jeudi 15 décembre 2022

Petites et grandes révoltes au détour de l'ordinaire

Hélène Dormond – Tout pourrait se passer sans histoire pour les personnages qu'Hélène Dormond met en scène dans son recueil de nouvelles "Sous les pavés, la rage". Pourtant, il arrive qu'un coup de sang ou un événement apparemment anodin les fasse dévier de leurs existences acratopèges. Fine psychologue, l'auteure sait à chaque fois saisir le moment de révolte, si minime qu'il soit. 

Certes sobre, faussement discrète, l'écriture est en réalité travaillée en délicatesse. La musique des dialogues, en particulier, apparaît juste à chaque fois: l'auteure donne ainsi à entendre le ton bourrin d'un bonhomme aviné qui téléphone à une émission de radio du type "La Ligne de cœur" ("Au café des Amis") ou le verbe rebelle d'un rocker qui perd sa voix ("Voix de garage", une nouvelle à la musique particulièrement vigoureuse au sein du recueil).

La construction des nouvelles s'avère magistrale dès la première, "Coup de siphon". Relatant l'impact que la dépression nerveuse de Bastien, un homme très investi dans son travail, a sur son couple, elle place en contrepoint le destin de deux fourmis trouvées dans la salade que rince Marie, la compagne du dépressif. Le destin des deux fourmis est de finir au fond d'un évier, et la compagne sera sans doute bien seule à se poser des questions sur ce que ressentent ces insectes placés face à une adversité qui les dépasse. Cette adversité, Marie la vit aussi, au risque de se perdre elle aussi dans un couloir noir avec son compagnon.

L'inspiration des nouvelles de "Sous les pavés, la rage" vient volontiers des thèmes que l'actualité charrie. L'égalité salariale entre hommes et femmes, confrontée à un droit suisse peu armé pour faire face aux discriminations, constitue ainsi le fond de "Présomption d'innocence", une nouvelle qui s'ouvre sur l'évocation de la couleur fuchsia dont se sont emparées les féministes suisses. Et c'est de manière sensible, mais avec un sens aigu de l'observation, que l'écrivaine s'empare du thème de l'enfance placée avec "Fièvre de cheval". C'est riche: un premier voyage pour un nonagénaire qui ne sait que faire des vingt cinq mille francs qu'il a reçus comme réparation, de la part du pays, pour avoir été un enfant placé. On lui a marché sur les pieds toute sa vie, et même dans le car qui roule vers l'Andalousie, ça continue... 

"Fièvre de cheval" finit par réunir deux mondes, celui du passé et celui du présent, à la faveur du décès de son personnage principal. Ce rapprochement de deux mondes, l'auteure en joue aussi dans "Tout feu, tout flamme", qui relate en une couple de pages les avanies d'une femme dépendante du jeu. L'écrivaine dessine avec justesse et minutie ce que ressent ce personnage. Et si le monde du jeu paraît rejoindre de façon classique celui du monde réel, c'est avec un glissement rapide mais très habile que l'auteure le relate.

Enfin, la nouvelle qui donne son titre au livre, "Sous les pavés, la rage" met en scène le personnage révolté le plus original du recueil, puisqu'il s'agit de la Louve, rivière qui traverse Lausanne, corsetée. En personnifiant cette petite rivière, l'écrivaine lui donne toute la force de la révolte. Une force qui prend la forme d'une eau qui emporte tout sur son passage, même le très lausannois palais de Rumine, apparemment indétrônable. Sans oublier, au passage, quelques voitures et deux amants lâchés dans le parking souterrain de la place de la Riponne, montrés comme des jouets dérisoires face à l'eau qui monte de toutes parts.

Parcourant "Sous les pavés, la rage", le lecteur se délecte en regardant évoluer des personnages qui sonnent juste au niveau psychologique, à la fois divers, familiers et ordinaires – à l'instar de Frédéric, l'animateur radio de la nouvelle "Au café des Amis", parfait anonyme au physique passe-partout dès qu'il s'éloigne de son micro. Et il y a peut-être aussi un peu de l'auteure elle-même dans "Bande à part", relation des avanies d'une jeune et grande femme rousse entre Charmey et Glasgow, sans doute écrite pour le Prix d'écriture de la ville de Gruyères. Enfin, c'est sur une ultime gorgée de whisky que "Sous les pavés, la rage" prend congé de ses lecteurs: "La brûlure de l'alcool le long de sa trachée le réchauffe un instant". Manière de mettre en mots ce que le lecteur ressent: cette chaleur amère, on en veut encore parce qu'elle est la vie même.

Hélène Dormond, Sous les pavés, la rage, Lausanne, Plaisir de lire, 2022.

Le site d'Hélène Dormond, celui des éditions Plaisir de lire.


2 commentaires:

  1. C'est tentant ! ça me fait penser que ça fait un grand moment que je n'ai plus lu de nouvelles...

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    1. Bonjour Violette! Oui, c'est un très bon recueil, et de façon générale, les livres de son auteure gagnent à être découvertes. Bonne fin de semaine et joyeux Noël à toi!

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