mercredi 24 novembre 2021

Yves Velan, une certaine lecture des lettres suisses

Yves Velan – Les éditions d'En Bas ont réédité un petit recueil rassemblant trois discours et textes théoriques marquants d'Yves Velan (1925-2017), sous le titre du principal d'entre eux, "Contre-pouvoir". Celui-ci donne le ton: adressé au Groupe d'Olten, collectif d'écrivains suisses, il développe non sans ironie une esthétique personnelle de la littérature et évoque les questions de positionnement politique et de statut collectif du groupe, inévitables pour tout écrivain qui réfléchit un tant soit peu au monde qui l'entoure et qu'il est appelé à évoquer dans ses textes. L'ambiance est à la tentative de manifeste.

La préface de Daniel de Roulet place "Contre-pouvoir", lettre au Groupe d'Olten, dans le contexte précis  d'une dissidence: le Groupe d'Olten est un ensemble marqué à gauche d'écrivains en désaccord avec la Société suisse des écrivains, dont les choix ont été jugés excessivement réactionnaires à un moment donné – le préfacier rappelle par exemple le parrainage de l'armurier Bührle. Dès lors, lire "Contre-pouvoir", c'est lire une exhortation: ce n'est pas tout de faire dissidence, de se réunir régulièrement dans une ville suisse bien pratique (elle est parfaitement accessible en chemin de fer). 

Dès lors, agitant un "petit trousseau de questions", Yves Velan donne dans "Contre-pouvoir" des pistes provocatrices pour une certaine conception de la littérature et de la culture telles qu'elles devraient être en Suisse, en rupture critique avec le "soft goulag" bourgeois dominant. Il est permis de penser qu'elles se confondent avec la vision qu'a Yves Velan lui-même de la littérature, et même de s'y opposer frontalement, si construite et pensée qu'elle soit – mais en voici quelques aspects: le refus farouche d'une industrialisation de la littérature au travers de la "série", façon d'écrire foncièrement répétitive à base de recettes, et qui exige une clarté considérée comme bourgeoise, donc réactionnaire, inapte à toute idée de questionnement ou de subversion. Surtout, ces questionnements sont la réponse critique d'un artiste aux "Eléments pour une politique culturelle en Suisse", détaillés dans le très administratif rapport Gaston Clottu (1975).

Refuser la série, refuser la recette? L'idée même qu'on puisse apprendre à être écrivain surprend l'essayiste, qui précise non sans humour, dans son "Discours à l'occasion de la remise du Prix de l'Etat de Neuchâtel, le 19 mars 1993", ce qu'il en pense, en jouant avec la figure du pompier, mythique aux Etats-Unis: au fond, il ne s'agit que d'apprendre des techniques toutes faites. Mais le travail d'écrivain n'est pas là, pour lui – une idée fort européenne, héritée du romantisme sans doute, qui suppose aussi une exigence plus radicale d'adaptation constante de la recette au propos, et accepte même de ne surtout pas rechercher le succès public.  

Dans sa postface, Jean Kaempfer valide. Reste qu'il est permis de s'interroger sur ce qu'en pensent les écrivains d'aujourd'hui, quelle que soit leur envergure: on les voit désireux d'être lus, mais aussi de faire passer des messages en plus de raconter des histoires – ce qui peut passer par le recours aux littératures de genre, le roman policier en premier lieu, mais aussi la romance ou les littératures dites de l'imaginaire. Yves Velan les considérerait comme stéréotypées, émanant de la "série", donc à vouer aux gémonies. 

Or, le moment littéraire romand apparaît aujourd'hui quelque peu différent: alors que le roman policier a su conquérir ses lettres de noblesse, les autres formes, sous la plume des écrivains les plus talentueux et les plus fins, s'efforcent de se profiler dans les interstices laissés par leurs canons. Cela, aussi sur un fond de déclin relatif de la littérature générale, cette "littérature blanche" dans laquelle s'inscrit sans doute l'œuvre d'écrivain d'Yves Velan. A quoi bon dire le monde si c'est pour ne pas être entendu? Sûr d'être dans le vrai, refusant de considérer la visibilité comme un gage de succès, Yves Velan pouvait peut-être l'accepter, quitte à se rabattre sur une posture de poète maudit, ou talent démodé et relégué à la façon du Hungerkünstler de Kafka, cité par Velan. 

Mais ce n'est plus forcément le cas des auteurs d'aujourd'hui: la vie d'écrivain, avec ou sans convictions à porter, est trop courte pour écrire pour le pilon ou accepter, avant même d'avoir posé le premier mot d'un roman, d'exercer un art démodé. Cela, d'autant plus qu'il faut presque toujours, en tant qu'écrivain suisse (romand), exercer un autre emploi pour faire bouillir la marmite – mais c'est une autre histoire.

Yves Velan, Contre-pouvoir, Lausanne, Editions d'En Bas, 2021, préface de Daniel de Roulet, postface Jean Kaempfer.

Le site des éditions d'En Bas.

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