pour lui conférer un caractère irrésistiblement errant. 

Et surtout – c'est une spécificité – il en fait un personnage monstrueux, le mêlant au motif de l'ours. Un motif récurrent dans "Les mal-aimés", mais n'anticipons pas. Pour commencer, disons que Bartolomeo Marietti est présenté comme le fils d'un dresseur d'ours, et qu'il garde de l'animal une certaine sauvagerie, une capacité à tuer qui n'a rien d'humain. On le verra ainsi balancer un antagoniste dans un ravin, sans guère y réfléchir. Ce tempérament d'ours entre d'ailleurs singulièrement en résonance avec la ville suisse de Berne, dont c'est l'animal symbole, et où Marietti passera.

Personnage monstrueux, Bartolomeo Marietti le faux riche l'est aussi par sa capacité à mentir, voire à s'imposer comme un imposteur. Faut-il y voir une métaphore de l'écrivain lui-même, capable d'inventer des histoires fausses pour dire une certaine vérité? Curieusement conscient d'une forme de transcendance, un certain Friederick von Thylo, escroc suisse distingué, interpelle en tout cas (p. 30): "Et si tout ça n'était qu'un mensonge absurde? Si toi et moi n'étions que des personnages de fiction?" 

En développant le personnage de Bartolomeo Marietti, dont le totem pourrait être l'ours justement, animal à la fois repoussant et attirant, l'écrivain met au jour la part d'animalité qui sommeille en chaque être humain. Mais si Bartolomeo Marietti sillonne la Suisse, c'est en Amérique du Sud qu'il trouvera sa fin, enterré presque vivant. Et c'est avec les personnages de Miguel Podestà et Gregorio Garcia que l'auteur relance "Les mal-aimés", lui donnant ainsi un second souffle. 

Un second souffle qui est celui de la jeunesse, mais qui a également tout d'un voyage à rebours de celui de Bartolomeo Marietti: on rembobine. Les aléas familiaux ramènent en effet Gregorio Garcia d'Amérique en Europe, du côté de la Galice. Et c'est là que la dynamique des "mal-aimés" prend son essor. Certes, Bartolomeo a bâti sa vie sentimentale sur un mensonge en se faisant passer pour le promis de sa chère et tendre en Amérique du Sud – un promis mort durant la traversée. Mort le mensonge, morte la relation! 

Quant à Gregorio Garcia, le lettré rejeté en Espagne, et Miguel Podestà, leurs amours semblent plus sincères mais ne sont pas davantage payées de retour. Et s'il a évoqué Berne, capitale des ours, en début de roman, c'est bien à la fosse aux ours de cette ville, haut lieu touristique, que l'écrivain boucle la boucle: dans la plus pure veine romantique, un amoureux déçu par une belle qui aime les animaux, Miguel Podesta, se suicide en s'y jetant. Et en prenant pour ainsi dire le parti des ours fétiches de la fosse contre un homme, la police bernoise ne fait-elle pas preuve d'une certaine bestialité elle aussi?

Familier dans son écriture, truculent par moments, l'auteur excelle à camper des ambiances en quelques coups de plume, en quelques mots, en leur conférant un solide grain de folie. En particulier, le lecteur suisse sera immanquablement saisi par la manière originale dont le romancier sait capter telle ou telle image de la Suisse – un pays où il a vécu et dont il s'avère un observateur attentif, fin et malicieux.

Esteban Bedoya, Les mal-aimés, Paris, L'Harmattan, 2013. Traduit de l'espagnol (Paraguay) par Joël Dusuzeau et Eric Courthès. Préface d'Eric Courthès.

Le site d'Esteban Bedoya, celui des éditions L'Harmattan.

dimanche 22 août 2021

Dimanche poétique 511: Chloe Douglas


La paresse inspirée

Une jeune fille nonchalante
rêve au bout d’un chemin.
Son visage de soie caresse le vent.

Sans raison, ni idée
elle frôle l’impitoyable haie.
Son doigt piqué d’un profond rouge,
elle reste immobile sans alarme, ni amertume.

Elle est hypnotisée par l’incroyable lumière,
qui pénètre les érables avec toute sa vitalité.
Comme une héroïne d’un conte lointain,
elle commune avec la nature,
elle chante sans fin.

Capturée dans la chaleur
rien ne va briser ce songe d’été.
Et voilà qu’arrive un changement,
un chevalier sur son étalon blanc
emporte sa muse à l’idée suivante.

Chloe Douglas (1960- ). Source: Poetica.fr

jeudi 19 août 2021

Aujourd'hui et bientôt, le temps de l'ordinateur ou de l'humain?

Sabine Dormond – Il est riche, le dernier roman de Sabine Dormond! "Cara" est un ouvrage de légère anticipation puisqu'il raconte ce que pourrait être la vie dans un village suisse en 2037. Conformément au genre, l'auteure interroge ce que pourraient être certaines tendances actuelles, prolongées l'espace d'une génération. Au cœur de ce roman, se trouve dès lors l'opposition entre les relations créées par une vie en ligne et celles vécues entre humains, pour de vrai, avec ce qu'elles ont de lumineux ou de sombre.

Pour donner de la personnalité à ce jeu relationnel, l'auteure place au cœur de son intrigue les personnages de Clémence, nonagénaire un peu à la ramasse question informatique, et Loïc, adolescent hyperactif qui maîtrise les ordinateurs à fond. Il y a là un jeu parfait d'affinités électives entre opposés, où l'on s'entend paradoxalement sans forcément se comprendre. L'auteure a l'art quasi ramuzien – l'humour en plus – de créer pour Loïc, jusqu'à la caricature, un langage jeune impossible mais parfaitement crédible, absolument savoureux, plein de néologismes ("glurpser" pour manger, par exemple) et d'apocopes inédites. Conforme aux canons familiers, la parole sage de Clémence paraît par contraste intemporelle. La romancière questionne dès lors: pour se comprendre, faut-il piger tous les mots?

Entre Loïc et Clémence, se développe une relation de complicité non faussée. Cette relation fait contraste avec le lien que l'auteure dessine entre Loïc et Cara, la figure éponyme, influenceuse curieusement très disponible et impeccable. Qui est-elle? Le lecteur le devine assez vite, mais ce n'est qu'à un moment avancé du récit que l'auteure casse une ambiguïté dont elle explore les potentialités. Ainsi, si Loïc sait exactement de quoi il en retourne, Clémence va se laisser piéger par cette "it girl" – et s'en accommoder. L'auteure a-t-elle emprunté le prénom de cette figure à Cara Delevingne? Peut-être. Mais c'est surtout le sens italien du prénom, "chère", qui va déterminer, par antiphrase ou pas, la relation ambivalente, empreinte de rejet et d'attirance, entre Clémence et Cara.

Pourquoi aime-t-on, après tout, le caractère authentique de la relation entre Loïc et Clémence? L'auteure ne se contente pas de décrire un lien familial reconstruit entre deux êtres abstraits de toute vie réelle. Astucieuse, elle évoque les bons petits plats, les œufs que donnent les quatre poules de Clémence et qui deviennent de délicieuses omelettes. Ce qui ramène Loïc, parfaite graine de citadin qui n'a jamais vu un animal de ferme, vers ce qu'il est: un enfant de la terre, qui a les pieds dans la glèbe et s'en nourrit. Et comprend, lorsque deux poules meurent, que la mort, ça fait aussi partie de la vie.

Des orages pèsent cependant sur ce monde, privilégié l'espace de quelques jours de vacances de Noël. L'auteure, dès lors, n'esquive pas les questions d'actualité au sens large. Si la tempête qui a lieu en 2037 du côté de la Suisse romande rappelle le vieux temps de Lothar, elle témoigne aussi du changement climatique. Et côté tendances en évolution, l'auteure évoque aussi, avec une légère inquiétude, la possibilité d'une sécurité sociale dont le coût dépend des comportements plus ou moins vertueux des cotisants. Une idée qui doit tournoyer, vertigineuse, dans plus d'une personne en ces temps de pandémie: si tu fais comme l'Etat te dit, on te réduit tes primes d'assurance-maladie... 

Et par le biais du personnage de Chigiru, dont le rapport avec Loïc et Clémence n'apparaît que peu à peu dans son évidence, la romancière évoque aussi quelques questions sociales liées à la vie d'adolescent. En particulier, elle dessine avec justesse le parcours d'une fille harcelée qui va sortir des clous à son tour, faisant usage de son adresse en informatique. Quant au monde scolaire de 2037, il sera non mixte, féminisme oblige. Mais sera-t-il meilleur? Le lecteur peut se poser la question. Drogues, harcèlement, vies parallèles sur les réseaux sociaux, volonté d'appartenance et de popularité, trucs à la mode: l'auteure évoque page après page les questionnements intemporels du monde scolaire.

Et si Loïc est dynamique, cela se retrouve dans la structure du roman: les chapitres sont courts, ça va vite et l'on ne s'ennuie pas. Mais il n'empêche: en dessinant un monde futuriste à la fois attachant et inquiétant, qui envahit même la domotique à la façon d'un Philip K. Dick dans "Ubik", "Cara", roman d'anticipation à fibre sociale, relance au futur les questions que tout le monde se pose aujourd'hui déjà. Et en particulier celle-ci: quel est l'impact des ordinateurs sur nos contacts, sur leur authenticité et leur humanité? Et c'est sur un "mektoub" que se termine le roman, qui évoque la foi – ouvrant la possibilité d'une résurrection. Laquelle, celle promise par les religions ou celle que vante la technologie? Bien malin qui tranchera.

Sabine Dormond, Cara, Lyon, M+, 2021. 

Le site de Sabine Dormond, celui des éditions M+.

lundi 16 août 2021

Konrad Paul Liessmann, la culture comme provocation

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Konrad Paul Liessmann – Quelle est la place de la culture dans la vie actuelle? "La haine de la culture", recueil d'articles du philosophe et essayiste autrichien Konrad Paul Liessmann, apparaît comme un titre provocateur, mais il ne l'est guère moins que le titre d'origine: "Bildung als Provokation". En trois parties, l'ouvrage réunit des articles parus au cours de la décennie écoulée. 

La culture y apparaît tantôt pure, tantôt appliquée. Intitulée "Culture et éducation", la première partie apparaît comme la plus homogène aux yeux du lecteur. C'est aussi là qu'apparaît le plus clairement cette notion de "haine de la culture" qui fait le titre du livre. "J'ai bientôt 18 ans et je ne connais rien aux impôts, au loyer ou aux assurances, par contre je peux faire l'analyse d'un poème. En quatre langues", cite ainsi l'auteur, reprenant une twitteuse nommé Naina.

Connaissances et compétences, opposées

L'opposition est d'emblée posée entre l'aspiration à un enseignement utilitaire et la nécessité d'une culture perçue comme un savoir à rapprocher de l'otium antique, à la fois inutile, prenant, libérateur et infiniment formateur – à opposer à un negotium qui asservit, qui est le travail mercenaire. Dès lors, la culture littéraire, par son caractère apparemment inutile mais très sérieux, est-elle une provocation? C'est tout l'enjeu du premier article de l'ouvrage, "Se cultiver en lisant". 

La professionnalisation du métier d'enseignant est l'un des chevaux de bataille de l'auteur, qui en dénonce le caractère aliénant: celle-ci n'a pas pour objectif de renforcer le savoir à transmettre, mais bien plus d'optimiser les compétences de l'enseignant en matière de transmission. Le lecteur s'interroge: à quoi bon savoir transmettre, s'il n'y a plus rien à transmettre? A quoi bon les processus si ceux-ci sont creux? Il est permis de repenser à "L'Ecole des ego" d'Elisabeth Altschull (2002), qui posait déjà la question de la prédominance des sciences de l'éducation face à la matière enseignée.

Le ton de l'auteur peut dès lors se faire pamphlétaire, en particulier dans "Mais délivre-nous du mal", qui évoque le caractère religieux que l'on prête parfois à une école qui doit être capable de tout faire – et son contraire. La Finlande, vue comme exemplaire du point de vue de l'éducation, y est même présentée comme un lieu de pèlerinage...

La politique en particulier

"Dans les méandres de la politique", troisième partie de l'ouvrage, concentre des réflexions empreintes de... culture sur quelques tropismes politiques. L'auteur s'amuse à pousser à bout le thème clé de la frontière, suggérant que même ceux qui n'en veulent pas, les sans-frontiéristes les plus acharnés, les apprécient quand cela les arrange – et qu'en définitive, chacun se fixe ses propres frontières, y compris au niveau le plus intime. 

L'évolution du rapport des citoyens avec les partis politiques dans un contexte où celui-ci n'est plus forcément déterminé par la classe sociale des uns et des autres est abordée, de même que l'avenir de la social-démocratie ou les promesses non tenues des révolutions – bel exercice de désenchantement!

Textes épars mais savoureux

Enfin, la partie médiane de "La haine de la culture", "En marge de la culture", regroupe quelques textes moins directement liés entre eux, où l'auteur se plaît à développer une approche d'esthète sur quelques phénomènes d'aujourd'hui. Celle-ci peut apparaître comme un jeu d'esprit un peu gratuit dans "L'Europe vue sous l'angle des beaux-arts", en particulier lorsque l'auteur évoque le continent sous l'angle des couleurs d'une carte de géographie. 

De façon plus sérieuse et approfondie, le philosophe développe cependant une belle réflexion, importante à l'heure où l'on est tenté de ne penser qu'à l'intelligence naturelle ou artificielle, sur l'importance du rapport entre la main et les arts. Et s'il part de façon classique sur Narcisse en évoquant les selfies dans "Connais ton selfie!", sa réflexion aboutit de manière originale sur l'évocation du vertige lié au sentiment de chacun d'être unique, contrebalancé par la reproductibilité à l'infini de ces images partagées sur les réseaux sociaux et qui sont une mise en scène de la vie d'anonymes. 

Enfin, à l'heure où les consciences écologiques se réveillent, l'article "Ce qu'il reste de nous" offre une réflexion forte et accessible sur la notion de déchet. Notre époque n'a-t-elle que cela à laisser à ses descendants? Si l'on suit l'auteur (j'invente les exemples...), une Rolex en or dont personne ne veut plus, par exemple celle d'un défunt, est un déchet au même titre qu'un paquet de biscuits vide.

La culture, salut de l'Europe

"La haine de la culture" s'avère un recueil informé. L'auteur n'hésite pas à convoquer à son appui les philosophes d'antan, parfois méconnus, ou dans des pages qu'on a pu oublier. Mais qu'on ne s'y méprenne pas: rigoureusement construites, les leçons de ce livre restent accessibles au lecteur désireux de s'offrir un moment de réflexion et de... culture. 

Et globalement, le philosophe, homme de son continent et profondément conscient de sa richesse, rappelle que c'est précisément cette culture, à la fois inutile et indispensable, aussi essentielle que le jeu pour l'enfant qui s'y donne à fond, qui pourrait sauver l'Europe humaniste d'un utilitarisme qui n'est pas sa partition.

Konrad Paul Liessmann, La haine de la culture, Paris, Armand Colin, 2021. Traduction de l'allemand par Susanne Kruse et Hervé Soulaire.

Le site des éditions Armand Colin, la page de Konrad Paul Liessmann.

Lu également par Gilles Banderier, Jean-Paul BrighelliKate/WODKA.

dimanche 15 août 2021

Dimanche poétique 510: Germain Nouveau


Aux saints

Si, tous les matins de nos fêtes, 
Nous chantions tous avec amour 
Sur les harpes des saints prophètes 
Nos prières qui sont parfaites, 
Je ne serais pas dans la cour.

Si nous récitions nos prières 
Dans le crépuscule du soir 
Avec des lèvres régulières, 
Avant d'allumer les lumières, 
Je ne serais pas au chauffoir.

Si les yeux remplis de beaux songes, 
Nous demandions, quand vient le jour, 
Au ciel qui voit tous nos mensonges 
L'humble foi du pêcheur d'éponges, 
Je ne serais pas dans la cour.

Et quand la lampe s'est éteinte, 
Si nous sentions sur nos lits noirs 
La caresse d'une aile sainte, 
Attendant que l'Angelus tinte, 
Je ne serais pas au dortoir.

Si l'homme s'oubliait lui-même 
Pour ses frères, comme un retour 
Des bienfaits du Seigneur qui l'aime, 
Qui le marque de son Saint-Chrême, 
Je ne serais pas dans la cour ;

Et si nous, les fous de Bicêtre, 
Nous avions fait notre devoir, 
Le devoir dicté par son prêtre, 
Nous serions au parloir peut-être, 
Ce ne serait pas ce parloir.

Sans le diable qui nous malmène, 
Nul, avec les yeux de son corps, 
N'aurait vu ma figure humaine 
Dans la cour où je me promène 
Et dans le dortoir où je dors.

(Poème écrit à Bicêtre)

Germain Nouveau (1851-1920). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 12 août 2021

Alexandre Perrin, toute une carrière de flic en 1328 pages


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Michel Bory – Treize polars en un seul volume! Avec "Les 13 enquêtes du commissaire Perrin", les éditions BSN Press proposent une plongée inédite dans les œuvres les plus marquantes de l'écrivain vaudois Michel Bory. L'éditeur assume le côté "Pléiade" de ce pavé de 1328 pages, et il a bien raison pour l'essentiel: certes, l'appareil critique est minimaliste (juste une préface signée Catherine Dubuis), mais le simple fait d'offrir à la lecture, à la suite, les treize romans policiers qui constituent le cœur de l'œuvre littéraire de Michel Bory permet au lecteur de mesurer un talent, avec ses forces et, surtout, son évolution.

Alors, déjà, parlons d'Alexandre Perrin. L'auteur pensait-il d'emblée à faire de lui un personnage récurrent? Il a en tout cas eu le flair de le faire revenir dans ses ouvrages. "Le barbare et les jonquilles", première enquête, met carrément le brave Perrin dans la situation du suspect. Si l'intrigue peut paraître sommaire, elle recèle tout un univers en gestation: Hugentobler, l'alter ego bernois de Perrin, est déjà là, et c'est sur un conflit que démarre leur amitié indéfectible – écho de l'histoire tourmentée du couple Berne/Vaud, ce dernier ayant été vassal de l'autre, canton suisse de seconde classe, jusqu'à ce que Napoléon Bonaparte vienne mettre tous les cantons suisses sur un pied d'égalité. Son âme damnée, Beck, aussi. Dans ce premier roman, l'écrivain fait de Perrin un amateur de lectures et de culture – ce qui sera oublié plus tard. Enfin, l'écrivain campe ici d'emblée un policier humain, marié à Anne Perrin et capable – on est tous comme ça – de mensonges et de cachotteries.

Au fil des enquêtes, les intrigues gagnent en épaisseur, pour le plaisir du lecteur. Une constante: l'écrivain s'inspire toujours de l'actualité et des personnages qui la façonnent, de façon anecdotique ou cruciale. "Bienvenue à New Hong Kong" évoque ainsi la question du bradage du territoire national suisse à des puissances financières étrangères. L'auteur va jusqu'à évoquer "L'assassinat du président Bush". Il y sera question du Réarmement moral, toujours basé à Caux, sur les hauts de Montreux. Et aussi de George W. Bush: ce roman a paru à un moment où plus d'un observateur aurait apprécié de voir ce bonhomme dégager le terrain.

Si l'actualité marque les intrigues, celles-ci sont aussi empreintes d'un ancrage local rigoureusement marqué. Encore une fois, c'est "Le barbare et les jonquilles" qui fait figure de marqueur initial: gageons que l'auteur est allé voir sur place comment on peut tenter un homicide depuis la tour de la cathédrale de Lausanne, là où crie le guet – un certain Philippe Becquelin, connu des amateurs de dessin de presse sous le nom de Mix & Remix, que l'auteur cite aimablement. Bien sûr, il y a aussi les bistrots, tiers lieux que l'auteur exploite à fond, y compris en suggérant que le très bernois Hugentobler, dit Jumbo en raison d'un physique mammouth, profite de ses sorties dans le canton de Vaud pour faire ripaille. Et Lausanne n'est pas la seule ville vedette des intrigues d'Alexandre Perrin: "Un cadavre au grand-air" trouve place à Moudon, et l'enquêteur va se retrouver du côté de Grandson pour suivre une pittoresque histoire de sécession.

Et il y a un truc dans ces enquêtes d'Alexandre Perrin: en lisant ces histoires, on le voit vieillir. Un choix parfaitement assumé par l'écrivain: c'est comme si tout commençait par "Le barbare et les jonquilles", récit où le bonhomme doit prouver qu'il est impeccable, et s'achevait avec, d'une part, "Sécession à Grandson", qui retrace la mission officieuse d'un jeune retraité, et d'autre part, "L'affaire du buste assassin", relatée pour une fois à la première personne, où Perrin se souvient parce qu'il a l'âge de le faire. Aspect important: Alexandre Perrin fait carrière, passe d'un service à l'autre. Passant ainsi des affaires criminelles aux affaires financières, il offre au lecteur le plaisir d'enquêtes diversifiées.

On ne saurait évoquer l'inspecteur Alexandre Perrin sans parler de sa femme, Anne, et de la relation qu'il entretient avec elle. L'amour est toujours là, bien sûr, bourré de complicité, et l'auteur ne se gêne pas de jouer la carte de la sensualité conjugale. Mais cette relation n'est pas exempt de méandres. Alexandre Perrin exploite parfois son épouse dans ses enquêtes, peine de temps à autre à lui faire comprendre que si borderline que soit son action, elle est correcte et légitime ("L'inavouable secret du commissaire Perrin"). Adultère? Tant mieux pour le lecteur: ni Anne ni Alexandre ne sont de bois, mais c'est bien Alexandre qui cède au charme d'une collègue, Virginie Garin (qui, soit dit en passant, porte le même nom qu'une journaliste radio sur RTL – un hasard, sans doute...).

Côté contexte, on pourrait encore évoquer longuement cette constante qui est celle de la navigation, évidente pour un personnage qui évolue sur les rives du Léman. La navigation permet à l'auteur de prendre ses distances avec le canton de Vaud, par exemple dans "L'inspecteur Perrin va en bateau", astucieuse intrigue qui va jusqu'aux Pays-Bas sur la piste d'un coopérant du CICR – un CICR refera surface dans "Les mensonges de l'inspecteur Perrin". Ecluses et canaux sont là; ils reviendront dans "Perrin creuse le canal du Rhône au Rhin" (un titre long mais pas du tout trompeur!) ou dans "Sécession à Grandson". 

Peut-on dès lors lire les romans mettant en scène le commissaire Perrin de façon indépendante? Oui, et on peut y trouver du plaisir. Cela dit, je me souviens d'avoir lu "L'assassinat du président Bush" isolément à sa sortie, et d'avoir eu l'impression qu'il y manquait quelque chose, malgré une structure adroite. En le lisant en contexte, j'ai compris qu'on était vraiment dans une saga où la satisfaction du lecteur est nettement supérieure s'il suit vraiment le personnage de roman en roman. Cette impression est accentuée par certains textes, proposés dans "Le 13 enquêtes du commissaire Perrin", qui font figure de récits de transition plus courts. On pense en particulier à "D'un blanc douteux" ou à "L'inavouable secret du commissaire Perrin". Accentuée, elle l'est aussi, surtout dans les derniers opus, par la récurrence des personnages. Ainsi, Winter, le gourou de secte manchot qui apparaît dans "Perrin a peur dans le noir" va hanter tous les romans qui suivront. Cela vaut d'ailleurs aussi pour des personnages plus anecdotiques, tels que Vazyriadis, derrière lequel il est permis de voir le politicien vaudois Josef Zisiyadis – une récurrence à la Balzac, pour le coup.

Lire "Les 13 enquêtes du commissaire Perrin", c'est donc suivre toute la vie d'un flic, avec ses succès, ses échecs, ses enquêtes qui ne se terminent pas tout à fait comme on le voudrait. Perrin, c'est un flic vaudois, normal, qui prend de l'âge et de la bouteille, que l'auteur montre avec ses qualités et ses défauts, ses méthodes parfois astucieuses et hors norme sans jamais bousculer l'ordre établi avec trop de vigueur. Alexandre Perrin, c'est aussi un bonhomme qui n'oublie jamais l'humain lorsqu'il parle à quelqu'un, même s'il n'en pense pas moins. C'est encore un gars qui a une femme, un chalet, des enfants qu'on voit grandir en arrière-plan, des options de carrière, des vacances sans cesse gâchées par des relances professionnelles qu'il essaie désespérément de concilier avec une existence normale. Bref, loin du flic surhomme essoufflé après une enquête, Alexandre Perrin est avant tout, plus que d'autres, un citoyen comme vous et moi, qui s'offre même le luxe de parler vaudois à l'occasion. Ce qui le rend infiniment adorable et attachant.

Michel Bory, Les 13 enquêtes du commissaire Perrin, Lausanne, BSN Press, 2021. 

Le site des éditions BSN Press

Lu dans le cadre du Défi des Mille.

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mercredi 11 août 2021

"Poison", le péril de réécrire les contes...

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Sarah Pinborough – Réécrire un conte de fées immémorial et archi-célèbre, en ce début de vingt et unième siècle, c'est s'inscrire dans une longue tradition, labourée par tous les genres artistiques, à laquelle il n'est pas forcément évident d'apporter de l'incroyablement neuf. C'est pourtant à cet ambitieux projet que la romancière anglaise Sarah Pinborough s'est attelée. "Poison", premier titre d'une trilogie qui revisite les contes de toujours, se propose ainsi de relire "Blanche-Neige".

Dès lors, le lecteur va se demander ce que "Poison" va offrir par rapport à l'original, celui des frères Grimm. Il a peut-être peu d'imagination, mais il appréciera un bon gros décalage: l'imagination, c'est le boulot de l'écrivain. Alors? L'auteure maintient son intrigue dans une époque indéfinie mais passée, afin de lui préserver le flou de son statut de conte. Soit. Elle renonce aux potentialités de l'humour, si ce n'est à la marge ou dans quelques situations secondaires comme l'apparition d'Aladdin dans une lampe magique. Elle préfère une narration directe et factuelle pour l'essentiel, à laquelle la narration au passé apporte la solennité attendue: soit, encore une fois.

Du cul, alors? A l'exception de la dernière scène du roman, qui décrit avec des détails surprenants la nuit de noces entre le prince charmant et Blanche-Neige, il n'y a pas grand-chose à attendre de ce côté-là, si ce n'est une bonne pipe bien conjugale et un bon moment entre la reine et un chasseur, pudiquement narrés. Comme si la romancière avait voulu positionner son roman comme un ouvrage grand public mais quand même un peu spicy, qui doit choquer juste ce qu'il faut. Ainsi, "Poison" apparaît comme une réécriture servile, peu novatrice, du conte.

Blanche-Neige elle-même n'apparaît pas comme un personnage particulièrement agréable ou sympathique dans "Poison". Elle tente le grand écart entre la fille de vingt ans qui se comporte encore comme une gamine, s'amusant avec des p'tits nains, tout en ayant, la scène conclusive le confirme, une expérience pour le moins désarçonnante au plumard. Sans compter une certaine rouerie: le soir de ses noces secrètes, Blanche-Neige s'amuse davantage avec les nains qu'avec son tout nouveau mari. On pourrait dès lors avoir envie de voir dans la Blanche-Neige de "Poison" une femme inconditionnellement libre, pur produit du féminisme moderne, positionnée comme supérieure au mâle parce qu'elle tient mieux l'alcool que lui, qu'elle monte mieux à cheval et qu'elle maîtrise les étalons quelle que soit leur espèce. Mais non: elle laisse juste l'impression d'une gamine qui prétend commander mais s'avère immature.

Quant au prince charmant, le mari donc... il n'a pas de nom, ce qui est rédhibitoire pour un personnage d'une telle importance dans un tel roman. On peut y voir l'envie de l'auteure d'en faire un bonhomme incomplet. Soit: le mariage peut y pourvoir, et on est toujours plus complet à deux, surtout si l'on en croit le mythe de l'androgyne platonicien. Sauf qu'aux yeux du lecteur, le couple Blanche-Neige/Anonyme paraît incroyablement mal assorti, entre une femme-enfant qu'on pourrait voir comme un pur produit de la génération "j'ai le droit" et un homme frotté aux convenances sociales mais incapable d'imprimer son rythme. L'auteure plante dès lors les graines du divorce dans ce couple – par exemple, il y a cet incroyable "pourquoi pas?" (p. 172) que répond Blanche-Neige à la demande en mariage du prince. Lui ou un autre, hein...

On aimerait dès lors croire au moins au personnage de la méchante reine, marâtre de Blanche-Neige, aussi blonde que sa belle-fille est noiraude. Elle est glaçante, la reine, on se croirait parfois dans la Reine des Neiges (p. 172: "La température chuta..."). De plus, elle s'appelle Lilith, du nom de la première femme d'Adam – ce qui renvoie cette personne au type de la putain, opposé à celui de la mère. De fait, Lilith fonctionne selon ses propres intérêts, et l'auteure se fait un plaisir d'exposer ses manigances. Elle échoue cependant à en faire une méchante parfaite: au contraire de Lilith (p. 68) une méchante ne présente pas d'excuses, même lorsqu'elle tente de tuer quelqu'un et qu'elle échoue.

Et les sept p'tits nains, alors? Tout d'abord, il convient de relever une astuce facile de l'écrivaine: comme c'est pénible de gérer sept personnages qui n'en font qu'à leur tête, elle en dégomme quatre en imaginant, comme ça au détour d'une phrase, un accident de travail mortel. Ceux qui restent sont nommés dans une manière qui fait penser à Disney, à partir de leurs traits de caractère frappants. A la fois pétochard et courageux, Rêveur apparaît ainsi comme le porteur du mensonge que peuvent véhiculer les livres. C'est celui qui pourra paraître attachant aux amoureux de lectures. L'auteure a cependant une vision infantilisante de ces nains, les présentant comme peu au fait des affaires de mâles, de femelles et de trucs intimes qui peuvent se produire entre eux, quelle que soit leur espèce. Faut-il vraiment sourire à l'idée que les nains femmes, rares, meurent généralement en couches en donnant le jour à cinq bébés nains?

Le lecteur relèvera aussi quelques éléments idéologiques gratuits, à l'instar de l'allusion à des "hommes à la peau sombre si différents du teint de lait de ses compatriotes; des hommes qu'on obligeait à creuser la terre et à creuser des routes.". Faut-il y voir une dénonciation d'un certain esclavage? En tout état de cause, la romancière n'y revient jamais, et Lilith, en bonne méchante, ne devrait en avoir rien à foutre. Mais je l'ai dit, Lilith n'a pas le niveau... Concernant les thèmes politiquement corrects à l'ordre du jour, on relève aussi que l'auteure réussit à placer le baiser du prince façon Walt Disney, plus ou moins consenti et contesté par un certain féminisme, et l'éjection salvatrice du morceau de pomme de la gorge de Blanche-Neige: le lecteur a droit aux deux résolutions.

Mais l'amour pur et parfait, authentique, alors? "Poison" suggère, c'est peut-être sa leçon majeure, qu'il n'existe pas, et que l'enchantement sentimental peut même se rompre très vite, avant même la nuit de noces. Le rapprochement de deux êtres est-il stricte affaire de convenances et de raison, ou y a-t-il de la place pour autre chose? Peut-on vraiment s'aimer franchement sans se connaître? Ces questionnements sont présents dans "Poison", mais n'y trouvent pas de réponse franche. L'auteure, en effet, se ménage quelques portes ouvertes: "Poison" est le premier tome d'une trilogie intitulée "Contes des royaumes". Le lecteur y trouvera peut-être quelques réponses. Pour ma part, pas sûr que je prenne le temps d'aller les chercher.

Sarah Pinborough, Poison, Paris, Milady, 2014. Illustrations de Noémie Chevalier, traduction de Frédéric Le Berre.

Le site des éditions Milady

Liens vers d'autres avis sur la fiche du livre dans Livraddict.

lundi 9 août 2021

Antoine Blondin, prendre le train pour la vie

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Antoine Blondin – "Je voulais prendre un train que je n'ai jamais pris", chantait Jacques Brel dans "Mon enfance" – c'était en 1967. Lorsqu'il écrivit cette chanson, avait-il en tête "L'humeur vagabonde", roman d'Antoine Blondel? Placé en ouverture et en clôture de cet ouvrage, le motif du train y revêt le rôle clé du véhicule de la libération, qui se fait... ou pas. Cela, avec un personnage, Benoît Laborie, qui tente d'être davantage qu'un lambda, spectateur de sa propre vie, ou figurant dans celle-ci. Mais la liberté n'est-elle rien d'autre qu'un leurre auquel on se donne la peine de croire?

Voyons les circonstances sous lesquelles s'ouvre "L'humeur vagabonde": nous sommes au sortir de la Seconde guerre mondiale, et un jeune quidam dont on apprend presque incidemment qu'il s'appelle Benoît Laborie prend le train pour partir à l'assaut de Paris depuis sa lointaine et morne province. L'auteur exploite l'imaginaire du train pour en faire le mode de transport et d'évasion moderne à ce moment de l'Histoire. Mais il y a une autre évasion qui, le roman le dira, ne sera jamais tout à fait achevée: celle qui émancipe des liens du mariage.

L'auteur adopte un ton étrangement détaché, ironique en mode mineur et sans l'avouer, dans tout le début de "L'humeur vagabonde" – et ce ton, c'est la voix de Benoît Laborie lui-même, peu en phase avec sa propre existence. Il espère mieux, comme un Folantin qui, dans "A vau-l'eau" de Joris-Karl Huysmans, recherche un bifteck plus goûtu que l'ordinaire. Benoît Laborie emprunte aussi au Rastignac de Balzac lorsqu'il évoque la conquête de Paris. Mais c'est un autre personnage, un vieux rentier installé qui peint au cimetière du Père-Lachaise, qui prononcera le fameux "Paris! A nous deux...". 

Paris va-t-elle dès lors échapper à Benoît Laborie? L'auteur installe les contrastes attendus entre un provincial habitué à un certain style de vie et une ville qui se positionne comme une forteresse assiégée, les Parisiens voulant la quitter alors que les horsains ne rêvent que d'y faire leur vie. Le lecteur sourit ainsi lorsqu'il voit Benoît Laborie s'installer dans une maison de rendez-vous où les chambres, chères, sont dotées d'un miroir sans tain. Pas plus que les centaines de personnes qui tentent leur chance dans la Ville lumière, Paris n'attend pas l'Angoumoisin Benoît Laborie, c'est entendu; seul le voyeur placé derrière  cette glace lui prête, peut-être, quelque intérêt – en particulier lorsqu'il revient avec une Rachel de rencontre, à moins qu'elle ne soit Bettina ou Emilienne.

Tout bascule à l'occasion d'un crime passionnel auquel Benoît Laborie se trouve intimement mêlé: sa mère tue sa femme, la grave Denise, fugitive lors de la débâcle de 1940. Ce basculement, l'auteur lui donne l'importance qu'il mérite: une nouvelle partie s'ouvre dans ce roman pourtant bref. Le ton change, aussi, comme le regard porté par la société sur Benoît Laborie. Un Benoît Laborie qui n'en tire guère bénéfice: veuf d'une femme assassinée, il reste figurant de sa propre vie, la société parisienne des beaux quartiers s'emparant du procès. C'est pour l'auteur l'occasion de décrire, soudain drolatique, une bonne société hors sol qui voit en Benoît Laborie une sorte de héros romantique factice, peut-être criminel donc dangereux, bien plus qu'un être humain à accueillir en ami ou, et c'est plus grave, en parent.

Et tout s'achève sur une scène de tournage de cinéma, suggérant que tout le propos de "L'humeur vagabonde" n'aura peut-être été que le songe échevelé d'un scénariste – pas même d'un romancier. Mais rien n'est simple lorsqu'il s'agit de démêler le vrai du faux: si "L'humeur vagabonde" était l'œuvre d'un simple scénariste, elle ne recèlerait pas ces quelques solides traces de ce que l'écrivain et blogueur Didier Goux a nommé dernièrement "l'ébriété calembourgeoise" d'Antoine Blondin, une ébriété qui l'a quelque peu saoulé mais qui ouvre, à mon avis, de façon plus ou moins finaude, la porte de l'art poétique astucieux de l'auteur de "L'humeur vagabonde". Ainsi, rien de plus aisé que d'imaginer la médiocrité d'un homme et d'une femme qui se sont rencontrés au travail dans un grand magasin parisien et se retrouvent à ne vivre que les "succursales de la vie", dans un village provincial au nom vite oublié (p. 16). Avant cela, dans ce même esprit, il aura été question (p. 13) de clapiers clandestins et d'une Résistance en peau de lapin... 

Rien n'est de trop dans "L'humeur vagabonde", les mots sont pesés pour dire la destinée d'un nouveau Frédéric Moreau, ballotté quelque part entre l'envie du roman sur rien à la Gustave Flaubert et le Nouveau roman qui, lui, assume sans complexe le rejet du héros exceptionnel. Ils éveillent des imaginaires qui parlent aujourd'hui encore, évoquant dans une extrême tension la vie d'un village opposée au Paris frivole des beaux quartiers – deux mondes qui, lorsqu'ils se rencontrent, semblent ne pas parler le même langage, voire le même français. Quant à Benoît Laborie, aura-t-il été un héros? On y croit à peine: il n'aura guère été qu'une créature née des toquades que fait jaillir la rubrique des faits divers. Et qui s'en fout.

Antoine Blondin, L'humeur vagabonde, Paris, La Table Ronde/La Petite Vermillon, 1955/2011.


Lu dans le cadre du défi "Cette année sera classique" avec Délivrer des livres et Vivre Livre.


dimanche 8 août 2021

Dimanche poétique 509: Patrick André Bonvin


Cocon

Ici comme blotti
Là comme tapi
Ici encore tout contre
Et là encore plus près

Chaud
Si chaud
Une tiédeur nourrissante
Une moiteur enivrante

Ne pas s'imaginer au-dehors
Ne pas s'imaginer au vent

Au froid
Au froid qui pique
À l'eau
À l'eau qui détrempe
Au vent
Au vent qui gifle
Au froid qui mord
À l'eau qui glace

Ici tout serré
Là comme enveloppé
Ici encore plus près
Et là tout contre toi

Patrick André Bonvin (1968- ), Juste le dire, Saint-Denis, Edilivre, 2018.

samedi 7 août 2021

Julie Binay ou le bagne au féminin

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Muriel Meunier – Le bagne au féminin: voilà un sujet rare. L'écrivaine Muriel Meunier s'y attelle avec "Julie, matricule 247", un roman historique richement documenté. 

Roman? C'est surtout un témoignage précieux et personnel: l'écrivaine y reconstruit minutieusement la destinée d'une personne qui, proche d'emblée par les méandres de l'histoire, lui est devenue intime.

Victime des circonstances

L'essentiel est dans le titre: d'un côté, nous avons un être humain avec un prénom, de l'autre un simple numéro. "Julie, matricule 247" est donc, autant que le récit d'un destin, celui d'une déshumanisation – et d'une tentative de retour à l'humanité. 

Julie Binay est-elle coupable? Telle que présentée par l'auteure, elle apparaît plutôt victime de circonstances historiques, sur fond de pauvreté et d'évolution du monde du travail dans la France d'après le Second Empire. Tout débute en effet dans la petite localité de Bolbec, qui fait vivre ses habitants grâce à l'industrie textile à la fin du dix-neuvième siècle. Mais les circonstances, familiales entre autres, poussent Julie à faire sa vie dans la grande ville, en qualité de serveuse dans les établissements publics. Prostitution en prime, ce qui l'expose à une police qui, on le découvre, ne brille pas par ses qualité de justice ou de mansuétude.

Une femme de caractère

Le lecteur de "Julie, matricule 247" voit en Julie un personnage plein de caractère, au sens le plus fort du terme. La vie de la véritable Julie en témoigne: un cahier d'images reproduit les documents qui prouvent que la jeune femme, bagnarde à la merci de bonnes sœurs sincères et loyales dans l'exercice rigoureux de leur mission mais peu au fait de la notion de miséricorde, a fait plus d'une tentative d'évasion. 

L'auteure recrée également les conflits qui naissent entre des prisonnières bloquées dans une dynamique de constante confrontation. Reste qu'au fil des années, car c'est en années que se compte la relégation en Guyane, les angles finissent par s'arrondir: l'auteure excelle à décrire l'évolution des contacts de Julie Binay avec son entourage.

Une réinsertion compliquée

Puis le bagne est supprimé, ouvrant la porte au rapatriement des captives. Reste que du temps passe entre la décision gouvernementale et sa concrétisation, qui ne paraît pas prioritaire. L'auteure dessine dès lors avec finesse les tensions et incertitudes à ce sujet, basées sur une forme d'impatience qui met tout le monde mal à l'aise. Elle indique aussi que si les bagnardes sont libérées et rapatriées par l'Etat, elles devront se débrouiller seules dès qu'elles seront à nouveau en métropole. 

Habile couturière mais devenue âgée, Julie Binay va-t-elle retrouver du travail? Dans quelles circonstances? Certes, elle a son réseau à Paris, mais est-ce que cela suffira? La romancière dessine dès lors une Julie Binay en total décalage avec la société dans laquelle elle revient, et qu'elle ne reconnaît pas tout à fait. L'expérience de l'automobile, nouveauté à l'heure où Julie Binay revient en Europe, en est un exemple parlant...

Le retour à la société n'a rien d'évident donc: d'un matricule, il s'agit de redevenir Julie Binay, sans aucune aide d'un Etat qui a condamné une femme, parmi d'autres, et transformé sa destinée. Le réseau et la solidarité familiale jouent donc à plein au terme d'un roman aux pages poignantes, qui pose sa lumière sur un contexte qu'on a un peu vite oublié.

Muriel Meunier, Julie, matricule 247, Lausanne, Favre, 2021.

Le site des éditions Favre.

lundi 2 août 2021

Malades, dépressifs, détruits: et si c'était la faute du travail?

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Maxime Bellego – L'humain est-il malade de son travail? Et si c'était plutôt le monde du travail qui était devenu malade? Dans un essai court et accessible intitulé "Le travail est malade, il nous fait souffrir", Maxime Bellego, psychologue clinicien, interroge les réactions de l'humain face à des situations de travail pathogènes parce que pathologiques.

L'auteur s'appuie largement sur ses propres observations pour étayer son propos. Ainsi, nombreux sont les exemples qu'il tire de son passage chez Orange, concomitant à une vague de suicides sans précédent. Certains exemples sont plus récents, tirés entre autres – on pense à la notion de conflit de valeurs – du vécu du personnel soignant en temps de pandémie de coronavirus.

Mais c'est bien avec l'humain que tout commence dans "Le travail est malade, il nous fait souffrir". En une ample première partie, l'auteur explique ainsi de façon imagée le mécanisme du harcèlement, dans ce qu'il peut avoir d'insidieux. Cela, en utilisant l'image d'une lionne qui s'attaque à un troupeau de buffles, prenant son temps pour repérer les éléments les plus vulnérables plutôt que d'attaquer frontalement. 

Transposant ce mode de fonctionnement chez les humains, l'auteur déconstruit en détail les phrases à double sens et le jeu du secret qui peuvent présider à une relation interpersonnelle toxique au travail.

Ce harcèlement, et l'auteur le démontre, peut aussi provenir des circonstances, ou d'un environnement favorable à des comportements déviants. Cela, sur la base des expériences de Milgram (celle qu'on voit dans "I comme Icare" d'Henri Verneuil) et de Zimbardo, consistant à recréer une (fausse) prison sur le campus, avec prisonniers et gardiens: ces deux expériences démontrent le mal insoupçonné que l'humain peut faire à ses semblables s'il est placé dans certaines conditions. Celles-ci peuvent être celles d'une entreprise... 

L'auteur fait la synthèse des facteurs à risque de l'entreprise dans un tableau important synthétisant six aspects: intensité et temps de travail, exigences émotionnelles, autonomie, rapports sociaux au travail, conflits de valeurs et insécurité de la situation de travail. Ces aspects sont ensuite illustrés – et le lecteur, pour peu qu'il soit employé, ne manquera pas de s'interroger sur son propre rapport à son environnement professionnel.

Qu'on se rassure: si le travail est malade, la souffrance engendrée chez l'employé constitue un signal normal. Chacun réagit à sa manière, et l'auteur rappelle le parcours des personnes qu'il a côtoyées et qui sont sorties d'un environnement professionnel toxique. Cela, tout en soulignant que si le collaborateur prend soin de lui, l'entreprise elle aussi doit soigner sa propre maladie le cas échéant, avec les bons traitements. 

Ce qu'il faut, en effet, ce n'est pas forcément un Chief Happiness Officer (une fonction sur laquelle l'auteur exprime quelques réserves), une machine à café toute neuve ou des moments de convivialité froidement programmés. Et si l'on commençait par donner des conditions de travail réalistes et acceptables au personnel? Processus, objectifs, proximité du management: les leviers d'action ne manquent pas! Et l'auteur, au-delà du seul diagnostic, ne manque pas de donner quelques pistes pour que le travail aille progressivement mieux.

Maxime Bellego, Le travail est malade, il nous fait souffrir, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2021. Préface de Boris Cyrulnik, postface de Patrick Légeron.

Le site des éditions De Boeck Supérieur, celui de Maxime Bellego.

Lu dans le cadre de la Masse Critique Babelio.

dimanche 1 août 2021

Dimanche poétique 508: Charles Chatelanat


Cantique suisse

Sur nos monts, quand le soleil
Annonce un brillant réveil,
Et prédit d'un plus beau jour le retour,
Les beautés de la patrie
Parlent à l'âme attendrie;
Au ciel montent plus joyeux
Au ciel montent plus joyeux
Les accents d'un coeur pieux,
Les accents émus d'un coeur pieux.

Lorsqu'un doux rayon du soir
Joue encore dans le bois noir,
Le coeur se sent plus heureux près de Dieu.
Loin des vains bruits de la plaine,
L'âme en paix est plus sereine,
Au ciel montent plus joyeux
Au ciel montent plus joyeux
Les accents d'un coeur pieux,
Les accents émus d'un coeur pieux.

Lorsque dans la sombre nuit
La foudre éclate avec bruit,
Notre coeur pressent encore le Dieu fort;
Dans l'orage et la détresse
Il est notre forteresse;
Offrons-lui des coeurs pieux:
Offrons-lui des coeurs pieux:
Dieu nous bénira des cieux,
Dieu nous bénira du haut des cieux.

Des grands monts vient le secours;
Suisse, espère en Dieu toujours!
Garde la foi des aïeux, Vis comme eux!
Sur l'autel de la patrie
Mets tes biens, ton coeur, ta vie!
C'est le trésor précieux
C'est le trésor précieux
Que Dieu bénira des cieux,
Que Dieu bénira du haut des cieux.

Charles Chatelanat (1833-1907).

Bonne fête nationale suisse!

En musique, sur la mélodie d'Alberich Zwyssig: