Antoine Geraci – Soixante ans après l'avoir fui, Joseph dit Giuseppe dit Pèpé revient à Griseterre, un village qu'il ne reconnaît pas, alors qu'il l'a quitté au moment où des changements politiques majeurs se mettaient en place. Ce pays semble être la France, une France qui aurait cédé à quelques démons. Construit en un immense flash-back, "Pèpé" relate les conditions du départ puis du retour au pays d'un gamin qui a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû. Ce qui aurait pu lui coûter la vie.
C'est pourtant avec une légèreté grivoise que l'intrigue débute, avec en particulier ces deux garçons qui matent la mère Chwiler, au physique imposant, en train de passer du bon temps avec son amant. Peu à peu, pourtant, l'intrigue vire au sombre. Tout commence par l'expression de la xénophobie décomplexée de l'instituteur Pardon, qui ne retient pas ses coups face à ses élèves italiens, et Pèpé en particulier.
Des extrémistes de plus en plus caricaturaux
Ce versant sombre de la personnalité de certains personnages apparaît progressivement au fil des pages: il y a des flics ripoux, des notables qui haïssent l'étranger. Et, on l'apprend enfin, ces gens – surtout des hommes, on le remarque, comme si eux seuls pouvaient se fourvoyer ainsi – sont réunis sous l'étiquette partisane des "Nouvellistes", partisans d'une nouvelle France débarrassée de ses étrangers, si nécessaire en les éliminant physiquement. Il y a un côté caricatural dans la description de ce groupuscule aux idées encore plus sombres que celles des nazis, concentrant sans concession ce que l'extrême-droite en général peut sécréter de pire.
En dévoilant peu à peu ce monde idéologique dont l'auteur souligne fortement le caractère détestable, violent et délétère, il en expose aussi le caractère progressivement contagieux, à la manière d'un "Rhinocéros" d'Eugène Ionesco.
Franc-maçonnerie, imparfaite mais au taquet
En face, et là aussi c'est par touches progressives que ce camp apparaît, l'écrivain place la franc-maçonnerie, société discrète plutôt que secrète, qui va susciter quelques attractions chez de jeunes personnages qui ne marchent pas dans l'ambiance xénophobe ambiante – certains ayant eux-mêmes été victimes d'italophobie. On pense notamment à Paolo, plus intéressé par ses lectures que par la foi en Dieu, au désespoir de sa famille d'adoption venue de Sicile, attachée aux traditions.
On peut certes émettre quelques réserves à l'image donnée par l'auteur, ponctuellement et sans doute sans le vouloir, de la franc-maçonnerie, appelée à œuvrer au "perfectionnement de l'humanité" (et pas seulement des individus; cf. p. 105): autrefois, des régimes politiques aujourd'hui disqualifiés avaient le même but, et aujourd'hui, ce sont les transhumanistes ou les gens du Forum de Davos, tous désireux de faire le bonheur de l'humanité, quitte à la forcer, et aussi à la faire opter pour l'eugénisme (le mot est lâché, p. 109, et le fait a déjà sa place aujourd'hui, cf. Laurent Alexandre, "ChatGPT nous rendra immortels"), qui ont pris le relais. La franc-maçonnerie, ou ses loges du moins, s'accommode-t-elle vraiment d'idées mélioratives de ce genre? Gageons au moins qu'elle en débat.
Dans "Pèpé", le lecteur préférera retenir la mise en lumière progressive d'une franc-maçonnerie imparfaite mais globalement soudée, menant ses tenues dans une ambiance oscillant entre discipline et moments bon enfant, et sa capacité à développer, sur le terrain et en coulisses, une solidarité active sans faille qui mènera Pèpé en Patagonie. Pourquoi là-bas? "Et pourquoi pas!", répondent invariablement Pèpé et ceux qui soutiennent ce témoin gênant d'un crime.
Passé pas simple
L'écrivain entretient un flou par rapport à la temporalité et à la géographie de son récit. On imagine qu'il se déroule au milan du vingtième siècle, sans doute dans une Loire réinventée où l'on parle quand même de "babets", à en croire le mode de vie des gens: téléphones fixes, voyages en bus, relative libéralité face à l'alcool, police peu disciplinée et davantage soucieuse de hiérarchies que de justice sociale. L'auteur cite aussi des chansons d'antan qui marquent l'époque.
Quant à l'avenir, matérialisé par un Pèpé qui revient au village de son enfance, il est marqué par la disparition des espèces pour payer, par la robotisation galopante et par une situation politique désespérante: la pire extrême-droite qui soit a gagné. Mais en face, la franc-maçonnerie tient aussi sa victoire, puisqu'elle a sauvé un homme, Pèpé. Doit-il, brimé qu'il fut lui aussi par la xénophobie ambiante, se sentir coupable de ne pas s'être davantage engagé contre le régime politique qui s'est mis en place? Nous serions mal placés pour juger.
Antoine Geraci, Pèpé, Bagnolet, Ivoire-Clair, 2000.
Le site des éditions Ivoire-Clair.

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