vendredi 30 juin 2023

Mort, art et finance: les raisons de la colère

Guillaume Lafond – C'est sur le ton paradoxalement serein de la confession que se raconte "La colère selon M", dernier roman de l'écrivain Guillaume Lafond. Celui-ci met en scène un personnage qui n'a guère appris à l'école tout court, mais que l'école de la vie s'est chargée de former. Engagé sur tous les terrains d'opérations de la Légion étrangère, il rencontre Mémé, qui deviendra son alter ego et son mentor. Un alter ego qui va perdre la vie lors d'une opération qui ne laissera pas son collègue indemne non plus. 

Par-delà la mort, l'auteur présente Mémé comme une forme d'ange gardien et de coach pour le personnage principal, qui va se plonger corps et âme dans l'art pour faire le deuil de la seule personne qui aura compté dans sa vie. C'est que l'artiste, qui vit loin de sa famille, est marqué par une vie de solitude marquée par une certaine misanthropie: c'est reclus dans une ferme du Cantal qu'il crée. Fatalement, quelqu'un va le repérer. Il s'appelle Georges Hedigger... 

Emotion érigée en mode de défense, la colère ne quitte guère le personnage principal, héritier démuni de celui qui l'aura repéré – un homme d'affaires féru d'art aux origines suisses qui lui lègue son immense fortune, mais aussi, même si l'auteur ne les décrit guère, les horreurs qu'il a pu commettre pour devenir riche. Pour dire cette richesse, l'auteur dit les milliards, des sommes inimaginables pour le lecteur; il imagine aussi le nom de Buckrock pour l'empire dirigé par Georges, suggérant un rapprochement avec Blackrock, nom d'une société américaine bien connue de gestion d'actifs. 

Comment intégrer le monde, ce monde que le personnage principal a longtemps fui et dans lequel il est à présent plongé malgré lui? Ce retour à la réalité va réveiller les colères enfouies du narrateur, qui a entre-temps fait la connaissance de la sœur de Mémé, Olivia, qui base sa fructueuse mais délicate activité sur la finance éthique. L'auteur, dès lors, relate la manière dont le narrateur mobilise tout ce qu'il peut, le monde des arts comme celui des hackers, des complotistes et des décrypteurs de symboles, pour faire exploser un monde de la finance qu'il a appris à détester. 

Le final a dès lors des couleurs puissamment religieuses et mystiques, annoncées dès le début par une structure en parties où le lecteur voit naître, en lettres grecques, le mot d'"Apocalypse". Couramment, on pense bien sûr à une catastrophe aux dimensions majeures, et c'est bien ce que planifie le narrateur. Mais par ailleurs, le mot signifie "révélation", et c'est tout l'enjeu du roman: se révéler au monde alors qu'on est un artiste resté anonyme pour entretenir le mystère. Quant à Mémé, son vrai prénom, christique s'il en est, n'est autre que "Messiah". 

Entre finances, arts et métier des armes qui ne laisse pas indemne, "La colère selon M" est donc un thriller à nul autre semblable, atypique, qui ose mobiliser l'idée de colères suprêmes pour évoquer les catastrophes que notre monde vit, ou pourrait vivre, en raison de la démesure de certains projets humains. Si sa tonalité peut paraître étrangement calme, c'est qu'elle adopte justement, peu à peu, le ton froidement déterminé des colères les plus terribles. Celles qu'on dit bibliques...

Guillaume Lafond, La colère selon M, Paris, Editions Intervalles, 2023.


mardi 27 juin 2023

Nicolas Texier, un "Pôle Sud" qui déconcerte

Nicolas Texier – Il y a de quoi être déconcerté par "Pôle Sud", roman de l'écrivain français Nicolas Texier. Le personnage qui se trouve au cœur de l'intrigue apparaît des plus improbables: c'est Fouad Jallâladdîn Moumsen, un scientifique irakien spécialiste des pinnipèdes, le premier de sa nation à avoir séjourné en Antarctique. Quelques ectoplasmes rencontrés à Londres, au cours d'une vie voyageuse, vont le ramener en Irak, un pays encore meurtri par le conflit qui l'a opposé à l'Iran dans les années 1980.

Le lecteur se trouve d'emblée entraîné dans une écriture marquée par des paragraphes arides dans leur longueur, exempts de dialogue, qui donnent sans tarder une impression d'oppression et de difficulté d'accès. Cette difficulté, peut-on dire, reflète la pénibilité qu'il peut y avoir à vivre lors d'un hivernage dans les régions inhospitalières du pôle Sud, renforcées par le fait qu'on ne peut en sortir d'un simple claquement de doigts.  

Effet collatéral: elle rend difficile aussi, pour le lecteur, l'accès aux personnages du roman, à commencer par Moumsen. Ce, d'autant plus que s'il y a un "je" dans ce roman, il semble curieusement effacé comme narrateur, concourant à une forme de distanciation surprenante et âpre. Pourtant, ce roman se mérite...

... parce qu'à force de côtoyer Moumsen, le lecteur découvre aussi des éléments plus familiers, humains, de sa personnalité. Sa propension à trouver des compagnes d'un soir sur les sites Internet de rencontre en fait partie, tant l'auteur démontre que mine de rien, le bonhomme s'y démarque par son attitude curieusement élégante, se démarquant dans l'ordinaire des hommes et des femmes qui s'y profilent. Et puis, il y a cet ectoplasme que Moumsen va croiser dans sa vie, et qui n'est autre que son oncle, apparemment revenu d'entre les morts. 

La dernière partie ramène le lecteur dans l'Irak d'aujourd'hui. Elle rapproche les considérations politiques et les douleurs humaines indissociables de la guerre. Sans se départir de son écriture dense et compacte, l'auteur dit la difficulté à parler du passé, à retrouver la trace de cet oncle pneumologue dont le portrait se dessine peu à peu et dont on retient que même dans un contexte de misère noire, il s'obstine à refuser le jeu des bakchichs qui permettent à ses collègues médecins de vivre, simplement, et de faire vivre leurs familles.

Moumsen s'est retiré des affaires, l'épilogue le retrouve du côté des Orcades, l'occasion de quelques derniers échanges entre le narrateur et le scientifique. Le lecteur se retrouve perplexe: certes, le roman est beau, il fait voyager de l'Alaska à la mer de Weddell, en passant par l'Irak, la France et les îles britanniques. Souvent, le voyage aura été plus rude qu'hospitalier pour lui; mais pour autant qu'il aime les bourrasques du vent et de la vie, il y trouvera son bonheur.

Nicolas Texier, Pôle Sud, Paris, Gallimard, 2008.

Le blog de Nicolas Texier (en sommeil).


lundi 26 juin 2023

Casserolades ou mouettes échandon: quand les métiers d'antan font rire l'histoire

Francis Mizio – Les métiers disparus ou en voie de disparition suscitent toujours l'intérêt des gens d'aujourd'hui, et sont souvent le sujet de reportages fascinants. L'écrivain Francis Mizio a identifié le filon et a décidé, en virtuose de la rigolade, de l'exploiter à sa manière. Il en est résulté quatorze chroniques, publiées d'abord en ligne sur le site "Terri(s)toires", aujourd'hui apparemment disparu, puis en un recueil intitulé "Des métiers carrément à l'Ouest".

Avant d'entrer dans le vif du sujet, relevons que ce petit recueil est une rareté: tiré à 300 exemplaires, il a été offert par l'auteur aux personnes qui l'ont soutenu lors d'une souscription organisée en 2014. Ceux qui n'ont pas leur exemplaire peuvent toujours tenter leur chance auprès de l'auteur...

Alors, qu'en est-il des textes de ce recueil? Partant le plus souvent d'expressions françaises courantes, l'auteur les applique à la réalité du grand Ouest français: il sera question de Bretagne, de Normandie et de Vendée, y compris les imaginaires qui vont avec. Ainsi, le très médiéval "ajouteur de grain de sel" va connaître sa destinée du côté de Guérande, où le partage des marais salants par héritage n'a semble-t-il pas toujours été facile, certains terrains hérités pouvant avoir littéralement la taille d'un mouchoir de poche.

L'écrivain traverse les siècles avec aisance. Sa connaissance des temps passés paraît d'autant plus sûre qu'elle semble documentée et constitue un charivari qui met son lectorat au défi (et l'auteur ne manque pas de le lancer, ce défi!) de dépêtrer le vrai du faux. Les lecteurs qui ont le sens du calembour débusqueront ainsi facilement la "mouette échandon" qui, selon "Eradiqueur de mouette", aurait envahi la Bretagne à la manière d'une espèce invasive venue d'Amérique au début du vingtième siècle. Mais y a-t-il eu, comme le suggère "Ramoneurs et sucreurs de fraises", un Américain pour exploiter, juste après la Seconde guerre mondiale, des fraisières de taille industrielle à Plougastel-Daoulas? Pas de chance pour ce précurseur de Uber Eats (le principe: on "ramène ta fraise" à domicile!): il s'est planté sur le branding...

De façon à la fois curieuse et malgré tout drolatique, les quatorze récits de "Des métiers carrément à l'Ouest" sont autant d'histoires de tentatives qui ont échoué. L'auteur en relève dès lors le panache comme la déchéance, avec un regard amusé teinté d'une bonne dose d'outrance. Faut-il vraiment qu'une seule femme soit "Noueuse de coins de mouchoirs" alors que l'industrie en appelle davantage? Et qu'en va-t-il de la mode de l'"Ermite ornemental", au-delà de l'attrait de la nouveauté? A chaque texte, c'est un ratage sublime que l'auteur relate. Et pourtant, se dit-on, à chaque fois, ça failli marcher...

Enfin, le lecteur le plus attentif ne manquera pas de relever l'actualité de la couverture du livre, signée Lenaïg Kerveadou, qui représente le "Faiseur de bruit": n'est-ce pas le précurseur des casserolades qui ont marqué le second trimestre 2023 de la politique française? Dans le genre actuel, où l'heure est au tri des déchets, la nouvelle "Metteur à la jaille sélectif" vaut aussi le coup d'œil. Partant généralement sur des expressions familières, les anecdotes cocasses de "Des métiers carrément à l'Ouest" touchent à l'actualité à partir d'une base historique (vraiment) très librement revisitée. Le lecteur qui s'y essaie ne risque qu'une seule chose: passer un moment de bonne humeur réfléchie entre histoire, langue française (ou bretonne, ou normande, ou tout ce qu'on veut, parce que dans ce livre, les gens causent mine de rien) et fiction.

Francis Mizio, Des métiers carrément à l'Ouest, Pink Flamingo's Unnecessary Books Publishing, 2014. Couverture par Lenaïg Kerveadou.

Le site de Francis Mizio. Pour tenter votre chance...

dimanche 25 juin 2023

Dimanche poétique 594: Bernard Waeber

Je vais mourir une nuit
comme tout le monde,
sans rien dire à personne
pour ne pas faire de peine.

Le ciel changera de couleur
et grandira sans fin pour moi,
et les étoiles me distribueront
leurs pépites d'or.

J'apprendrai à parler
et à me taire comme les anges
et comme tout
du recto et du verso des choses.

Je serai heureux car j'aurai pris
dans mon arche de Noé
tout ce que j'aimais sur terre.

Bernard Waeber (1948- ), Les petits pas, Lyon, Editions Baudelaire, 2016.

vendredi 23 juin 2023

Une éducation sentimentale à l'ère Facebook

Stéphanie Dupays – Comment s'aime-t-on à l'ère Facebook? Dans son deuxième roman, "Comme elle l'imagine", l'écrivaine Stéphanie Dupays développe avec finesse et exactitude les aléas et intermittences du sentiment amoureux chez une jeune femme, Laure, professeure de lettres en Sorbonne, apparemment réfugiée dans ses livres. 

Laure est spécialiste de Gustave Flaubert? Cela n'a rien d'un hasard: "Comme elle l'imagine" a quelque chose d'une "Education sentimentale" vécue au temps des réseaux sociaux, sur la base des ressentis intemporels qui constituent le syndrome amoureux: jalousie, épreuve de l'absence, peurs, étourderies, élans du cœur...

Tout débute par une rencontre en ligne, celle entre Laure et Vincent. On se met des petits pouces bleus, on commente, on discute, on visite la page de l'autre mine de rien... et hop: on est accro. La drogue paraît double: il y a bien sûr le sentiment amoureux, qui crée un besoin de l'autre, mais il y a aussi le besoin d'être sans cesse en ligne de peur de manquer quelque chose qui émane de l'autre. L'auteure réussit, avec délicatesse, à décrire cette addiction aux écrans, cette forme de nomophobie que Laure considère comme un peu honteuse.

Cela finit par devenir obsessionnel. Avec beaucoup d'à-propos, la romancière prête une certaine déformation professionnelle à son personnage principal féminin: analyste des lettres d'antan, Laure est obsédée par étude de texte et recherche constamment les sous-textes, sous-entendus et autres niveaux de lecture que son correspondant en ligne Vincent a peut-être voulu mettre dans ses centaines d'envois. Cela, quitte à y plaquer ce qu'elle veut bien y voir – et, parfois, à voir le verre à moitié vide. L'addiction, en effet, peut aussi conduire à en vouloir toujours plus...

Truffé de références aux lettres classiques, "Comme elle l'imagine" est aussi, donc, l'histoire de l'image qu'on projette sur l'autre à partir de ce qu'il veut bien montrer en ligne, quitte à être surprise au moment d'une hypothétique rencontre. Et de fait, Laure passe aussi pas mal de temps à se faire des films au sujet de Vincent. Est-ce dès lors un hasard si les références cinématographiques, plutôt intellos (Eric Rohmer, Louis Malle...) sont également présentes tout au long du roman? Et il est piquant de relever que c'est justement au sujet d'un cinéaste, le fameux Vincent donc, que Laure se fait ces films...

Et comme dans "L'Education sentimentale", vient le temps des voyages, en fin de roman, avec un chapitre rapide (le chapitre 22) qui tranche avec le caractère détaillé de ce qui précède. Ce moment charnière dans la vie de Laure lui permet de digérer la leçon vécue avec Vincent. Et c'est d'un bon pied qu'elle repart, en une fin qui est aussi une ouverture salutaire sur les autres, dans la vraie vie, sans livres poussiéreux et sans écrans qui saoulent.

Stéphanie Dupays, Comme elle l'imagine, Paris, Mercure de France, 2019.

Le site des éditions Mercure de France.

Lu par A bride abattue, Alexandra Lahcène, AurélieBenoît, Delphine-OlympeDemain je lisDomi, Florence Batisse-PichetHenri-Charles Dahlem, Irène CoulibalyJoëlleKarine FléjoLe Marque-Pages, Lily lit, Lire et vousMes p'tits lusNadège, NathNath, Nicole Grundlinger, NoIDSerge Bressan.

jeudi 22 juin 2023

En vers fulgurants, le sens de la subversion selon Claude Luezior

Claude Luezior – Qu'il va vite, le dernier recueil du poète fribourgeois Claude Luezior! Pour savourer chaque mot de "Au démêloir des heures", il est souvent indispensable de s'arrêter sur ces vers volontiers allusifs, si courts qu'ils traversent les pages comme de fugaces éclairs, si fugaces même qu'ils s'économisent les majuscules qui marquent le début de la lecture (on est déjà partis!) et les ponctuations. Or, s'efforcer de freiner un peu, c'est la seule manière d'en capter le sens, le suc...

Pourtant, c'est bien la force de l'éclair que l'on retrouve au fil des poèmes, tellurique, mystérieuse et immarcescible. L'alcool a sa place, bien sûr. Mais de façon plus ambitieuse, l'auteur évoque aussi le temps qui file ("Ô tempora, ô mores", avec ce "pas le temps!" qui claque d'emblée) ou la puissance de la nature, avec ce "Une feuille" qui voit naître, timide puis forte, une feuille au printemps. Et l'être aimé, ou celle de l'autre sexe, se fait sa place au fil des vers aussi, avec franchise ou en filigrane.

Poète chevronné, l'auteur n'hésite pas à interpeller son métier, dans un esprit quasi carnavalesque de renversement des règles. C'est dans "Rimailles et rossignols" que cela apparaît. Le seul poème du recueil qui rime? En apparence certes, mais voire: si les sonorités de fin de vers sont mêmes, elles ne sauraient, et c'est délibéré, satisfaire les comptables rigoureux des rimes masculines et féminines, singulières ou plurielles. 

Et alors que le haïku, genre poétique japonais, est plutôt connu pour son caractère fulgurant, voilà que le poète l'utilise comme pause intermittente dans son recueil – un moment qui, pour le coup, invite à vraiment prendre son temps. Par contraste avec les vers de deux ou trois syllabes qui constituent la plupart des poèmes de "Au démêloir des heures", en effet, ceux-ci paraissent lents, désireux de prendre leur temps au fil de vers de six, sept pieds, voire plus – ils peuvent même se muer en une prose poétique. Pour souligner le rôle de contrepoints de ces tercets, l'auteur a pris soin de les composer en italiques: attention, la musique change pour un moment.

"Au démêloir des heures" apparaît dès lors comme une réflexion sur l'art et le cœur du poète, qu'il s'agit de démêler par les mots rythmés bien sûr, mais aussi sur sa place en résonance avec tout ce qui le dépasse, qu'il s'agisse de la vie des sens ou de quelques réalités cosmiques ou qui, si la science en a percé quelques secrets, gardent une part de mystère. Le recueil ne recule pas devant la transgression, et ose le rythme pour mieux le subvertir.

Claude Luezior, Au démêloir des heures, Paris, Librairie-Galerie Racine, 2023.

Le site des éditions Librairie-Galerie Racine.

lundi 19 juin 2023

Les tribulations d'une femme entre deux âges

Martina Chyba – Poppy Maunoir est une quadragénaire d'aujourd'hui. Ce sont ses tribulations de femme littéralement entre deux âges, mère et deux fois divorcée, que relate le roman générationnel  "Vie en rose et chocolat noir" de Martina Chyba. 

Roman générationnel? Autour d'elle, Poppy Maunoir, entrepreneuse indépendante un brin précaire, voit évoluer une jeune génération insouciante. C'est celle de ses propres enfants, Théa la post-ado gothique qui rêve de Jeux Olympiques et Ulysse le surdoué de dix ans. Et en amont, les seniors, baby-boomers, jouent également la carte du parfait bonheur. 

L'auteure prend soin de créer des personnages hauts en couleur. Le père de Poppy se remarie avec une femme qui pourrait être sa fille, voire sa petite-fille, sa grand-mère décide de s'évader de l'établissement médico-social où elle a son domicile, évoluant à l'aide d'un déambulateur signé Philippe Starck. Cet entourage est également fait d'enfants insupportables – ses neveux, enfants si mal élevés qu'aucun parent ne en veut assumer la garde au moment du divorce... 

Oui, les histoires de famille sont au cœur de "Vie en rose et chocolat noir", avec leur lot de névroses et de secrets qu'il faut bien mettre au jour, quitte à partir pour Hawaii. Ce n'est pas un hasard si Poppy tient un blog sur les légendes de la mythologie grecque, dont le lecteur peut apprécier des versions revisitées un poil sarcastiques: si tordues qu'elles soient, elles font volontiers écho à la famille de Poppy, plus compliquée qu'il n'y paraît.

Avec un tel dispositif, les situations cocasses ne peuvent que se succéder, avec une délicieuse régularité. Il y a les sujets impossibles qu'Ulysse l'intello amène dans la conversation, quitte à jouer parfois la partition du Schtroumpf à lunettes. Il y a les modalités d'éducation des uns et des autres, Poppy Maunoir ne reculant pas devant l'ironie. Et les répliques qui claquent, parfois toxiques pour peu que tel personnage fasse preuve d'égocentrisme insouciant. La vie de Poppy elle-même, avec ses avanies de quadragénaire à l'avant-veille de la ménopause, contrainte de gérer ses ex, apporte son lot de sourires aimables ou grinçants.

Avec "Vie en rose et chocolat noir", l'écrivaine Martina Chyba propose un roman réussi, aigre-doux, sur les mille galères d'une femme d'aujourd'hui, prise entre les incertitudes du lendemain et arrivée à l'âge où l'on commence à se dire que c'était mieux avant. Vraiment? La réponse sera nuancée...

Martina Chyba, Vie en rose et chocolat noir, Lausanne, Favre, 2013.

Le site des éditions Favre.

Egalement lu par La Livrophile.

dimanche 18 juin 2023

Dimanche poétique 593: Pierre Quillard

Chambre d'amour

La nuit tiède est clémente à la ville qui dort; 
Des lys impérieux triomphent dans la chambre 
Et cependant nos cœurs sont froids comme Décembre 
Et nos baisers d'amour amers comme la mort.

Ta douce bouche s'ouvre à des chansons mièvres 
Et tes seins bienveillants accueillent mon front las;
Mais, ô ma douloureuse enfant, je ne sais pas 
Pourquoi les dieux mauvais empoisonnent nos lèvres.

Qu'importe? viens vers moi, triste sœur; aimons-nous, 
Sans craindre la saveur glorieuse des larmes, 
Tels des héros blessés avec leurs propres armes 
Et dont le glaive d'or a rompu les genoux.

Viens! nous aurons l'orgueil des âmes taciturnes 
En cette chambre morne et veuve de flambeaux, 
Où, semblable à l'odeur des antiques tombeaux, 
Un parfum sépulcral monte des lys nocturnes.

Pierre Quillard (1864-1912). Source: Bonjour Poésie.

samedi 17 juin 2023

Castagne au Boulevard des Italiens: à la découverte du Hussard

Alain Sanders – Avec Le Hussard, alias Julien Ardant, l'écrivain Francis Bergeron a créé il y a quelques années une sorte de Poulpe à l'envers, héros d'une série de romans rédigée tour à tour par plusieurs écrivains. Différence: alors que le Poulpe est un libertaire marqué à gauche qui traque les nazis d'aujourd'hui, le Hussard est un réac assumé, librairie et justicier, qui trace ses cibles à sa manière. Fiancé de manière plutôt lâche avec Héloïse, il paraît surtout marié avec ses livres et ouvert à toute aventure. C'est ainsi que le lecteur peut le considérer, en effet, après avoir lu "Le Hussard fonce dans le tas" d'Alain Sanders.

Force est de relever avant tout que le titre tient toutes ses promesses: le lecteur amateur de castagne sera servi. Le Hussard n'est pas bagarreur, mais il sait parfaitement se défendre, ce qui donne quelques jolies scènes, notamment dans la boîte de nuit où l'intrigue débute et où le personnage principal, également narrateur, a rendez-vous avec pas moins de deux femmes, Josiane et Christine. Débute dès lors un jeu de jonglage cocasse, entre travail (le côté Josiane, qui se sent menacée) et plaisir (le versant Christine, qui veut s'amuser).

Menée par un libraire borderline accompagné d'un comparse nommé Léopold von Luge, l'enquête s'avère audacieuse: elle mène jusqu'à un kebab de banlieue façon "territoires perdus de la République" où l'on ne propose pas que des plats halal, et c'est au moment de l'épilogue que le lecteur comprendra tout: le réseau criminel que Le Hussard a démantelé mélange joyeusement trafic de migrants, commerce de drogue et autres joyeusetés, le tout sous la bannière d'un islam militant tendance Daesh.

Si court qu'il soit, le roman "Le Hussard fonce dans le tas" s'avère riche d'un solide substrat culturel. Le lecteur qui connaît Paris, ou l'aime simplement, va se retrouver chez lui grâce aux descriptions et anecdotes que l'auteur distille: pour une bonne part, l'intrigue plonge dans le deuxième arrondissement, que tout touriste a hanté, entre le boulevard des Capucines et le boulevard des Italiens. Plus loin vers Montparnasse, à la rue Delambre, le bar américain "La Carlingue" est une invention de l'auteur, mais elle apparaît crédible au vu des restaurants et débits de boissons qui s'y trouvent en vrai.

Quant aux références littéraires, elles abondent au fil des pages. Le nom de la librairie que tient Lucien Ardant, "Les Décombres", renvoie immédiatement au plus sulfureux des livres de Lucien Rebatet. Mais les amateurs de classiques plus consensuels recevront leur lot de clins d'œil aussi, de Kipling à Flaubert et Balzac en passant par George Sand, qui donne son nom à un hôtel l'espace de ce roman. Quant au surnom du Hussard lui-même, il émane bien entendu du mouvement littéraire du même nom, attaché au style, qu'ont porté naguère Paul Morand, Roger Nimier et Jacques Chardonne, entre autres.

Quelques mots sur les méchants de l'histoire, enfin: du point de vue romanesque, il est légitime de lancer un justicier aux trousses de criminels fédérés par l'islam rigoriste des banlieues française. Espérons cependant que ces adversaires varient d'un roman à l'autre: faute de quoi, la série du Hussard tomberait dans le même travers que celle du Poulpe, où le coupable est nécessairement un personnage marqué à droite qui apparaît presque au début du roman – c'est d'un prévisible...

Verdict? "Le Hussard fonce dans le tas" se révèle un roman aventureux d'inspiration populaire, à l'ancienne, où les belles bagarres côtoient les belles femmes. Du Hussard, le lecteur garde l'image d'un personnage séduisant à la San-Antonio, en plus discret et moins enclin à la vantardise gauloise. Et de la narration, une manière d'écriture décomplexée, gouailleuse et familière, qui ne recule pas devant les jeux de mots et les punchlines bien envoyées. En voilà assez pour donner envie d'en savoir plus sur le personnage récurrent imaginé pour la série!

Alain Sanders, Le Hussard fonce dans le tas, Toulouse, Auda Isarn, 2018.

Le site des éditions Auda Isarn.

Pour l'anecdote: le restaurant Le Gramont, situé sur le boulevard des Italiens à Paris par l'écrivain qui l'orthographie avec deux "m", existe bel et bien. L'auteur y a-t-il ses habitudes, ou est-ce le cas du Hussard? Ou est-ce le pendant du "Pied de cochon à la Sainte-Scolasse" cher au Poulpe? En tout cas, santé et bon appétit!

vendredi 16 juin 2023

"Rogue Trader", des milliards et de l'ambiance pour les amateurs de thrillers

Laurent Jayr – Max Harker, alias Mad Max, c'est le trader fou, capable de mettre en péril l'équilibre d'une banque londonienne pour réaliser un effet de levier maximal. C'est aussi l'inconditionnel d'un luxe hédoniste et intransigeant à base de cigares et de belles bagnoles. Enfin, c'est le personnage principal de "Rogue Trader", deuxième thriller financier de l'écrivain Laurent Jayr. S'il se lit sans problème de manière autonome, ce nouvel opus emprunte quelques éléments à "La faille Ethics", premier roman de l'écrivain, dont il est dès lors parent.

On retrouve dans "Rogue Trader" le regard d'insider de l'auteur, qui puise dans son expérience professionnelle les éléments qui vont constituer une intrigue réaliste. Ce réalisme passe bien sûr par l'utilisation du jargon du monde des traders, où certaines paires de monnaies ont par exemple des surnoms dès lors qu'il s'agit d'évoquer leur taux de change – on pense à "Barney", un terme qui désigne familièrement la paire dollar-rouble. Un lexique et des notes de bas de page permettent au lecteur de s'y retrouver.

Le réalisme passe aussi, dans "Rogue Trader", par le dessin soigné et pertinent des ambiances. On ne parle pas d'un match de foot comme d'un entretien difficile chez son supérieur hiérarchique! L'auteur l'a bien compris. Alors que monde de la finance peut paraître invariablement aride au lecteur profane, l'écrivain donne avec succès de la chair aux contextes qu'il décrit.

Cela se voit dès les premières pages, dopées à la testostérone: tel qu'il le montre, le monde des traders, essentiellement masculin, est marqué par la compétition et par les remarques plus ou moins voilées sur les rares femmes qui hantent ce milieu – on pense à Emily, dont la hiérarchie espionne la page Facebook en douce, surtout dans la rubrique des photos privées prises à la plage et innocemment partagées.

Dans d'autres contextes, l'écrivain trouve aussi le ton juste et chausse parfaitement les lunettes de son personnage principal: un match de foot à l'Emirates Stadium sera ainsi considéré de façon double, à la fois désabusée et intéressée, quitte à ce que cet intérêt soit fondé sur des poncifs qui, énoncés sans intelligence, tombent à plat. Et les pages que l'auteur réserve au couturier Cifonelli, tout en posant un monde de courtiers riches mais sans culture fût-elle sartoriale, sont particulièrement gourmandes et posent un archétype fouillé du chic au masculin, made in Savile Row.

Enfin, il y a la description du quartier londonien de Ponders End où Max Harker s'établit pour suivre une trader énigmatique et apparemment imbattable. Observateur jusqu'à forcer un peu le trait, l'auteur n'épargne rien au lecteur pour ce qui est de décrire le côté indigent des lieux. Et c'est là que l'auteur indique que derrière une manière de travailler cynique, Max Harker, si désireux qu'il soit de réintégrer le gratin des traders par tous les moyens après une manœuvre qui l'a mis hors jeu, a peut-être aussi un cœur.

Au-delà du destin individuel de Max Harker, "Rogue Trader" met en scène une poignée de personnages impitoyablement barattés par la roue de la fortune: certains personnages secondaires sont tombés dans l'alcoolisme ou la misère, d'autres montent très haut avant de choir faute d'avoir les soutiens qu'il faut au bon moment. L'auteur renvoie ainsi un tableau sans concession du monde de la banque d'affaires, et démonte mine de rien les velléités d'éthique mises en route dans un établissement bancaire précis.

Laurent Jayr, Rogue Trader, Paris, Kubik Editions, 2023.

Le site de Laurent Jayr.


mercredi 14 juin 2023

Sandrine Perroud, le temps d'un deuil atypique

Sandrine Perroud – La couverture du roman "Les esprits" de Sandrine Perroud pourrait laisser croire à un ouvrage de type feel-good. Il n'en est rien: c'est le récit d'un deuil atypique que l'auteure relate, celui d'une jeune femme, Mélanie, dont les parents ont décidé de mourir ensemble avec l'organisation Exit, spécialisée dans le suicide assisté. Et s'il y a un cappuccino sur l'image de couverture, c'est parce que c'est dans un café lausannois, le Bleu Lézard, qu'elle travaille.

Tiers lieu majeur du roman, ce café constitue aussi une sorte de bulle protégée où Mélanie s'abîme dans son travail et semble vivre une parenthèse post-baccalauréat. Cet aspect de bulle protégée est souligné par la description qu'en fait l'auteure: présenté comme un tea-room fréquenté par des personnes âgées ou habituées, l'établissement est resté dans son jus, ancien jusqu'à l'anachronisme. C'est pourtant aussi un lieu hanté par quelques fantômes – ces fameux esprits évoqués dans le titre.

A commencer par les parents de Mélanie, justement. Le chapitre 1 est conçu comme une exposition qui pose, de manière claire et classique, les enjeux du roman. Dès lors, comment vivre avec le fait que la mère de Mélanie, pourtant en bonne santé, ait décidé de partir pour un monde meilleur en même temps que son mari, atteint d'un cancer incurable? En regard de ce que vit Mélanie, le lecteur observe Christiane et Christian, ses tante et oncle, qui la soutiennent à leur manière.

L'auteure laisse le travail de deuil faire son œuvre sur Mélanie, avec des non-dits, des moments de révolte ou d'abattement, d'incompréhension aussi. La narration, faite de mots simples, s'avère délicate et juste, sans apitoiement. L'écriture permettra cependant à Mélanie de remonter la pente. Et certaines circonstances lui permettront aussi de verbaliser ce vécu singulier.

Et les autres esprits? Le lecteur les découvre peu à peu. Il y a par exemple David, certes vivant mais frère survivant d'un jumeau disparu, qui se pointe au Bleu Lézard précisément lorsqu'une célébrité s'éteint, par exemple Johnny Hallyday – ou la version papier du journal lausannois "Le Matin", centre de l'attention des lecteurs présents au café: c'est avec une certaine malice que l'auteure relate le manège qui s'organise autour de ce canard. Quant à David, la romancière dessine de lui le portrait d'un personnage d'apparence facétieuse.

Dominé par une certaine gravité sans pour autant être plombant, respirant grâce à des chapitres courts, "Les esprits" laisse le souvenir d'un court roman qui sonne juste et relate l'histoire d'une jeune femme qui, peu à peu, va retrouver après un processus de deuil de trois ans le chemin vers le grand bain de la vie au travers d'études qu'elle a enfin la force d'attaquer. C'est aussi un ouvrage qui évoque plus d'un destin individuel dans sa singularité: personnages du café, famille... "Et elle, quelle était son histoire?", s'interroge ainsi Mélanie en observant celle qui lui a succédé au Bleu Lézard.

Sandrine Perroud, Les esprits, Vevey, Editions de l'Aire, 2019.

La page de Sandrine Perroud, le site des éditions de l'Aire.

Egalement lu par Francis Richard.

dimanche 11 juin 2023

Dimanche poétique 592: Rainer Maria Rilke

Puisque tout passe...

Puisque tout passe, faisons 
la mélodie passagère ; 
celle qui nous désaltère, 
aura de nous raison.

Chantons ce qui nous quitte 
avec amour et art ;
soyons plus vite 
que le rapide départ.

Rainer Maria Rilke (1875-1926). Source: Bonjour Poésie.

Mise en musique par Paul Hindemith, dans "6 chansons", ici dans la version du Phemios Kammerchor de Lübeck:



jeudi 8 juin 2023

Un baiser pour payer: bienvenue à Quality Land

Marc-Uwe Kling – Quality Land, c'est un pays presque comme l'Allemagne, familier au lecteur occidental. C'est là que se situe l'intrigue à la fois grave et délirante de "Quality Land", roman d'anticipation de l'écrivain et homme de scène allemand Marc-Uwe Kling. Tout commence avec la mise en place d'une poignée de personnages divers, humains ou machines plus ou moins androïdes. Dont Peter Chômeur, artisan minable auquel il arrivera toutes sortes d'aventures, générées entre autres par le vibromasseur dauphin rose qu'il a reçu contre espèces et dont il ne veut pas.

Le monde de Quality Land est régi de manière totalitaire par les algorithmes, qui rythment le quotidien de tout le monde dans un souci assumé d'inégalité sociale, de mercantilisme et de rapprochements entre personnes qui se ressemblent. Et c'est un univers total que l'écrivain décrit, à partir de scènes bien visualisées: culture, vie sociale, commerce, économie et politique, tout y passe.

L'auteur décrit ainsi de manière cocasse, volontiers absurde, les travers et les impasses d'un tel système: un algorithme définit ainsi qui sera votre conjoint ou votre conjointe (finis les efforts pour séduire!), jugera votre état de santé, vous donnera le droit d'être tutoyé ou vouvoyé par des drones de livraison intrusifs en fonction d'un système de crédit social fondé sur cent points: à moins de 10 points, un citoyen devient un "inutile" plutôt méprisable. Enfin, côté culture, l'écrivain s'amuse avec un running gag bizarre autour de Jennifer Aniston (pourquoi elle?).

Enfin, côté paiement, l'auteur a l'idée géniale d'utiliser le baiser comme mode d'identification pour tout paiement. En montrant ses personnages embrasser leurs tablettes, il transforme ainsi un acte de tendresse des plus intimes et des plus aimables en un banal médium mercantile. Quant à l'argent cash, il fait l'objet d'un mépris affiché, un peu comme en Suède: "[Les personnes de qualité] te regarderont de travers, toi et tes lambeaux de papier sale", avance une voix du roman. De quoi ébahir le lectorat! Derrière la rigolade, l'avenir n'est peut-être pas si radieux que ça...

Faisant référence tantôt à Isaac Asimov, tantôt à "Robocop" (le héros des androïdes), "Quality Land" est indéniablement drôle. Mais il s'avère aussi d'autant plus glaçant que les dérives des algorithmes et du contrôle social décrites au fil des pages sont déjà enclenchées dans notre monde, et qu'il est certain qu'un start-upper cynique y travaille déjà quelque part dans le monde à l'une des idées "novatrices" développées par le romancier.

Critique derrière son indéniable vis comica, "Quality Land" dessine tout un monde. Faussement légère, faisant usage des meilleures ressources de l'humour, cette représentation est rehaussée par la transcription épisodique d'articles de presse bourrés de publicités (notamment pour les "grassusselles", qui se mangent: du gras, du sucre et du sel) ou d'éléments de communication institutionnelle. Telle est l'astuce habile que l'auteur a trouvée, au-delà de ses personnages, pour donner des informations de fond sur ce monde, qui pourrait être celui de demain si l'on se laisse manger par les ordinateurs et par les outrances de la marchandisation.

Marc-Uwe Kling, Quality Land, Arles, Actes Sud, 2021, traduit de l'allemand par Juliette Aubert-Affholder.

Le site de Marc-Uwe Kling, le blog de Juliette Aubert-Affholder, le site de Quality Land, le site des éditions Actes Sud.

Lu par Blog des Arts, Chris de SavoieChut Maman lit!, Dobby, ElwynGromovarLe Nocher des Livres, NicolasRaphaël GaudinThierry Spencer, Ute Schröder, Vinushka.

mardi 6 juin 2023

L'extrême en dix rencontres

Chloé Saffy – Force est de relever que le début de "A fleur de chair" de Chloé Saffy ne manque pas d'envoûter son lectorat. Ni de le perturber assez fortement, s'il n'est pas quelque peu prévenu: le drame de ce roman érotique se noue autour des fantasmes et pratiques BDSM kinky, voire extrêmes, d'Iris et Antoine, deux des trois personnages principaux mis en scène. 

Et le troisième personnage? Il n'est autre que l'épouse d'Antoine, Delphine. Officiellement, ils vivent le parfait amour au cœur de la société de province dont ils font partie. Delphine, quant à elle, tolère la double vie de son mari tout en ne souhaitant rien en savoir. Pourtant, elle tombe un jour sur une séquence de textes relatant la dizaine de rencontres survenues entre Iris et Antoine à l'occasion de déplacements professionnels de ce dernier. Autant de séances où Antoine joue à la perfection un rôle de dominateur impitoyable et impeccable. La voilà voyeure malgré elle, captivée... et le lecteur avec, au fil d'un roman construit autour de deux points de vue féminins.

Disons-le: l'auteure n'épargne aucun détail des moments où Iris et Antoine sont réunis. C'est avec justesse qu'elle recrée les ressentis d'Iris, humiliations et souffrances voulues, mêlées d'un plaisir intense, durable bien au-delà des moments partagés, qui ne manquera pas d'étonner le lecteur non familier du genre. Quelques joujoux sont évoqués: plugs anaux, badines, cordes, fouet "single tail". Chaque rencontre apparaît unique, et c'est aussi une réussite de ce roman de ne pas se répéter davantage que pour placer quelques actes rituels qui sont autant de jalons. Mais est-ce là l'essentiel?

Pas tout à fait: au-delà du côté spectaculaire, apparemment violent, des pratiques décrites, la romancière ne manque pas, et c'est ce qui donne son supplément de profondeur à "A fleur de chair", de dessiner l'évolution de la relation entre Iris et Antoine, de la rencontre initiale jusqu'à la complicité la plus profonde, troublante et unique en son genre, en passant par l'apprivoisement et l'approche mutuels. Cela, pour un lien intensément vécu, qui durera ce qu'il pourra durer, et rien de plus. 

Et Delphine? A mesure qu'elle lit en cachette le manuscrit que son mari cache dans son coffre à jouets, le lecteur la voit grandir et gagner en épaisseur, dépassant le profil de sage épouse provinciale qu'elle affecte en début d'ouvrage. 

Chloé Saffy, A fleur de chair, Paris, La Musardine, 2021. 

Le site Instagram de Chloé Saffy, le site des éditions La Musardine.

Lu par Stuporem

dimanche 4 juin 2023

Dimanche poétique 591: Marie Bouceffa

Ode à la scarification

Une lame aiguisée dans une chaire tendre, 
Le sang qui perle avant de se répendre 
Cette sensation unique et libératrice 
Qui bientôt ne sera plus qu'une cicatrice... 
Ce rapport charnel avec cette froide lame 
Fait couler le sang comme peuvent couler des larmes 
Ce geste souple, appuyé et plein de passion 
Comme celui d'un archet sur les cordes d'un violon 
Jusqu'à ce qu'une nuit, la symphonie achevée 
On se rende compte que le manche a cédé

Marie Bouceffa. Source: Bonjour Poésie.