samedi 31 décembre 2016

Evelyne Pieiller, un almanach pour bien commencer ou finir l'année

A deux pas de la nouvelle année 2017, pourquoi ne pas goûter la lecture d'un almanach? Sous des apparences familières, "L'Almanach des contrariés" d'Evelyne Pieiller n'est pas tout à fait comme les autres. Il s'en dégage un fin parfum de bonne humeur, un brin de réflexion décalée sur le monde qui va, pour le pire et le meilleur, et aussi un soupçon d'érudition, même si l'auteure s'en défend.

Cela, en compagnie du chiffre douze. Celui-ci correspond naturellement aux douze mois de l'année, qui constituent chacun un chapitre de ce petit ouvrage atypique. Chacune de ces séquences est à son tour divisée en douze rubriques, immuables, qui créent un rythme et une structure. Et le souci du rythme se retrouve à l'intérieur de ces rubriques, de la manière la plus remarquable dans "Le monde est toxique..."

Le lecteur perçoit rapidement l'envie de légèreté de l'écrivaine, et aura l'impression, en entrant dans "L'Almanach des contrariés", d'aborder un agréable coq-à-l'âne aux airs doucement rock'n'roll. Petit à petit, se dégagent quelques fils rouges, qui apparaissent de manière constante au gré d'une rubrique, ou passent de l'une à l'autre au fil des mois. Astucieuse, l'auteure se fait ainsi un malin plaisir de tester l'attention du lecteur, tout en assurant la cohésion de son texte.

Au long des pages, c'est une vision du monde qui se dessine, évoquant la toxicité du monde de l'économie et des fusions à tout va. Il est également question de ce qui va mieux ("... Faites passer l'antidote"). En écrivaine et rédactrice d'almanach consciencieuse, elle précise aussi le vocabulaire actuel, esquissant avec ironie les contours d'une certaine novlangue à l'aide de définitions personnelles de mots trop entendus. Enfin, une touche personnelle canaille apparaît dans la rubrique "Moi, etc.", qui évoque un Paris interlope et populaire d'hier où la narratrice a vécu.

Vision personnelle également des rubriques rituelles du "Proverbe du mois" (où un proverbe classique est travesti à chaque fois) et du "Saint remarquable", autour duquel l'écrivaine développe un panthéon païen tout personnel de figures transgressives et singulières, de pirates ou d'artistes, portant les prénoms des saints du calendrier - de quoi surprendre à chaque fois.

"Cet almanach s'adresse aux boiteux de la tête, aux découragés chroniques qui n'arrivent pas à saisir pourquoi, alors que la vie est indubitablement, certes, une merveille, l'existence est si fatigante.", dit l'appel au lecteur. Tout un chacun peut, peu ou prou, s'y reconnaître. Autant dire que "L'Almanach des contrariés" invite à voir le monde sous un regard neuf, léger et frais: sans oublier ce qui ne va pas, l'auteure met en évidence tout ce qui, volontiers insolite, peut rendre le sourire. Et cela, de manière intemporelle...

Evelyne Pieiller, L'Almanach des contrariés, Paris, L'Arpenteur, 2002.

dimanche 25 décembre 2016

Gérald Tenenbaum, une vie après la guerre

Gérald Tenenbaum – Entre Seconde guerre mondiale et décolonisation, il peut se passer pas mal de choses en France. Dans "L'Ordre des jours", l'écrivain Gérald Tenenbaum recrée le monde de ceux qui ne veulent pas oublier les camps de concentration nazis, où certains des leurs ont péri. Et le personnage de Solange, qu'on eût nommé Sarah, est au centre de ce roman qui fait se rencontrer des déportés, installés en Alsace et s'efforçant de se recréer une vie.

Ce qui compte pour Solange, c'est de retrouver la mémoire de son père Isy, alias Isidore ou Israel. Le lecteur apprendra peu à peu qui est ce personnage aux allures de tragique arlésienne, dont la quête va s'étendre dans toute l'Europe. Absent, il mobilise ceux qui lui succèdent, qui lui survivent, dans un cadre où se mêlent la combine pour vivre et les questions liées à la décolonisation, un thème qui s'impose à peine la Seconde guerre mondiale est-elle finie.

On n'oublie pas, certes; mais surtout, pour le microcosme de juifs de Lorraine que l'auteur met en scène, il faut vivre! L'auteur excelle à rapprocher les personnages qui vont bien ensemble, et développe leur évolution. Avec le personnage de Simon, c'est l'amour qui se dessine, puis le mariage et le statut de parents, malgré une impuissance significative de la part de Simon: celle-ci est l'image d'une fêlure intérieure du personnage. Et puis on coopère, on s'associe pour faire des affaires: tel personnage, Pomerantz, développe ainsi son entreprise de textiles.

Le voyages sont aussi de la partie, jusqu'en Indochine. Se mobiliser pour la défense du pays peut être une solution pour se réintégrer, mais aussi une manière de repartir sur les traces du personnage d'Isy.

Certes, il faut à l'auteur un certain temps pour planter le décor et montrer les rapports de force, avant d'avancer vraiment dans le vif du sujet, d'autant plus qu'il se montre volontiers allusif: en particulier, l'ancrage temporel, s'il est précis et indiscutable (on cite "Le Poinçonneur des Lilas" de Serge Gainsbourg, on danse la balboa, et les méandres de la politique sont bien dessinés), s'avère parfois fort discret. Un flou s'installe aussi au travers des noms des personnages: presque chacun en a plusieurs, que ce soient des surnoms ou des noms destinés à ne pas éveiller l'attention de l'occupant nazi. L'auteur suggère ainsi les multiples identités possibles de ses personnages, mais le lecteur ne sera jamais dérouté: le jeu est clair.

La force majeure de "L'Ordre des jours" réside dans la beauté d'une écriture musicale, rythmée par des chapitres courts. L'auteur aime jouer avec les mots, gauchir certaines expressions courantes pour en révéler des sens insoupçonnés dans un esprit ludique. Et pour un surcroît de couleur, il va jusqu'à glisser des répliques en yiddish, langue moribonde, témoins d'un passé qui, malgré le génocide nazi, refuse de s'éteindre.

Gérald Tenenbaum, L'Ordre des jours, Paris, Editions Héloïse d'Ormesson, 2008.

Lu par FlorinettePapillon.

Dimanche poétique 283: Henri Debluë

Idée de Celsmoon.

Chanson de Noël


Le matin de Noël, j’ai entendu le chant du vent.
Le vent disait:
Le plus beau des cadeaux, il est dedans ton cœur.
Ce soir le sapin resplendira.
Les bergers lointains reviendront pour adorer. Noël!
Dans le silence du cœur, Noël!
On entend la promesse. Noël!
Pauvreté fraternelle de ceux qui sont un même cœur. Noël!

Le plus beau des cadeaux, petit enfant, disait le vent, c’est un ami.
Il est dedans ton cœur, un ami pour toujours.
Ce soir…
Loin du bruit de la fête, Noël!
La richesse est féroce, Noël!
Pauvreté fraternelle de ceux qui sont un même cœur. Noël!

J’ai entendu le vent et j’ai dormi pour écouter,
dedans mon cœur.
Je me suis endormi, pour rêver de l’Ami.
Ce soir…
Dans le silence du monde, Noël!
La misère est féroce, Noël!
Pauvreté fraternelle de ceux qui sont un même cœur. Noël!
 
Henri Debluë (1924-1988), livret de la Fête des Vignerons 1977.
Joyeux Noël!

mercredi 21 décembre 2016

Le savoir encyclopédique (et rigolo) de Lucas Thorens

Envie de briller en société? Alors que les fêtes de fin d'année approchent, propices aux rencontres entre proches et amis, cela paraît souhaitable, n'est-ce pas? Alors voici un livre qui tombe à pic, paru chez Favre (merci pour l'envoi!): "Les tops 5 essentiels à votre culture avec leur nécessaire dose d'humour". Son auteur, c'est Lucas Thorens, homme de radio suisse, habitué des émissions qui mêlent culture générale et humour telles que "Pentagruel", dont ce livre est inspiré. Tout un programme, puisque dans "Pentagruel", il y a "penta", qui signifie "cinq" en grec ancien...

Tout est dans le titre du livre (qui dit beaucoup, d'ailleurs). Ses chapitres suivent une structure immuable: pour chaque aspect, cinq exemples plus ou moins insoupçonnés sont donnés, amenés par une introduction et récapitulés à la fin. Il arrive qu'on soit dans l'incongru: "Les 5 sports les plus bizarres à avoir été olympiques"; il arrive aussi qu'on soit dans le classique qui titille: "Les 5 aliments traditionnellement considérés comme aphrodisiaques qui ne le sont, en fait, pas du tout"; et il arrive qu'on soit en présence de grands classiques ("Les cinq plus petits Etats en surface du monde"). Le lecteur se laisse bercer par ce rythme à cinq temps. Les "tops" sont classés par thèmes: histoire, culture, nature, animaux (Comment communiquent les harengs?), humains, rien n'échappe à l'auteur. 

Rien de barbant à cet ouvrage, qui recèle une solide dose d'humour pour présenter chaque aspect. Il y a quelques exagérations, le ton est léger - peut-être pour restituer à l'écrit l'aisance du discours radiophonique - mais sauf indication contraire, toutes les indications sont dûment sourcées, et donc dignes de foi. Certes, on peut parfois se demander comment il a fait pour les trouver! Cela dit, Dieu sait que le propos, sous ses airs synthétiques, va loin: derrière les 5 éléments principaux d'un top, l'auteur glisse des informations complémentaires sur d'autres éléments ou informations qui pourraient également y avoir trouvé leur place. Le lecteur peu au fait de ce qui se passe à la radio suisse romande pourra peut-être se demander d'où vient le délire récurrent autour des loutres; mais c'est finalement assez secondaire. 

L'esprit des "Tops 5" n'est pas sans rappeler celui du site Topito. Des différences, il y en a pourtant: Topito ne fixe aucune longueur limite à ses séries, qui ne relèvent d'ailleurs pas toujours de la culture générale au sens strict. Cela dit, et même si l'auteur arrive à glisser parfois un élément ou deux en plus des cinq de rigueur, le lecteur aura certainement envie d'allonger la liste avec des anecdotes ou aspects qu'il connaît aussi: dans le top des sports olympiques, par exemple, il n'est question ni de la poésie, ni du saut en longueur sans élan. Il n'empêche: il y a toujours quelque chose à apprendre dans les petits textes synthétiques de ce recueil qui se dévore, stimule la curiosité et invite à aller plus loin. 

Lucas Thorens, Les tops 5 essentiels à votre culture avec leur nécessaire dose d'humour, Lausanne/Paris, Favre, 2016.

Une année scolaire à l'internat, dans les montagnes rwandaises

Le site de l'auteure.

"Il n'y a pas de meilleur lycée que Notre-Dame-du-Nil". Voilà un incipit qui pose son décor avec force! Cela, d'autant plus que cette idée est martelée deux fois en début de chapitre... La romancière rwandaise Scholastique Mukasonga dessine avec "Notre-Dame-du-Nil", prix Renaudot 2012, le parcours d'une année scolaire dans un lycée de jeunes filles aisées du Rwanda - inspiré dit-on d'un établissement et d'un contexte tout à fait réels: je vous invite à voir à ce sujet le point de vue éclairé de l'éditeur Eugène Shimamungu, du blog "Editions Sources du Nil".

Quel décor? L'auteure présente le lycée comme une bulle à préserver, ce que symbolise dès le début du roman l'altitude à laquelle il est construit: près des nuages, près du Dieu des chrétiens, proche aussi des mystérieuses sources du Nil, il ne sera que meilleur, d'autant que la Vierge, qui prend les traits vénérés jusqu'à la caricature d'une statue de la vierge de Lourdes au visage peint en noir, veille sur lui. Le temps même ne paraît pas avoir prise sur cet établissement scolaire qui fleure le passé: rigidité de l'enseignement, secrets d'internat, poids d'une certaine morale portée par des bonnes soeurs qui ont leurs convictions; difficile du reste de dire le moment exact du vingtième siècle où a pu se dérouler l'année scolaire dépeinte par l'écrivaine. 

Tel qu'il est décrit, ce lycée rappelle le motif littéraire du "locus amoenus", ce lieu agréable où l'on se raconte des histoires. La romancière le gauchit: ce lieu reculé, méfiant jusqu'à l'obsession face à tout ce qui pourrait venir de la plaine, est aussi celui des secrets et des mensonges. C'est aussi le lieu où l'on se méfie de tout ce qui vient de l'extérieur, par exemple les coopérants français engagés comme enseignants et présentés comme chevelus (horreur!) et peu religieux (horreur bis!).

Cela, sans oublier la question raciale. Le Blanc est présent, il dirige l'institution et on le vénère à distance - non sans attentes sincères, témoin en est la visite de la reine de Belgique, décevante en raison d'aléas. Mais le point de vue reste rwandais: l'essentiel des conflits larvés puis affirmés installés dans le récit concerne les antagonismes entre les Tutsi et les Hutu.Les politiques de quotas, permettant à des Tutsi de venir étudier à Notre-Dame-du-Nil, suscitent la jalousie du groupe majoritaire des Hutu, sûr du bon droit du nombre. L'auteure personnalise cette idée par le biais du personnage de Gloriosa, manipulatrice, sûre d'elle jusqu'à l'arrogance: son physique opulent semble refléter sa volonté d'occuper tout l'espace, avec ceux qu'elle considère comme les siens. La parole de Gloriosa claque dès la fin du premier chapitre, indiquant au lecteur l'importance de cet antagonisme, accentué encore par les appartenances religieuses, aggravées par des superstitions bien ancrées. Sans oublier la question de la race des déesses, introduite par l'excentrique Français, M. de Fontenaille...

Notre-Dame-du-Nil se présente comme un lycée de jeunes filles d'élite. Autant dire que "Notre-Dame-du-Nil" est traversé par la vision qu'ont certaines femmes rwandaises de leur avenir et de leur émancipation. Le lecteur occidental ne peut s'empêcher de comparer: sous couvert de la promesse d'émancipation, l'enjeu du passage à Notre-Dame-du-Nil consiste à préparer les étudiantes à devenir les parfaites épouses de maris matériellement ou symboliquement riches: ambassadeurs, banquiers, ministres, etc. Sans juger, au travers de quelques personnages bien individualisés, l'auteure montre que hors du mariage, il n'est point de statut pour la femme au Rwanda. Ce que tout le monde semble accepter, d'ailleurs, l'auteure va jusqu'à montrer que les étudiantes, conscientes qu'elles ont quelque chose à y gagner, jouent ce jeu-là avec alacrité.

Et évidemment, l'auteure ne manque pas de développer les péripéties qui marquent la vie d'un lycée, et plus d'un ancien interne, rwandais ou non, femme ou homme, se reconnaîtra dans l'une ou l'autre des vicissitudes des personnages. escapades, mais aussi actes d'ordre sexuel avec des mineures (personnage du père Herménégilde, lourd de secrets alors qu'il est respecté), chuchotements au dortoir après le couvre-feu, amitiés, jalousies, interdits bravés. Cela, jusqu'à la fin de l'année scolaire, qui n'a rien d'une clôture bien sympathique comme on les connaît... et fait éclater le petit monde clos de Notre-Dame-du-Nil, contraint de vivre les conflits venus de la plaine. L'auteure a la sagesse de conserver, de bout en bout, un style sans artifices voyants. C'est une option qui donne à chacun des éléments dramatiques de "Notre-Dame-du-Nil" un relief incroyable - ce que l'on comprend dès la fin du chapitre un. 

Scholastique Mukasonga, Notre-Dame-du-Nil, Paris, Gallimard/Continents noirs. 2012.

lundi 19 décembre 2016

Défi Premier roman: une salve de billets par Virginie

hebergement d'image
Virginie, de Bloguiblogas, propose aujourd'hui toute une salve de billets pour le défi Premier roman. Je vous les livre ici:

Zoë Beck, Fake Fake Fake
Kiera Cass, La Sélection
Estelle Laure, Cette obscure clarté
Nat Luurtsema, Moi et les aquaboys
Jennifer Mathieu, La vérité sur Alice

Merci à elle pour ces nombreuses participations et à bientôt!

dimanche 18 décembre 2016

Dimanche poétique 282: Charles Baudelaire

Idée de Celsmoon.


CXXIII
La mort des artistes

Combien faut-il de fois secouer mes grelots
Et baiser ton front bas, morne caricature?
Pour piquer dans le but, de mystique nature,
Combien, ô mon carquois, perdre de javelots?

Nous userons notre âme en de subtils complots,
Et nous démolirons mainte lourde armature,
Avant de contempler la grande Créature
Dont l'infernal désir nous remplit de sanglots!

Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole,
Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront,
Qui vont se martelant la poitrine et le front,

N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole! 
C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,
Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau!

Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du Mal, Paris, Poésie/Gallimard, 1972/1991.

samedi 17 décembre 2016

Tatjana Erard, un regard poétique sur la ville de Fribourg

Si vous avez trouvé ce billet, c'est que vous avez trouvé la sortie d'Over-Blog, plate-forme de blogage qui m'afflige depuis un certain temps... Merci de votre fidélité!


Fribourg, sa ville, et même sa basse ville... autant de lieux qui ne manqueront pas de parler aux habitants du cru, ni même à celles et ceux qui auront l'occasion de le visiter. C'est ce monde particulier que l'écrivaine Tatjana Erard, Fribourgeoise passionnée, a choisi de croquer en seize parties. On hésite à leur donner le nom de nouvelles, tant il est vrai que ces séquences tiennent plutôt, parfois, de la prose poétique: on ne peut qu'être admiratif devant l'aptitude naturelle de l'auteure à fondre son écriture dans son propos.

La Basse-Ville de Fribourg, ce sont surtout des personnalités, que l'écrivaine fait revivre en allant à l'essentiel. Certes, il y aura les aînés, celles et ceux qui vont au loto à Saint-Léonard, bardés de leurs superstitions exquises, en regrettant le temps ancien où les jeux se passaient dans les quartiers. Il y aura quelques célébrités locales, comme Bouby et son accordéon ou Hubert Audriaz et son vélomoteur, qui a droit à un chapitre entier. Un chapitre où il est question de cantonniers - et à Fribourg, il en est, à l'instar de Michel Simonet, qui sont best-sellers...

Dans un esprit populaire, l'auteure recrée soigneusement un langage typique, où les tours locaux sont légion. Elle a le chic pour faire résonner des mots comme "cheni" ou "técolle", et n'hésite pas à se frotter à cette espèce de créole typiquement fribourgeois qu'on appelle le bolze. Cette recréation est un passage obligé pour ce livre, qui donne la parole aux personnages illustres ou anonymes de la ville de Fribourg: leurs paroles sonnent vrai, par exemple dans "A la Fête-Dieu", quatorzième des seize nouvelles du recueil - la Fête-Dieu de fribourg a du reste été décrite par le poète Vincent Francey, en des termes fort différents.

Si la parole des spectateurs de la procession rituelle de la Fête-Dieu sont bien représentés, la question de la foi catholique émerge également avec talent dans "La moniale", qui met en parallèle une bonne soeur heureuse de l'être et la narration de l'évangile de la Samaritaine. Comme par hasard, d'ailleurs, il y a une rue de la Samaritaine à Fribourg... L'écrivaine donne du reste la parole à toutes sortes de personnages bien ancrés, comme les gens qui vont livrer le journal "La Liberté" aux petites jeures.

Alors certes, "Méandres" ne cherche pas à éclairer les zones d'ombre de l'histoire fribourgeoise: enfance placée, enseignants par trop sévères, héritage pas toujours net d'une démocratie chrétienne particulièrement conservatrice. Sans tomber cependant dans une naïveté extrême qui ne relèverait que ce qui est beau, l'auteure s'efforce de dessiner au plus près ce que peut être la ville de Fribourg aujourd'hui. Livre finement observé, "Méandres", observation des populations de toujours d'une petite ville de Suisse romande, traversera sans doute quelques décennies d'histoire.

Tatjana Erard, Méandres, Fribourg, Faim de Siècle, 2016.