mardi 19 novembre 2024

Beau métier, belle recherche: l'art du médecin-légiste selon Silke Grabherr

Silke Grabherr – Voici bien un livre qu'on devrait mettre entre les mains de tout jeune homme ou jeune femme qui, au gré de ses études au lycée, se tâte au sujet de son avenir! Il en faudrait même pour d'autres métiers! "La mort n'est que le début..." constitue une présentation approfondie du beau travail, méconnu certes, de médecin-légiste. Son auteur, la légiste autrichienne Silke Grabherr, professeure au Centre universitaire romand de médecine légale de Lausanne, y évoque sa profession au quotidien et l'inscrit dans un contexte plus large, historique, intersectoriel ou international, qui peut s'avérer exaltant.

C'est par réaction à l'engouement pour le métier de médecin-légiste suscité par les séries policières télévisées que Silke Grabherr a écrit ce livre. Idée intéressante: tout au long des pages de "La mort n'est que le début...", l'auteure fait le partage du vrai et du faux dans ce que l'on voit à la télévision, et décrit peu à peu la réalité du métier. Cette réalité, l'auteure, devenue conseillère de certains auteurs romands de polars, l'évoque en précisant certains aspects: le médecin légiste fait certes parler les cadavres, mais il sait aussi envisager les vivants, par exemple les victimes de violences ou de viols. Problème: le cadavre ne ment pas, au contraire du vivant, qui va peut-être minimiser le résultat d'une autopsie pour protéger tel ou tel. 

Le métier de légiste consiste aussi à remettre au juge un état des lieux rédigé de façon claire pour lui, sans jargon. L'auteure assume donc, lorsqu'elle exerce son rôle de médecin-légiste, un rôle de traduction pour sa profession, humblement pensée comme destinée à apporter sa pièce spécifique au puzzle d'une enquête, ni plus ni moins, sans empiéter sur ce que font les autres acteurs impliqués: inspecteurs de police, prévenus, témoins, experts, etc.

L'auteure complète son ouvrage par quelques aperçus historiques: la médecine légale aurait vu le jour en Chine, lorsqu'il s'est agi de savoir si un individu est mort avant ou après un incendie qui l'aurait tué. Elle évoque également l'autopsie de Jules César par Antistius. Elle évoque aussi la situation actuelle du métier, où l'Autriche et la Suisse sont en pointe selon elle, face à un monde anglo-saxon à la traîne, bien loin de la toute-puissance que lui prêtent les fictions. Dommage pour ces contrées: les cas non élucidés et les erreurs restent relativement nombreux au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Quant à la France, elle dispose d'une formation pleinement spécifique depuis 2017. Elle est perfectible, la France en est consciente et y travaille.

Enfin, s'il fallait relever un élément particulièrement fascinant dans ce beau témoignage de carrière, c'est l'expérience d'innovation qui a mis Silke Grabherr sur orbite dans sa profession: elle est parvenue à résoudre un problème professionnel spécifique, celui de rendre visibles, par les techniques de l'imagerie, le système sanguin d'un mort. Pas évident, puisque le cœur du défunt ne bat plus et que ses veines sont devenues poreuses! Sans divulgâcher, je dirai qu'il y faut un nez pas trop délicat, un peu d'huile de cuisine et quelques rats morts injectés au diesel.

"La mort n'est que le début..." est écrit d'une manière captivante, teintée d'un bon zeste d'esprit. Ce livre saura conforter les vocations les plus fortes, tout en dissuadant celles qui ne le sont pas suffisamment: à un moment donné, il faudra bien mettre les mains dans les viscères, même si les progrès de l'imagerie promettent qu'on n'aura peut-être bientôt plus besoin de disséquer un corps. Dans tous les cas, le lecteur sortira de cette lecture en ayant une connaissance juste, plus précise que celle renvoyée par une fiction soucieuse de ses propres contraintes, du métier de médecin-légiste tel qu'on le pratique aujourd'hui.

Silke Grabherr, La mort n'est que le début..., Lausanne, Favre, 2020.

Le site des éditions Favre.

lundi 18 novembre 2024

À la poursuite de l'âme russe

Natalia Klioutchareva – Insaisissable Russie! Et s'il fallait relever le défi? C'est ce que se propose Nikita, le personnage principal de "Un train nommé Russie". Paru en français en 2009 dans une traduction de Joëlle Roche-Parfenov, le premier roman de Natalia Klioutchareva explore la Russie dans ce qu'elle a de méconnu et d'unique, au travers notamment de portraits de personnages improbables qui, tous, ont au moins une histoire à raconter, une souffrance ou une invraisemblance à révéler.

Ce roman se construit sur des allers et retours entre le passé et le présent de Nikita, cet homme jeune qui a tendance à s'évanouir comme le prince Mychkine dans "L'Idiot" de Fiodor Dostoïevski. Il semble en effet que les errances auxquelles Nikita s'adonne pour tenter de cerner l'âme russe au début de l'ère Poutine sont une manière de respecter une promesse faite à un amour de jeunesse disparu et magnifié: c'est la fascinante et fantasque Iassia, poétesse sans œuvre (enfin, quoique...) et sexy model dont les cheveux changent sans cesse de couleur. Peut-être est-ce la fille de la couverture?

Situé dans la localité des "Nèfles" (ce qui ouvre la porte aux jeux de mots), le monde qu'explore Nikita, celui de la Russie profonde et rurale qu'on surnomme parfois "gloubinka", porte avec lui son lot de folie. Le lecteur fait ainsi la connaissance d'un pope au sexe incertain, d'une vieille réfugiée de Grozny qui gagne sa vie jour après jour en nettoyant des escaliers. La Russie est en eux, de mille manières, dans son génie propre; ce que Nikita va peu à peu comprendre, c'est qu'elle est en lui aussi. 

Par leur caractère improbable, les mille histoires relatées par les nombreux personnages qui s'entrecroisent dans "Un train nommé Russie" captivent et amusent. Iassia y apporte elle-même sa part, même si elle est sortie de la vie de Nikita: le congrès de poésie radicale auquel elle prend part est un délice de satire à l'encontre de ces écrivains qui se prennent au sérieux et picolent à qui mieux mieux. Mais ce n'est pas anecdotique: chapitre après chapitre, récit après récit, tout cela constitue, à la manière d'une mosaïque, un univers fascinant à lire à travers mille degrés, ironie incluse.

La profondeur de la Russie s'exprime aussi, dans "Un train nommé Russie", par les nombreuses références littéraires et artistiques qui émaillent le propos. Structuré en chapitres courts et rythmés, celui-ci ne manque pas d'accrocher le lecteur, une fois passé un début qui, dépeignant un contexte inhabituel, peut désarçonner. Une belle trouvaille, échevelée et qui ne recule devant aucune audace, à redécouvrir.

Natalia Klioutchareva, Un train nommé Russie, Arles, Actes Sud, 2009. Traduit du russe par Joëlle Roche-Parfenov.

Le site des éditions Actes Sud.

dimanche 17 novembre 2024

Dimanche poétique 666: Charles Baudelaire

Les Litanies de Satan

Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur familier des angoisses humaines,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
Enseignes par l’amour le goût du Paradis,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l’Espérance, - une folle charmante !

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux
Où dort enseveli le peuple des métaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,
Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles
Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirateurs,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère
Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Prière

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !

Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du Mal. Source: Eternels Eclairs.

dimanche 10 novembre 2024

Dimanche poétique 665: Charles Cros

Testament

Si mon âme claire s'éteint 
Comme une lampe sans pétrole, 
Si mon esprit, en haut, déteint 
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin, 
Entier, sans tache, sans vérole, 
Si le bégaiement bête atteint 
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C'est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis 
Personne. Car un paradis
Matinal, s'ouvre et me fait taire.

Charles Cros (1842-1888). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 8 novembre 2024

Natalie Zina Walschots et les externalités indésirables des super-héros

Natalie Zina Walschots – Déconstruire le monde des super-héros: quelle bonne idée! C'est celle qui sous-tend "Sbires", le premier roman de l'écrivaine et journaliste canadienne Natalie Zina Walschots. Et c'est par la petite porte qu'elle invite son lectorat à revisiter cet univers familier dans un esprit parodique: Anna Tromedlov, dite "Le Palindrome" (vous l'avez?), dite "L'Auditrice", est un "sbire", second couteau intermittent et précaire au service des super-méchants qui servent d'antagonistes aux Superman et autres balèzes.

Bah oui: sbire, c'est un métier comme un autre, exercé par des femmes et des hommes, et c'est ainsi que le voit la romancière. En début d'ouvrage, Anna est à la merci d'appels d'agences d'intérim, en attente du saint Graal d'un contrat à durée indéterminée. Son super-pouvoir, c'est jongler avec les tableaux Excel. Elle a quelques collègues de galère telles que June à l'odorat surdéveloppé, elle accepte une mission, elle se fait piéger... et la convalescence l'amène à faire ses propres calculs. Et si, compte tenu des externalités indésirables, les super-héros étaient plus dangereux qu'utiles?

La romancière réussit un renversement de situation intéressant, donnant aux méchants désignés le rôle de sauveurs face à des super-héros qui cassent tout et tuent, accidentellement ou non, pourvu que ce soit pour la bonne cause du moment. Ce renversement des fronts finit par se concentrer sur un super-héros imaginé pour l'occasion, peu profilé mais presque invincible, surnommé Supercollisionneur. 

S'il joue avec les codes du genre narratif des histoires à super-héros, "Sbires" se pose aussi comme un roman critique et désenchanté sur le monde du travail vu comme une manière comme une autre d'exploiter l'humain et même le surhumain: la précarité est la norme chez les sbires comme chez les acolytes (les associés des super-héros), et les Viandes, auxquels l'auteure attribue un genre grammatical hésitant, paraissent encore moins humains qu'un ouvrier à la chaîne dûment taylorisé. Chefs inaccessibles, promotions difficiles à obtenir malgré un vrai talent, lieux de travail peu engageants, risques existentiels: bosser pour un super-héros ou un super-vilain n'a rien d'enchanteur.

Et ce roman, est-ce de la kryptonite comme le promet Benjamin Patinaud, le préfacier de l'édition française? Euh, pas tout à fait. En présence d'un tel programme, en effet, le lecteur aurait pu s'attendre à une narration plus fulgurante et rapide, rythmée par exemple à l'aide de chapitres plus brefs. Il n'est par ailleurs pas toujours évident de rendre avec des phrases, qu'on lit une à une, l'instantanéité percutante d'une case de bande dessinée riche en informations que le lecteur prend, laisse ou garde inconsciemment en mémoire pour la suite. 

Donc, si certaines scènes sont bien trouvées (par exemple celle où il faut trimballer le pré-cadavre de Supercollisionneur pour actionner les systèmes de sécurité basés sur ses données biométriques), elles tombent un peu à plat à force de détails. On se trouve cependant à sourire à certains gags récurrents et bien observés, comme l'idée du café plus ou moins bon, plus ou moins sucré et plus ou moins trafiqué – le café étant devenu par excellence la boisson des chevilles ouvrières du capitalisme.

Enfin, on peut être surpris que ce roman ait trouvé sa place dans les ventes américaines de littérature LGBT+: si la plasticité de personnages plus ou moins transhumains permet, en matière d'orientations affectives et sexuelles, une fluidité qui n'irait pas forcément de soi dans un monde romanesque plus réaliste et conventionnel, celle-ci n'apparaît pas comme l'un des moteurs de l'intrigue.

On sort dès lors essoufflé d'un si long ouvrage, qui étire ses péripéties et violences sur des pages souvent trop détaillées. Au-delà de l'originalité de l'idée de départ, aurait-il mieux valu se concentrer sur quelques thèmes de société plus ciblés, ou alors y aller à fond dans la rigolade et dans la parodie pour que les pages tournent plus vite? Le débat est ouvert (et les commentaires sous ce billet aussi, tiens...).

Natalie Zina Walschots, Sbires, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2024. Traduction de l'anglais (Canada) par Gaëlle Rey. Préface de Benjamin Patinaud.

Le site des éditions Au Diable Vauvert.

Lu dans le cadre de Masse Critique Babelio:


tous les livres sur Babelio.com

dimanche 3 novembre 2024

Dimanche poétique 664: Henri-Frédéric Amiel

Novembre.

Beaux jours, vous n'avez qu'un temps,
Et souvent qu'une heure !
Quand gémissent les autans,
Il faut que tout meure. —
Calme-toi, cœur agité ;
Fleurs, oiseaux, joie et santé,
S'en vont ! — Dieu demeure.

Doux soleil aux rayons d'or
Égayant la chambre,
Rive où le chagrin s'endort,
Vergers couleur d'ambre,
Lac si pur, contours chéris,
Monts riants, sentiers fleuris,
Adieu ! — c'est Novembre.

Ô solitude des bois,
Calme et recueillie,
Aujourd'hui nue et sans voix,
De brouillard remplie,
Mon cœur frémit en secret,
Car en lui monte, ô forêt,
Ta mélancolie !

Frais lointains, aubes de feu,
Chants dans la vallée,
Couchants de pourpre, ciel bleu
Et nuit étoilée,
Adieu ! Novembre est vainqueur. —
Tu te voiles dans mon cœur,
Nature voilée !

Tout est gris, morne et désert :
Au ciel, plus de flamme,
Dans les champs, plus rien de vert !
Quel est donc ce drame ? —
Nature, en tes traits pâlis,
L'œil humide, hélas ! je lis
L'histoire de l'âme.

Mais le printemps reviendra
Guérir qui se traîne !
La beauté refleurira
Sur ton front, ô reine ! —
Dans ma nuit, ainsi que toi,
Je veux descendre avec foi,
Nature sereine !

Henri-Frédéric Amiel (1821-1881). Source: Poetica Mundi.

jeudi 31 octobre 2024

Claude Luezior, une poésie qui se fait voyageuse

Claude Luezior – Voyager avec un poème, ou même plusieurs? Voilà à quoi le poète Claude Luezior invite ses lecteurs l'espace de son dernier recueil, "L'itinéraire". Son regard se révèle changeant d'un poème à l'autre, et invite à pousser, à travers ses vers libres, la porte d'une échoppe comme s'il s'agissait d'aller découvrir une vérité cachée, mais si peu pour peu qu'on fasse l'effort d'aller un peu plus loin.

L'ouverture sur le monde est évidente: l'auteur réunit dans "L'itinéraire" des textes qui évoquent Fribourg, mais aussi des villes d'Europe voire du monde, en Inde ou ailleurs, voire n'importe où sur Terre. Le regard est changeant et assume un côté malicieux, par exemple lorsqu'il s'agit d'évoquer un chat dans une mercerie ("Ne pas déranger!") ou de dire un pharmacien ("Médecines?") ou un agent immobilier âpre au gain ("Agence immobilière").

L'auteur joue parfois la couleur locale orientaliste, en particulier dans "Souvenirs de souks", mais trouble aussi le jeu a priori bien réglé des origines dans "Pas si chinois?", interrogeant doucement quelques stéréotypes au passage. 

C'est avec le sourire aussi que le poète joue la carte du pittoresque dans "L'itinéraire". S'il s'avère le plus souvent finaud, c'est dans les poèmes évocateurs de partage qu'il s'avère le plus franc, le plus incisif aussi. Mieux vaut rire des défis d'aujourd'hui en effet, liés au numérique ("Arrêt sur images", décliné en verts courts et tranchants)! 

Ce qui n'empêche pas la richesse qu'offre le réel, tant au niveau des rencontres que de ce que l'on partage à table. En une poignée de vers brefs et goûtus, l'auteur le rappelle dans "Bistrots et brasseries", appétissante esquisse de ces lieux où, depuis toujours, se font les rencontres partagées entre humains et victuailles. 

Tour du monde, tour des boutiques: tel est l'ambitieux voyage proposé par "L'itinéraire". Celui-ci se fera dans une certaine légèreté, assumée, qui n'exclut pas les questionnements graves comme l'argent à l'aune d'un billet doux ou le rapport à la révolution numérique. Mais qu'on ne s'en inquiète pas: vagabond s'il en est, "L'itinéraire" offre un sourire badin à chacune de ses étapes.

Claude Luezior, L'itinéraire, Paris, Librairie-Galerie Racine, 2024.

Le site de Claude Luezior, celui de la Librairie-Galerie Racine

Lu par Barbara Auzou.


mardi 29 octobre 2024

Une épopée sous le regard des aigles

Michaël Perruchoud – Enfin! "Épimose" est ce fameux "western d'Asie centrale" auquel l'écrivain Michaël Perruchoud a consacré pas moins d'un millier de pages il y a deux ou trois lustres. Il commence à paraître aux éditions Cousu Mouche, segmenté en trois volumes. Le premier a paru au début de ce mois et il s'intitule "Errances". La suite est d'ores et déjà annoncée.

Le début a de quoi intriguer, avec son point de vue très rapproché sur des soldats qui manient la pelle. Qui sont-ils, où sommes-nous? Peu à peu, cependant, l'univers du roman se dessine, la lumière se fait. Et l'essentiel est là: un certain Daïko Sragal, roi obèse d'un royaume montagnard imaginaire, conquis à la force du poignet, dirige une cour et un petit pays, porté par une paranoïa toute stalinienne. Un émissaire anglais vient lui rendre visite...

"Errances" relate les débuts de Daïko Sragal, fils de commerçants devenu proxénète avant d'avoir envie de voir plus grand. S'il paraît abruti voire ridicule dans certaines situations (il faut l'aider pour qu'il puisse monter à cheval), c'est aussi un homme qui a du flair, cultivé, pétri de lectures qu'il interprète à sa manière, méprisant ses professeurs. 

En parallèle, ce sont plusieurs groupes de populations nomades et peu amènes qui évoluent à travers l'Asie centrale au sens large, de la Turquie jusqu'aux confins ouïgours, qui se côtoient et se confrontent tout au long de ce roman. L'intrigue est en effet essentiellement pétrie de conflits et d'escarmouches, dans un monde d'hommes où les femmes semblent plus tolérées que bienvenues, mais jouent le jeu.

Âpre, "Errances" l'est assurément. En poète, l'auteur ne manque aucune occasion de dire, par les mots et par les images, la difficulté qu'il y a à vivre en fuyard ou en brigand dans un environnement montagneux où les lacs peuvent être salés, où les pentes sont inhospitalières aux hommes comme aux chevaux. Sans oublier les femmes: la maternité semble elle-même difficile à vivre, entre impératif d'avancer malgré tout, dans des marches qui poussent les personnages à leurs extrémités. 

Cela, dans un monde où la mystique est omniprésente, favorisant chez certains personnages un fatalisme fondé sur des superstitions et des proverbes tout faits. Dieu, qui qu'il soit, est omniprésent dans ce que les personnages ne comprennent pas, et la foi empêche parfois la discussion qui permet d'avancer, ce que l'auteur illustre à plus d'une reprise. Qui sont les aigles qui, mystérieusement, planent sur les personnages de ce roman? Sont-ils un bon ou un mauvais présage? Et qu'est-ce qu'Épimose, après tout?

L'auteur sait dessiner de manière distinctive ses nombreux personnages. Tous ont leurs qualités et leurs défauts, voire leurs traits pittoresques à l'instar de Skolka, petit gars qui aime le sang et se cache dans un manteau militaire trop grand pour lui. Porté par le souffle épique et le lyrisme imagé qui traverse l'œuvre, le lecteur, quant à lui, se délecte de la manière dont l'humanité mise en scène par l'écrivain évolue face à l'adversité dans un monde hostile pour accéder à un idéal, même flou, sachant que ce qui est hostile dans "Errances", ce n'est pas toujours la nature, si rude qu'elle soit...

Michaël Perruchoud, Épimose, première époque: Errances, Genève, Cousu Mouche, 2024.

Le site des éditions Cousu Mouche.

dimanche 27 octobre 2024

Dimanche poétique 663: Esther Granek

Vains débats

Qu’il est grand le recul
pour comprendre l’Histoire
et bannir les brouillards
que le temps véhicule !
Qu’il est grand ce recul !

Mais laissons là l’Histoire
et ailleurs allons voir…
Autre échelle, autre enjeu,
et pourtant même aveu…

Qu’il est long le délai
pour déchiffrer enfin
les clés d’un quotidien
que l’on ne soupçonnait !
Qu’il est long ce délai !

Si lente est la raison !…
Que d’erreurs en son nom !
Édifiant le constat !
Vain pourtant, le débat…

Esther Granek (1927-2016), Synthèses, 2009. Source: Poetica.

samedi 26 octobre 2024

Du jus de tomate pour un roman très olé... olé!

Slick Jones – Non, l'auteur de "Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté" n'est pas un batteur de jazz américain. Slick Jones est sans doute le pseudonyme d'un auteur suisse romand. Il offre avec son petit livre une intrigue policière espagnole en mode pulp fiction, sexuelle et sans filtre, parfaite pour meubler un samedi soir dont certains disent que c'est "l'instant sesque".

"Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté" est porté par une intrigue policière un peu courte sur pattes mais accrocheuse et divertissante, autour d'un détective bien campé, Pedro Cabrera, présenté en une courte préface. Porté sur la chose à la manière d'un San-Antonio espagnol, c'est aussi un consommateur de jus de tomate qui résout ses énigmes en dormant – et, partant, commence chaque enquête par une bonne petite sieste même pas crapuleuse.

Il est permis de voir dans le jus de tomate un symbole du sang versé, typique des polars qui se respectent. Mais l'auteur sait surprendre: si son roman est exempt de cadavres humains, l'intrigue, bien olé-olé, tourne autour d'un toréador riche et arrogant qui se demande qui en veut à sa fiancée. Ce qui permet de développer unilatéralement quelques arguments émotionnels opposés à la corrida. Ceux-ci sont-ils ceux de l'enquêteur ou ceux de l'écrivain qui s'exprime à travers lui? La question est ouverte.

Présenté comme "un haletant thriller très sexuel", ce roman ne manque pas de proposer quelques scènes chaudes et un peu creepy (ah, le coup de la cabine téléphonique!), mais non dépourvues de malice, pour faire bon poids. Le sexe y est amusé ou désabusé: on pense certes aux relations pas du tout professionnelles qui complètent les rapports de travail entre Pedro Cabrera, le détective, et sa secrétaire. Côté humour, ce roman verra le sexe du détective rétrécir, et le lecteur prendra connaissance de l'effet dévastateur des asperges sur certains fluides corporels.

"Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté" se révèle un divertissement agréablement caliente, porté par une plume qui ne s'est fixé aucune limite de type politiquement correct. De quoi s'amuser entre deux lectures plus graves, pourquoi pas? Certes, l'ouvrage est expressément réservé aux adultes (c'est même écrit dessus); ceux-ci ne bouderont pas leur plaisir dans ce pastiche de roman de gare à deux balles huit francs cinquante.

Slick Jones, Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté, Lausanne, Lubric-à-Brac, 2017.

Le site des éditions Lubric-à-Brac.

vendredi 25 octobre 2024

Maria P. Mischitelli: voyage en poésie, le nez dans les nuages

Maria P. Mischitelli – Dans "Messages from the cloud", la poétesse et romancière Maria P. Mischitelli crée une tension constante entre le nuage de l'informatique et celui de la nature. Le résultat, c'est un bel ouvrage de prose poétique, astucieusement construit entre ressentis sensuels et descriptions factuelles, traversé par des poèmes en liberté, enrichi par les illustrations de Xavier Chaquet.

Ainsi résonnent, aux deux extrémités de l'arc nuageux dessiné par la poétesse, la définition très technique mais finalement... nébuleuse du "Cloud" tel qu'on le connaît en informatique. A l'autre extrémité du voyage, l'auteure relève que rien que dans les parlers français, les mots pour dire les nuages et averses sont innombrables et nuancés. De quel côté penche la richesse? Pour la poétesse, artiste des mots, la réponse est évidente et elle l'affirme en conclusion de son livre.

L'auteure aime explorer le champ lexical des nuages que nous donne la nature, prometteurs d'averses, voyageurs aussi. Un nuage constitue le véhicule du livre, et il amène à songer au monde de l'enfance, aux voyages par-delà les océans (les nuages sont-ils salés au-dessus de l'océan, d'ailleurs?), voire aux locomotives ou à saint François d'Assise. Et pourtant, un drame traverse cet opus, autour d'un jeune mort (p. 23), colorant ces pages d'une note mélancolique.

Et si l'appétence pour la richesse du champ lexical consacré aux nuages par les patois et parlers de France est manifeste, l'auteure n'hésite pas, de manière générale et plus large encore, à glisser quelques mots d'italien ou d'espagnol au fil de ses vers libres ou de ses proses poétiques afin de capter l'attention à l'aide d'une musique particulière. Cela, sans abuser d'un tel effet: ces mots venus d'ailleurs apparaissent comme de discrètes épices, suffisantes pour souligner çà et là la singularité de la voix de la poétesse.

"Messages from the cloud" arbore les airs d'un recueil de textes poétiques qui invitent le lecteur à méditer sur la sensualité et la richesse de la nature qui l'entoure, opposée, de manière classique dans le principe mais originale et personnelle dans la forme, à la pauvreté standardisée qui caractérise par certains aspects le monde connecté. Un beau livre, à lire par une belle après-midi, couché dans l'herbette, le nez dans les... nuages.

Maria P. Mischitelli, Messages from the cloud, Saint-Etienne, Abribus, 2024. Illustrations de Xavier Chaquet, mises en couleur par Anouk Chaquet Rostaing.

Le site de Maria P. Mischitelli, celui des éditions Abribus.

jeudi 24 octobre 2024

Eloge de la marche selon Pierre Yves Lador, à distance sociale des injonctions de notre temps

Pierre Yves Lador – Une philosophie de la marche, présentée comme un réquisitoire contre la mode du développement personnel: voici ce que propose l'écrivain Pierre Yves Lador dans son dernier ouvrage, "Le marcheur vertical". Il y sera question de la marche à pied, reflet en quelque sorte de la marche du monde, à travers certaines marottes de l'auteur. Un auteur qui, doucement anarchiste dans l'âme, refuse toute étiquette. En particulier celles de sportif et d'écologiste, qu'on pourrait pourtant lui prêter.

L'écrivain se met donc en scène, marchant dans ce Pays d'Enhaut où il vit aujourd'hui, et marche par monts et par vaux, contemplatif. On le voit attentif aux beautés de la nature, conscient cependant que celles-ci sont périssables et qu'elles doivent parfois mourir pour que d'autres vivent (d'où le rejet du véganisme, dont l'auteur s'est expliqué avec génie dans son pamphlet "Variations vegan"). Montent les souvenirs, monte aussi la philosophie d'une vie vécue en sandales, les pieds à l'air, à la portée des fourmis qui piquent et paniquent, à distance sociale de toute injonction, covidienne entre autres. 

La marche apparaît ainsi, au fil de pages de réflexion écrites en des phrases musicales et obsédantes, sinueuses comme une sente, longues parfois comme un faux plat ou une descente périlleuse, comme un art de vivre par excellence, éminemment gratuit et enrichissant (parce que gratuit, tiens!), non soumis aux règles de l'économie. La simple marche se pose ainsi en opposition à ce qui se présente comme le "développement personnel", avatar d'un feel-good rebaptisé "filgoude" par moquerie, et dont le succès se mesure avant tout aux recettes de l'influenceur qui a trouvé le filon. 

Mesure? L'auteur rejette l'idée même de mesure, et marche, tout simplement, loin des dix mille pas préconisés ou des montres intelligentes qui indiquent rythme cardiaque ou données physiologiques en tous genres. La seule mesure, dès lors, c'est celle d'un esprit qui aime battre la campagne, avançant un pied devant l'autre et s'offrant le luxe d'être farouchement libre, dégagé de toute injonction. Cela transparaît dans cette écriture typique de l'écrivain, avide d'embrasser le monde entier, assumant de paraître touffue – ou, plus exactement, infiniment généreuse.

Pierre Yves Lador, Le marcheur vertical, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2024. Postface de Quentin Mouron.

Le site de Pierre Yves Lador, celui des éditions Olivier Morattel.

lundi 21 octobre 2024

Ross Douthat: décadence, quo vadis?

Ross Douthat – "Bienvenue dans la décadence" fait partie de ces essais importants par le regard original qu'ils portent sur le monde. En l'occurrence, c'est sur le destin de l'Occident (Europe et Amérique du Nord) que l'auteur américain Ross Douthat, journaliste au "New York Times", se penche. Et il s'interroge sur le destin que se veut cet Occident qui, depuis que l'homme a mis le pied sur la Lune, n'a plus guère vécu d'aventure exaltante. Le rêve occidental a-t-il vécu, pour les Occidentaux comme pour les autres? La possibilité d'un voyage sur Mars n'a-t-elle été qu'une illusion du vingtième siècle?

Qu'on ne s'y méprenne pas: l'auteur ne voit pas dans la situation actuelle de l'Occident un monde débauché en fin de règne. Il concède même que l'on ne vit pas si mal en décadence, avec Internet, l'eau courante, l'abondance et le maintien, encore, de certaines libertés. Pour combien de temps, cependant? Cela peut durer longtemps, mais les évolutions démographiques peuvent faire sombrer cette situation. Par exemple, la question de la liberté pourrait être, selon l'auteur, compromise par l'appétence de sécurité de sociétés vieillissantes et peu enclines à accepter des risques. L'ère du covid-19 et son héritage en matière de gouvernance peut, à mon avis, être vue à travers ce prisme...

De manière plus approfondie, l'auteur identifie quatre caractéristiques de la décadence telle qu'il la définit – il les surnomme les "Quatre Cavaliers": la stagnation, la stérilité, la sclérose et la répétition. La stagnation se traduit, on le conçoit, par une croissance en berne, qui fait contraste avec celle, insolente, de pays émergents ou de niveau moyen hors du monde occidental. En envisageant la question de la faiblesse démographique de l'Occident, l'auteur étudie de manière fouillée les risques que présente le vieillissement de la population: moins d'actifs, moins de capacité d'innovation, moins de prises de risques. Et moins de gens, donc plus de solitude insupportable, tout simplement. Avec tout ça, on pense à "2024" de Jean Dutourd...

Sclérose? Là, c'est l'appareil politique que l'essayiste ausculte. Il sera donc question de clientélisme, mais aussi d'abandon des responsabilités par les Parlements – le mot de "gouvernement des juges" n'est pas prononcé, mais c'est aussi de cela qu'il s'agit: blocage de lois nécessaires, jurisprudences circonstancielles faisant office de rustines (ce que l'auteur appelle la "patchocratie"). En particulier, l'Union européenne en prend pour son grade. Enfin, l'idée de répétition s'applique entre autres aux arts, et l'auteur, lui-même critique de cinéma, analyse dès lors brillamment la banalité des nouveautés cinématographiques dominantes, qui sont souvent des resucées ou des pastiches sans fin qui occupent tout l'espace, aussi par la grâce des algorithmes, étouffant toute idée artistique neuve.

Je l'ai relevé: la décadence selon Ross Douthat peut être durable, et même heureuse d'une certaine manière. Reste que le miroir que l'auteur tend à son lectorat n'est guère flatteur. Voici en effet l'Occidental moyen (et les Japonais aussi) anesthésié par la pratique du jeu vidéo (là, j'ai pensé à "Animal Crossing", le joujou vidéo tout doux qui a accompagné les premiers confinements covidiens) ou par le fentanyl et les opiacés, voire par la pornographie extrême: selon l'auteur, et ça paraît contre-intuitif (on aurait aimé des sources plus solides sur ce point précis), la consommation de porno paraît inhiber les pulsions de viol. Tout cela ouvre la voie à une forme de despotisme doux surnommé "l'état policier rose", dont les populations semblent s'accommoder, en mode "1984" de George Orwell, en attendant quelque chose d'exaltant à la façon de Giovanni Drogo dans "Le Désert des Tartares".

Dès lors, la décadence peut mourir par catastrophe, renaissance ou providence selon l'essayiste, qui analyse plusieurs avenirs possibles, dystopiques ou réalistes: remplacement de population, retour de flamme dû à de nouveaux possibles, voire régénération religieuse – l'auteur ouvrant même la porte à la possibilité d'une religion nouvelle. Ce faisant, en se fondant sur des exemples familiers ou personnels, il s'efforce de se demander où va notre monde occidental, sur quoi son destin va déboucher, en des mots précis qui n'excluent pas un brin d'humour.

Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence, Paris, Les Presses de la Cité/Perrin, 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Peggy Sastre.

Le site des Presses de la Cité, celui des éditions Perrin.

Egalement lu par Raoul de Bourges.

dimanche 20 octobre 2024

Dimanche poétique 662: Alphonse Beauregard

L'invitation

Le rythme séducteur nous appelle ; venez 
Lui répondre en mes bras, jeune fille inconnue.
Valsons légèrement de tous côtés cernés,
Et qu'en nous la clameur des besoins s'atténue.

Pendant que nous serons ensemble, je ne veux 
Ni sonder vos secrets, ni dévoiler mon âme, 
Mais simplement pencher mon front sur vos cheveux, 
Tourner dans un remous de lumière et de femmes.

Nos corps souples créeront un élégant dessin.
Vous aurez cette joie où le désir subsiste
Et moi, qui sentirai sur mon coeur votre sein,
Je ferai, nonchalant, des rêves doux et tristes.

Je me tairai. Le charme, éventé, peut mourir. 
Sans vous connaître mieux après qu'avant la danse, 
Je vous dirai : " Merci. " Je n'ai d'autre exigence 
Que peupler mon sommeil d'aimables souvenirs.

Alphonse Beauregard (1881-1924). Source: Bonjour Poésie.

samedi 19 octobre 2024

De l'atelier d'écriture au livre, vingt-cinq fois la filiation

Collectif – Le recueil de nouvelles collectif "Filiations" a paru il y a quelque temps à Genève, aux éditions Encre fraîche. Il s'agit du résultat d'un atelier d'écriture intergénérationnel organisé conjointement par des étudiants de l'université de Lausanne et par des participants de l'Université des seniors "Connaissance 3" du canton de Vaud. Vingt-cinq textes ont ainsi paru: ceux des participants aux ateliers, mais aussi ceux de quatre écrivains confirmés: Arthur Brügger, Fanny Desarzens, Douna Loup et Catherine Safonoff.

C'est ce qu'explique précisément la préface, signée par les animateurs du projet: Alain Ausoni, Arthur Brügger et Anne-Lise Delacrétaz. Bien structurée, arborant tous les colifichets d'une rédaction en écriture dite inclusive, elle paraît parfois longue et sérieuse: le lecteur va ressentir un peu d'impatience avant d'aborder le corps du livre proprement dit.

Et en effet, dès la lecture du premier texte produit dans le cadre de l'atelier d'écriture, on se souvient que chaque écriture littéraire est unique. Force est de relever que chaque nouvelle a en effet son individualité en matière d'écriture, et que chaque participant à l'atelier intergénérationnel aura eu l'occasion de tester, à cette occasion, les effets de différents procédés littéraires, et de s'approprier. Le résultat? Un ouvrage formellement varié, recueil de textes très personnels voire intimes.

Côté fond, en revanche, et si l'on excepte les textes qui composent la quatrième et dernière partie du livre, "Faire comme si", plus audacieux, force est de relever que si chaque histoire est unique, relatant une forme de transmission d'éléments d'histoire familiale aussi divers qu'une langue étrangère ou une théière encombrante, voire une identité de genre, leur mise en regard met surtout en avant le caractère finalement banal de chaque destin. 

Il est aussi question de violences domestiques dans "Filiations", et également de vies anciennes pas toujours faciles même si l'on est en Suisse, d'histoires familiales migratoire ou de secrets, situés ici ou là en Suisse romande. Les lieux ne sont pas forcément précisés, ce qui confère une aura de flou à des récits souvent tournés vers un passé plus ou moins fourni. Un flou qui résonne avec l'illustration de couverture aux couleurs sépia, marquée du flou incolore du souvenir, comme ces photos d'antan qu'on retrouve soudain dans la poussière d'un galetas.

Fallait-il pour autant laisser ces textes à l'intimité d'une histoire familiale? Certes non, et il ne faut pas non plus chercher dans ce recueil ce qu'il n'a pas vocation à offrir. Avant tout, en effet, l'atelier d'écriture à l'origine de "Filiations" aura permis à une vingtaine de personnes de s'essayer à l'écriture et d'aller d'un bout à l'autre du processus de publication d'un ouvrage. Lecteurs, certains auteurs auront sans doute envie de reprendre la plume ou d'ouvrir à nouveau un livre, ce qui n'est jamais perdu. Et si la publication de nouveaux ouvrages était la plus belle et prometteuse filiation de ce livre? Chiche!

Collectif, Filiations, Genève, Encre fraîche, 2024. Préface d'Alain Ausoni, Arthur Brügger et Anne-Lise Delacrétaz. Postface de Patricia Dubois, Jean-Daniel Murith et Maxime Gindroz.

Le site des éditions Encre fraîche, celui de l'université de Lausanne, celui de Connaissance 3.

jeudi 17 octobre 2024

Premier polar de Dan Philip: New York, le crime et la rigueur

Dan Philip – Après deux romans de littérature blanche publiés sous son vrai nom chez l'éditeur suisse Pierre Philippe, c'est sous le pseudonyme de Dan Philip que l'écrivain stéphanois Philippe Peyron se lance dans l'écriture de romans policiers à l'américaine: nouveau genre, nouveau nom! Le premier tome de sa saga des enquêtes de O'Connor a paru l'an dernier. Son titre? "L'affaire Johnson". L'enquêteur? C'est le détective Duncan O'Connor, réputé pour considérer que personne n'agit au hasard. C'est cette règle d'or qui guide un travail qui le fait paraître bizarre, voire inhumain.

Basée à New York, "L'affaire Johnson" prend la forme de la révision d'une enquête: tout semble accuser Peter Johnson d'avoir assassiné, mais il y a quand même quelques zones d'ombre. Sur demande de la femme de Johnson et en collaboration pas toujours facile avec l'avocate Alicia Kelly, le détective va relancer l'enquête. Jusqu'au procès, le temps presse, et l'enjeu est de taille: sans résultat, ce sera perpète!

L'auteur construit avec habileté une équipe de personnages amenés à travailler ensemble, non sans frictions. Autour de Duncan O'Connor, il y a deux détectives apprentis aux styles contrastés: Blake White le Noir qui sait se faire caméléon, et Warren Curtis, le geek mutique. Quelques scènes pleines de malice permettent de mettre en avant les qualités des uns et des autres, en particulier de Warren Curtis, qui risque la gaffe à chaque réplique un peu trop longue (plus de trois mots). 

Plus d'un personnage de ce roman porte en lui une blessure venue du passé. L'auteur en dit même assez pour donner l'impression qu'avant ce premier polar, il y a peut-être eu un roman zéro: le deuil travaille un O'Connor qui a perdu sa femme accidentellement, en raison d'un excès de rigueur, et qui conserve d'elle un Rubik's Cube qu'elle lui a offert. Celui-ci sert de fil rouge à l'intrigue: s'il énerve tous les personnages qui ont affaire au détective, il sert aussi de métaphore de l'avancement de l'enquête: une face, deux faces, un peu de casse... avant que l'harmonie des six faces dûment reconstituées ne revienne.

Il en résulte une intrigue captivante et rythmée, fonctionnant sur des personnages bien campés, ce qui vaut quelques éclats qui sont autant de rebondissements. Il y a aussi de la rigueur dans la recherche de la vérité et des indices qui concourent à la composer: les pures spéculations ne suffisent jamais, seuls comptent les faits. Quant aux capacités de déduction hors pair d'O'Connor, elles ne sont pas sans rappeler celles d'un Sherlock Holmes particulièrement clairvoyant, le goût de la confrontation en plus.

Reste à deviner ce que signifie la fin de l'histoire: Peter Johnson va connaître les rigueurs de la justice, certes, mais pas pour ce dont il est accusé; il n'en saura rien, et l'équipe d'enquêteurs y est bien pour quelque chose. La justice est-elle encore juste, dès lors? Au terme de l'enquête, O'Connor va gagner une collaboratrice. Et il est probable que l'un des tomes suivants de la saga offre à Peter Johnson, plombier devenu riche par son mariage, l'occasion de rebondir.

Dan Philip, L'affaire Johnson, Montbrison, Dan Philip, 2023.

Le site de Dan Philip.

Lu par Sab, Sonia.


mercredi 16 octobre 2024

Trente-trois fois le temps de rire avec Roland Topor

Roland Topor – Un peu de légèreté et d'humour absurde, cela ne fait jamais de mal en ces temps moroses, alors que l'automne et l'actualité s'ingénient à plomber l'ambiance. Alors, pourquoi ne pas revenir à l'esprit ravageur de Roland Topor (1938-1997)? Ce nom, certains d'entre vous l'avez vu passer dans le générique des émissions pour enfants "Téléchat", dont la singularité a rarement été égalée. Et voilà: son œuvre s'adresse aussi aux grands. 

Son dernier livre, "Vaches noires" en est la preuve. Il réunit trente-trois textes courts à l'esprit grinçant ou potache, aux saveurs infiniment variées. Il y a par exemple un brin de mauvaise foi dans la chronique qui donne son titre au roman, "Vaches noires": celle-ci soutient que pour ce qui est de porter la poisse, les vaches noires ne valent pas mieux que les chats noirs. Les preuves sont là...

Dans un esprit semblable, "La terreur est dans l'escalier" fait immanquablement penser au running gag du film "Signé Furax" de Marc Simenon: on y préconise de prendre l'ascenseur parce que l'escalier est en dérangement. Là, c'est le souvenir de Francis Blanche et de Pierre Dac qui apparaît en filigrane.

L'auteur réussit par ailleurs à se glisser dans plus d'un personnage plus ou moins insolite, avec succès, pour mieux réussir la caricature. Faisant parler un phallus (oui, oui!) dont la vie n'est pas de tout repos, "La Vocation des profondeurs" évite adroitement l'excès de lourdeur et fait sourire grâce à un choix de mots et de formulations plein de finesse, euh, pénétrante.

L'ouvrage recèle aussi son lot de personnages trompés (parfois par eux-mêmes) mais contents, de gars pas bien dans leur tête (celui qui, gavé de porno, aime placer sa femme dans des positions bizarres afin de lui faire l'amour alors qu'elle dort dans malaisant "Le goût salé de la vie"). Il se termine sur un récit de science-fiction étrange et absurde où la vedette d'un cinéma n'a rien d'une Marilyn Monroe. Ce qui ne l'empêchera pas d'être une vraie star à l'avenir...

Etranges, tordus, drolatiques, les textes réunis dans "Vaches noires" savent amuser tout un chacun, d'une manière sans cesse renouvelée. Entre le chômage des toilettes, l'hygiène intime des éléphants et les Mickeys porte-malheur (mais pas les chats noirs, hein! au risque de me répéter...), les situations dingues abondent, les chutes sont brillantes, l'humoriste fait feu de tout bois pour créer mille rires et sourires au fil des pages: voilà un court ouvrage qui permet de passer un moment en mode joyeusement majeur.

Roland Topor, Vaches noires, Paris, Wombat, 2011. Illustrations de l'auteur.

Le site des éditions Wombat.

dimanche 13 octobre 2024

Dimanche poétique 661: Carole Dailly

79

Mystère, source ciel, écrasante, délivrante,
Nous dessous.
Enfants devenus grands,
Plus que jamais nus,
Soufflant sur la rivière
Et semant des cailloux

Mystère, source-ciel
Généreuse lumière
Ouverture magistrale
Tous ces jeux d'air vif
Fugitives couleurs,
Ces traversées de chants
Des traversées de Grâce,
Habitées comme jamais!
Habitées comme toujours!

Qu'aux excès de nos vies,
Aux festins exorcistes,
À nos révoltes errantes,
Nos forces qui subsistent,
Nous retrouvions l'accord
– Accord premier –
Dans l'amour qui survit
La douceur primordiale
Et la joie qui frémit.

Carole Dailly (1970- ), Le geste de la douceur, Châteauroux-les-Alpes, Gros Textes, 2021.

lundi 7 octobre 2024

Partir ou pas? Le tragique comme moteur du roman "Le fond du sac"

Plinio Martini – Publié pour la première fois en 1970, "Le fond du sac", roman signé Plinio Martini, inspiré de faits réels, est devenu un classique de la littérature suisse d'expression italienne. C'est en 1987 qu'il paraît en français, dans une traduction de Jeannine Gehring. Son propos? Le déracinement, vu par des Tessinois du début du siècle dernier, tiraillés entre la vie rude des vallées tessinoise et la promesse d'une vie meilleure aux Etats-Unis. Au risque de se perdre...

"Le fond du sac", c'est la confession de Gori, qui a vécu ce tiraillement. Ce personnage s'avère exemplaire dans le tragique que cela implique: amoureux dans son village, il tente sa chance en Amérique et semble, en fin de roman, n'avoir plus grand-chose pour lui, si ce n'est quelques dollars pour donner une illusion de richesse matérielle. Mais qu'en est-il de la richesse du cœur, et aussi de celle des traditions, qu'elles soient porteuses de sens ou respectées de manière servile? A travers le motif de l'Amérique des promesses, c'est bien sûr l'idée que l'herbe est plus verte qu'ailleurs qui est abordée.

Cette impression est renforcée par le dessin que l'auteur fait du Tessin du début du vingtième siècle, un terroir ingrat où la misère règne pour ainsi dire sans partage. Conçus comme autant de scènes de vie, les chapitres successifs en témoignent: on se nourrit d'eau claire, les habits sont usés jusqu'à la corde, et les gens ne sortent guère de leurs villages – celui de Cavergno, au fond de la Val Maggia, s'avérant exemplaire. 

A cela vient s'ajouter le magistère de l'église, décrit au travers de prêtres qui vont marquer les mentalités, apporter un soutien moral curieux – sur le mode du pire qui n'est jamais certain, qui prône que perdre une vache dans le ravin vaut toujours mieux que d'en perdre deux. Cette manière de vivre inhibe aussi toute possibilité d'exulter, amoureuse par exemple, et finit par enlever à la vie le peu de saveur qu'elle peut encore apporter. Cela, alors que réciproquement, les morts d'humains font partie de l'existence des survivants.

Quant au titre, "Le fond du sac", il peut évidemment évoquer le fond de vallée, impasse apparente, que l'auteur s'est proposé de décrire. Cette idée, il la mène à fond. Par conséquent, c'est aussi le fond de son propre sac que le personnage principal, Gori, choisit de révéler, avec ses parts d'ombre qu'il finit pourtant par regretter dès lors qu'il est déraciné sur un continent sans mémoire. Un continent où, pourtant, les Tessinois en exil finissent par se retrouver pour partager leurs nostalgies.

L'Amérique renvoie du reste une image ambivalente aux personnages qui peuplent "Le fond du sac". Un lieu de rêve, certes, un lieu de fortune: c'est ce qu'on en pense généralement. Mais l'idée d'un lieu de perdition qui arrache à la vallée ses habitants les plus vaillants est également présente.

A cela vient s'ajouter, enfin, le ressenti de ceux qui sont partis en Amérique chercher fortune et qui, revenus au pays, découvrent un canton transformé par l'irruption de la modernité et du tourisme, et un lieu de vie où chacune et chacun a vieilli, est mort ou a su trouver son chemin sans s'exiler – pour le meilleur ou pour le pire, comme ces jeunes femmes qui se sont flétries à force d'attendre un compagnon de jeunesse sur la base d'un serment amoureux. 

Où se trouve le bonheur, dès lors? L'impression d'avoir raté sa vie, d'avoir manqué le coche au bon moment par fierté ou par opportunisme mal placé colle à certains personnages. Le lecteur conserve ainsi de "Le fond du sac" l'impression dure et nostalgique d'un roman tragique par excellence.

Plinio Martini, Le fond du sac, Lausanne, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 1987. Traduit de l'italien par Jeannine Gehring.

Le site de Plinio Martini (en italien), celui des éditions L'Age d'Homme.


dimanche 6 octobre 2024

Dimanche poétique 660: Léon-Pamphile Le May

Pompéi

Par des chemins de fleurs, au temple qu'on voit là, 
Des prêtresses s'en vont. Leurs bandes triomphales 
Dansent cyniquement au rythme des crotales. 
Jamais tissu discret alors ne les voila.

Vénus veut des honneurs. C'est sa fête, et voilà 
Que la ville s'éveille. Et les chastes Vestales 
S'enfoncent tour à tour dans l'ombre de leurs stalles, 
Et le dieu de l'amour sourit dans sa cella.

Mais quel éclat nouveau, quel merveilleux effluve,
Environnent ton front, malheureuse cité ? 
Le ciel met-il un nimbe à ta lubricité ?

Sur la ville en amour, l'implacable Vésuve 
Étendait, lourdement, ce grand linceul de feu
Que vingt siècles d'efforts n'ont soulevé qu'un peu !

Léon-Pamphile Le May (1837-1918). Source: Bonjour Poésie.

samedi 5 octobre 2024

Sans raison, vraiment? Crime et pauvreté, du tribunal au camping

Marie-Christine Horn – Oui, il y a de la pauvreté en Suisse, avec ses joies et ses galères, et aussi la marginalité qu'elle impose. La romancière Marie-Christine Horn l'évoque dans "Sans raison", un opus qui se présente comme un roman noir. Mais il n'y a pas que ça dans ces pages, qui débutent par la description terrible d'une tuerie de masse perpétrée par un sexagénaire poussé à bout par les aléas de l'existence. Faire un carton sur une place de jeux, pensez donc!

Il ne sera guère question d'enquête policière dans "Sans raison": c'est en fait au moment du procès que tout se joue, lorsque se rapprochent, par la force des choses, trois personnages clés du roman: Salvatore, le prévenu, Margot, une anonyme vivant de l'assistance publique, et une vieille dame énigmatique. Aucun lien? Voire. Le procès est décrit rapidement, avec un accent précis sur l'attitude du prévenu.

Les personnages piliers de ce roman sont donc Salvatore, un sexagénaire qui tue au FASS 90 mais n'a pas forcément la force de se supprimer lui-même. Aime-t-il sa mère? La question traverse "Sans raison". Salvatore va se trouver confronté à Margot, une femme qui vit de très peu et peine régulièrement à joindre les deux bouts. Elle trouve à se loger dans un camping, au sein d'un microcosme pétri d'amitié et de solidarité. Mais l'affaire du "forcené de la place de jeux" s'y invite aussi.

L'essentiel de l'action se déroule du côté d'un camping situé entre les cantons de Fribourg et de Neuchâtel, entre des personnages qui y vivent à l'année. D'excellente manière, l'auteure recrée les liens d'amitié et de solidarité chaude qui forment le ciment d'un microcosme où chacun ou presque a son surnom, où l'apéritif est un rituel, où vivre dans un espace restreint impose des habitudes particulières: vidange des toilettes, jardinage sur une petite surface, économie du partage au travers d'une boîte à livres.

Logés à l'année au camping, les personnages que l'auteure dessine sont reliés entre eux par les complications que suscite une existence aux moyens limités. Certains de ces personnages sont des habitués des grandes théories, ce qui permet à la romancière d'évoquer les paradoxes d'une église catholique pas forcément accueillante envers les pauvres ou les virages d'une administration labyrinthique et inaccessible à ceux qui, de base, n'entrent pas dans les cases prévues.

La romancière met en scène des personnages d'autant plus attachants qu'ils sont hauts en couleur. Elle exploite, amusée, le filon des surnoms pour nommer et caractériser son petit monde: si certains ont un vrai prénom, d'autres sont connus selon leur pseudonyme, à l'instar de la Duchesse ou de Moumousse. Des surnoms qui les rattachent à leur petit monde de gens de peu vivant au camping, alors que ceux qui sont présentés sous leur vrai nom peuvent être vus comme plus proches des règles de la société, pas marginaux, par exemple Marcel, le patron du camping, dont la voiture (Subaru ou Toyota?) va s'avérer utile. Dans ce sens, Salvatore Giordani, dont on connaît le nom et le prénom, est aussi celui qui aura connu de plus près le jeu de la société, dans toute sa rigueur. Mais quel est son problème?

Sans tomber dans le misérabilisme, "Sans raison" saisit avec justesse les âmes de quelques personnages dont le point commun est d'être peu ou prou en marge d'une société qui se présente comme bien réglée, voire inclusive. Si son ton est amical voire familier, il se révèle ferme parfois, lorsqu'il s'agit d'exprimer l'une ou l'autre révolte, par exemple face à un système hospitalier qui semble fonctionner à sa propre manière, loin de certaines particularités humaines. En refermant ce bref roman, on se prend à penser que l'auteure, au travers de ses personnages, s'est donné le droit d'exprimer quelques révoltes personnelles face à un monde qui se nourrit, sans toujours l'assumer, de ses contradictions et d'utiliser ses personnages comme des miroirs tendus, invitant son lectorat (avec ou sans jeu de mots) à réfléchir.

Marie-Christine Horn, Sans raison, Lausanne, BSN Press et Genève, Okama, 2023.

Le site des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.

Lu par Badgeekette, Cédric SegapelliFrancis RichardRebecca, Stéphane Riand.

vendredi 4 octobre 2024

Loup Belliard, la lumière au bout de l'indicible

Loup Belliard – Qu'il est long, le chemin vers le bonheur! Dans un roman à la fois court et dense intitulé "La Grange", l'écrivaine Loup Belliard dessine le rapprochement de deux êtres que la vie n'a pas épargnés. Les couleurs sont sombres, mais le meilleur viendra... peut-être.

Roman? Cultivant un certain flou, "La Grange" a plutôt des airs de conte. Son histoire est pour ainsi dire intemporelle. Elle se déroule dans un village jamais nommé, à une époque qu'on serait bien en peine de fixer – le vingtième siècle, peut-être. C'est ainsi que le propos, fort, atteint à l'universel.

Ce décor de grange, du reste, éveille tout un imaginaire chez le lecteur. Que de granges ont abrité, tant dans les livres que dans la vie, des affaires aussi inavouables que des suicides ou des viols. Ici, c'est d'un meurtre qu'il sera question: Louis, enfant, a tué son père. Il sera acquitté de cet acte, au prix d'une réprobation sociale qui le poursuivra jusqu'à l'âge adulte. Et le noir de ses yeux résonne quelque part avec l'obscurité de la grange.

Face à lui, il y a Adèle, également victime d'actes que l'on cache, à telle enseigne qu'elle aspire à ce que son père, instituteur respecté au village, se montre indifférent à elle. Ces peines qui marquent pour la vie, l'auteure les révèle progressivement, à la manière d'un secret qu'on peine à exprimer. L'image poétique y contribue, apportant toute sa force évocatrice: "Elle n'avait rien dit à personne, bien entendu, de ces visites dans le noir qui avaient peu à peu réduit l'intérieur de son être à un tas de porcelaine cassée.", dit ainsi la romancière d'Adèle malmenée. Malmenée, mais désirante, une fois jeune femme de sortie au bal.

"La Grange" relate le rapprochement à la fois difficile et évident entre ces deux personnages voués à la solitude, victimes des mêmes ignominies dans leur enfance: terrible point commun pour rapprocher deux possibles amants! Les mots "Moi aussi" éclatent ainsi en page 63, écrits en lettres immenses. Cette affirmation pourrait même les éloigner, mais la vie est opiniâtre et a raison des mots, rares entre les deux personnages.

Partir d'une campagne où la vie semble toute déterminée sera peut-être une opportunité de salut, dans une ville où le passé s'oublie dans l'anonymat d'une vie modeste. Ainsi, si les ambiances de "La Grange" sont généralement sombres, marquées par l'envie de dire l'indicible, le terrible, c'est bien sur la promesse d'une lumière au bout du tunnel que ce court ouvrage se conclut.

Loup Belliard, La Grange, Caluire-et-Cuire, Sous le Sceau du Tabellion, 2023. Préface d'Anne Ferron.

Le site des éditions Sous le Sceau du Tabellion.

mercredi 2 octobre 2024

La mesure du monde, de Tirana à Genève

Erida Bega – Puisant dans son propre vécu, l'écrivaine Erida Bega invite son lectorat à plusieurs voyages dûment mesurés, d'un bout à l'autre de Tirana, en Albanie, puis en direction de Genève. Tel est le propos de son premier roman, "Et pour rentrer chez moi, je contourne l'ambassade de Chine", vecteur d'un vécu unique parce que personnel, qui ne manque pas de percuter la grande histoire, celle de cette fin de vingtième siècle qui a vu disparaître les régimes communistes en Europe orientale.

Tout commence par la petite musique d'une vie ordinaire, celle d'une jeune femme qui quitte le bureau à la fin de sa journée de travail et se sent un peu seule, d'autant plus que personne ne souhaite partager l'apéritif avec elle. Résultat: elle va au restaurant manger un morceau, et c'est là qu'un énigmatique "chasseur de solitaires" l'aborde. Les dialogues sont vifs comme ils peuvent l'être entre deux personnes qui ont du caractère, et voilà le lecteur ferré, se posant mille questions. Cette scène, la romancière va la réécrire à plusieurs reprises, suscitant l'attente chez le lecteur, mais elle sera revisité à chaque fois, structurant le roman, comme dans une pièce musicale avec des variations (et comme il se trouve que l'auteure est musicienne, c'est certainement délibéré!): quelque chose va vraiment se construire entre ces deux personnages au vécu curieusement proche. Mais là n'est pas l'essentiel...

... celui-ci réside dans les souvenirs que cette rencontre fait remonter dans la mémoire de la narratrice. Une narratrice obsédée par la mesure de toute chose, tenant à avoir sur soi un mètre ruban. Dans ce qui constitue un vaste flash-back, le lecteur la découvre dans les déracinements qu'elle va successivement vivre: d'un appartement à l'autre en ville, ça compte déjà quand on est presque adolescente. La narratrice mesure tout pour trouver ses repères, constate qu'une école de danse n'est pas loin de chez elle et qu'elle aurait préféré exercer cet art plutôt que celui du violon, imposé par ses parents. 

Déménager, c'est aussi prendre ses distances avec un premier petit amoureux, pour risquer de se retrouver seule. Vraiment? Le nouveau logement sera synonyme de nouvelles opportunités de contact, mais aussi l'occasion d'assister à l'histoire en marche puisqu'il se trouve dans le quartier des ambassades. C'est là que le lecteur voit la narratrice mûrir, vivre les unions comme les séparations. Puis viendra Genève...

... et dès lors, reste le mètre ruban. Celui-ci disparaît dès lors que le "chasseur de solitudes" s'avère un compagnon de route: perdu! Une perte inconsciente, cependant. Ce mètre peut dès lors être vu comme le symbole d'une vie d'avant, imparfaite et instable: apportant à la narratrice quelque chose d'aussi solide que des mesures précises entre deux emplacements, sa présence semble aussi rassurante qu'un objet transitionnel – un doudou, en quelque sorte. Dès lors, et par sa simple présence, ne serait-ce qu'au bout du fil, le "chasseur de solitudes" peut être vu comme un élément de substitution acceptable, accepté même, plus séduisant pour la vie.

Dès lors, au fil de pages tantôt vives et dialoguées, tantôt plus lentes et descriptives, où le titre apparaît régulièrement comme un leitmotiv aux résonances diverses, entre inquiétude et fierté, l'écrivaine décrit sa propre destinée sur le mode du roman, alternant actualité et souvenirs, se focalisant sur ce qui compte dans toutes ses nuances: la famille qu'elle ne comprend pas toujours, le jeune homme qui lui fait découvrir le gros son et le gros coup de cœur, les Albanais qui occupent les ambassades et ouvrent pour elle une fenêtre sur l'histoire en marche et sur un Occident vu comme plein de promesses. Et puis, d'un bout à l'autre, les chansons intemporelles ou à la mode, de Radio Nostalgie à Leonard Cohen, créent une playlist des plus porteuses.

Erida Bega, Et pour rentrer chez moi, je contourne l'ambassade de Chine, Genève, Encre fraîche, 2024.

Le site des éditions Encre fraîche.

Lu par Francis Richard.