lundi 29 avril 2019

Morte à la sortie de "La Peau de Vache": une première enquête à la mode fribourgeoise

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Michel Niquille – Après un premier opus intitulé "Poker d'as sur Pérolles", l'écrivain fribourgeois Michel Niquille revient avec "Du sang sur le Moléson". Un second ouvrage qui apparaît comme un véritable roman, décliné en chapitres courts qui, en phrases rapides comme celles du journalisme, dessinent avec succès une intrigue de vengeance classique et solide, ainsi que des ambiances bien campées.


Récapitulons les faits: en 1995, Denis Vuillemin, employé des remontées mécaniques du Moléson, découvre le cadavre d'une quadragénaire à la sortie d'un dancing nommé "La Peau de Vache", bien connu de tous les Fribourgeois. Meurtre, viol? La machine policière et judiciaire se met en branle. Cela, avec ses efficacités et surtout ses résistances...

Deux tempéraments d'enquêteurs s'affrontent en effet dans ce roman: celui du juge Gremion, qui a "sa petite idée" à laquelle il tient malgré une évidence de plus en plus manifeste. Ce caractère buté est, selon l'écrivain, la manifestation d'une personnalité en proie à ses préjugés et obsessions, construits en partie sur des croyances chrétiennes radicales, mais aussi sur la loyauté envers une institution policière qui, si elle se veut irréprochable, n'hésite pas à protéger les notables au besoin.

A la personnalité du juge Gremion s'oppose celle du commissaire Ruffieux, adepte d'une vérité identifiée de manière sereine et patiente, à la manière d'un joueur de go qui encercle son adversaire. L'auteur entend confier d'autres enquêtes à ce personnage; gageons qu'il en ressortira quelque chose d'intéressant, sur fond de terroir fribourgeois.

C'est que la police, en ces terres fribourgeoises qu'on dit paisibles, a longtemps eu ses blocages et ses excès. Ceux-ci transparaissent dans "Du sang sur le Moléson". La crainte de s'attaquer aux notables est un ressort de l'intrigue. Il est intéressant de relever que ceux-ci prennent la forme de chasseurs de jupons, fils de bonne famille, étudiants et violeurs en bande, qui font écho aux chasseurs qui sévissent dans les bois en automne et auxquels il faut aussi donner des gages si l'on veut se faire apprécier comme homme de justice en Gruyère à la fin du vingtième siècle. Et surtout, on relève que tout cela crée, au fil des pages, une ambiance de secret redoutablement protectrice. Gare à celui par qui le scandale arrive!

S'il creuse le contexte policier, en se fondant sur les souvenirs de faits divers qui ont défrayé la chronique fribourgeoise, l'auteur réussit à rendre attachante la personne de la victime aussi. A la façon d'un journaliste, il n'en donne pas le nom de famille, et c'est le seul personnage du roman qui a droit à ce traitement. Mais si l'on s'attache à elle, c'est aussi parce qu'elle a un vécu qui n'est pas de tout repos et qu'elle porte son lot de secrets. Lui allier une amie lourdement handicapée, donc a priori inoffensive, renforce cette impression de sympathie.

Rapide et solidement construit, "Du sang sur le Moléson" est un premier roman de terroir réussi: brièvement, par esquisses, il donne à voir plus d'un lieu du sud et du nord du canton de Fribourg, et met en scène des personnages qui, détestables ou attachants, ne laissent pas indifférent. Cela, à partir de quelques traits de caractère habilement esquissés. Et qui, en tout cas pour le commissaire Ruffieux (mais aussi, c'est sûr, pour le juge Gremion!), méritent d'être approfondis au gré de nouvelles intrigues.

Michel Niquille, Du sang sur le Moléson, Bulle, Editions de la Trême, 2018.

dimanche 28 avril 2019

Dimanche poétique 396: Adolphe Retté


La lune est d'argent sous les arbres roses

La lune est d'argent sous les arbres roses, 
Des fruits fabuleux font plier les branches 
Et voici neiger des floraisons blanches. –
Un follet s'enfuit par l'ombre morose.

Tes yeux fous, ce sont des enfants perdus 
Que séduit l'ardeur des fruits défendus; 
Tes yeux d'or ce sont des enfants pervers 
Curieux d'amour et de pommes vertes; 
Je vois, dans tes yeux, ton âme entrouverte, 
Je vois, dans ton âme, une fleur d'enfer.

Arrêtons-nous: la nuit verse sur nos deux têtes 
Une onde caressante où flottent des rayons 
Et le ciel semble un dieu tremblant vers des conquêtes: 
Cueillons la nuit, l'Extase et l'Exaltation...

Donne-moi tes yeux, donne-moi tes seins –
Nous avons chassé le songe assassin.

Adolphe Retté (1863-1930). Source: Poésie.webnet.

vendredi 26 avril 2019

Oui, on peut s'entendre avec "la montagne sourde"!

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Gilbert Pingeon – C'est une montagne qu'on escalade. "On"? Non! Bien jaloux, le narrateur de "La montagne sourde" se sent propriétaire d'un mont, s'inscrivant en faux avec l'idée que "les montagnes sont à tout le monde". C'est un peu raide, comme qui dirait! Reste que "La montagne sourde", dernier opus de l'écrivain suisse Gilbert Pingeon, invite ses auteurs à faire le tour d'un mont ordinaire a priori, sans nom, mais pas sans surnom. La balade est courte (139 pages), mais dense.


C'est que "la montagne sourde", surnommée "la Sourde" parfois en raccourci, est ainsi nommée parce que le narrateur ne l'entend guère, du moins par les mots. Ce qui n'empêche pas les échanges, par exemple une gentiane cueillie contre un caillou niché dans la chaussure. L'auteur va jusqu'à imaginer des dialogues courts comme des échanges de ping-pong en début d'ouvrage. Résultat: chacun campe sur ses positions. Match nul!

Reste que les manières d'appréhender cette montagne pas si banale que ça peuvent différer. De la façon la plus fugace, cela prend la forme du chapitre "Points de vue", qui décline la vision de la montagne à la façon d'un mème. Ailleurs, il est question d'un chien (le chapitre "Vision canine"), ou alors tout simplement d'un narrateur qui avance en âge et se souvient de son attrait pour les montagnes, né dans ses plus jeunes années. 

Une constante: l'approche est poétique. Plus que d'autres, certains chapitres le suggèrent en arborant les apparences du vers. La vision peut même être sentimentale. Dès lors, l'auteur dessine avec sensibilité les relations d'amour-haine qui peuvent naître entre un randonneur et la montagne, à la fois adulée parce que tellement transcendante. Jaloux? La montagne l'est peut-être, mais le narrateur aussi, dans la dynamique d'une relation intime, pour ainsi dire amoureuse, qui doit aussi faire la part des caractères qui se frottent. Un vieux couple? Il y a de ça. Des éclats? Aussi.

Ce lien privilégié, marqué par une ambiance de confrontation, laisse le narrateur voir ce que la montagne lui offre en termes de beautés naturelles et surhumaines au gré du détour d'un sentier. Cette beauté est une invitation à une transcendance qui rejette résolument les monothéismes mais se branche volontiers sur une dynamique païenne, et pas seulement dans le chapitre "Bacchanale", mettant en scène une orgie que l'auteur fait doucement chauffer au gré d'une ascension.

Ecrivain suisse, Gilbert Pingeon était pour ainsi dire prédestiné à écrire sur le thème des montagnes et des relations qu'un homme entretient avec elles. Construisant cette relation à la manière d'un lien amoureux jaloux qui n'exclut cependant pas les ruptures qui finissent par rapprocher, l'auteur dessine le fil d'une relation particulière et atypique qui vient de loin. Et comment rendre cela? Avec pertinence, l'écrivain choisit de la jouer courte, ce qui confère à chacun des brefs chapitres de "La montagne sourde" une ambiance de prose poétique, travaillée avec une pointe d'humour. Comme quoi, même si la montagne est sourde, on peut s'entendre...

Gilbert Pingeon, La montagne sourde, Vevey, L'Aire, 2019.

Le site des éditions de l'Aire.

mercredi 24 avril 2019

Entre accomplissement de soi et thriller, navigation sur la tête des cadavres qui hantent le Léman

Sommet.
Gilles de Montmollin – Les eaux froides et profondes du Léman recèlent leurs lots de lourds secrets, tout comme les maisons à clochetons de Chavannes-près-Renens. "Le sommet de la pyramide", roman de Gilles de Montmollin, tente avec un succès certain de faire le joint entre l'ambiance thriller et la volonté d'accomplissement de soi qui mobilise tout être humain. C'est en effet à la bien connue pyramide de Maslow, et en particulier à son tout dernier étage, que le titre du roman fait référence. Mais voilà: les niveaux de base doivent être assurés, ce qui n'est pas forcément garanti, même lorsqu'on a une vie apparemment tranquille et couronnée de succès.


On reconnaît en Giacomo Ferrari un personnage typique des hommes qui hantent les romans de Gilles de Montmollin: sûr de lui, doué, aimant les belles mécaniques (rien d'étonnant quand on s'appelle Ferrari, bel exemple d'aptonyme!), les beaux gréements et les femmes – qui le lui rendent plus ou moins bien. Avec lui, le romancier revisite le type de l'Italien au sang chaud, capable de casser la figure à l'amant de sa femme, quitte à ce que ça déplaise à cette dernière. Cette exploration est aussi un approfondissement de ce qui aurait pu passer pour un stéréotype: le lecteur découvre avec Giacomo un quadragénaire en quête de sens pour sa vie. Une quête qui passe par une reconversion professionnelle certes un peu forcée.

Cette reconversion permet à l'auteur de dessiner sur un ton réaliste les contours d'une ONG spécialisée dans les questions environnementales. Naturellement, l'écrivain y fait passer quelques-unes de ses inquiétudes, qu'on retrouvera plus tard dans "La fille qui n'aimait pas la foule" (2014). La vision des enjeux environnementaux est, soit dit en passant, celle du moment de l'écriture du roman, soit la première décennie du vingt et unième siècle: il y est question de biocarburants et de bons de compensation des émissions de CO2, vus comme de modernes indulgences: des droits de polluer, en somme.

Cependant, l'intérêt est ailleurs: il réside dans l'exploration des dessous pas très reluisants de cette organisation, nommée "Lynx" et logée dans un bâtiment qui pourrait être celui qui abritait naguère l'IDHEAP. "Lynx", c'est un nom à double tranchant, déjà: c'est un animal sympathique aux yeux des écologistes, mais qui occasionne aussi son lot de dégâts si on le laisse agir dans un biotope où il se sent trop facilement chez lui. Certes un peu tardivement dans un roman qui débute sur une intrigue initiatique, c'est par le biais des hommes et des femmes qui font fonctionner "Lynx" que l'ambiance se tend, passe du presque feel-good au thriller. Un thriller où l'on parle de blanchiment d'argent, pour la bonne cause certes (la belle excuse!), mais aussi de morts.

Et de beaux gréements, bien sûr! L'auteur n'a pas son pareil pour décrire de façon réaliste les embarcations à voile, avec une tendresse particulière pour les voiliers anciens en bois. Sa description de l'ambiance du Bol d'Or s'avère un beau moment de lecture, empreint de suspens lorsqu'un bateau erre tout seul... ou que la brume ou la nuit vient troubler la régate. Familier des histoires de navigation en haute mer, l'auteur ne déçoit pas lorsqu'il évoque le Léman.

Comme il se doit chez Gilles de Montmollin, l'intrigue est parsemée de femmes charmeuses et vénéneuses. Giacomo Ferrari devra y trouver son compte, remettre en question ce qui, peut-être, est toute sa vie. Son épouse, par exemple, est-elle vraiment la femme de sa vie? Il peut certes compter sur sa fille comme soutien moral, mais qu'en est-il de sa collègue Lutta, et de Coralie, la comptable plus fine qu'il n'y paraît? Toutes sont belles à leur manière, mais l'auteur leur confère des caractères qui vont interagir de façon diverse avec Giacomo Ferrari. Mensonge et hypocrisie, appât du gain, mais aussi possibilité d'un amour sincère, filial ou non, l'auteur suggère que derrière ou devant tout homme, il y a au moins une femme, à considérer avant tout comme un être humain, avec ses qualités et ses défauts.

"Le sommet de la pyramide" fonctionne donc sur deux ressorts. Il y a celui de la tentative d'accomplissement de soi, pour commencer, avec la reconversion plus ou moins de circonstance d'un personnage à la cause écologique. Il est permis de croire que l'auteur passe au ton du polar à un moment où il laisse l'impression que la piste de la quête de sens s'épuise. Mais ce n'est qu'une apparence: au terme de péripéties de thriller qui apparaissent comme une parenthèse dans la vie d'un homme soudain amené à déterrer ses secrets et à tuer des gens (et à se chercher quelques excuses pour le faire), "Le sommet de la pyramide" indique qu'il est difficile d'accéder au dernier étage de la pyramide de Maslow, comme il est dur de conquérir les monts des Alpes bernoises. Et pour finir, il ouvre la porte à l'idée qu'un moment d'amour, un baiser partagé valent autant, sinon plus, que la conquête d'inaccessibles sommets.

Gilles de Montmollin, Le sommet de la pyramide, Sainte-Croix, Mon village, 2010.

Le site de Gilles de Montmollin, celui des éditions Mon Village.

lundi 22 avril 2019

Le choc des cultures entre la Suisse et le Tchad

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Nétonon Noël Ndjékéry – Une balade entre le Tchad et la Suisse, cela vous tente? C'est ce que propose l'écrivain Nétonon Noël Ndjékéry dans "Au petit bonheur la brousse". Une balade lointaine qui n'a rien d'une promenade de santé: Ben, le personnage principal du livre, se trouve en permanence tendu entre deux cultures: cette Suisse où il a vu le jour, et ce Tchad où il a bien dû faire sa vie, non sans ruse.


"Bounty", "négropolitain": plus ou moins dénigrants, les qualificatifs décrivent Ben, suggérant que tant au Tchad qu'en Suisse, il n'est pas tout à fait à sa place. Côté suisse, ça se traduit par une affiche avec des moutons noirs et blancs – du déjà vu. Le lecteur aimera plutôt le fait que Ben, né en Suisse, se réclame de Guillaume Tell, de la Mère Royaume et de l'Esprit de Genève, exemples valorisants de courage et de paix. C'est avec ce bagage culturel que Ben, officiellement Bendiman (ce qui veut dire "patrie d'emprunt") va vivre au Tchad, après avoir fait sa jeunesse en Suisse. C'est de façon juste que l'auteur dessine un Ben toujours tendu entre deux pays.

Guelfe au gibelin, gibelin au guelfe: tel est donc Bendiman. Côté suisse, c'est l'affiche des "moutons noirs", ponctuelle, qui révèle sa différence. Mais côté tchadien, le choc culturel va au-delà du programme d'une initiative politique: il faudra vivre avec la corruption et les pots-de-vin, ne serait-ce que pour savoir ce que sont devenus ses parents, soudain captifs. Alors oui: Bendiman parvient à trouver le langage de ce Tchad qui apparaît comme un pays d'adoption, mais sa culture helvétique, empreinte d'une certaine forme de justice et d'humanisme, remet en question le ronron d'un pays instable, qui bascule d'un bord politique à l'autre au gré des révolutions. 

En arrière-plan, l'auteur montre en effet avec acuité l'instabilité de la politique tchadienne, une instabilité qui contribue au suspens de "Au petit bonheur la brousse": prendre parti pour l'un à un certain moment du roman, c'est être compromis plus tard, et tel prisonnier d'aujourd'hui peut devenir ministre demain. C'est avec virtuosité que l'écrivain joue avec cette instabilité: actionnant des ressorts originaux, il offre une narration riche en retournements de situation. Pour le lecteur, c'est un monde instable qui s'annonce: qui sait si tel rebelle ne sera pas, quelques pages plus loin, un loyaliste bien correct? Cela, d'autant plus que dans un contexte de corruption généralisée, alors que la loi de la brousse et la "raison d'Etat" se font face, quelques billets peuvent faire basculer tel personnage clé. 

Dans ce monde corrompu et riche en péripéties, force est de constater que Bendiman, le "Suisse à quatre sous", finit par trouver sa route: le lecteur le voit comme un personnage rusé et intelligent, pur produit de l'instruction publique genevoise (valorisée, pour le coup...). On le voit même capable de publier la nécrologie de ses parents pour savoir ce que ceux-ci sont devenus. On n'arnaque Ben si facilement que ça! Cela dit, cette ruse trouve ses limites dans quelques valeurs typiquement helvétiques telles que l'égalité, ou le refus de la corruption crasse: au Tchad, où tout se paie et se négocie, il faut bien transiger! Au fil des pages, l'auteur décrypte avec précision une manière de choc culturel entre un Noir qui connaît le monde des Blancs (et ne croit pas aux fantômes, tiens!) et des Noirs qui n'ont rien vu d'autre que leur Tchad natal.

"Au petit bonheur la brousse" est donc l'histoire d'un jeune homme qui vit avec ce que la vie lui a donné, baladé entre deux cultures qui lui offrent chacune ce qu'elles ont de bon – ou pas. Côté tchadien, il est concrètement question d'aisance matérielle, éventuellement avec les coups de pouce que réserve la corruption qui prévaut dans le domaine du commerce du bétail. Et côté suisse, Ben est nourri des personnages de Guillaume Tell et de la très genevoise Mère Royaume.  C'est que Ben est porté par des idéaux qui ont tout à voir avec l'esprit de Genève, qui trouve au Tchad une interprétation animiste qui ne manque pas d'étonner. Et si l'auteur excelle à dessiner avec humour un monde gangrené par la corruption, il s'avère meilleur encore lorsqu'il s'agit de mettre en scène un personnage venu d'ailleurs qui, tel un grain de sable, intervient de façon naturelle pour montrer que la vie n'est pas aussi simple que ça. Cela, avec le supplément d'âme qu'offre une poésie astucieuse et profondément originale, présente à chaque page. 

Nétonon Noël Ndjékéry, Au petit bonheur la brousse, Vevey, Hélice Hélas, 2019. Illustrations de Macbe.


dimanche 21 avril 2019

Joyeuses Pâques!

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Lecteurs de passage, amis fidèles de ce blog, je vous souhaite une belle fête de Pâques! J'espère que cette journée de printemps sera belle pour vous... et que d'autres, non moins belles, la suivront. Tout de bon à vous ainsi qu'à celles et ceux qui vous sont chers, et merci de votre fidélité.


Source de l'illustration: L'Express.

vendredi 19 avril 2019

A la deuxième mi-temps de la vie, gagner le match quand même

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Hugues Serraf – "Deuxième mi-temps": on pourrait penser foot. Ce n'est pas faux, on peut deviner une envie de refaire le match au fil des pages. Mais il n'y a de loin pas que ça dans ce roman d'Hugues Serraf. Ce livre, c'est surtout la tranche de vie d'un quinquagénaire qui décide de changer de vie et de ville: de Parisien, il devient Marseillais. Et se fait écrivain à temps plein, vivant sur son capital de vie comme sur son capital financier. Et bien qu'il s'en défende, il est plus que probable que l'auteur a mis pas mal de lui-même dans cet ouvrage.


Foot ou pas foot? "Deuxième mi-temps" est son troisième roman (d'Hugues Serraf) mais ne parle surtout pas de foot", dit l'argumentaire. Voire, comme dirait Panurge: dans un livre qui oscille entre Paris et Marseille, impossible de ne pas parler du ballon rond, ne serait-ce que de façon allusive ou par images. D'un simple point de vue formel, "Deuxième mi-temps" se construit comme la fin d'un match de football, avec une première partie plutôt longue qui suggère les 45 minutes d'une seconde mi-temps, suivi des arrêts de jeu et des prolongations, proportionnés en conséquence. Et où il est question de football, bien sûr, à l'occasion d'un match classique entre l'OM et le PSG – dont une première mi-temps dramatique est racontée, ce qui offre au lecteur un match complet, entre stade et vraie vie.

Voilà pour le foot, passage obligé lorsqu'on parle de Paris et de Marseille. Mais que les réfractaires se rassurent: l'auteur n'en abuse pas. La deuxième mi-temps qui donne son titre au livre, en effet, c'est celle de la vie qu'on mène quand on a la cinquantaine. Et là, le regard s'avère nuancé. Il y a les premiers ennuis de santé et en particulier de virilité, la manière de se réinventer, peut-être, une vie sentimentale alors qu'on est divorcé (Tinder ou Viagra? Les deux?), les rencontres avec les femmes mûres qui recherchent à la fois la même chose et autre chose que les hommes (vieux couplet!) et, globalement, l'envie de lever le pied et de vivre comme on le veut plutôt qu'à la merci d'un patron. Le choix d'aller vivre à Marseille est emblématique: il représente l'envie de rester dans une grande ville, tout en se retirant de celle qui doit toujours être au top. En somme, de se réinventer sans se trahir.

"Deuxième mi-temps" assume dès lors le fait d'être en quelque sorte un guide touristique. L'auteur ne manque jamais de citer les rues ou les bistrots où son personnage erre ou se pose. Qu'il s'agisse d'un bar à whisky ou d'un restaurant populaire, voire d'un fitness (splendide scène de compétition entre deux cyclistes d'appartement qui se tirent la bourre sans s'être concertés: "J'ai gagné. P'tit con: 0, Papy: 1"), il réussit en quelques mots à en recréer l'ambiance, et même une clientèle composée d'une série de personnages secondaires. Il y a là des cagoles comme il se doit, mais aussi des mecs qui ont leurs galères de quinquagénaires et s'appellent Jérôme, Bob ou Kader. De plus ou moins bon cœur, on s'entraide ou on se débrouille, et ça va plus loin que de se payer un coup à boire parmi. Et si Marseille est omniprésente, avec ses lieux et ses mentalités, le narrateur n'oublie pas Paris, dont il décrit aussi ses bons endroits, entre autres du côté d'Oberkampf.

Réinventer sa vie après cinquante ans: voilà l'enjeu de "Deuxième mi-temps". Ecrivain, le narrateur écrit un roman tout au long du livre, et ce roman à venir donne corps à cette réinvention. Ce livre en devenir est l'image des nouveaux rivages: c'est un polar, alors que le narrateur n'en a jamais écrit; il montre dès lors les méandres de son acte créatif au long cours, à la fois réinvention artistique et plongée dans quelque chose de neuf, d'inconnu et de pas forcément détestable. La dérision est une manière de conjurer les incertitudes; mais le narrateur sent confusément que ce masque ne suffit pas. Et les femmes d'âge mûr qu'il rencontre dans la vie le lui disent sans ambages: émancipées et expérimentées, elles ne veulent plus jouer la comédie des amours. Et c'est là que ça marche le mieux! La femme qui, à la suite d'un match sur Tinder, l'attend sur le palier déguisée en soubrette, n'est décidément plus dans le coup: c'est encore du mensonge, de la comédie.

"Deuxième mi-temps" est le roman d'un quinquagénaire détaché de certains choses, divorcé vivant sa partition en solo, mais décidé à vivre sa vie en mode majeur. Il fait face comme tout un chacun aux aléas de sa vie: une connaissance qui demande un logement pour une nuit ou deux, les dégâts des eaux dans l'appartement. Porté par un langage vif et décontracté, c'est aussi la leçon de vie d'un homme qui se réinvente à une période que certains nomment l'automne de la vie. Automne? En refermant "Deuxième mi-temps", on a plutôt envie de la nommer "l'été indien", loin des cadences du temps de l'hyperactivité imposée par la famille ou les patrons. Un été indien où l'on a encore la possibilité, comme l'OM en difficulté face au PSG, de jouer le match de l'existence et de le gagner, même si c'est devenu un peu plus difficile: dans la vie comme au foot, il y a les prolongations et les arrêts de jeu, mais – le décès de Bob le rappelle – pas de troisième mi-temps.

Hugues Serraf, Deuxième mi-temps, Paris, Intervalles, 2019.

Le site des éditions Intervalles.


Lu par Yves Mabon.

mercredi 17 avril 2019

Crécelle, onze jours pour un roman à Genève

Crecelle
Michaël Perruchoud – Une confidence pour commencer: c'est la deuxième fois que je commente "Crécelle et ses brigands". La première fois, c'était au moment de sa parution, il y a plus de vingt ans, alors que les blogs de livres n'existaient guère. Du coup, ma chronique a paru dans un journal, à l'ancienne. Et hop: voilà que l'éditeur et l'auteur, Michaël Perruchoud, viennent de rééditer ce gros livre, qui est aussi le premier roman de cet écrivain romand. C'est l'occasion de le relire... et de retrouver, peut-être, des sensations d'antan.


Pour mémoire, "Crécelle et ses brigands", c'est l'histoire d'une jeune fille installée à Genève avec sa famille dans les années 1700. La jeune fille n'entre guère dans l'histoire, peine même à empoigner la réalité à bras-le-corps. Romanesque, elle rêve d'écrire un bout d'histoire. Et justement, les hasards du calendrier s'y prêtent: Genève la calviniste décide, pour janvier 1701, de retrancher 11 jours à son calendrier afin d'être en phase avec le reste de l'Europe, en bonne partie catholique, et de corriger les imperfections du calendrier julien, conçu par Sosigène au temps de César. Ces onze jours que personne ne verra, Crécelle décide de leur donner une histoire.

"Crécelle et ses brigands" s'ouvre par la description de l'arrivée massive des huguenots à Genève. L'auteur en décrit toutes les avanies, les difficultés que rencontrent des gens que plus personne n'attend, dont on se méfie, qu'on arnaque (on pense de loin au début de "Tempo di Roma" d'Alexis Curvers). Un rapprochement avec les mouvements migratoires actuels en direction de l'Europe est inévitable, ce qui donne aux premiers chapitres de "Crécelle et ses brigands" une actualité intacte. Cette immigration huguenote entre en résonance avec les immigrants italiens, bien installés à Genève à l'époque apparemment: on pense à Gardazzi, qui va jouer son rôle dans ce roman, ou à Cavadini, le poissonnier à grande gueule. Un embryon de Genève internationale, déjà? On y pense avec le sourire.

Autour de Crécelle, on peut dire que c'est "a men's world": l'auteur dessine une société naturellement patriarcale. Il est significatif de noter que s'il évoque volontiers le père de Crécelle, l'écrivain ne parle guère de sa mère. Les modèles féminins de Crécelle adolescente sont du reste peu nombreux et guère exaltants: la femme alitée de Gardazzi, sa bonne bridée dans son talent, puis Germaine, fille de joie à la gueule élastique. On fait mieux! C'est auprès de brigands qu'elle va chercher sa place, auprès d'une sorte de gang à la fois bancal et complémentaire dont elle sera un grain de sable supplémentaire. L'auteur réussit d'ailleurs à conférer à chacun des membres de cette horde de malandrins un profil approfondi et justement dessiné, que ce soit par la description ou par la démonstration d'actions qui vont du vol à la tire au gros coup, en passant par le cambriolage et la rapine.

Crécelle est un personnage effacé, mutique, auquel il n'est pas évident de s'attacher, si ce n'est par une forme de pitié. On le suit cependant dans son envie inoxydable d'écrire l'histoire des onze jours volés, qui constitue en pointillé un fil rouge de "Crécelle et ses brigands". Cela dit, une telle aspiration est-elle vraisemblable pour la fille d'un bijoutier sans envergure, chassé de France par un Louis XIV devenu bigot? Plutôt que se poser cette question certes légitime, il est permis de voir en Crécelle l'image de l'écrivain de toujours, désireux d'écrire une histoire par effraction et par expression d'un certain narcissisme, et seul à prendre ce projet au sérieux. Crécelle, ainsi surnommée parce qu'elle n'a pas une voix juste et qu'on ne veut donc pas l'entendre ni la lire, a même l'angoisse de la page blanche, et son oeuvre ne s'en remettra pas.

On le devine: "Crécelle et ses brigands" est un roman d'une densité peu commune, qui assume pleinement ses 505 pages d'une écriture travaillée, lente à la lecture. Plutôt que le rythme, l'auteur privilégie en effet la poésie et la recherche de la manière juste de dire, quitte à ce que cela passe pour un procédé. Les membres de phrases se répètent ainsi parfois deux fois, disant de deux manières une même chose afin de cerner une subtile nuance: c'est presque redondant, mais tout est dans le "presque". L'auteur affectionne par ailleurs l'adverbe "trop", presque... trop! On préfère son audace à utiliser certains noms communs comme des adjectifs: l'effet est puissant. Enfin, la manière d'écrire de l'écrivain fait merveille dans le chapitre VII du roman, morceau de bravoure littéraire qui décrit une scène de bistrot rabelaisienne chez Mamie Paluche: il n'y manque aucun bout de viande, aucun légume, et leur saveur est rendue jusqu'à la substantifique moelle. Cela, sans oublier le vin qui fait descendre tout ça: le lecteur salive. Et il retrouvera des échos de ces ambiances dans la saga des Corneauduc, certes bien postérieure.

Lent et généreux, goûtu, long en bouche et riche en péripéties décrites en longs détails: tel est "Crécelle et ses brigands", roman d'un personnage féminin incompris, peut-être aussi parce qu'il ne fait pas grand-chose pour se faire comprendre et s'imposer dans une société qui, disons-le, n'est pas la sienne et où la potence, thème récurrent s'il en est, ne manque jamais de profiler son ombre sinistre.

Michaël Perruchoud, Crécelle et ses brigands, Fribourg, Faim de Siècle, 1998/2019.

Le site des éditions Faim de Siècle.


dimanche 14 avril 2019

Dimanche poétique 395: Alfred de Musset

Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Chanson de Barberine

Beau chevalier qui partez pour la guerre,
Qu'allez-vous faire
Si loin d'ici ?
Voyez-vous pas que la nuit est profonde,
Et que le monde
N'est que souci ?

Vous qui croyez qu'une amour délaissée
De la pensée
S'enfuit ainsi,
Hélas ! hélas ! chercheurs de renommée,
Votre fumée
S'envole aussi.

Beau chevalier qui partez pour la guerre,
Qu'allez-vous faire
Si loin de nous ?
J'en vais pleurer, moi qui me laissais dire
Que mon sourire
Etait si doux.

Alfred de Musset (1810-1857). Source: Poésie.webnet.

vendredi 12 avril 2019

Entre l'époque et les arts, Léonard de Vinci

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Francesco Fioretti – On fête cette année les cinq cents ans de la mort de Léonard de Vinci. Autant dire qu'il va défrayer la chronique culturelle! L'écrivain italien Francesco Fioretti, auteur de romans historiques tournant autour d'artistes fameux de la Péninsule (Le Caravage avec "Dans le miroir du Caravage", Dante avec "Le Livre secret de Dante"), revient ainsi avec "Le livre perdu de Léonard de Vinci". Un livre perdu qui pourrait être toute une bibliothèque! Ce roman constitue un gros plan sur un génie universel que tout le monde connaît, mais souvent bien mal au-delà des clichés convenus. Et aussi sur un contexte historique: celui du nord de l'Italie au début du seizième siècle.


C'est en premier lieu le Léonard de Vinci artiste que l'écrivain met en avant: ses créations picturales, souvent des œuvres de commande, constituent l'élément central de Léonard de Vinci. Se fondant sur une abondante bibliographie ainsi que sur les écrits de l'artiste, l'auteur réussit à se mettre dans sa tête et à recréer ses impressions face à ce qu'on lui demande de faire. Des impressions mêlées: d'un côté, il y a l'ennui que suscitent de banales commandes de portraits, et de l'autre, il y a l'envie de se colleter à la difficulté, quitte à ce que cela prenne un temps énorme, difficile à défendre.

Si l'auteur révèle les états d'âme, en effet, il excelle aussi à mettre en avant les innovations techniques de Léonard de Vinci en matière de peinture, par exemple l'utilisation de la peinture à l'huile pour les fresques, par exemple pour peindre sa "Cène". Il recrée aussi un Léonard de Vinci qui observe ses semblables, sans cesse désireux de trouver un modèle pour un Christ ou un Judas. Enfin, sans trop abuser, le romancier se permet d'analyser certains tableaux, de Vinci ou d'autres – l'ouvrage évoque les mémoires de Piero della Francesca ou de Michel-Ange, entre autres. C'est dans ces œuvres, en effet, que l'on trouve quelques éléments porteurs du "Livre perdu de Léonard de Vinci".

Si l'artiste recherche un livre, en effet, il est aussi à la recherche de solutions à quelques énigmes mathématiques qui le mèneront à son but. Pour le coup, l'auteur montre un autre visage de Léonard de Vinci: celui d'un homme pas forcément calé pour les maths, mais curieux et tenace lorsqu'il s'agit de trouver une solution à un problème. Cela, par la raison; mais aussi en admettant un côté surnaturel, ésotérique, aux lois des nombres et de la géométrie: il n'est qu'à penser aux "carrés magiques" ou aux propriétés de l'"éicosiexaèdre", solide à 26 faces. Tout cela amène à la recréation des réflexions des esprits forts de l'époque, tendues entre la religion chrétienne et la philosophie grecque (Platon ou Aristote), qu'ils tentent de concilier.

Et oui: les guéguerres et des alliances entre les villes du nord de l'Italie (Milan, Florence, Urbino, Venise) sont un contexte complexe, et l'auteur le restitue avec exactitude. Cela, quitte à ce que cela paraisse peu évident à suivre, au gré des alliances volatiles qui symbolisent un monde politique instable où, depuis, le royaume de France intervient à son gré à la manière des très grandes puissances actuelles. Ce monde, c'est aussi celui où évolue Léonard de Vinci, mandataire des puissants: il sera question des Borgia bien sûr, mais aussi de quelques grandes familles italiennes dont les noms s'avèrent familiers – Orsini, par exemple, pour n'en citer qu'une. L'auteur rappelle ainsi que Léonard de Vinci, si génial qu'il ait été, a aussi été tributaire d'un contexte historique.

Cela étant dit, quel roman Francesco Fioretti offre-t-il à ses lecteurs? "Le Livre perdu de Léonard de Vinci" est une création solide et efficace où arts et sciences se frottent. Il s'agit d'un roman à énigmes, porté par les interrogations que peuvent susciter certains mystères mathématiques, éventuellement portés par les œuvres d'art de l'époque, qui invitent ceux qui les regardent à faire appel à leur raison sans faire taire leur émotion. Et mine de rien, par le biais des morts qui jonchent le parcours de Léonard de Vinci, par le biais des traîtrises, des assassinats mystérieux et des amitiés de circonstance, on peut aussi distinguer dans ce livre quelque chose d'un roman policier. Et pour donner un côté sympathique et cordial au roman, l'auteur affuble Léonard de Vinci d'un assistant, Salaï, dessiné en kleptomane aux appétits sexuels marqués, et suggère que le génie fameux a peut-être eu un fils.

"Les faits authentiques que nous rapportons dans ce roman sont nombreux, et ceux inventés le sont tout autant, même s'il n'est plus possible, hélas, de démontrer qu'ils sont faux.", rappelle l'auteur dans sa préface. Face au lecteur, il assume ainsi son œuvre de romancier érudit qui éclaire avec justesse les zones d'ombre d'une histoire, visant à un réalisme des possibles.

Francesco Fioretti, Le livre perdu de Léonard de Vinci, Paris, Hervé Chopin, 2019. Traduction de l'italien par Chantal Moiroud.

Le site des éditions Hervé Chopin.

mardi 9 avril 2019

Baader et sa bande, version fribourgeoise: peut-on y croire?

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Jacques Fasel – Le canton de Fribourg a eu sa bande à Baader, surnommée "La bande à Fasel". Quelques décennies plus tard, Jacques Fasel et les siens ont droit à leur page Wikipedia. Quant à Jacques Fasel, il a légué un témoignage de vie, sous la forme de centaines de pages dont les éditions d'En Bas ont publié quelques bonnes feuilles sous le titre "Droit de révolte" – un livre paru pour la première fois en 1987, et réédité tout dernièrement. Celui-ci pourra être complété par le témoignage de son compagnon de route, Daniel Bloch; mais voyons d'abord ce que Jacques Fasel, surnommé le "Robin des Bolzes", a à raconter.


Lecteur de Jean Ziegler ou de Narcisse Praz, Jacques Fasel s'inscrit, en verbe sinon en actes, dans la mouvance anarchiste. "Droit de révolte" en témoigne: il en émane un rejet affirmé de la société telle qu'elle est organisée dans le dernier tiers du vingtième siècle, considérée comme violente. Une approche séduisante a priori: oui, il y a des bavures policières, parfois encouragées par des victimes qui préfèrent courber l'échine. Oui, le capitalisme a ses violences, entre autres à l'encontre des pauvres d'ici et d'ailleurs. Oui, la société dont nous sommes toutes et tous prisonniers est largement perfectible et a besoin de toutes les bonnes volontés pour ce faire.

Mais, et c'est là que ça se gâte, l'auteur oublie opportunément l'idée que le principe de l'état de droit (ce truc qui fonde la société) repose sur le transfert à l'Etat du monopole de la violence légitime. Il estime donc que sa propre violence est tout aussi légitime, même si en théorie, il est contre: tirer sur un policier (et donc avoir une arme sur soi lorsqu'on va dans un bistrot parisien), voler ou arnaquer les gens. 

Le surnom de "Robin des Bolzes" suggère aux générations d'aujourd'hui que Jacques Fasel a pris de l'argent aux riches pour le redonner aux pauvres. Or, si l'on en croit "Droit de révolte", il n'en est rien. Les vols qu'il évoque sont celui de la banque de l'Etat de Fribourg (dans une ambiance "gentleman-cambrioleur" assez tendance, on croirait un Sulak de périphérie), qui paraît viser un enrichissement personnel sur le dos du capital, et celui de Micarna, abattoir de Courtepin, programmé précisément le jour où arrive l'argent des salaires. Cet argent des salaires, Jacques Fasel paraît le destiner à lui, à sa bande et à eux seuls. Le petit personnel de l'abattoir qui devra attendre sa paie? Il n'a pas une pensée pour lui, il préfère regretter qu'il n'y ait pas un million, mais "seulement" quatre cent mille francs suisses de butin.

Du coup, l'image que renvoie "Droit de révolte" n'est pas celle d'un héraut de la redistribution, mais celle d'un pauvre autoproclamé qui va se servir où il sait sans se préoccuper du préjudice engendré. Et qui, pour se justifier, récupère sans vergogne la doxa anarchiste. Cela, avec des arguments à la mécanique rebattue: affirmer que la violence qu'il exerce à titre personnel n'est rien face à la violence sociale, et se poser en victime de la société et de ses gardiens – c'est sur cette base que se construit le chapitre "Violence". "Je suis une gentille crevure"? Tels sont les mots que Jacques Fasel adressait tout dernièrement au journal "La Liberté" (article payant). Ils sont pour le moins sujets à caution, et une lettre de lecteur ulcérée en a témoigné. 

Quant à adopter la posture du révolutionnaire, euh... Nous avons plutôt affaire à un homme à l'écriture certes sincère, qui a appris la vie sur les routes, entre l'Espagne et la France – et c'est cet apprentissage que relatent les pages les moins pénibles de "Droit de révolte". Alors oui: lorsque Jacques Fasel s'émerveille d'avoir réussi un beurre blanc, lorsqu'il troque une bouteille de bourgogne fatigué (l'arnaque, déjà...) contre un repas dans un bistrot de France périphérique, on sourit. Lorsque l'auteur, abonné des prisons de Suisse, évoque l'épreuve de l'isolement, on ne demande pas mieux que d'être emphatique, parce que bien sûr, la zonzon, ce n'est pas une partie de plaisir. Mais non: ça ne marche pas. Peut-être parce que, toujours si l'on en croit les pages de "Droit de révolte" (après tout, on n'a pas ce que l'éditeur n'a pas publié...), l'écrivain, tour à tour poète, prosateur ou imprécateur, oublie qu'on n'est qu'on n'est qu'un révolutionnaire de carton si ce que l'on vole ne sert qu'à régaler la bande qui rigole, et que ceux qui n'en sont pas doivent se contenter des grandes théories. 

Jacques Fasel, Droit de révolte, Lausanne, Editions d'En Bas, 1987/2019. Note de Michel Glardon, éditeur.

Le site des éditions d'En Bas.

dimanche 7 avril 2019

"Les Porcs 1": plus de mille pages sans filtre

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Marc-Edouard Nabe – On dirait que ça balance pas mal à Paris! Après avoir été diariste, Marc-Edouard Nabe s'est lancé dans la rédaction de ses souvenirs. Cela donne "Les Porcs", ou plutôt le premier des tomes à porter ce titre. La période couverte va de l'année 1999 jusqu'à la possibilité du Renaudot pour "L'homme qui arrêta d'écrire" en 2010. Faisant feu de tout bois dans une veine résolument pamphlétaire, l'écrivain anti-édité dégomme tout ce qui bouge sur 1002 pages portées par une verve satirique rare. Ce premier volume est sous-titré "La paix (toute relative)"; Dieu sait ce que sera la suite.


En fil rouge de cet imposant ouvrage, il y a la dénonciation du conspirationnisme, que l'auteur voit émerger entre autres avec la lecture que Thierry Meyssan fait des attentats du 11-Septembre. Des attentats qui ont réjoui Marc-Edouard Nabe, qui a dédié "Les Porcs 1" à ses auteurs: l'écrivain tient à ce que le "mérite" de cette action soit justement attribué. Ce ne sont pas les idées de tout le monde; l'écrivain assume par ailleurs son antisionisme rigide (culminant dans un tract virulent retranscrit au chapitre 106), ainsi que d'être antisémite à sa manière. Cela étant dit, et précisant avec insistance que tout cela me paraît détestable, voyons ce que le livre a dans le ventre.

En véritable mémoire d'une décennie, l'auteur en restitue un portrait détaillé au vitriol. Il embarque son lectorat dans les coulisses de la télévision, notamment, et en démonte les rouages pas toujours honnêtes: montages mensongers des émissions en différé, duels et alliances contre nature entre invités, commentaires pas toujours obligeants: "J'ai été trop sympa", commence l'auteur, et le ton est donné. Sans doute l'auteur a-t-il visionné à nouveau certaines émissions. On se retrouve ainsi régulièrement face à Frédéric Taddéï, dessiné sans concession: l'écrivain reconnaît ses qualités lorsqu'elles sont là, mais n'hésite pas à dégainer lorsqu'il estime que c'est nécessaire. Comme il le fait pour certains "bons numéros" de la télévision, tels que Yann Moix, Houria Bouteldja (pour qui l'écrivain semble avoir une certaine tendresse), Alain Soral ou Dieudonné.

Ceux-ci sont les personnages récurrents du roman, et l'auteur ne les gâte guère: décrivant les spectacles successifs du comique devenu politique (c'est un peu long...), il en dénonce l'affaiblissement et la dérive. Alain Soral, quant à lui, décrit en poltron, il en prend franchement pour son grade. Autour de ces deux personnages, l'auteur recrée entre autres la pitoyable épopée du Parti Antisioniste. Un parti sans vrai programme, auquel Marc-Edouard Nabe, jaloux de sa liberté, se garde bien de s'encarter malgré l'insistance de ses responsables.

Parallèlement au monde des célébrités qui passent à la télé, Marc-Edouard Nabe décrit aussi son entourage proche, en particulier le tandem Salim Laïbi-Yves Loffredo. De quasi-anonymes, fans déclarés, qui sont des compagnons de route de l'écrivain, se chargeant de travaux de mise en page ou d'édition. A travers eux, c'est toute la période des "tracts" de Nabe qui est évoquée, puis le choix fait par l'écrivain de s'auto-éditer (ce qu'il appelle l'anti-édition). Eux non plus, l'écrivain ne les gâte guère. Ce qui lui a valu quelques procès.

C'est que l'auteur, en observateur ricanant de son époque, n'y va pas de main morte. "Les Porcs 1" est porté par une verve jubilatoire et par l'insolente liberté que l'écrivain, dégagé de toute contrainte résultant de la collaboration avec un éditeur installé, s'octroie. Il s'exprime sans filtre, osant les termes les plus vigoureux et faisant un usage immodéré de la formule cinglante. Le lecteur qui a déjà entendu Marc-Edouard Nabe en vrai jurerait entendre sa voix au fil des pages. On rit, mais – comme lorsqu'on lit "L'Enculé" – on n'en est pas forcément fier, par exemple lorsque l'auteur des "Porcs 1" rhabille Calixthe Beyala, empêtrée dans des affaires de plagiat.

"Les Porcs 1" s'avère une lecture copieuse, longue parfois, amusante souvent, vigoureuse toujours. C'est l'œuvre d'un auteur manifestement passionné, à fond dans tout ce qu'il fait, au caractère entier. Plus que les opinions régulièrement déplaisantes que l'auteur professe et assume en toute franchise, et qui suscitent un malaise certain, c'est le plaisir du verbe cash et flamboyant qu'il faut chercher (et qu'on va trouver!) dans "Les Porcs".

Marc-Edouard Nabe, Les Porcs 1, Paris, anti-édition, 2017.


samedi 6 avril 2019

S'aimer malgré tout, de Bordeaux à Paris

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Marie Anjoy – Elle l'a vu en action dans une cuisine, ce mec, baisant une belle femme. Depuis, elle en est folle. Et lui aussi a des sentiments pour elle. Mais les obstacles sont nombreux et ardus... Avec "Juste un défi entre nous", c'est une romance à forte coloration psychologique que l'écrivaine Marie Anjoy propose à son lectorat. Entre Paris et Bordeaux, elle dessine une romance à deux voix imprégnée d'un érotisme qui ne recule pas devant l'explicite. 

Deux voix? En parallèle, le lecteur est invité à suivre Mégane, dite Meg, et Nicolas, dit Nick ou Nico. L'auteure place en introduction, et c'est un beau tour de force, une scène improbable où l'on voit Nick faire l'amour à Suzie dans une cuisine où Meg s'est planquée à l'occasion d'une fête – baptême ou anniversaire d'une fillette, ce n'est pas clair (p. 8 "le baptême de Nina" vs "à l'occasion d'un anniversaire"dans le prière d'insérer). Improbable oui, et pourtant évidente: c'est une belle scène d'exposition, et un point de départ idéal pour dire que les apparences sont trompeuses. 

La vue d'abord
Scène d'exposition? En installant une situation de voyeurisme pas vraiment voulue, l'auteure met en avant un sens prépondérant dans son roman, la vue: les personnages principaux sont le plus souvent beaux à regarder, qu'ils soient secondaires ou principaux, et l'auteure le souligne volontiers lors des scènes les plus suggestives de son propos. 

Amenées avec justesse, tombant au bon moment, les descriptions sont à l'avenant, indiquant les courbes idéales de Meg ou les pectoraux parfaits et le membre viril généreux de Nick – aperçu dans la pénombre d'une cuisine désertée. Miroirs, clairs-obscurs, couleur des yeux: tout est bon pour dire l'importance du sens de la vue.

Fissures
Mais tous les personnages de "Juste un défi entre nous", ou presque, ont une fissure. Celle-ci donne un contexte crédible à la partie de jambes en l'air initiale, où Nick baise sauvagement avec la femme de son meilleur ami à la cuisine. Peu à peu, on découvre que tout le monde est au courant et que le meilleur ami lui-même, Robert pour le nommer, doit faire face à ses propres démons. C'est ainsi que le roman avance, captivant son lecteur au fil de chapitres brefs: en lâchant chichement des informations sur ce petit monde lourd de secrets. Le lecteur devient ainsi voyeur, avide de toutes les choses malsaines ou délicates, pas forcément sexuelles d'ailleurs, qui ont marqué le parcours des jeunes gens qui peuplent "Juste un défi entre nous". Après tout, pourquoi Robert et Suzie, alias Suze (qui boit un peu trop, d'ailleurs, surtout au début du roman, ce qui donne un sens particulier à ce surnom et relève l'instabilité du personnage), s'opposent-ils avec tant de vigueur à ce que leurs amis Meg et Nick (nique?!) laissent parler leurs attirances?

Et oui: sur le rythme de chapitres courts qui rappellent un feuilleton, la romancière creuse avec constance la psychologie de ses personnages, qui partagent une relation malsaine à la sexualité – cela, en raison d'un passé qui ne veut pas passer. Les voix de Nick et Meg sont subtilement différenciées, entre une Meg hésitante et tourmentée, frigide aussi, et un Nick fonceur qui, derrière sa carapace de "connard prétentieux" (c'est un gimmick!), masque ses propres blessures. Le roman pourrait ainsi avoir l'air d'une fuite en avant vers une fin improbable; mais force est de constater que, conformément à la loi du genre de la romance anglo-saxonne, l'auteure ne perd pas de vue l'objectif ultime: jeter définitivement Meg et Nick dans les bras l'un de l'autre. Même si tout les sépare. 

Autour de Meg et Nick
Et si Meg et Nick occupent le centre du propos, l'auteure offre aussi toute leur place à des personnages secondaires hauts en couleur, susceptibles même de prendre le devant de la scène dans un éventuel roman ultérieur. On pense bien sûr à Flo, cette jeune femme que l'auteure présente comme une personne délurée, quitte à le dire deux ou trois fois. De cercle en cercle, le lecteur fait la connaissance d'amis attachants ou détestables, suffisamment étoffés en tout cas pour que chacun puisse les connaître autrement que comme des silhouettes de papier. 

Quant à l'auteure, elle se montre assez libre parfois avec ces personnages: on sourit en observant Elisa et ses réactions de gourde de service, quitte à être surpris de voir qu'elle est aussi autre chose. Des revirements assez raides... 

Les limites d'une approche psychologique
La construction "en feuilleton" du roman laisse quelques petites incohérences et faiblesses dans le schéma narratif, par exemple lorsque, pour la première fois, Nick suggère que Robert, son meilleur ami et l'époux de Suzie, n'est pas au courant du fait qu'ils couchent ensemble; cela, alors que plus tard, il s'avère que cela fait partie du secret que partagent Suzie, Robert et Nick, collègues de faculté.

De même, il est permis de noter que telle qu'elle est racontée (p. 164), la supposée tentative de viol dont Meg a été la victime peut aussi être vue comme une simple tentative de drague un peu lourde, favorisée par ce qui a pu être vu comme une invite – quelque chose qui revient d'ailleurs en fin de roman, alors que Meg, plus qu'aux trois quarts ivre, partage un bout de soirée avec un homme entreprenant mais qui finit par laisser tomber. En de telles circonstances, l'auteure s'aventure sur la corde raide des zones grises du désir et du consentement... et en chaque cas, ses choix narratifs peuvent être vus aussi comme une impossibilité de dire les choses telles qu'elles sont, simplement, qu'on soit femme ou homme. 

Réciproquement, il est permis de se demander ce que fait un personnage aussi torturé que Nick fait dans le monde des inspecteurs de police: on le voit par exemple surréagir, tenté par la violence physique, aux réflexions déplacées d'un collègue. Et est-ce que la police peut admettre en son sein un personnage qui chasse ses démons en faisant l'amour à qui le souhaite?

On peut enfin déplorer quelques scories et coquilles que le travail éditorial a laissé passer. Mais plus que cela, on aime se souvenir de l'histoire habile de Meg et Nick, deux personnages globalement attachants et amoureux. Oscillant entre Jane Austen (pour la rencontre) et Pierre Choderlos de Laclos (pour le défi), l'auteure laisse du reste entendre que "Juste un défi entre nous" pourrait avoir une suite, par exemple autour du personnage de Florence. Dès lors, voilà une affaire à suivre! 

Marie Anjoy, Juste un défi entre nous, Bruxelles, Les Bas-Bleus, 2018.



lundi 1 avril 2019

Que d'eau, que d'eau... et que d'humanité en déliquescence!

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Alain Freudiger – Alors qu'on célèbre aujourd'hui les poissons d'avril, pourquoi ne pas évoquer l'élément liquide, celui dans lequel ils se sentent le plus à l'aise? Justement, le roman "Liquéfaction" d'Alain Freudiger a paru il y a une petite quinzaine aux éditions Hélice Hélas, et il y est question d'eau, par mètres cubes, comme si le monde entier devenait une immense baignoire fantasmagorique, peut-être sous l'effet du changement climatique. Ce livre semble devenir ce monde tout en vagues où les terres sont un fantasme:  pour l'image, l'éditeur a choisi de laisser flotter – j'allais dire "ondoyer" – les marges de droite au lieu de les justifier. Mais voyons cela de plus près... 

Voilà un roman structuré en quatre parties qui sont autant d'éléments aux rythmes particuliers et bien tranchés. Pour commencer, il faut se plonger dans l'élément liquide. Le premier chapitre (j'allais dire "mouvement", comme pour une symphonie: "Liquéfaction", c'est une musique) a tout d'une exposition. Il met en évidence le personnage principal du roman, Baptiste Ott. Son nom rime certes avec Aristote, mais son jeu dans la baignoire où il se baigne est plus proche de celui d'un Archimède rêveur. Résultat: avec l'acuité des tropismes d'une Nathalie Sarraute, l'auteur explore à fond ce que suggère la baignoire, lieu de jouissance, de mort aussi (Claude François, Marat). Lieu aussi où l'on s'observe, au-dessus et en dessous de la surface de l'eau. Où l'on bande, aussi, si l'on est Baptiste. Le bain, c'est un moment à soi, et les sensations déclinées par l'auteur trouveront immanquablement un écho dans celles que ressent n'importe quel baigneur. Reste que confiné dans une salle de bains, ce moment apparaît plutôt statique... 

... ce qui change dès la deuxième partie, clairement plus romanesque, où les dialogues émergent: emporté par une vague plus haute que lui, Baptiste Ott surnage une inondation monstre, partant d'une Suisse rêvée (on aime les noms de localités inventés) au gré des flots hasardeux de la Rheuse. Les dialogues s'installent, les rencontres aussi, suggérant un voyage qui n'est pas sans rappeler l'Odyssée d'Ulysse – d'autant plus que l'épouse de Baptiste Ott, retrouvée au bout du périple, s'avère entourée de plein de gens prétendument amicaux. Ces rencontres signifient aussi, peu à peu, la liquéfaction progressive d'une humanité en proie à un cataclysme aquatique qui la dépasse. Cette liquéfaction passe par les comportements certes, de plus en plus anarchiques, hostiles ou erratiques, mais aussi par le langage, de plus en plus approximatif, parfois un peu difficile à lire pour le lecteur, tant l'auteur s'attache à recréer des accents fantaisistes. Pour lutter contre cette érosion, le ressassement, en stimulant le souvenir, peut être une solution: ainsi, Baptiste se raconte à plusieurs reprises, à la manière de Marianne dans "La Vie de Marianne" de Marivaux. Et cet aspect narratif trouve un écho dans la forme du récit, qui use volontiers de ces "[...]" qui suggèrent que quelque chose a été perdu. Si l'humanité part en lambeaux, en effet, pourquoi pas la littérature?

Ce voyage est aussi l'occasion de revisiter l'inévitable mythe de Noé, en particulier en suggérant que Baptiste Ott aime boire du vin, à l'instar de celui qui, selon la Bible, planta la vigne. Bible? Dans la mesure où l'eau est un élément qui traverse ce livre saint, pour le pire comme pour le meilleur, il est piquant de relever que Baptiste voyage longuement avec une fille romaine très libre nommée Ana. Le rapprochement des prénoms (Ana-Baptiste) suggère étymologiquement que le voyage, et par conséquent tout le roman "Liquéfaction" n'est rien d'autre qu'un nouveau baptême, une épreuve suprême passée à l'eau bénite. Bible toujours: l'auteur se montre discret sur la tenue vestimentaire d'Ana et de Baptiste, laissant le lecteur les imager nus comme Adam et Eve, et peut-être innocents comme eux. Ou pas.

Commencée dans la deuxième partie de "Liquéfaction", la déliquescence de l'humanité s'accentue dans la troisième partie, suggérant de façon plus accentuée les violences et mortalités résultant de cette inondation mondiale. Là, c'est à l'intérieur d'une nef des fous surpeuplée, qui peut faire penser aux embarcations qui traversent la Méditerranée du sud au nord pour offrir aux voyageurs un monde qu'on dit meilleur, que tout se délite, la cuisine comme la discipline: chacun finit par faire ce qu'il veut, comme il veut, sur un sablier (un navire chargé de sable, donc) qu'on voit facilement comme une métaphore qui temps qui passe. En précurseur de cette anarchie à venir, Baptiste Ott reste dans sa baignoire, esquif étrange qui, bizarrement, flotte à la remorque du sablier: ah, les mystères de théorème d'Archimède!

Mais alors que tout fout le camp, comme de l'eau ou du sable qu'on tente désespérément de retenir dans ses mains jointes, le quatrième mouvement de "Liquéfaction", structuré en chapitres courts et rapides qui sont autant d'histoires, offre une lumière d'espoir: la littérature ou, pour le dire autrement, l'art de raconter des histoires même simples, devrait sauver l'humanité, par-delà les clivages et les cultures. Pour le coup, l'auteur fait du sablier un de ces lieux amènes, confinés, où l'on se raconte des histoires depuis la nuit des temps: on pense à l'"Heptaméron" de Marguerite de Navarre. Et les transitions entre les histoires, soignées, suggèrent que les personnages regroupés dans le bateau surfent sur une vague de récits. Image aquatique encore.... Et c'est sur un dernier tronçon qui rappelle son début que ce roman se referme: telle l'eau, la narration de "Liquéfaction" a son cycle. 

Sans devoir jamais sortir les rames, sans jamais se noyer, l'auteur emmène ses lecteurs dans un voyage tortueux et chantourné, suivant les méandres d'un récit qui assume ses références littéraires: célèbres ou méconnues, actuelles le plus souvent, anciennes parfois, celles-ci viennent installer un contrepoint toujours pertinent à la narration, installation une dimension supplémentaire au fil du récit. 

Alain Freudiger, Liquéfaction, Vevey, Hélice Hélas, 2019. Illustration de Bastien Schmid.

Le site des éditions Hélice Hélas, le blog d'Alain Freudiger.

Lu par David Medioni, François Perrin.