vendredi 18 novembre 2022

Ordre du Temple Solaire: le désenchantement en témoignage

Thierry Huguenin – Survenus au mitan des années 1990, les événements tragiques liés à la fin de l'Ordre du Temple solaire (OTS) sont restés dans les mémoires, en Suisse romande et ailleurs: 53 personnes y ont trouvé la mort, dans ce qui a tout d'un massacre déguisé en suicide collectif. Dans "Le 54e", c'est le seul rescapé, et de justesse, qui s'exprime: Thierry Huguenin y relate son parcours de vie, avant et pendant son activité au sein de l'OTS – cette secte fondée sur des idées qui empruntent aux Templiers, à la Rose-Croix et à des cultes égyptiens, assez dans l'esprit d'une époque, la fin du XXe siècle, où l'ésotérisme façon New Age, substitut d'un christianisme largement dévalué, était à la mode. 

Cela date un peu, me dira-t-on. Voire! Rédigé en collaboration avec le journaliste et écrivain Lionel Duroy peu après les tragédies de Cheiry, Salvan et Morin Heights (nuit du 4 au 5 octobre 1994), l'ouvrage donne la parole à un homme qui, revenu de ses illusions, est capable d'en analyser froidement les ressorts et de les restituer avec rigueur. Il suffit de suivre le personnage de Jo Di Mambro, gourou de la secte, pour comprendre les mécanismes de la manipulation. Et d'observer Thierry Huguenin en train de raconter sa descente aux enfers pour distinguer ceux de la crédulité et du refus de la raison une fois qu'on s'est enferré dans une illusion. 

Thierry Huguenin se présente comme un homme fils de parents aux vocations contrariées, devenus eux-mêmes étouffants: une mère qui empêche que son fils vole de ses propres ailes en exigeant sa présence constante, substitut d'un père volage qui a fini par partir avec une femme plus jeune. Ainsi, le narrateur renonce à plusieurs vocations qui lui auraient permis de laisser sa sensibilité s'épanouir: celles de pasteur ou de médecin, inaccessibles en raison de ses résultats scolaires, ou celle de coopérant dans une ONG, exigeant un éloignement jugé insupportable par sa mère. Contraint à une profession de prothésiste dentaire trop terre à terre pour lui, il se laisse embarquer dans une mouvance ésotérique, ancêtre de l'OTS, développée entre autres autour du livre "Les grands initiés" de Bernard Schuré. Quelques flatteries à base de réincarnations, et le voilà ferré... Ce début d'ouvrage peut paraître un poil long à celui qui veut en savoir plus sur l'OTS; mais il est indispensable pour bien comprendre ce qui a pu amener un homme dans un tel trip.

Le témoignage est donc celui d'un initié, dans tous les sens du terme. Il observe un groupe de personnes désireuses de vivre en communauté selon quelques règles, supportant une vie rigoureuse pour complaire à d'obscurs maîtres. Peu à peu, la rigueur va s'installer, confinant à l'inhumanité. Le gourou, Jo Di Mambro, apparaît comme un manipulateur mythomane, fin psychologue, qui souffle adroitement le chaud et le froid. Il a réponse à tout, bricole des mises en scène destinées à frapper les esprits, et fait constamment référence à ses "maîtres de Zurich", dont on suppose qu'ils sont importants mais que personne n'a jamais vus. Sous couvert de recherche de l'énergie sexuelle, il brise les ménages et crée les couples à sa guise. Et enfin, il sait capter des personnes à fort capital symbolique et financier dans son projet sectaire. On y trouve entre autres un certain Stéphane Junod, derrière lequel on peut reconnaître le chef d'orchestre Michel Tabachnik, peut-être plus impliqué qu'il ne veut bien l'admettre – pour la petite histoire, Julien Sansonnens reprendra ce faux nom dans son ouvrage "L'Enfant aux étoiles", consacré au même thème, vu à travers les yeux de Nanou, l'"enfant cosmique".

Enfin, l'auteur retrace, avec des mots simples, directs et surtout désenchantés, la dérive de l'OTS vers un mouvement qui, sous couvert de survivalisme post-apocalyptique (on jardine beaucoup à l'OTS, et l'on vit volontiers dans des fermes, comme à Cheiry), se lance dans des délires toujours plus vastes qui masquent mal des dérives financières et des difficultés croissantes à masquer la supercherie: les flashes et les apparitions du Saint Graal vus lors des cérémonies ne sont que des mises en scène, dérisoires une fois qu'on a compris le truc et qu'on a accepté d'y croire. Et le bilan s'avère lamentable: 53 morts au moment où "Le 54e" a paru, et beaucoup de casse matérielle et sociale pour l'entourage des adeptes. L'auteur considère qu'il s'agit bel et bien d'un massacre, destiné à éliminer ceux qui savent sous couvert d'un dernier "transit vers Sirius". Une issue inéluctable? Pour les patrons, Jo Di Mambro et Luc Jouret en tête, c'est l'issue fatale de ce qu'on peut voir comme une fuite en avant, portée par le désir d'emporter le secret dans la tombe, avec les adeptes – qu'ils aient ou non flairé l'arnaque.

Thierry Huguenin, Le 54e, Paris, France Loisirs, 1995.

2 commentaires:

  1. Le sujet des sectes m'intéresse, et découvre les mécanismes de l'une d'entre elles par l'intermédiaire d'un ancien adepte encore plus ! Il y a un certain courage à en parler, accepter d'avoir été berné et revenir sur l'enfer vécu n'étant pas des choses aisées...

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    1. Bonjour Audrey! En effet, il y a tout cela dans ce livre - et de façon courageuse et bien détaillée, relatée aussi comme un roman. A découvrir: même si l'histoire date un peu, les mécanismes que l'auteur analyse sont toujours d'actualité.
      Je te souhaite un excellent week-end!

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