mercredi 4 décembre 2024

Noëlle Revaz, à la recherche d'un langage adéquat

Noëlle Revaz – Imaginez une langue qu'on dirait rugueuse, qu'on croirait authentique, issue d'un vrai terroir, mais qui n'appartient qu'au locuteur du roman que vous lisez. Une langue qui lui colle à la peau... Dans les traces d'écrivains tels que Charles-Ferdinand Ramuz, c'est ce qu'a réalisé l'auteure suisse Noëlle Revaz avec son premier roman, "Rapport aux bêtes", qui constitue un magistral travail de style, largement salué par la critique à l'époque de sa sortie (2002). Mais il serait insuffisant de ne s'arrêter qu'à la surface des choses, si travaillée et admirable qu'elle soit.

Voici donc Paul (étymologiquement "le petit, le faible", tout un programme vu le personnage!), paysan fruste et violent qui ne vit que pour son exploitation agricole, et en particulier ses vaches. Sa femme, Vulve, semble réduite à un orifice dédaigné, et n'apparaît guère qu'en arrière-plan, presque invisibilisée et réduite à dire "oui", face aux réflexions au mieux maladroites, au pire odieuses, d'un mari qui ne sait guère l'aimer, et ne se montre guère attentionné. 

Jolie, laide? Difficile à dire, le point de vue subjectif de Paul n'étant pas une référence pour le lecteur qui veut se faire une image. Désirante, oui, malgré la violence; mais elle se heurte à un mari qui semble singulièrement handicapé des sentiments et du désir, bloqué par des préjugés à base de saleté de l'acte amoureux. La narration donne de cette union dysfonctionnelle de bout en bout une explication classique mais crédible à base de naissances qu'il a fallu régulariser.

Paul l'agriculteur apparaît comme une sorte de "workaholic" de la ferme, à laquelle il se consacre totalement, du matin au soir. Une dépendance au travail toxique puisqu'elle rejaillit sur son entourage, à commencer par les enfants qu'il a eus avec Vulve, et qui, dans le roman, constituent une masse indéfinie. Voilà qui ne manque pas de choquer si l'on considère que Paul peut s'attacher viscéralement à ses vaches, et même à un veau – l'épisode de la naissance de Morue est emblématique; on relève à cette occasion que si les veaux sont nommés, les enfants de Vulve et Paul sont anonymes.

L'émergence de l'ouvrier agricole portugais Jorge, alias Georges, fait évoluer ce petit monde clos, révélant les personnages à eux-mêmes. Faut-il y lire l'idée un brin condescendante que le salut du couple vient d'un horsain qui a fait les écoles? C'est permis, mais l'idée est surtout de voir ici un personnage qui a les mots pour, peut-être faire évoluer Vulve et Paul, mais aussi leur relation – qui se termine, en un clin d'œil lointain au texte que Charles-Ferdinand Ramuz a écrit pour les livrets de famille vaudois, sur un dernier moment en couple sur le banc devant la maison. Cela, alors que le troupeau, lui, a disparu, victime d'une maladie exigeant son abattage.

Et l'écriture, alors? Elle envoûte par sa personnalité, pleinement en phase avec le personnage qui s'exprime ainsi. Elle peut paraître fruste comme Paul, mais ce serait vite dit. En effet, l'auteure y glisse quelques helvétismes et aussi des mots rares qui, curieusement, fonctionnent sans fausse note dans ce contexte. Surtout, les mots utilisés se démarquent par leur caractère le plus souvent concret, proche de la terre des humains. Quant à l'ensemble, s'il se savoure lentement, il invite à une lecture quand même soutenue grâce à des chapitres courts et à des phrases qui jamais ne se prolongent inutilement: Paul n'est pas forcément de ceux qui s'écoutent parler. Pas le temps, rapport aux bêtes...

Noëlle Revaz, Rapport aux bêtes, Paris, Gallimard, 2002/Folio, 2009.

Le site des éditions Gallimard, celui des éditions Folio.

2 commentaires:

  1. Ce rapport forcené au travail est l'image que j'ai des paysans même si ici, Paul semble doublé d'un côté rustre peu agréable. Quant à l'écriture de l'autrice, elle semble coller à son texte.

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    1. Bonjour Audrey! Oui, et les romans n'envisagent guère le rapport au travail dans le monde agricole... Ici, tu cernes bien Paul: il est difficile de l'aimer, il est violent et rustre. Et la langue, recréée avec génie, colle au bonhomme. Bonne fin de semaine à toi!

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