mercredi 26 mars 2025

S'émanciper d'un destin écrit: l'œuvre de tout un roman

Enguerrand Gutknecht – "C'est écrit", aime-t-on à dire, de façon métaphorique, lorsqu'on évoque son propre destin sur un ton fataliste. L'écrivain Enguerrand Gutknecht a choisi de prendre cette expression au mot et d'en tirer tout un roman d'inspiration merveilleuse et technologique. Paru tout dernièrement, celui-ci s'intitule "La Machine à destin". 

La première partie met en scène une administration bien huilée où quelques humains révisent les destins de chaque individu, rédigés par une machine sans âme, avant de les libérer en vue de leur incarnation, quelques jours plus tard. La mécanique semble bien huilée, l'humanité roule sur la base d'équilibres soigneusement dosés en fonction de l'air du temps: un peu plus de morts du cancer, un peu moins d'actes anti-LGBT... 

Tout commence, bien sûr, dès lors qu'un grain de sable s'immisce dans ce processus: c'est Roméus Turston, dont le destin écrit s'avère soudain dangereux pour l'humanité. 

L'auteur dépeint avec justesse le fonctionnement de l'administration de la Destiny Company, donnant à voir les jeux de pouvoir qui s'y exercent: promotions, mises au placard, promesses non tenues. Cette administration est aussi un monde de personnes avec peu de proches, dont le destin s'avère dès lors malléable sur la base de ce qu'a écrit la machine. Y compris pour des expérimentations qui confinent au pacte avec le Diable...

Ce roman s'inscrit dans une époque qui pourrait être la nôtre, avec des personnages qui mettent soigneusement leur casque pour faire du vélo, se déplacent en voiture ou en taxi et minutent consciencieusement leur vie. Le numérique est en plein essor dans "La Machine à destin", et les robots, curieux de la vie des humains, pourraient les remplacer. Le processus de production de destins lui-même est en voie de numérisation. Autant de voies qui reflètent les inquiétudes actuelles de plus d'un travailleur se sentant menacé dans son emploi par l'ordinateur.

Au-delà de la première partie, l'intrigue accélère et multiplie les intrigues et retournements de situation, faisant émerger la part méconnue de Turston: c'est un héritier, il a un désormais un manoir et une demi-sœur un peu rock'n'roll, et la Destiny Company a plus d'un site pour déployer ses immenses activités et surveiller un Roméus Turston devenu un problème.

Enfin, et ce n'est pas le moindre des intérêts de ce roman, l'écrivain a su développer au fil des pages une réflexion aboutie sur ce qu'est un destin: est-il écrit, ou peut-on s'en libérer, et si oui, à quel prix? L'issue sera certes optimiste, et "La Machine à destin" confirme ainsi qu'il est le roman de l'émancipation, remède à un fatalisme désenchanté; celle-ci a cependant un prix pour les personnages encore présents au moment de l'épilogue. Il est aussi intéressant de relever que l'auteur introduit le motif de l'astrologie dans son roman, à travers le personnage de Clara: n'est-ce pas une autre manière, ancestrale et non numérique, d'affirmer quelque part que "C'est écrit"? 

Enguerrand Gutknecht, La Machine à destin, Cossonay-Ville, La Maison Rose, 2025.

Le site des éditions de la Maison Rose.

lundi 24 mars 2025

Attractions villageoises croisées

Alain Bagnoud – Quand un village de montagne devient l'épicentre du crime: tel est le propos d'"Attractions", le dernier roman de l'écrivain suisse Alain Bagnoud. Les âmes s'attirent tour à tour dans ce roman d'inspiration policière, pour le meilleur et pour le pire. Et le pire et le meilleur se mêlent souvent dans un contexte villageois clivé entre les gens désireux de vivre de manière traditionnelle, tels les vieux du bistrot du coin (il y a même un Portugais dans l'équipe, parfaitement intégré), et ceux qui sont ouverts à un tourisme qui, disent leurs détracteurs, risque de dénaturer le terroir.

Dans "Attractions", ce tourisme est incarné par le personnage de Riemann, créateur de parcs d'attraction façon Europa-Park venu s'installer dans ce village montagnard: c'est un soutien au développement du tourisme dans une région qu'on devine valaisanne, au vu des débats de société soulevés par le roman. Soucieux de sa stature face à l'histoire, Riemann engage Alexandre comme prête-plume, chargé d'écrire ses Mémoires. Alexandre devra être sur place, et fera, avec Riemann, la rencontre d'un homme obsédé du contrôle, soucieux de sa sécurité.

Il découvrira aussi tout un écosystème fondé sur le secret, dont la mort violente de Vienna, personnage clé, constitue le cœur. Vienna? Rejetée par sa famille parce qu'elle affectionne la télé-réalité et sa vulgarité, elle est sans doute morte d'avoir voulu vivre libre alors qu'elle est relève d'une famille, les Riemann, plutôt rigides dans l'âme. Curieux, Alexandre mène l'enquête tout en écoutant Riemann, jusqu'à dénouer tous les fils d'une intrigue villageoise.

On l'a dit: les attractions sont multiples dans "Attractions", qui porte décidément bien son titre. Il convient de préciser que ces attractions, que l'auteur décrit avec finesse, ne sont jamais innocentes. L'exemple le plus frappant est celui de l'attraction irrésistible et sexuelle entre Judith et Alexandre: y a-t-il une véritable affinité entre eux, désintéressée, ou le sexe est-il ici l'image d'un échange mercantile entre un homme demandeur de tendresse et une journaliste qui a besoin d'informations? 

Ces attractions fonctionnent à un niveau supérieur dès lors que l'écrivain décrit l'activité d'une secte d'inspiration chrétienne active au village: les adeptes sont toujours attirés par un gourou qui sait les manipuler pour les garder dans son orbite. Pour donner corps de façon réaliste à ce groupe de fidèles vêtus de blanc, l'auteur convoque avec intelligence les références les plus connues et les plus partagées du christianisme, détournées ou réinterprétées pour expliquer tel ou tel comportement. 

Enfin, il y a deux garçons énigmatiques dans ce récit: Aimé et Sandro. Sandro incarne une autre forme d'attraction, romantique et homosexuelle, adressée à un Alexandre qui ne s'y attend pas forcément. Quant à Aimé, c'est bien la force d'attraction terrestre qui le tuera, à la suite d'une gamelle fatale subie à bord d'une petite voiture de sport de type Alfetta: ancien pilote de Formule 3, ce personnage joue sa propre partition en ruminant de possibles frustrations nées d'une carrière avortée sur les pistes.

Quant au lecteur, voyeur face à une histoire qui s'attache à démasquer les secrets de village, il s'accroche rapidement à ce récit structuré en chapitres courts rédigés dans une écriture fluide qui encourage une lecture rapide. Pour le dire simplement: on a constamment envie d'en savoir plus, et "Attractions" se dévore.

Alain Bagnoud, Attractions, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site des éditions BSN Press.

Lu par Francis Richard.

dimanche 23 mars 2025

Dimanche poétique 684: Patrick Amstutz

Lit

Dans le tabac mâché
de nos manques,
où s'arrêter?

Comment aller plus loin
que la peine
quand elle prend le chemin
de tes hanches?

Les mouches déjà bégaient
sur le vin
de notre agonie –
mais de la sanie,
c'est l'abeille qui naît
au limon de nos morts.

Il faut bien que l'amour
dans l'air encore bourdonne...

Patrick Amstutz (1967- ), prendre chair, Moudon, Empreintes, 2006.

vendredi 21 mars 2025

Rififi dans les beaux quartiers parisiens... entre autres

Jean-Claude Sacerdot – Ancien parachutiste ayant bourlingué aux quatre coins du monde tout en pratiquant l'écriture, l'écrivain Jean-Claude Sacerdot livre avec "The Crackerjack" le premier tome d'un diptyque intitulé "Blues de vaches", tournant autour d'un enquêteur atypique nommé Jack Guzik. Et c'est peu de dire qu'autour de lui, ça chauffe pas mal dans les beaux quartiers parisiens, mais pas seulement. 

Atypique, Guzik? Le lecteur le découvre viveur et riche à millions, logé dans un immense appartement à l'Avenue Foch, non loin de l'arc de Triomphe de la place de l'Étoile, à Paris. Américain d'origine, Parisien d'adoption, on le découvre un (gros) brin réac, psychothérapeute de profession et auxiliaire de police, amateur de belles femmes comme de belles mécaniques. Cela, sans oublier un certain talent au piano et une passion infinie pour sa chienne Shasha.

Tour à tour, au gré des circonstances, le voilà sur les talons de quelques malfrats parisiens, liés entre eux de manière assez lâche: des Vietnamiens qui pourraient en vouloir à Tô-Tam, cliente de Guzik et employée de la voisine de celui-ci, des commerçants qui trafiquent de la viande avariée pour des restaurants louches, des voleurs assez habiles pour dérober un char d'assaut. 

Autant dire qu'il y aura pas mal de castagne! L'auteur a du reste le chic pour créer des personnages hauts en couleur et les nommer de façon amusante ou improbable, par exemple une riche et belle voisine nommée Claire-Aramburgis, un marquis de Convusse de la Cerge (contrepèterie inside) ou un Viandard magnat de la viande (bel exemple d'aptonyme). Cela, sans oublier le surnom de "The Crackerjack", donné au personnage principal, et qui suggère que c'est lui le meilleur. Même si, au fil des péripéties, cette réputation sera quelque peu remise en question...

L'écriture, elle, est à l'avenant. Il faut certes un moment pour s'habituer aux paragraphes souvent assez compacts, s'offrant à l'occasion le luxe de digresser (par exemple sur les hymnes nationaux), donnant une fausse impression de lenteur et de "chargé" au début. Mais force est de relever qu'une fois lancé, le lecteur a droit à un festival éclatant de jeux de mots et de blagues de tout goût, tantôt fines, tantôt grasses. L'ambiance n'est dès lors pas sans rappeler les bonnes pages de San-Antonio, un écrivain auquel l'auteur emprunte du reste certaines ficelles afin de les revisiter.

Il en résulte une intrigue d'inspiration policière à l'ancienne, à peine technologique, incorrecte de façon décomplexée, qui ne manque pas d'amuser à plus d'une reprise grâce à un humour ravageur de tous les instants. La suite s'intitule "The Bigbrain" et fera revenir Jack Guzik, sans faute – et avec certitude: si la quatrième de couverture de "The Crackerjack" annonce le mot "FIN" en fin d'ouvrage, celui-ci n'y apparaît  pas. Gageons qu'il viendra dans le deuxième tome...

Jean-Claude Sacerdot, Blues de vaches, tome 1: The Crackerjack, Paris, Erick Bonnier, 2024.

Le site des éditions Erick Bonnier.

lundi 17 mars 2025

En dédicace au Salon du Livre de Genève

Un peu d'autopromotion aujourd'hui: je serai en dédicace au Salon du Livre de Genève jeudi prochain de 12h30 à 15h30 sur le stand des excellentes Editions de la Rive, dirigées par Christian Dick. Un peu de géographie? Ce sera comme d'habitude à Palexpo, près de la gare de Genève Aéroport, sur le stand C17. Je serai présent avec mon recueil de nouvelles "Le nœud de l'intrigue" dont il me reste quelques exemplaires (presque collector!), et "Tolle, lege!", mon premier roman. N'hésitez pas à venir me faire signe!

Source de l'illustration: Palexpo.
Le site des Editions de la Rive.


dimanche 16 mars 2025

Dimanche poétique 683: Pontus de Tyard

Père du doux repos, Sommeil, père du Songe

Père du doux repos, Sommeil, père du Songe, 
Maintenant que la nuit, d'une grande ombre obscure, 
Fait à cet air serein humide couverture, 
Viens, Sommeil désiré et dans mes yeux te plonges.

Ton absence, Sommeil, languissamment allonge 
Et me fait plus sentir la peine que j'endure. 
Viens, Sommeil, l'assoupir et la rendre moins dure, 
Viens abuser mon mal de quelque doux mensonge.

Ja le muet silence un escadron conduit 
De fantômes ballants dessous l'aveugle nuit :
Tu me dédaignes seul qui te suis tant dévot.

Viens, Sommeil désiré, m'environner la tête, 
Car, d'un voeu non menteur, un bouquet je t'apprête 
De ta chère morelle et de ton cher pavot.

Pontus de Tyard (1521-1605). Source: Bonjour Poésie.

samedi 15 mars 2025

Pierre Yves Lador, le monde en trois mille signes

Pierre Yves Lador – S'inscrivant dans une démarche quelque peu oulipienne, l'équipe d'écrivains romands réunis sous la bannière des "Dissidents de la pleine lune" aime se réunir pour écrire sous thème, voire sous contrainte, afin de développer des qualités d'écriture. Auteur chevronné s'il en est, Pierre Yves Lador se livre lui aussi à ce jeu formateur. A force, le voici à la tête d'une belle poignée de textes brefs mais intenses: il n'en faut pas plus pour que naisse "Consignes".

Ces consignes sont finalement bien connues; peut-être même que tout un chacun en a tâté à l'école. Il peut s'agir de placer dans le texte cinq mots, improbables si possible, ou alors de développer un écrit à partir d'un début imposé – chaque texte aura été écrit en une heure, et sa longueur n'aura pas excédé 3000 signes. 

A chaque fois, Pierre Yves Lador s'en sort avec les honneurs, sans concession pour ce qui est de sa personnalité d'écrivain au long cours: faite d'attention aux mots et à leur épaisseur, nourrie par le thème récurrent des fluides corporels montrés, masqués ou suggérés avec le plus grand naturel, sa patte est perceptible à chaque page du livre.

Il sera donc question, au fil des pages, d'érotisme, d'exotisme et de thana(to)tisme: la mort, le lointain, le désir. L'auteur assume la porosité de ces thèmes universels, et sait en jouer au fil de ses textes. Ceux-ci relatent dès lors de très courtes histoires aux focales variées, d'une sincérité confondante lorsque l'auteur dit "je" – et Dieu sait que c'est fréquent.

Mais il ne saurait y avoir de livre de Pierre Yves (sans trait d'union) Lador sans jeux constants sur les mots de la langue française, recherchés s'il ne faut, ou le plus souvent révélateurs de rapprochements auxquels le francophone moyen n'aurait pas forcément pensé. L'auteur va même plus loin que ce simple jonglage verbal, par moments: il ne manque pas de développer des images délibérément suggestives en plus d'être, quelque part, érotiques. "Viens dans mon pamplemousse", dit ainsi un personnage féminin d'une nouvelle: tel est l'esprit de ce qu'a écrit Pierre Yves Lador pour "Consignes". Charge au lecteur gourmand de faire appel à ses appétits! L'auteur, lui, aura fait œuvre de poète, comme dans chacun des textes de ce recueil.

Du génie et des jeux de mots conditionnés en textes de 3000 signes, rédigés dans un temps donné: voilà donc le projet de "Consignes". L'écrivain relève le défi avec son sourire d'aîné distant mais bienveillant, parfois en mode "méta", mais faisant le plus souvent l'effort bienvenu de développer une histoire et d'inviter le lecteur, pourquoi pas, à la lire à haute voix.

Pierre Yves Lador, Consignes, Vevey, Hélice Hélas, 2025. Illustrations de Daniel Ceni.

Le site de Pierre Yves Lador, celui des éditions Hélice Hélas, celui des Dissidents de la Pleine lune.