mardi 29 mai 2018

Réflexions fécondes sur le véganisme vu comme un -isme

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Pierre Yves Lador – Il m'est déjà arrivé de noter, ici ou ailleurs, qu'en matière de littérature, Pierre Yves Lador est un ogre. Ogre littéraire, tant son œuvre est prolifique et forte. Et ogre mangeur aussi: il est question des choses de l'estomac dans ses livres "Confession d'un repenti", ainsi que dans "La Guerre des légumes". Et voilà qu'on le retrouve, à la fois vorace et conscient, dans ses "Variations vegan", parues dernièrement aux éditions Hélice Hélas. En guise de préambule, j'ose un spoiler: amené par les circonstances de la vie à s'y intéresser, l'écrivain vaudois est finalement contre le véganisme.


"Variations vegan" est une promenade littéraire qui déconstruit l'argumentation développée par le mouvement vegan pour se justifier. Oui, le cri de la carotte est bien là; mais la réflexion de l'auteur va au-delà de ce cliché, suggérant que le monde végétal a aussi son intelligence, sa sensibilité. Tout part, du coup, d'un postulat de départ, qui est que du haut de ses bonnes intentions antispécistes, le véganisme n'est rien d'autre qu'un spécisme: pourquoi faudrait-il exclure telle catégorie du vivant de l'alimentation humaine, alors que l'humain est réputé omnivore? Pour l'auteur, le végane décide de façon finalement aléatoire que tel ensemble d'espèces vivantes peut être tué à des fins de consommation, et tel autre ne le peut pas.

L'auteur pose donc que le prix de la vie des uns est la mort des autres, dans une approche définie comme holistique: poussant au bout la réflexion végane, il considère que seule l'inédie, option consistant à vivre sans manger (mais la science n'a pas encore démontré que c'était possible, malgré quelques cas cités notamment par la religion – on pense à Marthe Robin, qui n'a jamais voulu que les docteurs s'intéressent à elle), respecte le vivant dans son ensemble. De façon plus ou moins appuyée, il rappelle le côté aléatoire du choix de ne pas consommer/exploiter telle forme d'être vivant: ce n'est pas parce qu'une vache a plus manifestement une âme qu'un plant de soja ou une amibe que sa vie vaut davantage. La base essentiellement émotionnelle de l'argumentation végane est ainsi mise au jour, sans ménagements.

L'approche résolument littéraire des "Variations vegan" offre à l'auteur la possibilité de jouer l'outrance et la mauvaise foi pour faire avancer son propos. On pourrait le lui reprocher, mais ce serait un peu vain: en poussant les idées jusqu'à leurs extrêmes, en alignant les phrases copieuses, l'auteur ne fait rien d'autre que lancer un débat contradictoire autour du véganisme, perçu à plus d'un égard comme une religion – dans le pire sens du terme: une religion qui n'élève pas, mais asservit. Le lecteur relèvera aussi, du reste, que pour l'auteur, le végan est souvent une végane: il use volontiers du genre féminin pour désigner les adeptes de ce mode de consommation, et a ses arguments pour ce faire. Et ils n'ont pas grand-chose à voir avec l'écriture inclusive... 

Plus globalement, l'auteur profite de ce pamphlet pour développer quelques thèses qui pourfendent le politiquement correct et rappellent l'envie de décroissance – à laquelle, soit dit en passant, le véganisme, avide d'avocats, de soja et de produits de substitution opaques, repu de livres de recettes publiés par des éditeurs intéressés, véhiculé par des médias qui peinent parfois à prendre du recul, ne contribue pas. Les classiques de l'argumentation sont alors convoqués, par exemple les kilomètres parcourus par les denrées, ou le fait qu'un produit chimique délétère peut être parfaitement végan. Ce pan de l'argumentation va jusqu'à critiquer les droits de l'homme érigés en religion intangible, et à poser la question de l'égalité entre les humains eux-mêmes. Jusqu'où l'auteur, pamphlétaire énergique, croit-il à ses réflexions? Celui-ci assume sa part de mauvaise foi; gageons que "Variations vegan" est surtout conçu comme un exercice consistant à pousser une réflexion à son terme extrême, afin d'inviter à son tour le lecteur à réfléchir.

Reste que si cette recherche des extrêmes est une des lignes directrices de "Variations vegan", ce livre propose aussi une approche du juste milieu, "modeste" comme on dit dans le canton de Vaud cher à l'écrivain. L'auteur défend en effet le mouvement bio, dont il apprécie le caractère holiste, réellement respectueux de tout le vivant sans distinction: il tend même à y inclure le règne minéral. Plus largement, sa devise est "BBL": brut, bio, local. Si le produit brut n'est pas facile à trouver ou à consommer (sauf à devenir un apôtre du cru à la façon de Guy-Claude Burger – cité au passage), on ne peut qu'être séduit par la notion de proximité de l'aspect local: "Que ce soit un porreau ou un tournedos, je veux savoir son nom, d'où il vient, qui l'a élevé, comment.", exige l'auteur, désireux d'être autant que possible conscient de ce qu'il mange.

Charnu, riche en phrases longues, "Variations vegan" a les accents d'un pamphlet littéraire: c'est l'un de ces ouvrages qui, par-delà l'ironie, invite un chacun, végane ou non, à réfléchir et à prendre du recul. Considérant que le véganisme est un extrémisme religieux et une impasse philosophique, refusant en même temps l'industrialisation cruelle et sans âme de l'agro-alimentaire, l'auteur s'interroge: quelle est la meilleure voie pour nourrir l'humanité... et les vers pas du tout véganes qui se repaîtront de nos cadavres? Portée par des phrases longues et nourrissantes, celles finalement d'un écrivain libre de tout dogme et de toute idéologie, la réflexion s'avère féconde. 

Pierre Yves Lador, Variations vegan, Vevey, Hélice Hélas, 2018. Préface de Stéphane Bovon.


Le site des éditions Hélice Hélas, le site de Pierre Yves Lador.

De Gavroche à Mai 68, à la façon du vingt et unième siècle

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Olivier Sillig – Il paraît qu'au temps où Olivier Sillig a écrit "Gavroche 21.68" et s'est mis en quête d'éditeurs, c'est-à-dire à l'époque où Jacques Chirac présidait la France, on lui a dit que son roman était trop visionnaire pour être crédible. Vrai, pas vrai? En tout cas, les éditions Hélice Hélas ont eu la main heureuse en le publiant ce printemps. Cet ouvrage plonge le lecteur dans une fable d'anticipation bien française, parfaitement en phase avec notre époque, et où la question du vivre-ensemble s'applique aux humains et aux différentes castes de robots. Et si le cadre est français, l'auteur est bien suisse, démontrant ainsi qu'en Suisse aussi, la science-fiction est un genre bien vivace.


Regardons-y d'un peu plus près: l'auteur met en scène Leonardo et Rumpelstilzchen, soit un humain et un synsynaptique – caste de robots qui a décidé de s'assumer comme telle. Relaté sur un ton amusé, le début de leur errance évoque peut-être Jacques le Fataliste et son maître; mais très tôt, on sent qu'au contraire du roman de Diderot, il va se passer quelque chose dans "Gavroche 21.68". De Paris, le lecteur est baladé dans les monts de l'Isère, où l'on découvre, par des indications en partie codées, qu'une révolution pourrait éclater lors des championnats du monde de football de l'an 2068, qui auront lieu en France. Aux deux lascars de déjouer cet événement historique qui consacrerait la primauté des droïdes sur le football... et sur le monde.

Des hommes contre des robots: c'est peut-être une situation déjà vue. Cela dit, en créant des castes de robots, l'auteur facilite une lecture nuancée où certains robots s'assument comme tels , alors que d'autres, sûrs de leur supériorité (à bon droit d'ailleurs), visent leur domination sans nuance – l'auteur assumant qu'en 2068, les robots seront en partie supérieurs à l'humain. Cela, sans parler de choses plus immatérielles, comme la Toile... et l'Antitoile, dont le fin mot sera donné au terme du roman. Enfin, l'auteur donne une place prépondérante à un personnage féminin attachant, Gavroche, réplique assumée du Gavroche de Victor Hugo: le lecteur en apprécie l'intelligence aiguë et le côté crâneur.

"Gavroche 21.68" est bourré de références historiques et culturelles que le lecteur identifiera avec une certaine jouissance, même si certaines sont assez lourdement soulignées: on reconnaîtra "2001: l'odyssée de l'espace", le Voltaire de "Zadig" (et Micromégas), et même les accents des polyphonies corses – qui entrent en résonance avec Léo Ferré, au travers de la citation troublante de "Petite". Il adorera aussi la réminiscence d'événements historiques tels que Mai 68, reproduit de façon épique, sur le ton de la légende, à un siècle d'intervalle. En 2068, les pavés ont des puces... et l'air est si lourd qu'ils peuvent vraiment voler. Quant à Jacques Chirac, enfin, il a son impasse à Paris dans ce roman.

Il est peut-être exagéré de dire, comme le fait la quatrième de couverture, que "Gavroche 21.68" est un roman féministe, malgré la présence prépondérante d'un beau personnage féminin adolescent, joliment décrit qui plus est. Jubilatoire, en revanche, cet opus d'Olivier Sillig l'est à tous points de vue: si l'on s'amuse à débusquer les références culturelles, on s'éclate aussi à tous les jeux de mots et de sonorités que réserve une écriture soignée et ludique, soucieuse de faire sourire le lecteur – ce qui est assez rare dans un genre, la science-fiction, qui s'écrit souvent de façon plus factuelle et pragmatique.

Il y a une indéniable jubilation à suivre les tribulations de Leonardo et Rumpelstilzchen à travers la France, traqués par une géolocalisation implacable, telle qu'on peut la connaître aujourd'hui déjà. On sourit à leurs dialogues, aux situations mises en scène, et aussi au choc habilement orchestré entre la modernité la plus pointue, celle que entrevoyons aujourd'hui à l'heure du virage numérique, et les choses qui font partie des racines et des usages ancestraux des Français et des Européens: le Tour de France, les fromages qui puent ou les alcools à la réputation sulfureuse tels que l'absinthe. Des trucs qu'on se sent un peu coupables d'aimer... Avec "Gavroche 21.68", le lecteur goûte un roman de science-fiction étonnamment en phase avec notre époque, ses promesses et les dangers qu'on peut anticiper.

Olivier Sillig, Gavroche 21.68, Vevey, Hélice Hélas, 2018.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui d'Olivier Sillig.

vendredi 25 mai 2018

Ambrì et le goût amer de la victoire

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Michaël Perruchoud – La Suisse des hockeyeurs qui gagnent, c'est où, dites? Pas par là, mec. Et pas non plus à Fribourg-Gottéron. Alors, à Zurich, à Berne, à Lugano? Que nenni! En matière de hockey sur glace, c'est peut-être à Ambrì, au coeur des montagnes tessinoises, qu'on veut y croire. Et que le soir d'un match où les montagnards gagnent face aux gars de la plaine, les yeux brillent. Ancré à la fois à Genève et à Fribourg, l'écrivain Michaël Perruchoud se pose sur un terrain neutre, en pleine Léventine, pour signer un très beau roman sur le hockey sur glace, signé "4-2 pour Ambrì" – un titre sec comme un rapport. Sec et sans appel... tout est là!


En lisant, les lecteurs peu familiers du hockey sur glace façon suisse comprennent vite que le club d'Ambrì, constitué de passionnés de talent, est aussi une équipe qui n'a rien à faire dans la ligue maîtresse du championnat. L'auteur la présente comme l'éternel outsider, l'anomalie des passionnés au pays de l'argent roi, d'une manière telle qu'on ne peut que s'attacher à cette équipe, petite parmi les grandes, mais qui, fière, ne va pas se laisser reléguer comme ça. Et flatte le goût du lecteur pour ces petits qui s'imposent parmi les grands, comme sans faire exprès. Dans les stades comme ailleurs, on aime ça, n'est-ce pas?

Cette image du petit attachant parmi les grands, il est permis de la voir concrétisée par la patinoire de la Valascia, construite en un endroit après tout improbable, au pied des montagnes tessinoises: l'auteur dessine avec un art puissant la légende de ce lieu, sans cesse en sursis parce qu'il n'est pas tout à fait aux normes, mais où le public continue de vibrer, match après match, aux accents du chant "La Montanara".

Le public? Oui, il faut des gens pour remplir un stade. L'auteur crée donc trois personnages que tout devrait séparer, et que les circonstances d'un derby atypique vont rapprocher. Pour rappel: Ambrì, l'équipe de montagne vue comme pauvre, gagne contre Lugano, qui a pour elle le fric qui permet d'acheter le talent. Certes, l'auteur dessine deux personnages qui soutiennent Ambrì, et on va plus ou moins s'attacher à eux: un vieillard alcoolique mais incollable sur le sport, et une gamine encore vierge qui veut se faire baiser par son crush du moment. Un troisième larron, Forni, s'invite cependant dans l'histoire: un hockeyeur formé à Ambrì mais venu à Lugano pour des raisons matérielles. Un traître? Certes. Mais on l'apprécie aussi. Au moins autant que les autres: c'est que l'auteur, déjouant les points de vue classiques ou les penchants attendus, dessine ses personnages en ces nuances de gris qui sont les nôtres. C'est simple: dans "4-2 pour Ambrì", il est impossible de dire qui est vraiment le gentil, qui est le méchant. Sans doute justement parce que tout le monde est un peu des deux.

Est-elle vraiment aimable, par exemple, la fillasse? Elle a fait régime pour plaire à son Reto, elle s'est faite belle... et finalement, elle apparaît comme une fleur orgueilleuse dont, en fait, tout le monde se fout. Dépucelée par un autre que Reto (qui préfère le hockey), elle se retrouve dans la voiture de Forni, le hockeyeur de l'équipe adverse, qui la regarde du haut de ses presque trente ans et la démasque vite : la post-adolescente n'a rien de séduisant. Et le lecteur comprend vite que, vedette dans sa bande de copines mal fichues, elle supporte mal d'être supplantée par des mieux qu'elles. Cela dit, la nuit du match va la faire mûrir. Son nounours favori va prendre cher...

Le lecteur aimera peut-être le personnage de Forni, ce hockeyeur qui foire son match, un traître peut-être. Est-ce voulu ou non, de la part du transfuge qui regrette son équipe d'origine? L'auteur explore les moindres recoins de son esprit, décrivant un sportif qui comprend, au gré d'un match, qu'il est sur la pente descendante.  "Puceau du palmarès", lui dit-on. Malheureux au jeu, on sent qu'il n'est pas plus heureux en ménage. Sa manière excessive d'évoquer son épouse apparaît comme une forme de résignation: Forni semble prêt à tout, y compris aux humiliations ménagères, pour avoir le droit de se pavaner sur les quais de Lugano aux bras d'une belle Russe nommée Eva.

Et puis il y a ce vieil alcoolique, marié au sport plus qu'à tout autre chose, loser à l'âme littéraire (il a lu Cesare Pavese) qui paye à son ex-épouse une pension alimentaire disproportionnée... Celui-ci joue un rôle de fou du roi, connaisseur distancié et passionné du sport, parfois de mauvaise foi comme il se doit, et qui a sa propre fissure. "In vino veritas"? Le lecteur écoute assez volontiers ses vérités et ses théories sur le sport, qui résonnent comme celles de l'expert de bar cher au Stefano Benni des "Bar Sport". Mais l'auteur, encore une fois, ne s'arrête pas là: l'alcoolisme de fond est là pour combler une perte, la disparition d'une femme et d'un fils au nom improbable de Maïcon. Après avoir placé le hockey sur glace dans un contexte plus grand, celui des sportifs de légende d'hier et d'aujourd'hui. Avec lui, le club d'Ambrì-Piotta apparaît aussi grand que l'équipe italienne de football aux championnats du monde de 1982, personnalisée par Paolo Rossi, ce personnage sort du roman sur une belle promesse d'ivrogne...

... c'est que l'alcool irrigue "4-2 pour Ambrì", un roman à trois voix à la musique subtilement travaillée qui, malgré la victoire ponctuelle de l'outsider face à l'équipe friquée, garde un goût amer. Une équipe qui gagne, ça réunit dans un esprit festif... mais ça divise aussi, et autour des personnages, on se fait des films peut-être scandaleux. Le dernier roman de Michaël Perruchoud excelle à mettre en scène trois personnages qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont pas tout à fait à la fête. Et à leur conférer une humanité profonde et torturée. Celle qu'on ne voit pas forcément dans la vraie vie, et parfois encore moins dans les romans.

Michaël Perruchoud, 4-2 pour Ambrì, Saint-Pierre-de-Clages, VS, 2018.

mercredi 23 mai 2018

Le Cotentin, sous le signe du secret

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Monique Rebetez – Roman pluvieux, roman heureux? C'est alors que la pluie tombe inlassablement par ici que j'évoque ce soir le premier roman de l'écrivaine jurassienne Monique Rebetez, "Passage de la Déroute". L'éditeur promet un roman bâti avec humour, entre autres; c'est bien plutôt en mode mineur, avec un suspens accrocheur, que le lecteur est embarqué dans une intrigue marquée par le secret qui ronge, autour d'un couple usé.


Le couple, c'est Claire et Alexandre. C'est presque par hasard qu'on apprend leurs prénoms, et à peine si l'on sait leur nom de famille. Un couple quelconque donc, pour ainsi dire anonyme. Un couple, aussi, qui veut se donner la chance d'y croire encore, en s'offrant des vacances au nord de la France. Voyageur par profession, en particulier, Alexandre y tient, même si c'est pour faire semblant d'être avec sa femme. Assez vite, en effet, le lecteur est amené à se demander ce que ces deux personnes peuvent bien faire ensemble.

Tout commence en effet avec un élément énorme: au détour d'une conversation avec une pianiste virtuose et farouche qui habite la même pension de famille qu'eux, Claire évoque sa fille. Une fille dont Alexandre, son mari pourtant, n'a aucune connaissance... Le coin du voile est levé.

L'auteure, dès lors, explore les secrets que chacun des conjoints a entassés, autour d'un pacte qui, entre autres, prévoit qu'il n'y aura pas d'enfant entre eux et envisage avec souplesse la notion de fidélité du couple. Chacun a ses mystères, ses parts d'ombre. L'auteure décrit de manière réaliste les rendez-vous pathétiques d'Alexandre, vécus en marge de séminaires professionnels: il est permis de sourire aux descriptions lamentables des femmes qui l'accompagnent.

De façon plus grave, elle dessine aussi, par le biais de dialogues ciselés avec exactitude dans leur teneur, le débat sur l'opportunité pour Claire d'avouer à Alexandre qu'elle a perdu un enfant et qu'elle n'en aura jamais plus en raison d'un problème de santé. Tous deux invouables, ces secrets ont des racines bien différentes... et contribuent à ce que peu à peu, Claire et Alexandre s'éloignent. L'auteure fait donc de leur voyage en Normandie, sur les plages du Débarquement, un moment de vérité. Pas sûr que les masques vont vraiment tomber, toutefois.

Les mystères du couple font écho à ceux, d'une portée plus vaste, liés à l'exploitation des installations nucléaires de La Hague et de Flamanville. Claire et Alexandre sont amenés à s'y intéresser grâce au personnage de la jeune pianiste virtuose, Laly, orpheline: ses deux parents sont morts accidentellement, mais la rumeur dit que cet accident a quelque chose de bien organisé, pour préserver les secrets sales de l'industrie nucléaire.

Claire et Alexandre mènent l'enquête de leur côté, et l'auteure a le génie d'explorer ainsi deux pistes bien différentes, fondées sur la personnalité de ses deux personnages. Claire joue la carte du relationnel et de l'empathie en faisant ami-ami avec la pianiste, faisant appel à ses souvenirs. On peut certes se demander si une musicienne repentie (Claire, donc) qui connaît le deuxième concerto de Shostakovitch ne devrait pas aussi connaître telle oeuvre de Schumann, et certains éléments de la relation ont leurs limites: le rapprochement entre Shostakovitch et la soupe est pour le moins hasardeux... De son côté, Alexandre mène une enquête de voisinage bien cérébrale qui va l'amener à découvrir le fin mot de l'affaire concernant les parents de Laly. Pourra-t-il le partager?

Tout cela se déroule dans le cadre chargé d'histoire de cette Normandie du Débarquement, hantée par les fantômes de milliers de soldats, que l'auteure montre avec une grande et sobre exactitude. Le silence des morts de naguère est-il le garant des secrets d'aujourd'hui? Taiseux, les Normands du roman sont présentés comme peu désireux d'éclats, quitte à courber l'échine face au mensonge. Et de façon plus générale, le courage n'est pas la qualité première des personnages de "Passage de la Déroute".

C'est donc peu à peu, en dernier ressort, que les lecteurs de ce roman découvriront le fin mot de l'affaire, un fin mot que les personnages eux-mêmes lâchent comme à regret: il y faut des discussions inlassables, des lettres mille fois réécrites. Il est permis, du coup, de voir le titre "Passage de la Déroute" comme le rappel d'un lieu géographique bien identifié, mais aussi comme l'annonce de la déroute d'un couple, de quelques Normands, voire d'une région tout entière, bernée par les promesses lénifiantes du nucléaire.

Monique Rebetez, Passage de la Déroute, Lausanne, Favre, 2018.


Le site des éditions Favre

mardi 22 mai 2018

Une inextinguible soif de sens et d'authenticité, jusque dans les rêves

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Antoine Jaquier – Le roman d'une jeunesse fauchée en plein vol, mais aussi d'adultes en quête de sens: les jeunes générations, en particulier la génération Y, sont à l'honneur dans "Légère et court-vêtue". Paru une première fois aux éditions de La Grande Ourse, ce roman de l'écrivain suisse Antoine Jaquier a fait l'objet d'une nouvelle édition auprès de L'Age d'Homme. Roman à deux voix, "Légère et court-vêtue" suit Mélodie, blogueuse mode, et Tom, son compagnon, dépendant aux jeux d'argent.


Leurs deux voix sont bien caractérisées, et permettent d'emblée au lecteur de se sentir proche de ces deux personnages, ou plutôt d'avoir un ressenti envers eux. Il est permis de trouver Tom agaçant: toujours à la recherche d'argent pour assouvir sa passion du jeu, il en vient à négliger le facteur humain, et en premier lieu sa relation à Mélodie. Photographe sans grande envergure, parasite par nécessité, il fait figure d'esclave des biens matériels. De son côté, Mélodie, apparemment plus aimable dans des robes qu'elle porte légères, est elle aussi victime d'un système consumériste, avouant la pression qu'elle subit de la part d'annonceurs, qui la rétribuent certes, pour publier toujours plus et toujours mieux (photos, Instagram, YouTube, rien ne manque) sur son blog.

Telles sont les servitudes d'une génération; à celles-là vient s'ajouter celle que paraît imposer une certaine religion, y compris aux hommes – on pense au personnage de Blerim, à la fois aimable et invivable: mentalité, contraintes, un certain sens de l'honneur. Cela se mêle au poids des liens familiaux, au travers de l'équipe de mafieux kosovars auxquels Tom doit de l'argent de façon chronique. Un fardeau qui donne cependant de l'épaisseur à ces personnages interlopes.

Revenons à Mélodie, archétype de l'it-girl, active à Lausanne. Le décor est assez rapidement planté et ne compte guère, en tout cas du côté suisse, si l'on excepte une scène visuelle et très amusante à l'auberge des Quatre-Vents, non loin de Fribourg. Au-delà du gag, cependant, la séquence est symptomatique de la vanité de certaines choses dites "branchées": faut-il vraiment qu'une chambre d'hôtel soit dotée d'une baignoire montée sur rails, qu'on peut faire sortir de sa chambre à sa guise en appuyant sur un bouton, si ce n'est pour épater le bobo? C'est là l'un des premiers éléments que l'auteur dissémine dans son roman pour indiquer l'absurdité du monde.

Il y a aussi les débats des milieux parisiens de la mode sur l'opportunité d'interdire les mannequins jugés trop maigres, ou les discussions qui ne vont guère plus loin que l'illusion procurée par une promesse et des cartes de visite échangées. Vers la fin du roman, la description d'une fête parisienne de ce genre, aussi clinquante que vide, où l'on va surtout pour être vu, a des airs de Bret Easton Ellis, façon "Glamorama". Et ce vide mondain résonne avec celui, intérieur, de Thomas et de Mélodie aux amours ébréchées, puis brisées sans rémission.

Thomas finit par se perdre, alors que Mélodie, désormais seule, évolue, s'interroge, allant jusqu'à mieux connaître ses penchants amoureux et ses aspirations professionnelles: impression de plénitude! Et l'ambiance festive aux allures bon enfant des dernières pages, jouant avec quelques idées à la mode comme la décision d'un personnage de devenir brusquement végane dans de grands rires, tranche avec le monde de requins dessiné précédemment par l'auteur. Mais n'est-ce pas, déjà, trop beau pour durer?

Espoirs fauchés un tragique soir de novembre, impossibilité de la liberté: le roman d'Antoine Jaquier n'a rien à voir avec un film de Jean Laviron avec Louis de Funès (1953)! Il est plus proche du pot au lait brisé de la rêveuse Perrette de la fable de La Fontaine, comme l'évoque Francis Richard dans sa chronique. L'écrivain livre en effet avec "Légère et court-vêtue" un roman cinglant et foncièrement sombre, en dépit de quelques éclats de lumière, sur une société occidentale, celle d'aujourd'hui, qui se cherche désespérément un sens, et une authenticité jusque dans ses rêves.

Antoine Jaquier, Légère et court-vêtue, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site d'Antoine Jaquier, celui des éditions L'Age d'Homme.


lundi 21 mai 2018

Pat Genet, quand la poésie va vite et dit l'amour

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Pat Genet – Du rythme, des syncopes et de l'amour: c'est ce que le lecteur de "Animal torpedo", recueil de poésies libres de l'écrivain valaisan Pat Genet, découvre. La lecture va vite, les mots sont rares et denses, les pages aérées, la ponctuation inexistante plonge le lecteur en une brève apnée: pas de doute, on va toujours à l'essentiel.


L'ambiance? Le recueil apparaît comme une déclaration amoureuse en trente-neuf stances plus une – ce "3h46" où les sentiments s'épanchent enfin, sans contrainte. Les stances sont d'aujourd'hui: ce sont celles d'une jeunesse actuelle qui voyage, en Suisse et ailleurs. En témoignent la citation d'horaires ferroviaires, d'Ostende, ainsi que le rappel d'un instant volé du côté du Pont Charles à Prague, parce que l'amour s'accroche parfois aux lieux visités. Instant volé? Oui! Quelques mots suffisent à dire un ressenti fugace, alors pourquoi se répandre? Et les vers sont courts, libres: ils claquent sans complexe.

Ainsi ces poèmes s'ouvrent toujours par "je" ou "tu", ou presque. Des pronoms qui n'appellent pas forcément un verbe! L'auteur les pose plutôt comme l'annonce d'un thème: soit il est question de l'amoureux, soit on parle de celle qui est aimée. Et exceptionnellement, le poème IX commence par "vous". Comme s'il y avait un tiers dans l'histoire. Le poème indique "neuf mois": de "je" et de "tu", faut-il concevoir qu'il y eut conception? Elément important! C'est cependant sur un "je" que ce poème s'achève. Comme s'il fallait opposer le "je" du poète, exclu de quelque chose d'essentiel, au "vous" de la mère et de son enfant.

"Je", "tu"... voilà ce qui structure la musique d'"Animal torpedo". Ces pronoms suffisent à faire un vers entier en début de chaque poème. Ils apparaissent aussi en fin de vers, bien mis en évidence, et incitant le lecteur à s'arrêter en un hoquet qui malmène, pour lui donner davantage de sens, la course des mots d'une langue française habituellement plus fluide, plus rassurante.

Et les mots, enfin: ils suggèrent des univers nocturnes, impression confirmée par le poème "3h46" qui conclut le recueil en un esprit de plénitude. Mais avant, il y a les bars, les draps, le train de 3 heures 17. Aux antipodes d'un long marivaudage chantourné, il en résulte une poésie résolument urbaine, qui claque en stances brèves et dit l'essentiel en peu de mots. "Animal torpedo" est le livre d'un homme amoureux, passionné, prêt à traverser toutes les routes humaines et à revêtir toutes les peaux animales, chocard, léopard ou cheval, pour être avec celle dont il rêve. Sans qu'un mot ne soit de trop.

Pat Genet, Animal torpedo, Genève, Cousu Mouche, 2017.

Le site des éditions Cousu Mouche.

dimanche 20 mai 2018

Quand un fils est amoureux de sa mère... longtemps

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José Seydoux – "Mi-cha, tu peux me passer un peu d'huile solaire dans le dos?" Dès sa première phrase, et tout au long de son premier chapitre, le premier roman de l'écrivain fribourgeois José Seydoux installe une ambiance trouble, empreinte de gestes et d'ambiances associés à l'amour – des gestes en phase avec la description quasi lascive d'un décor de plage grecque idyllique. Sauf que dans "Séoul-Lausanne", c'est la relation atypique entre une mère et son fils adoptif que l'auteur dessine. Un fils adoptif venu de Corée, qui n'est qu'amour. Et la femme idéale, pour lui, c'est sa mère adoptive, Joëlle.

Un fils amoureux de sa mère: cela ressemble à un complexe d'Oedipe des plus classiques. Qu'en est-il lorsque le lien entre la mère et le fils n'a rien de biologique? Le lecteur s'interroge page après page: est-on dans la tentation permanente d'une relation incestueuse? L'écrivain, en tout cas, dessine l'évolution d'un sentiment ambigu au fil des années, en montrant Mi-Cha qui grandit: arrivé en Suisse à trois mois, il est l'enfant que le couple composé par Joëlle et Jocelyn (un homme au prénom ambigu, pour le coup!) n'a jamais pu avoir de manière naturelle.

D'emblée, une originalité frappe dans "Séoul-Lausanne": c'est l'omniprésence d'un narrateur qui ne se gêne pas de commenter l'action, voire de s'y immiscer discrètement. Derrière ce narrateur de roman, se profile l'auteur, professionnel du tourisme, qui n'hésite pas à s'éclater dans des descriptions de lieux précises et volontiers alléchantes, alternant la relative froideur des chiffres et le bonheur chaleureux des choses décrites, en particulier les lieux. Cela, sans oublier le tempérament des habitants de certaines contrées lointaines, telle la Corée du Sud.

De loin en loin, affleure d'ailleurs aussi une certaine conception du tourisme, qui tourne autour de l'accueil et de l'hébergement, donc du lit... lieu où, entre autres, l'on s'aime – ou pas. L'auteur explore justement les tonalités plus ou moins sincères ou vénales de l'amour: il prend certes soin d'installer Mi-Cha et Joëlle dans des chambres d'hôtel séparées lorsqu'ils voyagent ensemble, mais n'hésite pas à pousser des escort girls dans les bras d'autres personnages perdus dans leurs affaires professionnelles. Le lecteur trouvera enfin flamboyante cette description successive d'hôtels où Joëlle et Jocelyn ont tenté, sans succès, d'avoir un enfant. C'était avant l'adoption...

Tout n'est qu'amour chez Mi-Cha, ai-je dit. L'auteur rappelle, un brin théorique sur ce coup-ci, que les enfants adoptés font preuve d'un attachement particulier envers leurs parents adoptifs. Le parcours de Mi-Cha décline lui aussi les sentiments, les orientant toujours vers sa mère, ou presque. Ces sentiments pourraient paraître éthérés, si l'auteur ne leur donnait pas pour symbole les seins, un leitmotiv qui traverse tout le roman, de la tétée du nouveau-né jusqu'à un mémoire de fin d'études au sujet épatant. Cela dit, l'illustration de couverture, signée Yvan Gindroz, suggère, en montrant un Mi-Cha jeune adulte grave et détournant le regard, que les seins, et particulièrement ceux de sa mère, ne lui sont pas forcément accessibles...

Avec "Séoul-Lausanne", premier roman sous-titré "Itinéraire d'un enfant amoureux", l'écrivain José Seydoux cultive l'ambiguïté avec adresse. Après avoir signé plusieurs essais, il entre dans le monde du roman avec un livre sympathique, non dénué d'un sage humour, où se mêlent des personnages attachants, même le père de famille, un peu trop absent pour le coup, qui apporte lui aussi, à sa manière (insoupçonnée, pour le coup), quelque chose au jeune Mi-Cha. Adoption, sentiments interdits? L'ambiance est un brin trouble dans "Séoul-Lausanne", sans jamais déraper.

José Seydoux, Séoul-Lausanne, Saint-Denis, Edilivre, 2018.


Le site des éditions Edilivre, celui de José Seydoux.

Dimanche poétique 351: Raphaël Meneghelli

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Filles de joie

Assises sur un petit trottoir
Quelques écus, c'est leur pourboire
C'est bien là une triste histoire
Qui commence très tôt dans le soir

De tour de passe ou bien d'impasse
Elle finit par une grande grimace
Par tous les temps elles se tortillent
en avant, en arrière, quelle vie!

Elles auraient voulu vivre mieux
Au firmament, fermer les yeux
Pour obtenir l'espace du temps
Le film s'efface à chaque instant

Et puis, en guise de surplus
Le champagne qui trouble la vue
Regard perdu vers l'infini
cœur amer, très loin, est enfoui

Vil métier à travers les âges
A chaque jour c'est du courage
D'affronter ces tristes rivages
Mécanique de cet engrenage.

5 février 2010 – Café du Tilleul, Fribourg

Raphaël Meneghelli (1974- ) , Pèlerinage de vie, Fribourg, Raphaël Meneghelli, 2012.

vendredi 18 mai 2018

Un récit écologiste en fragments... mais pas que

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Marie-Jeanne Urech – L'écrivaine Marie-Jeanne Urech a le chic pour créer des univers bien à elle, un brin décalés, qui disent avec un certain sourire le petit monde où nous vivons, avec ce qu'il peut avoir de détestable ou d'aimable. Avec "La terre tremblante", elle invite son lectorat à prendre le monde comme terrain de jeu, en mettant en avant le personnage de Bartholomé de Ménibus, parti voir ce qu'il a derrière la montagne, juste après les funérailles de son père. Tuer ou enterrer le père? En tout état de cause, c'est une bonne manière, en début de roman, de délivrer un personnage de toutes attaches. Sauf une...


Derrière chaque montagne, se cache une autre montagne, on le comprend vite. Le lecteur peut être tenté de compter les montagnes, mais l'auteure exclut cette facilité: le décompte s'avère erratique, et le narrateur de chaque chapitre s'avère l'auteur de messages lancés à la mer. Certains se sont sans doute perdus... Pour l'histoire, peu importe: celle-ci reste cohérente et captive le lecteur. Comme si, comme par hasard, les messages à la mer qui ont été retrouvés étaient les plus intéressants. En contrepoint, le personnage de l'Ange boiteux, amoureuse transie du voyageur, s'exprime aussi, dans un esprit d'introspection sentimentale. Celui-ci tranche avec la description de ce que Bartholomé de Ménibus, Petit Prince ou Ulysse moderne, voit dans son voyage: une approche résolument axée sur l'observation du monde.

Il est permis de voir "La terre tremblante" comme un roman écologiste. L'auteure accorde une attention marquée à la nature, souvent marquée par l'homme. Les animaux ont leur place, par exemple avec ces vaches à hublots, qu'on a vues dans les journaux et qu'on retrouve, surpris, dans un livre. Il y a aussi cet élevage de porcs dans un building, où la ségrégation des sexes bat son plein: les gorets atteignent le sommet du bâtiment pour mieux choir, comme déchoit un patron qui a commis une erreur, alors que le confinement des truies aux deux ou trois premiers étages du bâtiment semble illustrer le "plafond de verre" qui, dit-on, empêche les femmes d'accéder aux échelons supérieurs de toute hiérarchie. Il se trouve que l'ascenseur est un "paternoster": faut-il en conclure que dire un "Notre Père" permet d'aller plus haut dans ce roman? Il est permis de le penser, d'autant plus que la question religieuse, subvertie ou non (dans ce roman, on enterre indifféremment des humains et des déchets chimiques, selon des rituels bien définis), traverse "La terre tremblante".

Ecologie également dans le thème récurrent de l'eau: le lecteur la découvrira claire comme jamais, glacée et pure, au passage de l'onde d'un lac qui inonde un village – on pense à ces villages inondés à la suite de la construction de barrages qui ont créé de nouvelles cités d'Ys. Il la trouvera rare, cette eau, dans un monde où l'on se concerte pour déboucher les conduites. Issu d'une contrée qui pourrait être le Valais, Bartholomé de Ménibus fait figure d'expert en la matière. Et puis, il y a les mille visions de l'océan, aboutissement du voyage de Bartholomé de Ménibus, traduites par des mots-valises révélateurs. Enfin, l'océan, justement, est utilisé comme le vecteur de messages et le socle d'un nouveau continent en plastique, mais où la vie sait comment se faire sa place: la Yapakline.

Yapakline: c'est la contraction de Yapaklou et Zibeline, les enfants terribles et attachants des romans de l'écrivaine. Ici, ils font figure d'étape bloquante d'une odyssée futuriste, tentant avec leurs moyens de gosses, étonnamment convaincants, de bloquer Bartholomé de Ménibus sur leur île en plastique. Rassuré par la présence de ces deux personnages, le lecteur remarque que "La terre tremblante" recycle habilement d'autres éléments de romans précédents de l'écrivaine: on y retrouve une fanfare déjà entendue dans "Malax", ou un abribus qui rappelle étrangement "La Salle d'attente". Cela, sans oublier que Bartholomé de Ménibus devient "Amiral des eaux usées" – encore un titre de l'écrivaine. "La terre tremblante" s'intègre donc parfaitement à l'oeuvre de Marie-Jeanne Urech.

"La terre tremblante" est un court roman aux ambiances surréalistes et décalées qui, par de subtils renversements, parvient à dire ce qui n'est pas idéal dans le monde, tout en douceur: c'est évocateur sans mettre mal à l'aise, ou presque. Roman écologique optimiste et à peine joyeux, roman de voyage imaginaire, "La terre tremblante" est aussi une façon de dire notre monde tel qu'il est, à partir de quelques images développées en des chapitres conçus comme des nouvelles, ou comme autant d'histoires individuelles. Est-ce que les coordonnées géographiques citées par Bartholomé de Ménibus ont un sens, d'ailleurs? Un géographe saura trancher. Mais cette géométrie s'oppose à l'orientation du coeur de l'Ange boiteux, qui suit juste ses sentiments qui la guident d'un indice à l'autre. Et alors que l'on n'apprend qu'en fin de roman le nom réel de l'ange boiteux et amoureux, alors aussi qu'en d'autres circonstances, les personnages apparaissent souvent incomplets, non nommés ou réduits à une fonction, l'auteure suggère que l'écologie ne saurait se passer d'une réflexion sur ce que doit être l'humain dans son intégralité, sans assignation à un rôle.

Marie-Jeanne Urech, La terre tremblante, Lausanne, Hélice Hélas, 2018. Postface de Pierre Yves Lador, illustration de Macbe.

Le site de Marie-Jeanne Urech, celui des éditions Hélice Hélas.

mercredi 16 mai 2018

Louis Soutter et les années de plomb, vus de Suisse

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Jean-Luc Chaubert – On pourrait croire à une plongée dans les "Années de plomb" que l'Allemagne a traversées au temps de la "Fraction Armée Rouge", et le titre du premier roman, clair et sans détours, de Jean-Luc Chaubert l'indique sans ambages superflues au lecteur. Mais "Les Années de plomb" évoque surtout les résonances qu'a eues ce mouvement terroriste en Suisse, et surtout dans le coeur et l'âme des personnages que l'auteur a créés pour la circonstance. Et en Suisse, la violence elle-même marche sur du velours...

Tout commence de façon trépidante, dans le contexte des années 1970: sur son retour vers la Suisse, un étudiant lausannois, Olivier, prend à son bord Ingrid, une autostoppeuse allemande à l'âme révolutionnaire. Elle a l'air bizarre, exténuée aussi. Non loin de la frontière, elle dégomme au pistolet un représentant de l'autorité, à travers la vitre de la voiture. En hébergeant ensuite celle qui a tiré, par humanité et en tout bien tout honneur malgré le trouble, l'étudiant ne sait pas que cet épisode va déterminer un bon bout de son existence.


L'auteur excelle à conférer à ses personnages une personnalité propre, complexe et bien construite – et par conséquent crédible. Ingrid est certes un sympathisante de la Fraction Armée Rouge, ce qui ne devrait pas la rendre particulièrement sympathique. Mais après avoir pris du champ face à un mouvement dans lequel elle ne se reconnaît plus, elle cherche sa voie, et veut dépasser certains réflexes. L'art s'avère un chemin de rédemption, non exempt d'embûches, et l'auteur décide de placer cette femme dans les traces du peintre suisse Louis Soutter. Cela permet au lecteur de visualiser facilement ce que crée Ingrid; et puis, il est permis de penser que l'écrivain a tracé un pont entre Ingrid, personnage à la psychologie peut-être fragile (mais certainement pas folle), et Louis Soutter, artiste considéré comme fou par certains (mais pas par d'autres), et qu'on rapproche de l'art brut. Enfin, l'auteur semble partager ainsi une passion artistique personnelle avec son lectorat. Passion qui est en phase avec la citation de quelques poètes, en particulier Jacques Prévert.

C'est compliqué? Voyons Olivier... qui essaie de faire la synthèse entre un bel idéalisme qui puise dans les valeurs dites de gauche tout en étant l'héritier indécrottable du protestantisme à la romande: il est fils de pasteur, et l'héritage s'avère étouffant. S'entrechoquent dès lors la conception du monde et du péché issue d'une certaine réforme, calviniste, suggérant entre autres la possibilité du rachat par les oeuvres. Cela entre en résonance avec la révolte que ressent Olivier face aux dictatures, en particulier d'Amérique du Sud, et par sa volonté de transmettre des valeurs humanistes aux élèves qu'il a dès qu'il devient enseignant. Mais face au réel, faut-il transiger? Quelques péripéties bien trouvées, éventuellement centrées sur l'Amérique du Sud où il est devenu père d'une manière difficile à avouer, permettent de placer son personnage face à ses propres mensonges et faiblesses. La complexité d'Olivier fait son intérêt. Face à lui, Yvan, la mauvaise conscience syndicaliste, celui qui tient de grandes théories bien sérieuses, fait figure de tribun qui ne connaît pas grand-chose de la vie. Celle-ci le rattrape cependant lorsque sa femme (comme qui dirait "sa bourgeoise"!) lui téléphone pour qu'il vienne s'occuper des gosses...

Rédigé par un écrivain "né à Lausanne au siècle passé", "Les années de plomb" évoque les rêves qui avaient cours au début du dernier tiers du vingtième siècle – quitte à ce qu'ils ne parlent plus guère à un lectorat plus jeune que l'auteur, qui considérera peut-être que ce sont là de vieilles lunes. Cela dit, l'écrivain dessine avec précision l'arrière-plan politique et social de l'Amérique du Sud des années 1970, aux prises avec des régimes autoritaires d'inspiration militaire, pris en mauvaise part: les porteurs de valeurs dites "de gauche" sont ainsi montrés comme des victimes. Au passage, l'auteur ne manque pas d'étriller une Suisse qu'il décrit comme commodément attachée à l'ordre et à la discipline, bien planquée à l'abri des éclats du monde, qui s'effarouche de quelques graffitis (ce qui est bien vu! Il fut un temps pas si lointain où un graffiti sur un collège faisait la une des journaux...) et trouve sans bruit des accommodements avec des régimes aussi démonétisés aujourd'hui que l'apartheid d'Afrique du Sud.

Alors certes, l'auteur ne parvient pas tout à fait à restituer l'actualité des aspects politiques et sociaux qu'il soulève, peut-être parce que ceux-ci, sous sa plume, demeurent prisonniers de leur époque et que, s'ils sont toujours en partie d'actualité (rejet du nucléaire, oeuvre de l'organisation Terre des Hommes), ils se posent en d'autres termes en ce début de vingt et unième siècle. Cette réserve dite, force est de constater que l'auteur recrée avec crédibilité une époque qui lui tient manifestement à coeur, sur un ton des plus soignés. Il y injecte ce qu'il faut de tension, grâce aux personnages des policiers Mooser et Messerli, Bernois finauds sous leurs atours rustauds, placés comme une épée de Damoclès sur Ingrid et Olivier. Et le lecteur finit par s'attacher à ces deux personnages, pour qui l'Amérique du Sud paraît un lieu de rédemption évident. Inaccessible? La réponse est en dernière page des "Années de plomb"...

Jean-Luc Chaubert, Les années de plomb, Sainte-Croix, Mon Village, 2018.

Le site de Jean-Luc Chaubert, celui des éditions Mon Village.

lundi 14 mai 2018

Un destin transformé par l'Histoire, relaté avec le sourire

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Vesna Maric – "Je me souviens d'un bout de séquence télévisée devenu légendaire depuis." Le ton est donné: à l'ère des médias, c'est à un livre de souvenirs que l'écrivaine Vesna Maric invite ses lecteurs. "Le Merle bleu" est en effet le témoignage de sa destinée: celle d'une Bosnienne de seize ans qui a quitté son pays, avec un groupe de femmes et d'enfants, au temps des guerres qui ont déchiré la Yougoslavie dans les années 1990. C'est en 1992 que commence cette tranche de vie...


Le témoignage suit le temps chronologique, de manière linéaire, montrant une jeune fille qui grandit, ballottée dans un long voyage vers l'Angleterre puis d'un lieu d'accueil à l'autre. Elle va y vivre son adolescence tout en s'efforçant de trouver son chemin dans la vie. Le lecteur voit ainsi Vesna Maric faire doucement son trou dans les petites villes anglaises tristes, entre amitiés éphémères, amours, scolarité et emplois précaires en attendant d'être reconnue comme réfugiée par la Couronne. Certes, l'adversité est là, et il arrive à l'auteure de désespérer. Mais elle a toujours les ressources pour rebondir.

Ce témoignage est empreint d'un certain humour, délicat souvent, vigoureux parfois, qui contrebalance le caractère dramatique d'une destinée transformée par l'Histoire. L'auteure, en effet, n'est jamais en retard d'une anecdote, ni d'un portrait. Ainsi en est-il de telle famille de réfugiés qui devient millionnaire en jouant au loto: dans l'esprit d'une nouvelle, l'auteure prend un malin plaisir à décrire la façon dont les joueurs choisissent leurs numéros, soit en restant fidèles à une combinaison, soit en se référant à des éléments extérieurs et inspirateurs. Il est permis de sourire aussi, mais de façon moins gratuite, face à la description de certains personnages: il y a cette femme qui se retrouve enceinte à 52 ans, ou l'épouse du médecin qui prétend avoir trois pacemakers mais fume en cachette dans le bus, alors que le voyage est éprouvant.

"Le merle bleu" est le regard d'une demandeuse d'asile sur le monde, et son observation du pays d'accueil s'avère acérée. Le lecteur appréciera la première impression d'échange entre autochtones anglais et migrants bosniens sur la meilleure manière de faire du café. La narratrice se souvient aussi du regard que ces Anglais portent sur les immigrées, peinant à croire qu'elles ont quitté un pays où elles n'avaient pas moins qu'eux en termes matériels. Abus, petites jalousies autour de manteaux de fourrure: tout y passe, avec constamment un sourire en coin.

On sourit en effet beaucoup dans "Le Merle bleu", tout comme ses personnages rient à plus d'une reprise, en dépit de l'adversité et de l'adaptation pas toujours aisée à un environnement nouveau – pour ne dire qu'un exemple, l'obstacle de la langue s'avère insurmontable pour plus d'une personne migrante. Loin de tout misérabilisme, simplement à hauteur humaine, "Le Merle bleu" est le témoignage original, volontiers souriant, d'une personne qui, face à des circonstances particulières, a su faire ses premiers pas dans la vie des grands et s'intégrer dans un nouveau pays, en en adoptant les mœurs avec détermination, sans pour autant oublier des origines dont le souvenir fluctue mais demeure vivace.

Vesna Maric, Le Merle bleu, Paris, Intervalles, 2018, traduction par Marie Poix-Tétu.

Le site des éditions Intervalles.

dimanche 13 mai 2018

Dimanche poétique 350: Pierre Quillard

Idée de Celsmoon.

Pour une absente

Je veux m'enfermer seul avec mon souvenir,
Immobile, oublieux des rafales d'automne
Qui font les frondaisons se rouiller et jaunir
Et de la mer roulant sa plainte monotone ;
Je veux m'enfermer seul avec mon souvenir.

Le demi-jour filtrant des étoffes tendues
Sera doux et propice à mon coeur nonchalant,
Quand je l'évoquerai du fond des étendues,
Et sa voix emplira d'un hymne grave et lent
Le demi-jour filtrant des étoffes tendues.

J'aurai la vision chère devant les yeux :
Le souffle parfumé de l'ineffable Absente
Flottera pour moi seul dans l'air silencieux
Subtil comme une odeur de fraise dans la sente ;
J'aurai la vision chère devant les yeux.

Et je dirai tout bas ma tendresse latente ;
Ô coeur lâche, tremblant et révolté, je veux
Que ton intime amour se révèle et la tente :
Tu te résigneras à l'effroi des aveux
Et je dirai tout bas ma tendresse latente.

Pierre Quillard (1864-1912), La Lyre héroïque et dolente. 
Source: Poésie.webnet.

vendredi 11 mai 2018

Chypre, la possibilité d'un visage et d'une île

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Virgile Elias Gehrig – Y a-t-il quelque chose de plus terrible que de perdre son visage? Pas seulement perdre la face, mais voir littéralement son propre visage s'effacer, et ses sens s'émousser? Tel est le destin de Thomas, personnage principal du foisonnant dernier roman de l'écrivain Virgile Elias Gehrig, "Peut-être un visage". Circonstances aggravantes: Thomas Fourvière est marié et presque père de famille, et du jour au lendemain, le voilà qui disparaît. Perdu dans un champ, son téléphone portable vagit dans le vide...


Les premières pages sont consacrées à une mystérieuse jeune fille qui allume cinq feux, comme cinq continents, sur la plage. Mystérieuse, elle le restera jusqu'au bout: certes, l'auteur en dit pas mal sur elle, mais il n'est pas évident de la cerner. Est-ce Europe, cette fille dont le géniteur est Thomas? Affaire à suivre.

Dès lors, l'auteur commence son roman sur un zoom avant, tranquille et progressif, sur une région qui pourrait bien être le Valais. Cette description d'un canton suisse cerné par les montagnes fait immanquablement penser au très beau roman "On dirait toi" (2013) de Sonia Baechler; l'auteur de "Peut-être un visage" va, à l'instar de Sonia Baechler, jusqu'à nommer la région décrite "La Vallée". Cela dit, le zoom avant s'arrête sur de jeunes étudiants utilisant leurs smartphones sur le campus d'une excroissance de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne: chez Virgile Elias Gehrig, le canton est entré dans la modernité.

Perdre progressivement son visage, pour Thomas, c'est évidemment terrible. L'auteur affirme ce que l'on pressent: perdre son visage, c'est le résultat d'une certaine fréquentation des réseaux sociaux qui réduisent leurs utilisateurs à des profils étriqués. Certes, l'auteur concentre son récit sur Thomas, mais d'autres personnes sont concernées et prennent l'avion pour Chypre, dans l'espoir d'être soignées.

Chypre? L'auteur assume le côté symbolique de ce pays aux marches de l'Europe, presque grec, berceau d'une certaine civilisation. Et c'est dans un monastère orthodoxe, celui d'Agios Neophythos, que Thomas retrouve forme humaine, avant de retrouver Europe. De quoi rappeler la quête personnelle du personnage principal du "Sourire de Pan" de Jacques Périer! Il est aussi permis de voir dans les retrouvailles finales, aux airs de tour de noces, l'idée de la réunion du paganisme fondamental, principe féminin, autour d'Europe et de la Terre Mère (Gaïa), et du christianisme, principe masculin, autour de Thomas – dont le nom renvoie à Saint Thomas d'Aquin. Cela, même si Europe est finalement peu présente dans "Peut-être un visage", si ce n'est en creux, l'auteur se concentrant sur le personnage de Thomas.

Se retrouver soi-même, entre les racines valaisannes, humaines et proches, et les racines de civilisation, lointaines et profondes, à Chypre: tel est donc le propos de "Peut-être un visage". On retrouve dans ce roman certains thèmes déjà vus dans "Pas du tout Venise", précédent roman de l'écrivain: le milieu hospitalier, ou le mysticisme chrétien, dans une symbolique revisitée. Le lecteur regrettera quelques longueurs, quelques digressions et passages dont le rapport avec la quête de Thomas n'est pas des plus évidents, si ce n'est pour rappeler, parfois, que ce personnage est entouré d'une famille. Il reconnaîtra aussi quelques tics de langage, tels que l'utilisation courante, à des sens divers, du verbe "vagir": comme si une telle quête amenait le personnage principal à redevenir un bébé qui pleure.

Foisonnement poétique, préciosité du langage, parole généreuse presque à l'excès, comme pour combler un vide: tel est sans doute le prix d'une quête, celle de la pièce de puzzle manquante. Car de même qu'un puzzle auquel il manque une pièce est triste, un visage absent est une lacune qu'il faut combler. Et l'absence peut aussi être vue comme l'un des fondements de l'œuvre littéraire de Virgile Elias Gehrig, qui écrit "pour offrir une tombe à sa mère", qu'il a perdue alors qu'il avait seize ans.

Virgile Elias Gehrig, Peut-être un visage, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.


Le site des éditions L'Age d'Homme.

mercredi 9 mai 2018

La Route 66 d'un écrivain français

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Thierry Covolo – "La plus jeune des frères Crimson", c'est la Route 66 personnelle de l'écrivain lyonnais Thierry Covolo, qui signe là son premier recueil personnel après avoir glané plus d'un prix et donné à des revues et ouvrages collectifs un certain nombre de ses nouvelles au parfum très américain.

Le lecteur est frappé par le caractère éminemment concret des nouvelles du recueil, toutes travaillées au plus près de l'action, sans lyrisme superflu, sans la tentation de l'expérimentation gratuite. Cette manière de construire ses nouvelles permet à l'auteur de creuser ses personnages, par exemple l'autostoppeur de "Billy Rank est un type super", dessiné au travers des regards des automobilistes qui le font voyager à travers les Etats-Unis, mais aussi du propre point de vue du personnage, qui parle à la première personne et a des idées bien arrêtées. Ainsi naît un personnage riche en zones d'ombre et de lumière, bien construit à la base, à la personnalité forte.

Les décors sont aussi soignés, sans exhibitionnisme – juste ce qu'il faut pour que le lecteur soit embarqué. Ils donnent à voir les Etats-Unis dans leur profondeur, avec ses motels anonymes ("Les bottes de Bob"), ses prisons ("Ma' Grossman, ça va être ta fête", savoureuse nouvelle à chute: la vieille dame qui a survécu aux camps de la mort nazis va-t-elle résister à un cambriolage?), et même la campagne généreuse du pays. L'auteur fait une concession finalement agréable au tourisme en évoquant Las Vegas et ses pièges à touristes dans "Dernière illusion", une nouvelle avec de vrais-faux morceaux de Frank Sinatra dedans. Mais l'illusion touristique entre ici en résonance avec une autre illusion: celle qu'un bistrot pourra durer toujours, offrant un job à vie à l'employé qui y travaille en cuisine. Or, aux Etats-Unis autant qu'ailleurs, comme qui dirait, "business is business"!

Mais les Etats-Unis sont aussi présents dans de petits détails auxquels on ne pense pas forcément, mais que l'écrivain considère avec attention et restitue de façon naturelle. Il y a en particulier le tropisme religieux qui affleure régulièrement, comme par hasard, rappelant que le christianisme reste vivace aux Etats-Unis. Il y a aussi le rapport entre races, toujours sensible et problématique, illustré de manière sensible, sans dramatisation excessive dans "Train de vie" – qui rappelle d'ailleurs que le chemin de fer a aussi marqué l'histoire du pays de l'oncle Sam. Tout au plus pourra-t-on être surpris par une allusion à la "gendarmerie" dans l'une des nouvelles, "Hugo", certes située dans un pays plus au sud que les Etats-Unis.

"La plus jeune des frères Crimson", ce titre à la syntaxe étrange, est aussi celui d'une nouvelle du livre, et le lecteur y trouvera la clé de ce déterminant féminin a priori incongru. Une parmi dix, qui offrent au lecteur un voyage personnel aux Etats-Unis, donnant à voir un pays profond, entre misère, rêve et voyages incessants, entre envie de fortune et ruralité. Le lecteur croisera au fil des pages des personnages quasi anonymes, ordinaires, des gens qui portent des prénoms à une seule syllabe. Tout cela forme un pays qu'on a l'impression de connaître ou de reconnaître, si l'on est familier des écrivains des Etats-Unis. Avec sa sensibilité d'auteur français, Thierry Covolo invite quand même ses lecteurs à y refaire un tour, parce qu'il y a peut-être encore quelque chose à découvrir. Et oui: pour qui sait y voir, il y a encore du neuf, et c'est du bon.

Thierry Covolo, La plus jeune des frères Crimson, Louvain, Quadrature, 2018.

Le blog de Thierry Covolo, le site des éditions Quadrature.

lundi 7 mai 2018

"Le spectateur", qui analyse qui?

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Virginie Vanos – Qui psychanalyse qui? C'est la question essentielle qui s'installe au fil des pages du premier roman de fiction de l'écrivaine Virginie Vanos, auteure par ailleurs de nouvelles et d'un témoignage. "Le Spectateur" met en effet en scène un psychiatre aux prises avec une cliente particulière et énigmatique. Et s'il faut dire "énigmatique", ce n'est pas un hasard, tant "Le Spectateur", roman qui adopte le ton de la confession, est traversé par la notion de secret, familial mais aussi médical.


Certes, au début du roman, les choses sont plutôt dites que montrées, et on l'admet certes dans la mesure où le narrateur, Axel Ramaz, parle de sa propre expérience. Une manière personnelle d'exprimer ce monde, faite de phrases définitives rappelant l'enfant qu'a été Axel, puis de mondanités qui ne sont que postures. Psychiatre en devenir, le narrateur ne prend-il pas le lecteur comme psy à son tour? En lui parlant, il le prend à témoin, en tout cas, faisant de lui le véritable "spectateur" de ce roman.

Il est permis de regretter que "Le Spectateur" (attention: spoiler!) se termine sur le décès accidentel du narrateur, donnant après coup au lecteur l'impression abrupte que c'est un mort qui parle de lui-même, alors que rien ne le suggère avant. En forme d'épilogue, rédigé à la troisième personne, le tout dernier chapitre sonne soudain juste et vient souligner le caractère dérisoire, fragile de tout ce qui vient d'être raconté, sans enlever totalement l'impression surprenante donnée par la mort soudaine du narrateur.

Ce souci de point de vue ne doit pas faire oublier les qualités indéniables du "Spectateur". Donc, Axel Ramaz se retrouve chargé d'analyser une reporter nommée Alexandra Mars. La proximité des noms suggère que tout doit les rapprocher, et le moteur du roman est justement l'amour fou qu'Axel nourrit envers Alexandra. Un amour qui va bien sûr à l'encontre de sa position de médecin, supposé neutre. L'auteure fait monter la tension au fil des pages, poussant son personnage masculin jusque dans les ornières de la folie, en passant par la jalousie.

La proximité des noms d'Alexandra et d'Axel interpelle le lecteur: en somme, qui analyse l'autre? Question clé du "Spectateur", je l'ai dit. Celle-ci traverse la relation qui s'installe au fil de consultations qui ont parfois des airs de confrontation, de jeux de masques ou de poker menteur – des jeux qui, certes justement disposés, auraient mérité d'être plus approfondis parfois. Cette proximité apparente masque toutefois des divergences importantes de caractère entre les personnages, l'analyste étant introverti alors que la patiente, reporter de son état, est joueuse et ouverte sur le monde. Ces divergences, sources de tension, peuvent toutefois être lues comme des traits complémentaires, et le narrateur les voit aussi comme autant de possibilités de rapprochement.

Les tensions naissent aussi du double entourage d'Axel Ramaz, tiraillé entre la famille, qu'il n'a pas choisie et qui lui pèse, et les amis, que l'auteure excelle à décrire en soutiens aux outils divers mais pertinents. Gageons que la famille n'aurait pas agréé les amis; dès lors, le psychiatre se trouve ballotté entre deux entourages. Il sortira de l'ambiguïté en fin de roman, bien sûr. Mais en profitera-t-il? Guère.

Si certains de ses choix narratifs peuvent certes laisser le lecteur dubitatif, "Le Spectateur" reste, sur le fond, un roman intéressant qui joue avec beaucoup d'intelligence et d'adresse sur les relations entre les humains, des humains divers et bien dessinés face auxquels le lecteur aura des impressions tranchées: la famille, vue comme oppressante, certes, mais aussi les collègues de travail. Il en résulte un livre sensible où les relations entre personnages sonnent juste.

Virgine Vanos, Le Spectateur, Saint-Denis, EdiLivre, 2015.



Le site de Virginie Vanos, celui des éditions EdiLivre. Livre lu en partenariat avec simplement.pro.

dimanche 6 mai 2018

Dimanche poétique 349: Amalita Hess

Idée de Celsmoon.

Voyage

Aux aurores,
nous accrocherons
nos doutes lancinants
aux derniers fils de la nuit
et, main dans la main,
l'âme nomade,
hommes et femmes
nous gagnerons le pays
des éblouissantes certitudes.

Amalita Hess (1936- ), Aux fontaines de tes soifs, Fribourg, Editions du Cassetin, 1998.