vendredi 30 juillet 2021

L'assassin est dans les champs...

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Jérôme Sublon – Tout commence par l'assassinat particulièrement sauvage d'un notable villageois, Delmare, quelque part dans le Vercors. Il a été perpétré au moyen d'une scie à bois utilisée dans une scierie. Il y en a partout... c'est le point de départ de "Corps rouge dans le Vercors", roman policier efficace et captivant signé Jérôme Sublon. C'est aussi la deuxième enquête d'Aglaëe Boulu, après un "Nozze nere" campé en Corse.

L'auteur dessine d'une manière à la fois classique et talentueuse quelques villageois typiques. Peu à peu, dans ce patelin du Vercors, se dessine un amas de secrets qui tournent tous autour de la scierie, évoquée en début de roman. Autour de celles-ci s'agitent plusieurs notables, ayant tous peu ou prou intérêt à la disparition de Delmare, le propriétaire. C'est que tout se sait, dans ce village. Aussi le passé, symbolisé entre autres par le monument aux morts de la Seconde guerre mondiale.

Ces villageois sont bien typés, et l'auteur ne manque pas de faire preuve d'humour à l'occasion. Il y par exemple ce vieux noble qui vient chaque jour prendre son petit-déjeuner à l'hôtel où Aglaëe Boulu est logée pour les besoins de l'enquête. Ou la femme de Delmare, bonne copine avec l'épouse d'un autre suspect, fournisseur de bois intransigeant. Ou, pour un peu d'humour en apparence, Colette Blanche, qui fait du calcul mental en étendant son linge. Ce qui procure de précieux indices à la police. 

La recherche du coupable prend vite des allures d'enquête de voisinage, Aglaëe n'hésitant pas à se faire préciser tel ou tel aspect, même brièvement – l'auteur assume le risque du ressassement. Le suspens n'est en rien perdu: tout le monde est suspect à un moment ou à un autre, mais quelque chose ne colle pas... Du coup, l'écrivain travaille aussi les états d'âme d'Aglaëe Boulu, mise sous pression par une hiérarchie qui doute à mesure que les cadavres s'amoncellent, l'horreur des homicides étant constante: l'auteur fait courir un assassin qui ne manque ni d'inventivité, ni de raffinement lorsqu'il s'agit de faire souffrir. Cela, sans oublier qu'Aglaëe Boulu est rejointe par un autre policier, ex-amant, ce qui réveille de vieux démons.

Autant dire qu'il lui faudra faire marcher ses petites cellules grises pour mener à bien cette enquête où, comme de bien entendu, les apparences sont trompeuses. Cellules grises? L'expression n'est pas fortuite ici. C'est en effet sur un finale à la Hercule Poirot que l'auteur conclut son intrigue policière. Aglaëe Boulu réunit alors tous les suspects dans un champ et les fait asseoir sur des bottes de paille pour un déballage théâtral, prélude en crescendo au dévoilement du coupable. En attendant, personne n'en sort grandi... 

On sourit enfin à certains aspects anecdotiques du roman, tels que ce serveur de bistrot qui vante un peu lourdement les produits proposés par l'établissement, ou Choupa, le chien de Delmare, qui se cherche désespérément un nouveau maître. Sans oublier, là encore de manière classique, un personnage de médecin légiste à l'humour macabre à l'épreuve des balles. Coup de chance pour le lecteur: Aglaëe Boulu elle-même ne manque pas de répondant.

Jérôme Sublon, Corps rouge dans le Vercors, Saint-Etienne, Editions du Caïman, 2018.

Le site des éditions du Caïman.

Egalement lu par Camille, ClaudeQuatre sans quatre.

mercredi 28 juillet 2021

Hideo Okuda, six Tokyoïtes dérisoires en quête de sexe

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Hideo Okuda – "Lala Pipo": voilà bien un titre énigmatique et intrigant derrière sa consonance amusante. L'écrivain japonais y confronte, dans un esprit à la fois drôle et grinçant, les thèmes de la solitude et de la sexualité. Cela, au travers de six personnages principaux quelque peu marginaux, hommes ou femmes tokyoïtes, qu'on qualifiera aisément de bizarres: de purs anti-héros.

Une note tout d'abord sur la construction maîtrisée de cet ouvrage, un roman composé de six parties centrées chacune sur l'un des six personnages mentionnés. Bien lié, l'ensemble compose une danse des personnages récurrents: aperçu en arrière-plan, tel personnage peut ainsi prendre chair plus loin. Cela, à l'instar de l'opératrice de saisie un peu forte qui transcrit les romans d'un écrivain à la chaîne, ou du rabatteur et des filles qu'il ramène chez lui pour les tester... et qu'un voisin de palier écoute.

Justement, ce voisin de palier... en commençant son récit avec lui, l'auteur n'y va pas de main morte, si l'on peut dire. Hiroshi Sugiyama est en effet un otaku peu ambitieux, mais aussi un trentenaire qui aime se masturber en écoutant les voisins et développe des combines pour améliorer l'expérience: utilisation d'un verre pour écouter à travers le plafond, debout sur une chaise, puis carrément au moyen d'un micro permettant d'entendre à travers les murs. Seule l'écoute compte.

Face à cela, le lecteur se trouve pris en porte à faux, à la fois gêné et amusé par ces procédés dérisoires et grotesques, mais aussi épaté: si Hiroshi Sugiyama, soucieux de son image, craint à chaque action de passer pour un pervers aux yeux de son entourage romanesque, c'est bel et bien ce qu'il est aux yeux du lecteur.

La mise en avant du gigolo-rabatteur permet à l'auteur d'ouvrir son récit sur la société japonaise, ses codes rigides, ses difficultés et les arrangements qu'on peut y trouver. Si le thème du regard masculin sur les femmes est une constante, révélatrice d'une société présentée comme patriarcale dans l'âme, l'auteur montre ainsi aussi comment, à plus d'une reprise, les femmes savent, même si cela a un coût social, tirer leur épingle du jeu.

Leur bénéfice est aussi financier à l'instar de ces vraies ou fausses lycéennes qui, semblant assumer leur vénalité, monnaient leurs charmes dans un bar à karaoké et finissent par y faire leur loi – un univers complètement fou, hanté entre autres par le fameux écrivain érotique, méprisé ouvertement parce qu'il écrit de la littérature de genre. Ou la fameuse opératrice de saisie, qui tourne en secret des films de ses ébats avant de revendre ces vidéos, avec succès: elle sait trouver les hommes qui voudront bien la suivre. Mais qu'est-ce qu'elle encaisse...  

Le jeu des hiérarchies sociales (sexe, mais aussi âge et expérience) et la difficulté à dire franchement non sont aussi présentes dans "Lala Pipo", entre autres par le biais d'un représentant de commerce spécialisé dans les journaux ou les baignoires, et qui refile immanquablement sa marchandise à un personnage qui, déjà peu fortuné dans un pays où la vie coûte cher, se fait avoir à chaque fois par des trucs de vente grossiers.

L'auteur faisant preuve d'une folle imagination, le lecteur est ainsi constamment ballotté entre le rire et le scandale tout au long d'un roman virtuose et échevelé. Celui-ci présente six personnages qui sont autant de solitudes fondamentales et de rouages voilés, exemplaires d'une société dont "Lala Pipo" châtie par une ironie vigoureuse quelques aspects sombres, générateurs de frustrations en tous genres.

Hideo Okuda, Lala Pipo, Paris, Wombat, 2016. Traduit du japonais par Patrick Honnoré et Yukari Maeda.

Le site des éditions Wombat.

Egalement lu par Catherine Dutigny, Happy AntipodeanJohn Barré, Nicolas Derder.

mardi 27 juillet 2021

Alain Delmas dans les méandres d'un panier de crabes latino-américain

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Alain Delmas – "Xéno", le deuxième roman d'Alain Delmas, oscille entre thriller et politique-fiction. C'est un roman aux paragraphes à la fois denses et percutants qui embarque ses lecteurs dans les méandres d'un pays latino-américain imaginaire qui résonne à plus d'un titre dans l'esprit du lecteur. Et surtout, c'est la description d'un panier de crabes à donner le tournis...

Commençons par planter le décor. L'auteur plonge son lecteur dans une dictature très fermée, peuplée d'indigènes, les Guadaltèques, maintenus en condition inférieure et de personnalités imbues de pouvoir, dirigées par un dictateur hors d'âge mais encore capable de se défendre et obsédé par le contrôle nommé Victor Casanegra. Un journaliste vient y mettre son nez. Tous ces personnages ont des noms à consonance hispanique mêlée d'anglais et d'autres langues, ce qui s'avère un bien chouette métissage.

Pour décrire ce pays imaginaire, l'auteur fait appel aux nombreux imaginaires liés aux régimes despotiques d'hier et d'aujourd'hui. Pour la fermeture, on pense à l'Albanie d'Enver Hoxha ou à la Corée du Nord. Pour la richesse passée, on songe à Nauru, îlot devenu soudain riche grâce à des gisements de phosphate, comme la dictature mise en scène a été riche grâce à la rente pétrolière – dans les deux cas, l'embellie a duré une trentaine d'années. Il y a aussi quelques manteaux noirs en cuir qui rappelleront les sombres tenues du nazisme. Enfin, il y a peut-être aussi quelques souvenirs de l'écrivain, qui a vécu en Amérique du Sud.

Panier de crabes, ai-je dit. Une tel contexte dictatorial est en effet favorable aux manipulations de toutes sortes, et l'auteur joue avec une magnifique constance sur cette corde sensible. Voilà qui est parfait pour donner au lecteur l'impression qu'on ne peut faire confiance à personne! Cela, sur fond de velléités de pouvoir: le vieux dictateur suscite les convoitises, ainsi que des agissements vils pour vivre sur le dos de la Révolution. Les jeux de poker menteur et les trahisons en cascade se succèdent ainsi à un rythme soutenu.

L'auteur aborde aussi une question d'actualité, celle de la santé publique. Cela démarre avec l'idée d'une pandémie, thème des plus familiers ces temps-ci, ce qui permet d'accrocher directement le lecteur. Mais l'épidémie du livre n'a rien à voir avec le Covid-19, ni par ses symptômes (elle ressemble davantage au zona), ni par ses enjeux. Partant d'une situation que tout le monde peut appréhender, l'auteur va plus loin en abordant les coulisses peu reluisantes du trafic d'organes et des xénogreffes (des tissus de porc greffés sur des humains) et en décrivant une science devenue folle.

Ces xénogreffes sont l'une des raisons du titre, "Xéno", par apocope. On pense aussi au mot grec ξένος, qui signifie "l'étranger": il conviendrait bien à Nikos, le journaliste, corps étranger et électron libre (ou pas) venu observer le pays sur mandat d'Olga Mancuso, commissaire à la santé publique. Qui, elle, n'a pas les mains propres... et voudrait travailler avec un savant étranger, ce qui n'a rien d'évident dans un pays aux frontières hermétiques.

Tous dessinés en nuances de gris, faisant jouer leurs parts d'ombre, les personnages intrinsèquement ambigus de "Xéno" s'avèrent complexes, détestables plus souvent qu'à leur tour, donc captivants. Tout au plus peut-on trouver une part de sagesse chez les Guadaltèques; mais eux aussi sont entraînés, qu'ils le veuillent ou non, dans les soubresauts sociaux que décrit le roman. La jeune Clarysse joue avec eux un rôle de leader et de justicière, par amour. Mais, étrangère chez les indigènes, n'est-elle pas elle aussi un agent double? 

Alain Delmas, Xéno, Paris, Intervalles, 2021.

Le site des éditions Intervalles.

Egalement lu par Lyvres.

lundi 26 juillet 2021

Intellectuels et idées choc, l'enquête d'Eugénie Bastié

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Eugénie Bastié – Bonne nouvelle, si l'on en croit Eugénie Bastié: le choc des idées a repris en France, avec vivacité, et les intellectuels ne manquent pas de faire part de leurs considérations. Mais y a-t-il débat? Voilà une réalité actuelle que chacun perçoit s'il se met à l'écoute du fracas du monde, et que l'essayiste et journaliste détaille de façon raisonnée, argumentée, dans "La guerre des idées". Un ouvrage qu'il est possible d'aborder seul, bien sûr, mais qui vient aussi augmenter l'essai plus ancien "Pouvoir intellectuel" d'Emmanuel Lemieux (2003).

La figure de l'intellectuel est donc toujours présente. L'auteure dessine d'abord sa généalogie, partant de l'affaire Dreyfus et évoquant cette idée de Jean-Paul Sartre qui dit que l'intellectuel est "celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas". Depuis Sartre, cependant, l'auteure identifie une évolution des profils, allant d'intellectuels universels à des intellectuels sectoriels, intervenant spécifiquement sur telle ou telle question. Bien entendu, elle questionne aussi la notion d'engagement de l'intellectuel, voire le mélange des genres, par exemple à l'université.

La question de l'intellectuel forcément de gauche hante aussi les pages de "La guerre des idées", avec une tentative de contrepied: les réacs ont-ils gagné la bataille des idées? L'auteure apporte une réponse intermédiaire, nuancée, suggérant que des personnalités cataloguées à droite telles qu'Eric Zemmour ou Philippe de Villiers sont certes de bons clients, qu'ils ont peut-être remporté la bataille du réel. Mais elle évoque également le retour d'une certaine gauche, éclatée et assumant son sectarisme. 

En particulier, elle offre une analyse critique, bien étayée, des rapports entre Edouard Louis, Geoffroy de Lagasnerie et Didier Eribon, ainsi que de leur positionnement. Par la voie du portrait, elle révèle certaines personnalités qui pourraient, à l'instar de Michel Onfray, se rattacher à une forme de populisme. Enfin, à partir d'exemples de l'actualité des dernières années, l'essayiste fait le constat d'un éclatement du monde des idées, d'"archipellisation" pour reprendre le mot de Jérôme Fourquet, avec des personnes qui refusent de parler avec d'autres ou les censurent, et du retour de médias polarisés et qui s'assument tels.

Pour terminer, l'auteure approfondit quelques thématiques de fond telles que la question du roman national et de la narration de l'Histoire, qu'elle considère comme typiquement française. Elle déconstruit aussi certains questionnements liés au féminisme actuel et à la théorie du genre, ainsi que le retour des questions de race à l'université. Cela, sans oublier un réquisitoire vigoureux contre une sociologie victime d'un constructivisme outrancier, héritière d'un Pierre Bourdieu caricaturé.

Le relativisme finit-il par n'être que la vérité de l'un contre celle de l'autre? Finit-il par dissoudre le corps social au gré d'aspirations corporatistes voire individuelles? Les libéraux de la fin du vingtième siècle peinent à exister aujourd'hui, relève l'essayiste, et l'universalisme apparaît remis en question, aussi par les jeunes générations. Empruntée au philosophe britannique Roger Scruton, la conclusion de cet essai documenté, entre ombres et lumières, nourri d'entretiens aussi, est que la mission de l'intellectuel du vingt et unième siècle sera de "restaurer les fils de cette conversation brisée" – celle qui doit exister entre penseurs frottant leur cervelle à celle d'autrui plutôt que de privilégier l'anathème et la censure. Ambitieux!

Eugénie Bastié, La guerre des idées, Paris, Robert Laffont, 2021.

Lu par AnnsteinGilles Pudlowski, Raoul de BourgesThierry GodefridiWodka.


dimanche 25 juillet 2021

Dimanche poétique 507: Antoine Jaccoud

Avec: AnjelicaAnkyaAzilisChrysEmmaFleurGeorgeHerisson08HildeKatellL'or des chambresLa plume et la pageMaggieViolette.

Histoire de viande (1)

Debout, nue
dans la cuvette,
rue Rousseau
en face du grand
supermarché,
une fille de boucher
qui aimait la boxe et
la poésie avait dit:
«J'ai senti le fumé
jusqu'à mes quatorze ans.»

Le père fumait
à la maison:

non pas des cigarettes

mais les saucisses
les gendarmes
les rippli
et puis sa gamine
avec.

Antoine Jaccoud (1957- ), Adelboden, Lausanne, Editions HumuS, 2014.

dimanche 18 juillet 2021

Dimanche poétique 506: Messaoud Gadi

Avec: AnjelicaAnkyaAzilisChrysEmmaFleurGeorgeHerisson08HildeKatellL'or des chambresLa plume et la pageMaggieViolette.

Cimetière de mon cœur

Dans le cimetière 
de mon cœur
les souvenirs
se cachent pour taire
certaines peurs
sans avenir.
Ils ont le goût de tout
et surtout des nous.
Ils se renouent,
Elles se dénouent
et j'avoue que même enterrés
dans ma mémoire, ils se reflètent encore
dans le miroir
de mon désespoir:
Ils hantent mon corps.

Messaoud Gadi, A travers les mots, DOM Editions.

mercredi 14 juillet 2021

Quand Vincent Duluc vibre avec l'AS Saint-Etienne

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Vincent Duluc – "Un printemps 76", c'est le roman foisonnant d'une jeunesse, celle de l'auteur, Vincent Duluc, qui vivait alors ses treize ans comme un fils d'enseignant un peu cancre qui apprenait sa géographie dans les pages sportives de la presse. Celui qui est devenu journaliste sportif y relate aussi, et cela devient peu à peu le cœur du récit, la finale de la coupe des champions européens 1975-1976, mettant aux prises l'AS Saint-Etienne et le Bayern de Munich à Glasgow, et qui a valu un triomphe au club stéphanois, malgré sa défaite.

L'auteur organise son récit en crescendo, commençant par se revoir à treize ans, entre slows stratégiquement organisés, collège et colles. Il plante un décor provincial, triangle défini par Bourg-en-Bresse, où la vie se passe à treize ans, Lyon, la métropole, et Saint-Etienne, qui va soudain apparaître en grand sur la carte du monde et rayonner dans toute une région, voire au-delà. L'auteur met en contraste le parcours de l'AS Saint-Etienne en regard d'une ville qui se désindustrialise, évoquant notamment la disparition de Manufrance et la fermeture des mines. Le football fait ainsi figure de revanche.

Mais progressivement, c'est bien l'AS Saint-Etienne qui finit par occuper toute la place, comme elle occupe beaucoup d'espace dans le cœur d'un narrateur qui aime les posters de l'Ange vert, Dominique Rocheteau. Sur un ton glorieux, l'auteur confère au club des origines quasi divines, puisque les matches de foot sont une bonne chose pour occuper les dimanches après-midi, une fois qu'on a digéré le sermon et le repas. 

C'est aussi au travers des hommes que l'auteur raconte le club. Il y a Dominique Rocheteau et sa blessure, bien sûr, mais aussi quelques joueurs qu'on a peut-être oubliés. C'est cependant les instigateurs qui donnent lieu aux portraits les plus pittoresques – on pense à la famille de Geoffroy Guichard, l'homme des magasins Casino, et notamment à son fils Pierre, mise en parallèle avec celle de l'industriel Etienne Mimard, patron de Manufrance.

Et non content de faire patienter le lecteur jusqu'à la fin du livre ou presque avant de livrer des reflets du match légendaire de Glasgow, l'auteur ralentit encore l'action en évoquant... les publicités qui passent à la télé avant le match. C'est réaliste, et habile du point de vue du rythme: le lecteur devient aussi impatient que l'ado qui attend le match devant son poste de télévision. Un poste qui a ses caprices, avec notamment une retransmission coupée au moment du but fatidique. Enfin, et c'est attendu, l'auteur évoque la fameuse question des "poteaux carrés": s'ils avaient été ronds comme presque partout ailleurs, l'AS Saint-Etienne aurait gagné ce soir-là.

On relèvera que le match du 12 mai 1976 marque aujourd'hui encore, quarante-cinq ans après, le territoire stéphanois, ne serait-ce que par le nom de deux bistrots fort recommandables: le Glasgow, place de l'Hôtel-de-Ville, et les Poteaux Carrés, place Jean-Jaurès. Surtout, il est resté dans les mémoires, et l'auteur a su en capter l'essence au travers d'un ouvrage très personnel, nourri par un talent de conteur passionnant, évocateur aussi de la naissance d'une vocation de journaliste. Allez les Verts!

Vincent Duluc, Un printemps 76, Paris, Stock, 2016.

Le site des éditions Stock.

Egalement lu par Benoît Richard, Guy ChassigneuxHenri-Charles DahlemJoëlle, Joyeux drilleMes Miscellanées, Romanthé, Sophie, Yves.

dimanche 11 juillet 2021

Dimanche poétique 505: Sibylle Bolli

Avec: Anjelica, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'or des chambres, La plume et la page, Maggie, Violette.

l'eau glisse
tambourine aux lèvres closes
la prairie
se laisse à la pluie aux sources furtives
miroir   –    froissement du visage
où sont
les mots pour dire
portes   arches   ponts sans personne
où vivent
les mots pour dire
cette vibration qui me tient
       frémissante

Sibylle Bolli, Laisser la nuit, dans L'Epître, Fribourg, VII/2021.

samedi 10 juillet 2021

Véronique Olmi, une vie en décalage

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Véronique Olmi – Trouver sa place en jouant au théâtre, ou en retrouvant les cendres d'un amour d'autrefois? Tout cela, au risque de se perdre, de souffrir encore? Tel est le lot de la narratrice de "J'aimais mieux quand c'était toi" de la romancière et dramaturge Véronique Olmi. Une narratrice qui se raconte, occupant toute la place dans ce roman.

Elle s'appelle Nelly Bauchard, la narratrice. Comédienne de théâtre, elle vit constamment en décalé, à commencer par ses horaires de sommeil. Son identité est toujours constamment en décalage à force de vivre les vies des personnages qu'elle incarne sur scène. Cette vie en décalé a quelque chose d'atavique: Nelly est la fille d'un homme homosexuel refoulé par convenance sociale – une forme de théâtre, tiens.

Et puis, le fait de jouer les "Six personnages en quête d'auteur" de Pirandello suggère que son identité, en plus d'être en décalage, a quelque chose d'incomplet, de même qu'un personnage de fiction n'existe pas sans un auteur pour l'animer. En contraste, le "je" de la narratrice est multiple, reflet de ses vies.

Cela aboutit dans cette possibilité de "devenir quelqu'un", portée entre autres par le personnage de Joseph, correspondant aimable. Possibilité qu'on sent déjà un peu flétrie: "J'ai quarante-sept ans et j'attends toujours que ma vie commence", dit Nelly (p. 32). Cela, en dépit d'un accomplissement apparent: après tout, Nelly Bauchard est mère de deux enfants et pratique un métier qui fait rêver.

Qui fait rêver... et que le récit s'attache à démystifier en dévoilant les contraintes techniques qu'il implique, une vie sociale où les souvenirs s'expriment, déformés, lorsque les comédiens sont entre eux. La démystification passe aussi par les activités très ordinaires que vit Nelly: faire des lessives, oublier des choses comme une mère (alors que jouer du théâtre, c'est ne pas oublier son texte).

Le théâtre est-il soluble dans l'amour? La narratrice en fera l'expérience en forme de choc, et l'auteure crée une boucle pour souligner l'importance du sujet: on retrouve en page 71 la Nelly qui attendait toute la nuit sur un quai de gare au tout début de l'ouvrage. Ce qui débouche sur un rapprochement avec Paul, amour d'autrefois, présence bouleversante dans le public.

"J'aimais mieux quand c'était toi" est un portrait littéraire qui plonge dans le monde des sentiments, mais dit aussi le monde du théâtre à la manière d'une femme qui en connaît les rouages et les émotions côté scène et côté coulisses. Pour le dire, la romancière cisèle admirablement ses phrases, dans le souci constant de leur donner un rythme, une scansion qui donne envie de les lire à haute voix, de s'y attarder ou de haleter derrière elles. 

Véronique Olmi, J'aimais mieux quand c'était toi, Paris, Albin Michel, 2015.

Le site des éditions Albin Michel.

Lu également par Achille, CanelkiliCaroline DoudetClarabelCoincés chez nous, Emile Cougut, FleurGéraldine, Léa Touch Book, MicMéloNebel, Sans connivenceSybelLine.

jeudi 8 juillet 2021

Parution d'"Obsédé textuel" de José Seydoux

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José Seydoux – J'ai aujourd'hui le plaisir d'annoncer la sortie, aux éditions Montsalvens, du tout dernier ouvrage de l'écrivain fribourgeois José Seydoux. Après avoir signé quelques ouvrages qui mêlent avec aisance le romanesque et les considérations personnelles sur le ton de la conversation, il offre avec "Obsédé textuel" un récit dont le fil rouge est tissé de sa vie et de ses passions. 

"La femme, le journalisme, le tourisme, l'accueil, le voyage, l'éducation et même le Moléson: sept sources d'inspiration pour une passion, l'écriture.", dit le prière d'insérer de ce témoignage, qui est aussi le voyage d'une vie. Merci encore à José Seydoux de m'avoir fait permis de préfacer "Obsédé textuel", et que vive ce livre!

José Seydoux, Obsédé textuel, Charmey, Editions Montsalvens, 2021. Préface de Daniel Fattore.

Le site de José Seydoux, celui des éditions Montsalvens

Autres livres de José Seydoux, commentés céans:


dimanche 4 juillet 2021

Dimanche poétique 504: Raymond Queneau


Cent mille milliards de poèmes

Du jeune avantageux la nymphe était éprise
pour consommer un thé puis des petits gâteaux
le Turc de ce temps-là pataugeait dans sa crise
et fermentent de même et les cuirs et les peaux

On vous fait devenir une orde marchandise
qui se plaît à flouer de pauvres provinciaux
un audacieux baron empoche toute accise
elle effraie le Berry comme les Morvandiaux

Le poète inspiré n'est point un polyglotte
le lâche peut arguer de sa mine pâlotte
le colonel s'éponge un blason dans la main

Frère je te comprends si parfois tu débloques
grignoter des bretzels distrait bien des colloques
le Beaune et le Chianti sont-ils le même vin?

Raymond Queneau (1903-1976), Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, 1961. Source: Magnus Bodin

Une combine inépuisable, soit dit en passant: ces cent mille milliards de poèmes permettraient de faire des dimanches poétiques pendant environ 1 923 076 900 000 années... 

vendredi 2 juillet 2021

Devenir arbre avec Julien Mages

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Julien Mages – Signée Julien Mages, la pièce de théâtre "Un arbre est assis" a été créée ces tout derniers jours au théâtre 2.21 à Lausanne. Elle a vu le jour lors d'ateliers de théâtre pour adultes passionnés, au fil des impondérables liés aux mesures d'ordre sanitaire qui marquent ces temps. 

Empreinte d'une indéniable drôlerie, cette pièce repousse les limites entre les espèces en mettant en scène un personnage, Michel, qui se sent devenir arbre – la tête sur les épaules, il en a d'ailleurs le caractère.

Il crée ainsi un contraste marqué avec son père, Charles, joueur et boursicoteur pathologique, dont les envolées bravaches ne manquent pas de faire sourire. Le contraste s'affirme dans une première scène écrite en répliques rapides et courtes qui a tout de la confrontation, en plus de jouer un rôle classique d'exposition. 

Par contraste encore, l'auteur place face à face deux personnages féminins, Michaela et Anna, qui fonctionnent du moins au début sur le mode du commentaire, tel un chœur antique – on pense à la scène 4 de la première partie. C'est l'occasion de monologues plus longs, plus lents sans doute aussi. Avec Anna, progressivement, un monde extérieur à la pièce et aux hommes se dessine.

Et les allusions à Michel devenant arbre surviennent: on dit qu'il comprend leur langue. Et peu à peu, il se transforme, c'est l'enjeu de la deuxième partie. On imagine sans peine l'humour de situation éclatant sur scène au début de la deuxième scène de cette deuxième partie: c'est mouillé partout, il faut bien arroser Michel... 

Etrange et cocasse métamorphose que celle de Michel! Les prénoms utilisés par l'auteur confèrent à ses personnages un statut des plus ordinaires et souligne une familiarité réciproque entre gens simples. Créant un monde attachant même avec ses éclats, ces gens sont animés par les sentiments de chacun, jalousie ou amour, passions même. Et tout se termine par une longue stance poétique en vers libres qui dit Michel entièrement devenu arbre, retourné à la nature.

Julien Mages, Un arbre est assis, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site de Julien Mages, celui des éditions BSN Press, celui du théâtre 2.21.