lundi 31 mai 2021

Artistes en dialogue près des chutes Victoria

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Olivier Dami – "Cataractes" est le premier roman de l'écrivain Olivier Dami, après un recueil de nouvelles, "Boulevard des Amériques", consacré au Nouveau continent. Le voyage lointain est le point commun de ces deux ouvrages, puisque "Cataractes" emmène son lecteur en Afrique australe, non loin des chutes Victoria, sur les traces de la romancière Karen Blixen. 

Plusieurs personnages historiques bien connus se côtoient autour de la "ferme africaine" de Karen Blixen dans "Cataractes", roman situé dans les années 1960. Des personnages plus ou moins contemporains entre eux, mais qui ne se sont pas forcément rencontrés dans la vraie vie. Dans l'esprit d'une uchronie, l'auteur se fait fort de les rapprocher et de faire s'entrechoquer, de près ou à distance, leurs différents points de vue sur le monde et la littérature. 

Ainsi verrons-nous Karen Blixen échanger des propos admiratifs avec un Ernest Hemingway qui voit son art comme un combat – de quoi rappeler son ouvrage "Mort dans l'après-midi". Tous deux ont des contacts avec Doris Lessing, qui leur écrit de loin, avec un franc-parler qui peut s'avérer blessant. Mais voilà: féministe et communiste, elle ne conçoit la littérature que comme un prolongement de cet engagement. 

Il est permis d'être quelque peu surpris par le monde que l'auteur dessine autour de Karen Blixen: certes, elle se montre admirative des beautés de l'Afrique, bienveillante envers les populations du lieu, mais elle reste attachée à un système de domination politique britannique qui cultive un certain entre-soi. 

L'auteur n'a cependant aucune complaisance pour le colon, les anonymes anglais étant volontiers présentés comme ignares et racistes. Ce regard critique sur le colon est également porté par le personnage du photographe animalier américain Peter Beard, qui constate, consterné, que certaines attitudes n'ont pas de frontières.

De tous ces personnages historiques, auxquels il faut encore ajouter l'aventurière Vivienne de Watteville pour la touche suisse, l'auteur dessine un portrait informé qui les rend crédibles, vivants aux yeux du lecteur. Il lance son roman d'une seule traite, rythmé par les lettres de Doris Lessing en italiques, et l'écrit dans une langue soignée et délicate qui confère à "Cataractes" une patine rétro.

Olivier Dami, Cataractes, Paris, L'Harmattan, 2021.

Le site des éditions L'Harmattan.

dimanche 30 mai 2021

Dimanche poétique 499: Charles-Marie Leconte de Lisle


Kléarista

Kléarista s'en vient par les blés onduleux
Avec ses noirs sourcils arqués sur ses yeux bleus,
Son front étroit coupé de fines bandelettes,
Et, sur son cou flexible et blanc comme le lait,
Ses tresses où, parmi les roses de Milet,
On voit fleurir les violettes.

L'Aube divine baigne au loin l'horizon clair;
L'alouette sonore et joyeuse, dans l'air,
D'un coup d'aile s'envole au sifflement des merles;
Les lièvres, dans le creux des verts sillons tapis,
D'un bond inattendu remuant les épis,
Font pleuvoir la rosée en perles.

Sous le ciel jeune et frais, qui rayonne le mieux,
De la Sicilienne au doux rire, aux longs yeux,
Ou de l'Aube qui sort de l'écume marine?
Qui le dira? Qui sait, ô lumière, ô beauté,
Si vous ne tombez pas du même astre enchanté
Par qui tout aime et s'illumine?

Du faîte où ses béliers touffus sont assemblés,
Le berger de l'Hybla voit venir par les blés
Dans le rose brouillard la forme de son rêve.
Il dit: C'était la nuit, et voici le matin!
Et plus brillant que l'Aube à l'horizon lointain
Dans son coeur le soleil se lève!

Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894). Source: Bonjour Poésie.

samedi 29 mai 2021

"Ecrire depuis ici", écrire depuis soi

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Jean-François Haas – "Ecrire depuis ici" est un ouvrage atypique dans le parcours littéraire du romancier fribourgeois. Ouvrage court mais important aussi: il retranscrit le texte d'une conférence qu'il a donnée le 21 avril 2018. Ouvrage à part du point de vue éditorial également: si les romans de Jean-François Haas paraissent au Seuil, "Ecrire depuis ici" est sorti aux Presses littéraires de Fribourg et constituent son premier opus publié en Suisse.

Il n'y a rien de plus sérieux que l'écriture, et l'auteur choisit d'ouvrir sa conférence avec une réflexion née de l'expression "taquiner la muse", souvent utilisée pour qualifier l'art des auteurs, et qui sous-entend un certain dilettantisme. Cela, en s'appuyant sur l'image du capitaine Achab dans Moby Dick. Alors qu'il fait face à sa baleine, irait-on lui dire qu'il "taquine le goujon"? 

L'art littéraire est-il pris au sérieux dans le canton de Fribourg? C'est là qu'on arrive au cœur de la question posée par le titre "Ecrire depuis ici". Rien d'évident, en effet, dans un canton qui s'est longtemps targué d'être davantage une terre de choristes et de musiciens de fanfare, d'artistes amateurs qui pratiquent en groupe. Tout le contraire de l'écrivain, solitaire par essence. 

L'auteur articule cet aspect de la pratique artistique en groupe avec le règne politique des conservateurs sur le canton, qui ne s'est guère infléchi que dans les années 1980. L'auteur se souvient ainsi des livres scolaires qui ont marqué son enfance dans les années 1950/60, et où il est question de Dieu, des saisons, de la vie locale, et de la Suisse et du monde pour finir. Quelques photos émaillent l'ouvrage pour témoigner de cet autre temps.

Dès lors, l'écriture se fait peu à peu plus personnelle: écrire depuis ici, n'est-ce pas écrire depuis soi? N'est-ce pas "écrire sa vie"? L'auteur amorce ici une réflexion captivante sur l'idée qu'écrire sa vie, ce n'est pas forcément se lancer dans l'autobiographie plus ou moins fictive ou anecdotique. Au passage, il convoque l'artiste Ben Vautier, mais aussi le Philip Roth de "Exit le fantôme". 

Mais ses souvenirs personnels interviennent aussi, qu'il s'agisse de préférer des dessins maladroits mais qu'il a faits lui-même aux modèles impeccables créés par des professionnels de l'illustration, ou de dire l'émerveillement suscité par les mots de Charles-Ferdinand Ramuz. Ainsi se dessinent les racines d'une vocation d'écrivain au talent reconnu.

L'auteur ne manque pas de citer les auteurs qui l'accompagnent sur son chemin, parmi lesquels quelques Américains, la lecture étant indissociable de l'écriture. Au fil d'une cinquantaine de pages, l'écrivain invite donc à une réflexion qui, si elle est personnelle, s'ouvre aussi sur le monde, qu'il s'agisse du petit terroir fribourgeois ou de la Terre dans sa vastitude. Un monde dont l'écrivain est dès lors témoin. 

Jean-François Haas, Ecrire depuis ici, Fribourg, Presses littéraires de Fribourg, 2021.

Le site des Presses littéraires de Fribourg.

jeudi 27 mai 2021

Avec Dominique Brand dans les étages d'un immeuble lausannois

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Dominique Brand – Les parutions printanières des éditions BSN Press sont un véritable feu d'artifice cette année, et vous, lecteurs de ce blog, en avez eu un aperçu ces derniers jours. Que diable, on ne fête pas chaque année ses dix ans d'édition! Je clos cette série de billets consacrée aux parutions de cette maison lausannoise avec "La Mine", premier roman de Dominique Brand. 

Après s'être aventuré dans le métro de Berlin avec "À quai la terre", l'écrivain lausannois y fait la radiographie d'un immeuble de sa ville, à travers les gens qui y habitent. Un exercice auquel se sont livrés quelques auteurs avant lui – on pense bien entendu à "La vie mode d'emploi" de Georges Perec ou, plus récent et plus proche, à "33, rue des Grottes" de Lolvé Tillmanns. Par sa manière d'analyser les lieux et les gens, Dominique Brand s'inscrit parfaitement dans cette belle lignée.

La description des bâtiments va à l'essentiel, et parle de façon directe au lecteur en évoquant des lieux familiers de tout bon locataire: la buanderie, les escaliers, l'ascenseur. Il en détecte toutes les possibilités de conflits plus ou moins larvés et les exploite à fond: machine à laver commune sale, jours de lessive déplacés sans préavis. Surtout, l'ascenseur devient un lieu récurrent, mais aussi un enjeu de pouvoir: il s'agit souvent de le mendier à deux dames qui dégoisent tout en le bloquant. Et l'on a parfois le privilège d'entrer dans les appartements... 

Côté situations, l'auteur s'amuse aussi, et une fois de plus, le lecteur va se retrouver face à des scènes qu'il a sûrement lui-même vécues. On pense au bruit dans l'immeuble, que ce soit celui généré par ce veuf, Pitonel, qui écoute les Coups de cœur d'Alain Morisod à pleins tubes, mais aussi à la possibilité d'une fête entre voisins – les méandres de son organisation constituant le fil conducteur du roman. 

Et Dieu sait ce qu'elle sera, se demande-t-on au fil des pages, dans une manière de suspense savamment entretenue – l'auteur a tout à fait l'art de tenir le lecteur en haleine avec un tel événement. Il faut dire que les invités potentiels ne sont pas piqués des vers! Le romancier force volontiers le trait, juste un peu, pour que l'ambiance et les interactions soient rapidement saturées de tensions, sentimentales ou lourdes de conflits. 

On adore détester Diego, le représentant en assurances, par exemple. On éprouvera de la tendresse pour François, le prof qui trace sa route, même s'il semble peu soucieux de sa famille. Et comme de bien entendu, on a une concierge dotée d'une solide langue de vipère et quelques chiens. La charge mentale pousse les mères à bout, les scènes de ménage aux dialogues cinglants sont électriques, les gens vite catalogués parfois, et l'auteur promène sur eux un regard en coin, sans forcément se contraindre à un souci de représentation équilibrée. C'est comme ça dans les immeubles: il y a des habitants qu'on voit moins que d'autres, et "La Mine" reflète ce fait.

Avec "La Mine", Dominique Brand réussit un premier roman qui fait des étincelles, souvent drôle et grinçant, où l'explosion n'est jamais loin. Les chapitres sont courts, la lecture est rapide et avide, l'écriture est aisée, allant jusqu'à oser quelques helvétismes bien vaudois pour renforcer un ancrage local dès lors solidement fondé.

Dominique Brand, La Mine, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site des éditions BSN Press.

Sur les dix ans de BSN Press, voir les deux papiers de Dunia Miralles: le premier et le second.

mercredi 26 mai 2021

Sigmund Freud sur le divan

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Metin Arditi – Donner la parole à quelques fantômes, réels ou imaginaires. Tel est le fil directeur des trois monologues réunis par l'écrivain Metin Arditi dans le recueil théâtral "Freud, les démons". Il y a Sigmund Freud là-dedans, bien sûr, mais aussi le père de Vincent Van Gogh. Et un chef d'orchestre imaginaire, Grégoire Karakoff. 

Et il est dense, le monologue éponyme où Sigmund Freud s'exprime, au soir de sa vie. Il y a là le ton de la psychanalyse, bien sûr, comme si le narrateur passait à son tour sur le divan. C'est en fin de séquence que le lecteur, ou l'auditeur, va découvrir d'où pourrait provenir l'idée de "tuer le père" – il y a là une forme de renversement. Cela, après l'évocation d'actes manqués, par exemple dans la relation de Freud avec Lou-Andreas Salomé. A l'avenant, ce monologue fera mouche chez ceux qui connaissent un peu le personnage.

Le troisième monologue du recueil, et le plus court, "Au nom du père", donne la parole au père de Vincent Van Gogh, Cornelius, pasteur de son état, souvent vu comme un personnage méchant. De la dispute du soir de Noël 1881, relatée par ce père, la narration passe à des considérations plus générales, recréant les réflexions d'un chrétien face à un devoir d'humilité qui devrait se faire discret et celles d'un père face à un fils dont il juge qu'il n'a pas le talent requis pour devenir peintre. 

Enfin, le monologue "Maestro!", deuxième de l'ouvrage, se place un peu à part, dans la mesure où il met en scène un personnage fictif. L'évocation densément construite de ce chef d'orchestre âgé qui perd la mémoire s'accompagne de citations d'extraits musicaux que le lecteur peut imaginer et que le spectateur ne manquera pas d'entendre. Les éléments de technique musicale sonnent vrai, mais l'essentiel est ailleurs: il est dans l'idée que ce qui se joue, c'est l'émergence d'une génération qui va pousser le vieux chef dehors. Un vieux chef qu'on sent désabusé après tant de "neuvièmes" de Beethoven, et qui commence à filer la métaphore du perroquet surnommé "Maestro". 

Ces monologues sont plutôt courts, on les lit rapidement, mais ils portent en eux une densité indéniable. Leur fil rouge? L'auteur met en scène trois personnages en proie avec leurs propres démons – et c'est Sigmund Freud qui s'y colle d'abord. Et au travers de ces personnages dont on devine qu'ils lui sont chers, l'écrivain ne parle-t-il pas aussi pas mal de lui-même?

Metin Arditi, Freud, les démons, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site des éditions BSN Press.

Lu par Jean-Michel Olivier.

mardi 25 mai 2021

Tour de France encore: les ficelles du métier

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Michaël Perruchoud – C'est reparti pour une nouvelle Grande Boucle! Pour le deuxième volume de sa série des "Plus grands Tours de France", l'écrivain suisse Michaël Perruchoud propose une balade sur le parcours du Tour de 1923. Son titre? "1923 – Bien le bonjour de la Ficelle". Sa structure est analogue à celle du premier tome, "1910 – Le géant désarçonné" et adopte un ton qui, comme dans "Bartali sans ses clopes", se fait fort de s'adresser aussi aux personnes peu au fait du monde du cyclisme.

Consacrée au "décor", la première partie installe tout un contexte, de façon synthétique. Le Tour de 1923 voit circuler un certain nombre de cyclistes qu'on a déjà vus lors des épreuves d'avant-guerre: ce sont ceux qui ne sont pas morts au champ d'honneur. De son côté, l'organisateur, Henri Desgrange, ne sait plus quoi imaginer pour rendre le Tour de France encore plus fou: les distances deviennent presque inhumaines. 

Quelques figures émergent dans le récit. Il y a d'une part les frères Pélissier, Francis et Henri, dont l'auteur dessine une relation où Henri, dit "La Ficelle" à cause de son physique longiligne, a l'expérience pour lui. Face à lui, un cycliste italien bon teint: Ottavio Bottecchia. L'auteur brille dans les portraits de l'Italien et de la Ficelle, et dessine à nouveau leur parcours sous la forme d'un duel pas toujours très loyal. 

C'est un Tour sale que l'auteur décrit, en effet, un tour où les concurrents sont empoisonnés, peut-on supposer, ou harcelés. C'est un Tour où il devient difficile de maintenir l'idée que les cyclistes doivent se débrouiller seuls avec leur monture tout au long du parcours, quitte, comme ce fut le cas plus tôt dans l'histoire du Tour, lorsqu'Eugène Guillaume, dit "Le Vieux Gaulois", réparait lui-même la fourche de son vélo dans une forge trouvée sur l'itinéraire. C'est aussi, l'auteur l'esquisse, une Grande Boucle où émerge un cyclisme plus tactique.

Sale, le Tour 1923 l'est aussi lorsqu'on évoque le destin des cyclistes évoqués au fil des pages. On reprochera à Ottavio Bottecchia, pourtant antifasciste convaincu, une dédicace ancienne à Benito Mussolini. Quant à Henri Pélissier, c'est sa compagne, Camille Tharault qui, poussée à bout par un gars devenu violent et irascible, va le tuer de quatre coups de revolver. C'est l'occasion, pour l'auteur, de saisir l'exemple de Marie Marvingt pour évoquer la position des femmes par rapport au Tour de France, pour le moins à l'écart de ce monde de forçats de la route, toujours hommes.

Il y aura plus tard une épreuve féminine au Tour de France, en 1955 puis entre 1984 et 2009. Y aura-t-il un volume à ce sujet dans la série initiée par Michaël Perruchoud? Mais c'est déjà une autre histoire... 

Michaël Perruchoud, 1923 – Bien le bonjour de la Ficelle, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site des éditions BSN Press.


lundi 24 mai 2021

Tour de France: Lapize contre Faber, c'était il y a 101 ans...

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Michaël Perruchoud – C'est dans une grande aventure que l'écrivain suisse Michaël Perruchoud s'est lancé:  relater, en dix courts volumes, autant de tours de France. "Les plus grands Tours de France", ça s'appelle, et le choix est le fait d'une subjectivité assumée. Les deux premiers tomes ont paru tout dernièrement. Et c'est avec l'édition 1910 de la Grande Boucle que la série débute, dans "1910 – Le géant désarçonné".

En une soixantaine de pages, l'évocation est synthétique bien sûr, mais il n'y manque rien, ni gamelle ni crevaison. L'auteur commence par planter le décor, mettant en scène Alphonse Steinès venant voir si le col emblématique du Tourmalet est envisageable. C'est l'exemple d'un Tour de France vu comme un spectacle qui doit constamment se renouveler, puisqu'il est né à l'initiative d'un capitaine de presse, Henri Desgrange, désireux de se faire mousser sur cet événement. 

L'ouvrage est construit à la manière d'un film, avec son casting et son action – il y aura même quelques pages sur ce qui vient après le générique. L'auteur excelle à reconstruire des cyclistes traités comme des personnages, figures des temps héroïques. Le gagnant sera-t-il François Faber le Luxembourgeois ou Octave Lapize? Pour le profane, le suspense est bien là.

L'action se découpe dès lors en douze éléments, reflétant les douze étapes de ce Tour. L'auteur en tire la quintessence, en pointe les moments forts, en relate avec faconde les histoires qui disent la dureté de la Grande Boucle en ces temps légendaires. L'ambiance est aux rapports de force entre individuels et équipes, et l'auteur les oppose. Ces relations ont la rapidité d'un peloton cycliste qui passe devant son public, massé sur le bord de la route.

Puis vient le tragique... puisque l'auteur rappelle que les cyclistes qui ont dominé la Grande Boucle 1910, François Faber, Octave Lapize et Lucien Petit-Breton, sont tous morts pendant la Première Guerre mondiale, d'une manière ou d'une autre. Quant au Tour de France, on le sait, il a survécu à l'épreuve de la guerre. Mais c'est déjà une autre histoire...

Michaël Perruchoud, 1910 – Le géant désarçonné, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site des éditions BSN Press.

dimanche 23 mai 2021

Dimanche poétique 498: Charles Cros


Jeune homme

Oh ! me coucher tranquillement
Pendant des heures infinies !
Et j'étais pourtant ton amant
Lors des abandons que tu nies.

Tu mens trop ! Toute femme ment.
Jouer avec les ironies,
Avec l'oubli froid, c'est charmant.
Moi, je baise tes mains bénies.

Je me tais. Je vais dans la nuit
Du cimetière calme où luit
La lune sur la terre brune.

Six balles de mon revolver
M'enverront sous le gazon vert
Oublier tes yeux et la lune.

Charles Cros (1842-1888). Source: Bonjourpoésie.

samedi 22 mai 2021

Yves Paudex, quand la police vaudoise mène grand train

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Yves Paudex – Avec son deuxième roman policier, "Le train des brumes", l'écrivain Yves Paudex ramène ses lecteurs dans les ambiances en demi-teinte de la police vaudoise, autour du personnage désormais récurrent de Valentin Rosset. 

Sur ce coup-ci, l'auteur lâche son inspecteur à l'ancienne sur la piste d'un crime resté inexpliqué: l'attaque du train Saint-Gall–Genève. Rappel des faits réels: par une nuit d'hiver 1996, une poignée de brigands arrêtent un InterCity des CFF au niveau de Grandvaux afin de dévaliser le wagon-poste, dans lequel est supposé se trouver un butin considérable et facile à prendre. 

L'auteur décide de résoudre le cas à sa manière... en prenant quelques libertés avec la vérité, même si les éléments clés sont fondés sur le réel. Tout d'abord, il rajeunit son intrigue en la ramenant à la période des fêtes de fin d'année 1998. Ensuite, alors que les vrais acteurs du vol sont inconnus, l'auteur imagine une demi-douzaine de voleurs suisses et français. Enfin, comme il se doit pour un polar, l'énigme est résolue à la fin. 

"Le train des brumes" fait figure de préquelle au roman "Crimes sacrés, sacrés meurtres". Les enjeux d'une dernière enquête pour couronner une carrière ne sont donc plus présents. En revanche, sur l'affaire de l'InterCity Saint-Gall–Genève, Valentin Rosset est affublé d'un collègue. Et tout les sépare, du moins au début: Valentin Rosset collabore ici vaille que vaille avec un jeune inspecteur quelque peu impulsif et xénophobe – telle que l'auteur la décrit, sa dégaine fait d'ailleurs un peu penser à Yvan Perrin, homme politique suisse de droite conservatrice. 

Et c'est là qu'éclate le talent de l'écrivain: alors que tout sépare Valentin Rosset le taiseux et Samuel Rochat le xénophobe, il va s'ingénier à les faire évoluer et les rapprocher au cours de l'intrigue, jusqu'à presque en faire des amis – en tout cas des collègues ayant un respect réciproque sincère. Samuel Rochat va lui-même s'affiner, se civiliser, et une femme y mettra la touche finale.

Cette capacité à saisir ce que les personnages ont d'humain est également présente dans les portraits que l'écrivain fait des malfrats. Derrière leur façade criminelle, en effet, l'écrivain dessine des gens qui ont des familles, des aspirations – l'un a sorti une fille de l'enfer du trottoir, par exemple. Dans un esprit social, il va jusqu'à dessiner Vaulx-en-Velin, vue comme une cité où les perspectives de vie ne sont guère réjouissantes. Si détestables qu'ils puissent être – pensons à l'étrange Neunœil, avec son strabisme qui l'a desservi face aux filles, ce dont il se venge – tous ont ainsi leur part de lumière.

Et si l'ambiance est un peu grise du côté des locaux de la police de sûreté vaudoise, peuplée d'huiles qui aiment se faire mousser, l'auteur la teinte à l'occasion d'un soupçon d'humour, au détour d'un bon mot ou d'une scène autour du Poireau, commissaire imbu de lui-même. Et puis, sans insister à l'excès, l'auteur ne manque pas de rappeler çà et là, y compris dans le contexte des interrogatoires, que son récit se passe pendant les fêtes de fin d'année. Autant d'éléments qui font de cette publication estivale un polar de Noël à la fois rafraîchissant et efficace. 

Yves Paudex, Le train des brumes, Lausanne, Plaisir de lire, 2021.

Le site des éditions Plaisir de lire.

jeudi 20 mai 2021

Un Messie, un journaliste et quelques démons

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Rafael Wolf – Et si le Messie revenait en ce début de vingt et unième siècle? C'est la question qui est à l'origine du premier roman du chroniqueur de cinéma suisse Rafael Wolf, "La Prophétie des cendres". Levons un coin du voile: l'ambiance est au thriller, avec une louche de fantastique bien incorporée et pas mal de mysticisme, permettant de sous-tendre quelques questions gênantes autour des grands monothéismes d'aujourd'hui.

Tout commence avec un crash d'avion. Curieusement, tout le monde à bord est sain et sauf, un vrai miracle. Et tout le monde dit avoir vu un homme se lever dans l'habitacle et écarter les bras dans un geste protecteur. Médiatisée, l'affaire est en marche, une sorte de vénération mondiale naît et se développe autour de celui qui est perçu comme le nouveau Messie. Bien sûr, de façon clivante, faisant naître le fanatisme qui tue au nom de Dieu.

Nouveau Messie mondialisé, promesse d'un monde nouveau, le personnage suscite l'intérêt. Dès lors, le lecteur suit le journaliste Thomas Guardi dans une enquête journalistique pugnace, non exempte de risques ni de surprises, qui va balader le reporter en Italie, accompagné d'une caméraman, Lucie. Entre eux, la relation est à la fois claire et trouble, et l'auteur excelle à en dessiner les clairs-obscurs.

Pour interroger le fait religieux, l'écrivain emprunte beaucoup d'éléments à la culture chrétienne, la mieux connue du lectorat d'ici sans doute, et la mieux établie en Italie aussi, où se passe une bonne part de l'intrigue. Il y a bien entendu les slogans qui portent l'énigmatique Messie, notamment "Ego sum qui sum". En suivant la trace du Messie, Thomas va par ailleurs se retrouver en présence de symboles chrétiens récurrents tels que ces deux arcs de cercle entrecroisés, qui rappellent le poisson des évangéliques. 

L'onomastique est à l'avenant, subtilement. Nous aurons ainsi un Thomas incrédule qui porte le même prénom que le fameux disciple, et un nom de famille qui signifie, en italien, "tu regardes" – un nom d'observateur s'il en est. Quant à Lucie, son nom est celui de la lumière. Mais l'auteur n'en fera pas un nouveau Lucifer. 

Loin du religieux, l'auteur s'amuse aussi avec le motif du loup. On trouvera ainsi cet animal, antithèse de l'agneau chrétien (pascal, entre autres), près du Messie alors qu'il n'est qu'un enfant, dans des circonstances bienveillantes (p. 190). Ailleurs, c'est un moine, Frère Lupo (le loup, en italien), qui raconte – et évoque la question de la violence en religion. Et ce loup, n'est-ce pas un peu l'auteur, qui s'appelle précisément Wolf (le loup, en allemand)?

Le Messie est-il donc le berger d'un troupeau de loups? Est-il l'héritier de Franz Anton Mesmer, ce magnétiseur qui fascina le Balzac de, entre autres, "L'Envers de l'histoire contemporaine"? Ou un nouveau Padre Pio? Promené de piste en hypothèse, jouant aux devinettes, le lecteur va peu à peu découvrir la machinerie humaine qui se cache derrière ce personnage muet et étrange. Et également les motivations les plus profondes d'un Thomas Guardi tenu par ses propres démons. Le tout, au gré d'une intrigue menée de façon haletante au gré de chapitres courts, densément porteurs d'une vaste culture générale et mystique.

Rafael Wolf, La prophétie des cendres, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site du roman, celui des éditions BSN Press.

dimanche 16 mai 2021

Dimanche poétique 497: Charles Guérin


Encore un peu ta bouche en pleurs...

Encore un peu ta bouche en pleurs, encore un peu 
Tes mains contre mon coeur et ta voix triste et basse ; 
Demeure ainsi longtemps, délicieuse et lasse, 
Auprès de moi, ma pauvre enfant, ce soir d'adieu.

Les formes du jardin se fondent dans l'air bleu, 
Le vent propage en l'étouffant l'aveu qui passe ; 
L'heure semble éternelle au couple qui s'enlace, 
Et l'ivresse de vivre unit les chairs en feu :

Ah ! qu'il nous faut souffrir, ce soir, ma bien-aimée !
Doigt par doigt, jeu pensif, j'ouvre ta main fermée ; 
Nous n'osons pas songer à l'approche du jour.

Tu sanglotes, ta calme étreinte se dénoue ; 
Et sur la pauvre humilité de notre amour 
Le ciel, nocturne paon étoilé, fait la roue.

Charles Guérin (1873-1907). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 14 mai 2021

Agriculture: ce monde d'aujourd'hui et de toujours, entre texte et image

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Slobodan Despot et Patrick Gilliéron Lopreno – Des traces de tracteur. Signe de l'humain marquant de son empreinte, avec les outils qui sont les siens aujourd'hui, cette terre qui le nourrit, saison après saison. L'image de couverture est presque abstraite, et pourtant, que de concret! 

Pour dire l'osmose entre l'homme et sa planète, le photographe Patrick Gilliéron Lopreno et l'écrivain Slobodan Despot se sont alliés pour créer "Champs". Ce sont des amis, des philosophes aussi. Il en résulte un beau livre à la couverture de toile grège qu'on aime toucher – et feuilleter, aussi: si la couverture est âpre, rugueuse, les pages ont la texture lisse du papier glacé.

Celui qui feuillette "Champs" va se retrouver captivé par ces images sans filtre, authentiques, prises par un bon vieux Hasselblad dopé à l'argentique. Un choix technique qui fait sens: l'argentique demeure une technique matérielle, consistant à fixer de la lumière sur de la matière, contrairement au numérique, fief du pixel immatériel – loin de cette agriculture qui n'est que matière, justement.

Les images du photographe de "Champs" ont le pouvoir de capter des ambiances et les couleurs de chaque saison, révélant en particulier, et de façon frappante, le froid de l'hiver. Elles retracent les multiples visages de l'agriculture telle qu'elle est pratiquée en Suisse romande, entre Seeland et campagne fribourgeoise. Elles saisissent aussi l'humain, ces paysannes et paysans d'aujourd'hui, ainsi que les animaux. Et aussi, loin de tout folklore idéalisé, ces machines qui font partie du métier de paysan au seuil de notre siècle.

Ces photos ne sont pas légendées, laissant le lecteur se plonger dans des images le plus souvent panoramiques, révélatrices de vastes horizons. Les textes qui les entourent viennent dès lors s'installer tel un complément, un commentaire discret susceptible, sans contrainte, de les éclairer. Leur auteur ne se gêne pas de parler de lui, de sa jeunesse en Serbie, de sa vie en Suisse. Il ose le "je". Mais son propos va plus loin.

Il vise en effet à l'universel, au travers de la peinture d'un métier considéré comme le dernier à être pratiqué par des nobles, proches de la terre et chargés de nourrir le monde. Cela, même s'ils sont aussi en voie de disparition en Suisse. Surtout, il les rattache à une tradition ancestrale qu'il fait plonger jusqu'aux débuts de l'humanité, convoquant les mythes chrétiens – celui de Caïn et Abel en particulier. 

Présentée comme ancestrale et profonde, la tradition agricole fait contraste dans ces textes, de manière éclatante, avec le côté superficiel et faux de la vie en ville, à commencer par ces fraises sans saveur qu'on vend en plein hiver. Le numérique, les pixels ont-ils jamais nourri qui que ce soit? Et qu'en est-il de ces émissions de téléréalité où l'on essaie de marier un paysan à une citadine? Si le texte évoque tout cela comme un repoussoir, les photos ne diront rien de cette fausse monnaie des jours.

Personnels, profonds, les textes de "Champs" apparaissent comme des proses poétiques qui accompagnent, s'il le veut bien, la rêverie de celui qui parcourt livre. Présenté comme un défi au temps qui passe, "Champs" est aussi, tant par la photographie que par la littérature, un jalon dans la façon d'écrire l'univers agricole romand, vu comme un monde essentiel, pétri de fierté légitime et d'incertitudes.

Slobodan Despot et Patrick Gilliéron Lopreno, Champs, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2021.

Le site de Patrick Gilliéron Lopreno, celui des éditions Olivier Morattel.

jeudi 13 mai 2021

La patiente et le psychiatre misanthrope

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Marie Beer – Qui est le plus atteint dans son intégrité mentale dans "Sagama"? Dernière publication de l'écrivaine et dramaturge Marie Beer, ce roman en forme de journal intime, adapté au théâtre, donne la parole au docteur Wilson, psychiatre quinquagénaire, aux prises avec son environnement professionnel et social. 

Journal intime? Au départ, le support de ce journal est un cahier, cadeau que Wilson offre à son épouse Monique afin qu'elle puisse se confier. Mais elle le prend mal et le psychiatre récupère l'objet pour en faire son propre journal intime. Voilà installée l'image quelque peu secrète, solitaire et transgressive, de l'acte d'écrire. Et ce cahier restera, irrémédiablement, entre elle et lui.

Wilson s'y confie sans fard. Le lecteur découvre un personnage misanthrope qu'on peut trouver difficile à supporter, et qui est sans doute difficile à vivre au quotidien. Ce quotidien, c'est un mariage qui peine à trouver un second souffle, malgré un voyage à deux et une vie sociale bien commune. C'est aussi un métier, la psychiatrie, qui mange totalement un docteur Wilson trop prompt à réagir aux urgences.

Et là, le récit va se concentrer sur une patiente: Sagama, jeune fille en totale rupture, envahissante, difficile, et pourtant fascinante. La relation patient-psychiatre va être paroxystique, conflictuelle, jusqu'à l'inadmissible. Il y aura de la casse, pour une reconstruction personnelle incertaine. 

Cela dit, et l'auteure agence cet aspect avec talent en usant de flash-back qui font intervenir les souvenirs du docteur Wilson, le journal apparaît peu à peu comme une forme de thérapie déstabilisante à laquelle le psychiatre va s'adonner lui-même malgré lui, tant Sagama, ses mots et son attitude résonnent en lui. 

La résonance prend aussi la forme d'un jeu de miroirs, c'est par un livre, un récit, que Sagama va boucler sa thérapie, après s'être réinsérée d'une façon peu conformiste. Ce livre, on l'a compris, fait écho au journal du psychiatre; mais il fait aussi écho aux essais grand public qu'il fait paraître. Comme s'il était plus facile, parfois, de se confier au papier qu'à l'humain.

Enfin, le monde de la psychiatrie est rendu accessible par la précision des mots choisis pour faire parler Wilson – quitte à ce qu'ils soient un peu techniques. "Sagama" est un roman non dépourvu d'humour ni de scènes cocasses qui évoque avec force et finesse la difficulté qu'il y a à communiquer de manière satisfaisante entre humains.

Marie Beer, Sagama, Genève, Encre Fraîche, 2021.

Le site des éditions Encre Fraîche.

mercredi 12 mai 2021

Quand le vin italien se pare d'un rêve japonais

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Un bon vin rouge d'Italie, ça vous tente? Plein de soleil, travaillé tout en saveurs? Allons-y gaiement, ça faisait longtemps sur ce blog, et si l'on ne peut pas partir en vacances pour des raisons sanitaires, autant que les destinations de vacances viennent à nous. 

Voici donc quelques mots sur une découverte sympathique: le "Yume", un assemblage de trois cépages italiens typiques: le montepulciano, le primitivo et, moins connu, le nerello mascalese. Ce sont les "Tre Autoctoni" de ce vin. Il a fallu chercher un peu leurs noms, puisqu'ils n'apparaissent pas sur la bouteille. 

La bouteille, parlons-en. Pointant de manière stylisée et en latin les régions des Pouilles, des Abruzzes et de la Sicile, celle-ci suggère à celui qui déguste le caractère ancestral de la vigne en Italie – y compris les vignes qui ont servi à produire le Yume. 

Pour parachever l'aura légendaire que la bouteille entend conférer au vin, c'est à la langue japonaise que ce vin emprunte son nom: il signifie "rêve" dans la langue de Haruki Murakami. Quant au mot "Yume" lui-même, il apparaît en relief, fortement mis en valeur: concession du design au goût bling-bling.

Prenons donc ce nectar non millésimé comme il vient, en toute simplicité, avec sa belle robe noire extrêmement soutenue. Et laissons-nous surprendre en rêvant avec lui. Après tout, à 14,5% d'alcool, ce Yume rêveur ne manque pas d'esprit.

Mettons-y le nez, pour commencer. C'est complexe, fugace, les couleurs du bouquet sont à la fois marquées lorsqu'elles jouent ensemble et évanescentes dès qu'on cherche à les comprendre, à les analyser, à les disséquer. À la dégustation, on aperçoit ainsi des notes de tabac, des teintes de boulangerie, et même un peu d'anis. Surtout, le bouquet flatte agréablement le nez, le chauffe même: voilà qui suggère ce qu'on pourrait qualifier de vin d'hiver.

Prenons-le en bouche... le caractère fruité s'affirme d'emblée, entre mûres et cassis. On lui trouve aussi quelque chose de boisé si l'on se montre attentif, et même un soupçon d'amertume en fin de bouche. L'impression de puissance est indéniable. Mais elle ne fatigue pas, ni n'écœure par une sucrosité excessive: force est de relever que les spécialistes de la marque Caldora ont su trouver un équilibre optimal. Tout au plus aurait-on aimé un petit supplément de persistance en bouche, après chaque gorgée. Mais après tout, plutôt que de regretter son absence lorsqu'il est avalé, ne vaut-il pas mieux goûter le vin à fond quand il est encore bien là, entre langue et palais?

Yume apparaît dès lors comme un vin de caractère à la fois souple et opulent, offrant tout le bel agrément d'une soie lourde. Davantage qu'avec des bouchées japonaises à base de riz et de poisson, on imagine volontiers ce breuvage de grand plaisir avec une chouette pièce de viande, pour un repas pantagruélique en bonne compagnie.

Le site Internet de la maison Fantini/Farnese, qui produit le Yume sous la marque Caldora.


mardi 11 mai 2021

Fiona Cummins: chers voisins...

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Fiona Cummins – Tout le monde a ses secrets. Et tout le monde a des voisins. La romancière anglaise Fiona Cummins a décidé de faire bouillonner tout ça dans sa marmite, et ça donne "Les Voisins", un roman policier tendu où le prix des biens immobiliers dépend du nombre de meurtres élucidés dans le coin – précisément dans "L'Avenue".

L'auteure fait judicieusement appel à des éléments de vie que tout le monde connaît pour planter le décor. Chacun a des voisins qu'il a de la peine à appréhender, chacun ne vit pas forcément là où il le voudrait puisque les moyens peuvent jouer un rôle dans le choix de son domicile. Nous sommes nombreux à avoir des enfants, voire des adolescents pas toujours faciles à contrôler. C'est à ces éléments familiers que l'auteure s'attaque pour faire trembler son lectorat. 

Et pour faire bon poids, l'écrivaine met en scène, au cœur de l'intrigue, un magasin de jouets où l'on a joué un jour un spectacle de marionnettes. Quoi de plus innocent? Que de bons souvenirs pour chacun d'entre nous! Et pourtant... avec "Les Voisins", le lecteur va en découvrir les coulisses scabreuses. 

En lisant "Les Voisins", on comprend vite qu'il sera avant tout question d'ambiances et de non-dits, et que c'est de là que naît une sensation captivante d'inquiétude latente mais tenace. La romancière excelle à mettre en scène des personnages bizarres dans son Avenue, à l'instar de ce fabricant de marionnettes qui garde précieusement le cadavre de sa femme chez lui. 

Tiens, arrêtons-nous un instant: la rue est également hantée par un voyeur qui observe les nuages mais pas seulement, et par la famille Lockwood dont les finances sont amochées par les choix inconsidérés du père. Un père architecte qui se met dans la tête de faire quelques menus travaux pour valoriser son nouveau logis. Enfin, il y a deux petits vieux que tout le monde aime bien: Madame fait des brownies de compétition, et le postier, jouant à fond son rôle social, s'arrange pour aller boire son thé chez eux dès que sa tournée le permet. 

Pourtant, les morts s'entassent...

Un tel roman exige un travail rigoureux sur les personnages civils qui le hantent, mais aussi sur les policiers. Là aussi, secrets et interdits abondent, comme si les forces de l'ordre étaient le reflet de la vie des citoyens ordinaires. 

À l'instar d'une Wildeve Stanton qui se retrouve en train d'enquêter sur son compagnon assassiné, les agents paraissent toujours un peu en décalage: l'un est proche de la retraite, l'autre se montre excessivement sûr de lui. 

Et c'est aux adolescents et aux enfants que la romancière donne le rôle consistant à faire émerger la vérité. Autour de la fille des Lockwood, Aster, se met en place une sorte d'effet de meute qui, amplifiant les rumeurs, exerce une pression sur tel personnage. Enfants? Le petit frère d'Aster a trouvé une cassette audio énigmatique dans la cabane du jardin – jouant sur le décalage générationnel, la séquence est amusante, le môme n'ayant aucune idée de ce dont il s'agit. Et puis, il y a ces quatre ou cinq spectateurs de la pièce de marionnettes jouée jadis au magasin de jouets... personnages clés puisqu'ils sont les victimes. 

Pourquoi? C'est à cette question que la romancière répond, avec finesse et rigueur, jouant habilement avec des univers familiers et exploitant à fond des peurs héritées de l'enfance. Au fil de retournements de situation stratégiques, saisissant une intrigue aux ambiances lourdes à son moment le plus critique, "Les Voisins" amène son lecteur vers un coupable évidemment inattendu (c'est la loi du genre), en explorant en profondeur la couleur grise de quelques âmes humaines.

Fiona Cummins, Les voisins, Genève/Paris, Slatkine & Cie, 2021. Traduit de l'anglais par Jean Esch.

Le site des éditions Slatkine et Cie.

Lu par CathJackLettres & Caractères, Livr'Escapades, MHF, StelphiqueTomabooks.

dimanche 9 mai 2021

Dimanche poétique 496: Daniel Fattore


Les lyobas sont partis

La chorale se meurt, les chanteurs sont en deuil; 
Trop peut sont au chevet. Clairsemés, teint de cire,
Les aînés, ces amers, ont perdu leur sourire:
L'effectif, de longtemps, n'a point connu d'accueil.

Les lyobas sont partis, qui faisaient son orgueil.
Les rimeurs d'aujourd'hui n'ont plus rien qu'on admire.
Au passé conjuguant, ils ne font que redire
En des vers empesés le pays du cercueil.

Tu ne sais, chant du cœur, où trouver ta relève.
La jeunesse gobant des musiques sans sève
Veut du rock et du toc, et maudit tes accents.

Une funèbre paix tout soudain vient te ceindre.
Sans hymne et sans terroir tes concerts sont lassants
Et sans souffle, les chœurs se taisent pour s'éteindre.

Daniel Fattore (1974- ).

vendredi 7 mai 2021

Ce qu'elles ont vécu, au seuil de la mort

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Ann-Kathrin Graf – Une femme en fin de vie, une autre qui attend un enfant: Sarah, la narratrice de "La mort du hibou", s'inscrit dans une généalogie sur trois générations, l'une en devenir, l'autre en voie de s'éteindre. Et alors que Sarah, inquiète pour sa grossesse, se rend chez son médecin, elle repense à sa mère. Dès lors, sur le mode du flash-back, le premier roman d'Ann-Kathrin Graf développe et associe les thématiques classiques mais complexes des relations mère-fille et du rapport à la mort.

Le lecteur de "La mort du hibou" doit dès lors s'attendre à un rythme lent, reflet de souvenirs qui viennent peu à peu et sur lesquelles l'auteure glisse en alternance, en des temporalités diverses qui font contraste. La mère de Sarah apparaît ainsi comme un personnage flamboyant auquel se rattachent de nombreuses anecdotes improbables, liées à des voyages dans le monde entier, entre autres au Ghana. L'auteure s'éclate à les écrire...

... et cela fait contraste avec ce qu'est devenu ce personnage en ses derniers jours. L'auteure dessine avec minutie les difficultés liées au grand âge, en mettant l'accent sur la perte de la vue et une lucidité à éclipses. Des choses que Sarah est seule à devoir supporter. Le poids qu'est devenu cette dame fait contraste avec la légèreté avec laquelle elle a traversé sa vie, renvoyant au lecteur l'image d'une belle fleur qui s'est fanée et qu'il faut aimer, ou soutenir en tout cas, quand même. Seule: il ne reste rien des amitiés mondaines, si ce n'est une certaine Esther, qui paraît même sonner faux lorsqu'elle apparaît.

Porté par des allusions religieuses récurrentes telles que le décès de la mère le jour de Pâques, ou les quarante jours qui ont suivi, comme une forme de carême (p. 134), "La mort du hibou" constitue un récit du rapport à la mort que peut vivre une personne âgée qui semble danser avec la camarde: un pas en avant, un autre en arrière – comme Lazare, l'ami du Christ, justement évoqué. La romancière exploite la résonance que ce rapport à la mort suscite chez Sarah, toujours sur le qui-vive, annulant des rendez-vous par crainte de cette issue. 

Parmi les pas de cette danse, la romancière utilise l'idée des expériences au seuil de la mort – expérience particulière: si la mère de Sarah est devenue aveugle, elle identifie parfaitement le fameux tunnel avec une lumière au bout – et qui résonne avec l'expérience que fait Sarah en fermant simplement les yeux, en fin de roman, sur le conseil d'un médecin. Pour la mère comme pour la fille, l'issue en blanc apparaît dès lors comme une promesse d'apaisement après les tourments terrestres.

Et qui est la narratrice? Certes, c'est elle qui parle, tout au long des 144 pages de ce roman. Mais qu'en sait-on, à part qu'elle attend un enfant? Sarah lui reproche, à cette mère à la personnalité écrasante, de ne pas la laisser vivre autrement qu'à travers elle, lui dictant ses choix. Dès lors, la mort est-elle une délivrance pour les vivants autant que pour la défunte? Le "J'ai tout mon temps." qui conclut "La mort du hibou" le suggère, en une fin ouverte – ouverte aussi à la nouvelle génération, celle qui naîtra de Sarah.

Quitte à ce que cela passe parfois pour des lenteurs, l'auteure assume sa volonté de dessiner en profondeur les méandres d'une relation mère-fille, dans toutes ses spécificités et complexités. Le thème est classique, rebattu diront certains; mais le premier roman d'Ann-Kathrin Graf se démarque par la singularité cultivée de ses personnages et par la rigueur et la densité avec laquelle il aborde des thématiques connexes mais cruciales telles que la religion, chrétienne en l'occurrence, ou les relations humaines mises à l'épreuve de la mort.

Ann-Kathrin Graf, La mort du hibou, Lausanne, Plaisir de lire, 2021.

Le site des éditions Plaisir de lire.

mardi 4 mai 2021

Alegría, une jeunesse à l'heure de Paris puis de Cadix

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Camille Elaraki – "Alegría!", c'est quelques mois dans la vie d'une femme, Ola, calés entre les attentats du Bataclan (Paris, 2015) et ceux de la Promenade des Anglais (Nice, 2016). C'est surtout le récit d'une transformation, marquée par la compagnie d'étudiants.

Ola, c'est comme un bonjour en espagnol, et l'auteure assume cette possibilité pour son personnage. Comme il s'agit d'un premier roman, on peut aussi le comprendre comme le premier salut de l'auteure à ses lecteurs. A moins qu'il ne s'agisse d'un diminutif d'Olga? L'auteure laisse ces portes ouvertes, faisant de son personnage un être à remplir de vie, d'essence, d'épaisseur. Tel sera le moteur de ce roman de la maturation.

"Alegría!" est composé en deux parties. Située à Paris, la première s'avère oppressante, mettant en scène une Ola ballottée entre diverses situations avec lesquelles elle se trouve en dissonance: un travail en call center qu'on imagine précaire et stressant, un homme, Grégoire, qui la trompe et la rabaisse même si les sentiments sont là, qui hante Tinder pour ses possibilités de rencontres qu'il juge "au rabais". 

Un personnage intéressant, Grégoire: l'auteure en fait un jeune homme péremptoire et immature, incapable de choisir entre deux femmes – la nature décidera pour lui. Autour de cet étudiant en sciences politiques destiné à un bel avenir, évolue tout un microcosme, notamment de jeunes femmes qui politisent le rasage (ou non) de leur pubis. Un microcosme avec lequel Ola ne se sent jamais raccord.

La deuxième partie fait dès lors figure de retour progressif à une manière plus souple de vivre. L'auteure choisit, par métaphore, de caser les deux façons de vivre d'Ola en deux lieux distincts. Le décalage permanent qui caractérise la vie à Paris entre dès lors en contraste avec la relative aisance de l'existence à Cadix, où Ola se partage entre un petit travail et une bande d'étudiants en Erasmus, pressés de vivre.

C'est une autre manière d'être jeune et étudiant que l'auteure décrit. Les études se passent entre révisions et soirées à la plage pour les boursiers. Il y a l'ivresse, l'autostop fou à travers l'Espagne. S'esquisse par ailleurs ici, pour Ola, une manière d'éducation sentimentale, faite à la fois de renouveau et de renonciation ritualisée. 

Rythmé au gré d'une écriture qui alterne avec justesse les dialogues et les récits plus denses, "Alegría!" goûte l'image poétique pour dire les différentes facettes d'une certaine jeunesse d'aujourd'hui. Cela, en empruntant à sa propre expérience.

Camille Elaraki, Alegría!, Fribourg, Presses littéraires de Fribourg, 2021.

Lu par Dominique Panchèvre, Mademoiselle litVelia Ferracini.

Le site de Camille Elaraki, celui des Presses littéraires de Fribourg.

lundi 3 mai 2021

Un vaisseau fantôme sur le lac de Neuchâtel

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Gilles de Montmollin – Les fidèles de l'écrivain yverdonnois Gilles de Montmollin connaissent son penchant pour la navigation, rendue de manière réaliste même si c'est en eaux troubles. C'est à ce penchant qu'il cède à nouveau avec bonheur dans son dernier opus, "En plein brouillard", qui plonge dans la région de la Broye vaudoise.

Une Broye vaudoise connue pour ses brouillards, même si, comme le rappelle l'écrivain, ceux-ci ont fait les frais du changement climatique ces dernières années. Il n'empêche: c'est sur une scène façon "Vaisseau fantôme" que s'ouvre "En plein brouillard": un bateau erre sans maître sur le lac de Neuchâtel. Lui-même embarqué, Jason s'interroge: il connaît l'embarcation en perdition, c'est celle d'une amie, Nadège. 

Et ce bateau tout seul sur le lac n'a rien de naturel: Nadège sait mener sa barque et ne l'aurait jamais abandonnée seule. Accident ou acte prémédité? Si la police mène l'enquête, l'auteur la place pour ainsi dire en second plan: c'est surtout Jason qui s'interroge. Et le lecteur avec lui: en faisant parler Jason à la première personne, il s'assure une proximité maximale.

J'ai dit "amie", voilà un mot important pour caractériser "En plein brouillard", dont le thème porteur est justement l'amitié. Les interrogations vont en effet tourner autour d'une demi-douzaine d'amis qui ont tracé leur route sans jamais se perdre de vue. A la vie à la mort? Voire: l'auteur excelle à explorer les non-dits et les couleuvres avalées par chacune et chacun au sein d'une clique de jeunes femmes et de jeunes hommes qui, par le passé, ont pu ressentir du désir ou des sentiments l'un pour l'autre. 

Relatés en deux chapitres s'éclairant mutuellement, les événements d'une nuit de navigation en Normandie en 2012 font figure de "péché originel". Et c'est en 2018 que tout refait surface, l'argent et l'ambition jouant un rôle catalyseur. Tout "En plein brouillard" est construit en gradations de tensions autour de Jason, qui finit par avoir un doute: sera-t-il le prochain sur la liste? Le brouillard du début du roman reflète dès lors le brouillard dans lequel patauge un Jason désireux de connaître la vérité et de sauver sa peau. Et d'aimer, peut-être.

S'il a sillonné les sept mers dans d'autres romans, c'est dans le paisible lac de Neuchâtel que le romancier situe l'intrigue de "En plein brouillard". Il dessine les lieux avec réalisme, et c'est lorsqu'il évoque les gestes de la navigation qu'il se montre le plus précis, le plus enthousiasmant même, reproduisant les gestes et les termes et créant avec Jason un professeur de navigation à voile extrêmement crédible. Sans les approfondir, il suggère aussi quelques questions liées à l'écologie – une question plus présente, sur un ton plus pressant aussi, dans "La fille qui n'aimait pas la foule". 

La réponse se trouvera-t-elle auprès de l'une des filles au charme vénéneux que l'auteur met en scène? Quels sont les lourds secrets que masquent ces amis qui semblent avoir réussi dans la vie? L'écrivain les débine un par un et emmène ainsi le lecteur dans un polar à suspens bien efficace et bien tendu, parfaitement ancré dans son terroir. Et, pour l'anecdote, il s'offre le luxe de retrouver un (véridique) bombardier Avro Lancaster anglais, disparu en Suisse en février 1944 et qu'on a longtemps cru perdu.

Gilles de Montmollin, En plein brouillard, Lausanne, BSN Press, 2021.

Le site de Gilles de Montmollin, celui de BSN Press.

dimanche 2 mai 2021

Dimanche poétique 495: Aïcha Rachad


Où est passé mon printemps?

Dans le brouillard nacré de mes nuits tourmentées,
J'ai souvent demandé au ciel plus de clémence.
J'ai emprunté les chemins de la providence,
J'ai même vogué sur des mers tourmentées.

Je me suis lavée avec des eaux argentées,
J'ai consulté tous les marchands de l'espérance,
J'ai cherché partout une source de jouvence,
J'ai perdu les expéditions que j'ai tentées.

Autour de moi, j'ai fait brûler de l'encens,
Afin que le mauvais sort soit évanescent.
Je me suis bien aspergée de parfum de roses.

Je me suis appuyée contre le mur du temps,
J'ai vu défiler toutes mes journées moroses.
Alors j'ai dit aux saisons: où est mon printemps?

Aïcha Rachad (1943- ), Sur les berges de la sagesse, 2005, cité dans Le Scribe, n° 81/2019.