dimanche 11 novembre 2018

Généalogie de la violence domestique ordinaire

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Olivier Chapuis – "Le Chat": rien à voir avec Philippe Geluck, bien au contraire! Sous ce titre sympa et fédérateur, l'écrivain vaudois explore les replis sombres de la violence domestique ordinaire, physique ou psychologique, pratiquée au masculin. Pour ce faire, il met en scène, en parallèle, deux couples très différents, mais que la violence et les circonstances rapprochent. Et ce n'est pas un conte de fées: alors que ces derniers se terminent par un mariage, le mariage est au début du roman "Le Chat".


Ça commence par une noce chez les riches...
C'est pratique, justement: l'auteur exploite le chapitre consacré au mariage de Jean-Baptiste et de Christelle comme une scène d'exposition. Les fausses notes grinçantes s'accumulent dans cette noce qu'on aurait voulue sans nuage: un père alcoolique et démissionnaire, des réflexions piquantes qui sortent tout naturellement, un malaise comme annonce de quelques chose de plus grave.

Et comme dans toute bonne scène d'exposition, il y a là plus d'un personnage que le lecteur retrouvera par la suite. En particulier, émerge ici la personne de Yolande, la femme libre qui a coupé les ponts et joue un rôle de Cassandre qu'on ne veut guère entendre. On peut la trouver dérangeante, mais l'auteur en fait une porteuse de vérité dans un contexte familial dysfonctionnel.

Ainsi, alors qu'on pourrait penser que la description d'une noce de gens aisés à laquelle on n'est pas personnellement invité est des plus ennuyeuses, l'écrivain la rend utile et captivante en y semant les graines des arguments de son roman.

... et ce n'est pas mieux dans le monde des arts
Du côté de Fabienne et Barthélemy, ça cogne aussi, autour d'une histoire d'amour trop vite amorcée, sans qu'on fasse vraiment connaissance. Actif comme éclairagiste, Barthélemy cogne aussi, se montre d'une jalousie maladive, anormale. Il aime que Fabienne soit à l'heure, aussi... Et la fumette, pourtant censée détendre, n'arrange rien.

... Fabienne, qui a un chat, justement – d'où le titre. On relève que s'il est porteur de paix pour l'un des personnages (Nathan, le fils de Jean-Baptiste et Christelle) et qu'il constitue le lien entre deux ménages qui n'ont a priori rien de commun, il porte lui aussi un nom aux connotations violentes: il s'appelle Glaïeul, ce qui fait immanquablement penser au glaive (gladius) romain.

Barthélemy cherche cependant à se sortir de cette violence qu'il semble ne pas aimer, allant jusqu'à entrer aux Violents anonymes. Bel effort, effort sincère? En tout, cas, c'est trop tard sans doute...

La violence domestique, une généalogie
Fictifs ou non, ces "Violents anonymes" sont l'un des aspects que l'auteur entend mettre en évidence autour du phénomène détestable de la violence domestique: peut-on s'en sortir? En écho, le lecteur trouve une de ces maisons où les victimes sont accueillies – en l'occurrence, Fabienne y passe, et l'auteur dessine avec finesse les atermoiements de la jeune femme, les mensonges qu'elle s'adresse à elle-même pour préserver une situation insatisfaisante mais rassurante: il en coûte de faire le pas.

On peut aller jusqu'à dire que la violence domestique, dans "Le Chat", s'étend aux animaux, et le dernier chapitre a quelque chose de glaçant vu comme ça. Cela dit, le personnage de Jean-Baptiste, qui va annoncer à Fabienne que son petit chat est mort, a lui aussi un passif familial difficile à assumer, lourd d'épisodes inavouables mais qui dictent un comportement qui, derrière la façade d'un succès social et professionnel, n'a rien de reluisant.

C'est que l'enfance de Jean-Baptiste est faite d'humiliations répétées, que l'auteur décrit sans complaisance ni compassion, simplement telles qu'elles se sont produites: le vomi qu'un père tyrannique oblige son fils à avaler, les petits pois jetés par terre et qu'il faut ramasser plusieurs fois avant de les manger quand même. Et Dieu, mais lequel?, censé bénir tout cela... Dans ce contexte lourd, poussé au noir par l'auteur, seule Yolande est un soutien, mais elle a aussi sa vie – et rejetant le secret du fonctionnement familial, elle se trouve à son tour rejetée par le clan. 

Et Jean-Baptiste recommence avec son propre fils, Nathan, qu'il élève à la dure, sans pardon, avec la complicité plus ou moins consentie de Christelle. Tout en évoquant les stratégies de Nathan pour s'adapter aux exigences parentales/paternelles, l'écrivain dessine une généalogie de la violence domestique.

Une écriture distanciée et imagée
Les faits que l'auteur relate, la violence qui s'installe entre ses personnages, victimes ou bourreaux, sont suffisamment parlants pour que l'auteur renonce à toute dramatisation excessive. Au contraire: son écriture s'avère sobre et claire, travaillée de manière à recréer un grand naturel et à laisser parler les seuls actes, volontiers relatés du point de vue des personnages eux-mêmes, à la manière d'une polyphonie.

Il y a cependant un trait particulier: le goût constant de l'auteur pour l'image et les comparaisons. Originales sans tomber dans l'excès, parfois astucieuses, parfaitement intégrées à un propos grave, elles sont une fenêtre sur une autre manière de voir les choses. Sur un thème pas mal vu ces derniers temps dans le monde littéraire, l'auteur réussit un roman psychologique et social riche, qui explore les âmes noires, les faux-semblants, les manipulations et les excuses des humains, qu'ils soient victimes ou bourreaux.

Olivier Chapuis, Le Chat, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site des éditions L'Age d'Homme

2 commentaires:

  1. Un livre qui a l'air d'analyser profondément ce phénomène.

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    1. En effet, l'auteur a su mettre en scène tous les tenants et aboutissants de la question, dans un contexte de fortes tensions très bien rendues.

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