Caroline Fourest – Ecrit peu après les attentats du 7 janvier 2015, "Eloge du blasphème" est à la fois un cri du cœur, ému et empreint de révolte, et un ouvrage réfléchi, fondé sur les convictions solides de Caroline Fourest. Considérant en effet le blasphème comme un "droit sacré", l'ouvrage développe une réflexion rigoureusement humaniste et profondément humaine sur la liberté d'expression, mesurée à l'aune très sensible du journal "Charlie Hebdo". Une approche très française aussi, dès lors qu'il s'agit de défendre le modèle de laïcité du pays, entre autres, d'Aristide Briand.
Ce sont d'abord les larmes, la tristesse, l'incrédulité qui sont évoqués dans le prologue: l'auteure y rappelle comment elle a vécu la matinée du 7 janvier 2015, qui a vu disparaître des dessinateurs et journalistes qui étaient avant tout des amis pour elle. Elle indique aussi ces "Oui, mais..." qui, venus de part et d'autre (à commencer par l'extrême-droite en mode Jean-Marie Le Pen, mais il n'y a de loin pas que lui!), l'ont blessée voire révoltée.
Sur la base de ce prélude ému, l'auteure développe sa réflexion sur l'état d'une liberté d'expression prise en tenaille entre les réticences des uns et des autres, les exigences de respect de certains acteurs. Page après page, elle essaie aussi de cerner ce que veut dire "Je suis Charlie", absolument. Et répond, aguerrie, aux arguments de type strictement religieux qui pourraient faire taire ce journal, et que la justice française a régulièrement rejetés. Sont ainsi disqualifiés les catholiques dogmatiques, mais aussi les entrepreneurs identitaires de tous bords, les Tariq Ramadan et quelques autres, en particulier à ceux qui entendent imposer le voile islamique, symbole de soumission des femmes, dans l'espace public. Et bien sûr, tous ceux qui répondent aux petits dessins par de grosses balles bien mortelles.
Car un dessin peut apparaître comme une offense; dès lors, en lisant "Eloge du blasphème", on repense à l'idée qu'en donne Ruwen Ogien dans "La liberté d'offenser": après tout, le fidèle ne subit aucun préjudice concret s'il tombe sur un texte ou une image tombée de Charlie Hebdo, ou simplement jugée blasphématoire par sa religion – le crime est sans victime véritable. Et après tout, le croyant peut toujours détourner le regard (personne n'est contraint de lire "Charlie Hebdo", ni d'aimer ça), et s'en remettre à son dieu – que les psaumes décrivent métaphoriquement comme un roc, un bouclier, une citadelle (passim, p. ex. Ps 18).
Pour poursuivre dans la résonance personnelle, il m'a fallu un peu de temps, en tant que Suisse, pour comprendre que la laïcité n'est pas dirigée contre telle ou telle religion (a priori chrétienne), mais qu'elle propose une certaine articulation entre le fait religieux et la vie séculière, garante d'un certain équilibre. Et c'est peut-être là que ce petit livre m'a paru un peu court: typiquement français, le modèle de la laïcité ne s'est pas imposé partout, et de loin. En Suisse romande, typiquement, seul le canton de Genève s'en réclame expressément, et le code pénal suisse condamne toujours le blasphème – ce qui n'empêche pas la Suisse d'être une démocratie dite avancée.
Dès lors, et dans la mesure où "Eloge du blasphème" ne se contente pas de commenter ce qui se passe en France, il aurait été intéressant d'avoir quelques arguments en faveur de la laïcité audibles hors de l'Hexagone. Ou de mener, mais je suis conscient que ce pourrait être l'objet de plus d'un autre livre, une réflexion sur les obstacles à l'exportation ce modèle aux avantages manifestes. Cela, sachant que chaque pays s'organise à sa manière et accepte de payer le prix fort, parfois humain (condamnations à mort pour raisons religieuses, par exemple), de certaines situations. Autrement dit: à quelles conditions la laïcité pourrait-elle s'imposer à tel ou tel peuple, et pourquoi pourrait-elle ne pas fonctionner ailleurs? Et plus largement: la laïcité à la française est-elle un absolu (quitte à ce qu'elle apparaisse à son tour comme une religion se prétendant supérieure aux autres), ou est-il possible de l'ajuster à tel ou tel pays, au risque de la dénaturer?
Je divague un peu, et c'est normal! Vous l'avez compris si vous m'avez lu jusqu'ici: partant d'une situation "très française", Caroline Fourest propose avec "Eloge du blasphème", essai fait à la fois de cœur et de raison, une réflexion universaliste à portée internationale qui presse chacune et chacun de réfléchir à sa manière de concevoir l'écosystème tendu présent entre les individus, les auteurs politiques et le monde religieux. J'ai découvert la parole de l'autrice précisément lors des émissions de télévision qui ont suivi les événements de janvier 2015 et me suis dit dès lors qu'elle avait quelque chose à me dire. Cette lecture a été un premier pas, il y en aura sans doute d'autres, par-delà, sans doute, les désaccords.
Caroline Fourest, Eloge du blasphème, Paris, Grasset, 2015/Le Livre de Poche, 2016.
Le blog de Caroline Fourest, celui d'"Eloge du blasphème", le site des éditions Grasset et Le Livre de Poche.
Aussi lu par Jean-Bernard Papi, Marc Alpozzo, Marie-Claude.
Je note, pour l'un de mes "billets du 7" (Caroline Fourest avait participé à Charlie, mais je crois qu'elle a quitté le journal peu après le départ de Val...). Elle apparaît beaucoup dans le film de Daniel Leconte "C'est dur d'être aimé par des cons" (2008).
RépondreSupprimerMerci pour l'idée.
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Bonjour Tadloiducine, en effet, elle a participé à l'aventure Charlie, qu'elle évoque bien sûr dans ce court ouvrage. Bonne semaine à toi!
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