mardi 9 septembre 2025

Couleurs et objets: toute l'âme d'un recueil de nouvelles autour de l'absence

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Gérald Tenenbaum – Quatorze nouvelles, deux fois sept comme la perfection du chiffre sept multipliée par deux: c'est ce que propose l'écrivain Gérald Tenenbaum dans son recueil "Les rues parallèles". Il s'agit d'un ouvrage qui, sur des tonalités variées, dit l'absence des autres et donne une place souvent prépondérante aux objets, invités à jouer le rôle de personnages à part entière, éventuellement porteurs de symboles et de sens.

"Résidence d'auteur", la nouvelle qui ouvre ce recueil, fait figure de programme à elle seule. On peut bien sûr voir dans l'histoire de cette femme, Nourith (vêtue de noir, étonnant pour une femme dont le prénom évoque la lumière!), venue de Tel-Aviv qui, dans un moment de folie, s'est lancé le défi d'écrire un roman dans un délai donné, dans un appartement parisien prêté par un proche, la tentative de la part de l'auteur d'exorciser la peur ancestrale de la page blanche. 

Mais il y a plus: déjà, quelques objets s'efforcent de raconter leur histoire, à l'instar d'un flacon de parfum oublié par le locataire régulier des lieux: la romancière imagine d'emblée ce qu'il pourrait lui raconter. Et puis, il y a dans cette nouvelle un élément symbolique qu'on retrouve à des degrés divers dans tout le recueil: celui des couleurs et de l'imaginaire qu'on lui associe. 

Il y a ainsi beaucoup de bleu, et pas qu'au ciel, dans "Résidence d'auteur". Celui du drapeau d'Israël en implicite, certes, mais aussi, plus concret et toujours vif, celui des yeux du vieil homme nommé "Havre" qui, une fois par mois, vient rendre visite à la narratrice en espérant, fort d'un serment, retrouver une ancienne amoureuse. Celle-ci viendra au rendez-vous rituel, trop tard: ses yeux verts, en toute fin de nouvelle, résonnent dès lors comme la promesse d'une tout autre harmonie.

Harmonie? De manière franche, sa recherche fait l'objet d'au moins deux nouvelles. Il y a d'abord "Pilpoul", bel exemple de débat fructueux entre Juifs sur ce qu'il faut faire primer, après un pogrom: les noms ou les nombres? Les versets bibliques ressortent, les arguments fusent entre sages bien décrits, évoqués aussi par leurs origines d'Europe nord-orientale. Et pour évoquer pleinement les disparus, la solution apparaît, en fin de nouvelle, avec en prime le jeu permis par la proximité phonétique, en français, entre "nom" et "nombre". 

Un autre texte aux allures de conte, "Les quatre vents", évoque la recherche d'harmonie, cette fois au sein d'un village qui craint que l'hiver ne parte plus. L'idée vient d'un oracle, et c'est avec la musique qu'elle prendra corps. Cette idée de la musique, le lecteur la retrouve avec la nouvelle "Genèse d'un adagio", historiquement fondée: oui, c'est un certain Remo Giazotto qui a écrit un célèbre "Adagio" sur la base de quelques ébauches du Vénitien Tomaso Albinoni. L'écrivain se permet de déconstruire un peu le mythe, avec le sourire que permet l'esquisse d'une romance fondée sur une histoire belle et triste, peut-être inspirée du vécu d'un écrivain qui est aussi chercheur en mathématiques, et où émerge l'histoire du bombardement de Dresde. Et là, ce sont des documents historiques précieux qui jouent le rôle des disparus.

On l'a dit, les objets jouent un rôle dans chacune des nouvelles des "Rues parallèles". A travers "Marque-page", c'est l'éternelle question lamartinienne "Objets inanimés, avez-vous donc une âme?" qui se pose, au travers d'un ticket de métro usagé promu au rang de marque-pages: quelle est son histoire, à quelle occasion le personnage de la nouvelle lui a-t-il donné cette fonction? Avec lui, l'auteur plonge dans la mémoire d'un objet a priori oubliable – et, à travers celui-ci, dans la sienne même. Enfin, s'il fallait citer une nouvelle du recueil où, pour de vrai, ce sont les objets qui sont les vedettes, ce serait "En souvenir du printemps". La construction en est adroitement étudiée: l'auteur invite à se mettre dans la peau de la lumière du matin qui se promène dans les objets d'un appartement: des sous-vêtements, des escarpins... Dès lors, on ne peut s'empêcher de se demander qui vit ici, et quelle est l'histoire que ces affaires pourraient raconter.

Enfin, l'écrivain plonge aussi dans l'histoire, y compris biblique (belle relecture d'une partie de la Genèse dans "Le songe d'Ephraïm", autour de Joseph entre autres), pour évoquer les voies de l'existence, chacune racontant son histoire comme dans la nouvelle qui conclut le recueil et lui donne son titre. Avec "Les rues parallèles", l'écrivain Gérald Tenenbaum offre à son lectorat un recueil de nouvelles d'une vaste richesse: appuyé sur quelques constantes qui, par-delà la musique changeante des mots et des contextes, lui confèrent toute sa cohérence, le recueil "Les rues parallèles" constitue à lui seul tout un splendide petit monde littéraire.

Gérald Tenenbaum, Les rues parallèles, Paris, Cohen&Cohen, 2025.

Le site de Gérald Tenenbaum, celui des éditions Cohen&Cohen.

4 commentaires:

  1. Ayant tendance à personnifier les objets et à donner un prénom à ceux pour lesquels j'éprouve un attachement particulier, ce recueil m'intéresse beaucoup, d'autant que le fil conducteur de l'absence est susceptible de parler à tous.

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    1. Bonjour Audrey! Oui, les objets deviennent parfois des personnages; au surplus, ce recueil, superbement écrit, est à découvrir - comme son auteur, plus généralement. Bonne lecture et bonne semaine à toi, merci pour ton commentaire!

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  2. Bonjour, et merci d'avoir signalé ta lecture. C'est vraiment signe de la richesse des ces nouvelles que chaque lecteur en a sa propre vision!

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    1. En effet Keisha! Et ce, de la part d'un auteur que j'apprécie par ailleurs, et qui mérite d'être lu. Bon dimanche à toi!

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