Emmanuelle Robert – Ah, les eaux sombres du Léman! Suivant le conte "La Vierge des Glaces" de Hans Christian Andersen, la romancière suisse Emmanuelle Robert plonge avec ses lecteurs en eaux troubles, loin des visions de carte postale du lac qui borde Lausanne et le château de Chillon. Cela donne l'ample roman policier "Dormez en Peilz". Pour faire bonne figure et marquer le lecteur, l'auteure choisit de caler son intrigue en 2021, alors que le monde se dépêtre doucement du covid-19. De quoi éveiller des souvenirs!
Précisément, c'est l'univers des plongeurs en apnée que l'écrivaine explore. Les morts s'entassent soudain à la belle saison, et une tentative de record se révèle dangereuse. Est-ce accidentel, tout ça? La police s'interroge, les morts ne sont pas identifiés tout de suite, ça piétine un peu, et ce n'est qu'à la fin du roman, comme de bien entendu, que le lecteur aura toutes les pièces d'un puzzle parfaitement cohérent. Ce qui n'a rien d'évident, tant les personnages sont nombreux et tant leurs destins, leurs aspirations et leurs frustrations s'imbriquent.
L'auteure apporte en effet une importance certaine à ses personnages et à leurs interactions. Ce qui saute avant tout aux yeux du lecteur, c'est le jeu des attirances amoureuses, sexuelles ou sentimentales, passées ou présentes, porteur d'une tension constante à base de pulsions parfois violentes, voire irrésistibles. Il y aura donc des viols, mais aussi des amours passionnées, voire des révélations, pour certains, sur leur orientation sexuelle. Cette dimension outrepasse même la frontière entre la police et les civils mis en cause. Elle va jusqu'à coller à l'actualité: qu'on pense à la scène torride vécue par deux protagonistes sur fond bruyant de match Suisse-France. Ça se passe à la rue du Simplon à Lausanne (pas loin du restaurant du Milan, dont la romancière donne soit dit en passant une image sympathique et, expérience faite, réaliste), et la nuit sera mémorable, à plus d'un titre...
Elle-même plongeuse en eaux douces, l'auteure donne dans "Dormez en Peilz" une description crédible et détaillée de l'art de l'apnée, rendu populaire par le film "Le Grand Bleu" de Luc Besson. Technique juste ce qu'il faut, soucieuse du mot juste, osant le jargon, la romancière a le chic pour immerger son lecteur dans chacune de ses plongées. Elle décrit les ressentis, y compris ceux qu'on vit sous forme d'ivresse des profondeurs lorsqu'on va jusqu'à ses limites et qu'on les teste – ainsi, la tentative de record de Fabienne apparaît avec un réalisme impeccable.
Quelques mots sur l'écriture, enfin: l'auteure assume une prose efficace et familière qui met tout de suite à l'aise. Parfaitement consciente du terroir dont elle parle, elle ne recule pas devant des mots et des tours de langage typiquement romands, sans pour autant verser dans l'artifice folklorique. Cette manière romande de parler se retrouve en particulier dans le dialogues, certains personnages (et pas forcément ceux auxquels on s'attend) ayant la parlure welche, vaudoise ou non, chevillée au corps. Ce qui donne de la couleur à leur verbe.
Plongée immersive et haletante (!) dans le Léman, "Dormez en Peilz" est aussi un voyage dans les zones d'ombre et de lumière de chaque âme humaine, voire animale si l'on pense aux chats et aux chiens qui, compagnons des humains, hantent ce roman policier. L'écriture ne se précipite jamais: pareille à l'eau patiente, à la fois accueillante et insidieuse, elle prend son temps pour décrire tout un microcosme où chacun (et chacune!) cherche à tirer son épingle du jeu.
Emmanuelle Robert, Dormez en Peilz, Genève, Slatkine, 2023.
Le site d'Emmanuelle Robert, celui des éditions Slatkine.
Lu par BadGeekette, CathJack, Cédric Segapelli, Livr'Escapades, Pascal K., Rebecca.
Excellente critique et recension. Bravo.
RépondreSupprimerL'univers des plongeurs en apnée... en voilà un univers peu commun en littérature et que je connais peu, voire pas du tout ! Je ne sais pas si je pourrais comprendre tous les mots dans l'éventualité où toutes les expressions locales ne sont pas toutes traduites mais peu importe, tant que le sens de l'histoire reste :)
RépondreSupprimerBonjour Audrey! En effet, le monde de l'apnée est rare dans les polars; mais j'ai l'impression que le Léman y est à la mode. Quant aux traits de langage romands, ils restent discrets et parfaitement compréhensibles en contexte; le cas échéant, elles sont expliquées en note. Donc, à savourer! :-) Je te souhaite un bon week-end.
SupprimerP.-S.: la réponse anonyme, c'était moi, Fattorius!
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