Christian Kracht – "Je serai alors au soleil et à l'ombre" a la longueur d'un conte. Cette dystopie signée de l'écrivain suisse alémanique part d'un postulat inattendu: au lieu de repartir en Russie au temps des révolutions, Lénine serait resté en Suisse et y aurait constitué sa première République soviétique. Depuis, il neige constamment et la guerre fait rage. L'ensemble est observé par un militaire suisse d'origine africaine, basé à Berne et chargé de la mission d'arrêter un artiste.
Il faut un peu de temps pour s'acclimater à l'univers gris et hostile dépeint par l'écrivain, cette Neu-Bern exposée aux conflits et survivant dans une sorte d'hiver permanent, où se passent des choses que l'écrivain donne à voir peu à peu: des militaires discutent, il est question d'un acte antisémite. Le militaire africain va devoir mener l'enquête. Celle-ci va prendre pour celui-ci la forme d'un parcours initiatique qui le poussera à trouver sa propre voie. Dès lors, et l'auteur le montre par le choix des mots en fin de roman, sa vie va reprendre des couleurs.
Les 141 pages de "Je serai alors au soleil et à l'ombre" sont l'occasion pour l'écrivain de malmener certains mythes bien helvétiques, à commencer par la neutralité – qui ne protège guère si la Suisse fonctionne comme une république post-léniniste exposée aux vents belliqueux d'un monde dont l'auteur esquisse les traits sans s'appesantir, se contentant généralement de nommer tel ou tel pays.
L'idée bien connue du réduit national, solution de repli alpestre en cas d'agression, est aussi quelque peu caricaturée, les montagnes étant d'ores et déjà devenues un habitat au cœur d'un pays que l'auteur considère, un brin narquois, comme spécialiste de la construction de tunnels. Et le lecteur se souvient qu'entre les installations militaires et les voies ferroviaires et routières qui les traversent, les Alpes suisses sont effectivement devenues un Emmenthal.
La question du colonialisme, qui commence aujourd'hui à être appréhendée dans le public suisse via les médias, apparaît dans "Je serai alors au soleil et à l'ombre", au travers de ce personnage principal de militaire loyal, Africain formé par des Suisses au Nyasaland (qui a persisté dans l'univers décrit par l'écrivain). La question apparaît au détour d'une phrase: le destin de ces Africains dûment instruits au métier des armes, certes dévoués, plus Suisses que Suisses même, est-il de devenir la chair à canon de l'Helvétie? Le Blanc doit-il dominer le Noir? Le dispositif de ce roman permet de poser de telles questions, dérangeantes comme on s'en doute.
C'est ainsi qu'en toute simplicité, sans s'étendre sur les détails annexes (on aurait aimé pourtant, parfois, ne serait-ce que pour l'épaisseur), l'écrivain Christian Kracht développe un conte parfois allusif, le plus souvent grave, capable, au détour d'une péripétie, de poser quelques questions dérangeantes sur des vérités désagréables.
Christian Kracht, Je serai alors au soleil et à l'ombre, Actes Sud/Jacqueline Chambon, 2010, traduit de l'allemand (de manière perfectible) par Gisèle Lanois.
Egalement lu par Juan Asensio.
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