dimanche 29 octobre 2017

Un bouquet de nouvelles pour écrire l'intime

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Zoé Derleyn – Un accent circonflexe en forme de limace: ce sera la seule concession du recueil de nouvelles "Le goût de la limace" à l'orthographe traditionnelle, puisqu'à l'instar de tous les ouvrages des éditions Quadrature, celui-ci a été corrigé selon les recommandations orthographiques de l'Académie française (1990). Une élégance animalière pour ce tout nouvel ouvrage signé de l'écrivaine et peintre belge Zoé Derleyn, s'ouvrant et s'achevant sur des nouvelles brèves pour une entrée en matière et une issue confortables, les textes plus longs occupant le milieu du livre.


Soucieuse du rythme de la phrase, l'écriture du "Goût de la limace" entretient un certain flou artistique, entre autres en ce qui concerne la temporalité: on ne saura guère à quelle époque précise se passent les nouvelles. L'action est par ailleurs minimale et s'inspire de la vie de tous les jours, la plus ordinaire. En revanche, chacune des nouvelles donne toute sa place aux personnages, décrits tant dans leurs actes que, surtout, dans leur intériorité et leurs ressentis.

De ce point de vue, les petites choses que l'auteure entend mettre en avant sont volontiers agrandies, comme observées à la loupe, à la manière des "Tropismes" chers à Nathalie Sarraute. Cela vaut en particulier en ce qui concerne l'introspection, point fort du recueil "Le goût de la limace": l'auteur fait résonner longuement les ressentis de ses personnages, qu'il s'agisse d'une sensation immédiate ou de souvenirs qui remontent à la surface.

Ceux-ci ont souvent trait à la mort, thème récurrent de ce recueil, ce qu'annonce déjà sa première nouvelle, "Le Camion", où il sera aussi question de photographies post mortem – et de souvenirs d'enfance. En écho, plusieurs nouvelles mettent en scène des personnages d'enfants. De ce point de vue, on relève en particulier le beau travail de recréation d'une voix, empreinte de poésie et d'un regard d'enfant, dans "Le Terrain vague".

Dense et foisonnant, le style des nouvelles du "Goût de la limace" est de ceux qu'on lit lentement. Le lecteur pourra parfois se sentir perdu, se demander de temps en temps ce que l'auteure veut lui raconter. Mais force lui sera de relever la beauté de l'écriture qui porte chaque nouvelle de ce recueil.

Zoé Derleyn, Le goût de la limace, Louvain-la-Neuve, Editions Quadrature, 2017.


Dimanche poétique 325: Anna de Noailles

Idée de Celsmoon.

Ô lumineux matin

Ô lumineux matin, jeunesse des journées, 
Matin d'or, bourdonnant et vif comme un frelon, 
Qui piques chaudement la nature, étonnée 
De te revoir après un temps de nuit si long ;

Matin, fête de l'herbe et des bonnes rosées, 
Rire du vent agile, oeil du jour curieux, 
Qui regardes les fleurs, par la nuit reposées, 
Dans les buissons luisants s'ouvrir comme des yeux ;

Heure de bel espoir qui s'ébat dans l'air vierge 
Emmêlant les vapeurs, les souffles, les rayons, 
Où les coteaux herbeux, d'où l'aube blanche émerge, 
Sous les trèfles touffus font chanter leurs grillons ;

Belle heure, où tout mouillé d'avoir bu l'eau vivante, 
Le frissonnant soleil que la mer a baigné 
Éveille brusquement dans les branches mouvantes 
Le piaillement joyeux des oiseaux matiniers,

Instant salubre et clair, ô fraîche renaissance, 
Gai divertissement des guêpes sur le thym, 
- Tu écartes la mort, les ombres, le silence, 
L'orage, la fatigue et la peur, cher matin...

Anna de Noailles (1876-1933), Le Coeur innombrable. Source: Poésie.webnet.

vendredi 27 octobre 2017

L'odyssée baudelairienne et titubante d'un mec qui picole

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Mr P et Saint Georges – Monsieur et Madame, tout le monde connaît: c'est cette série de livres illustrés destinée aux jeunes lecteurs et signée Robert Hargreaves. Grande est aujourd'hui la tentation, pour les créateurs qui ont baigné là-dedans dans leur enfance, de détourner le concept à l'attention d'un public adulte. C'est ce qu'ont fait les artistes fribourgeois Mr P et Saint Georges, pour plusieurs titres. En la matière, "Monsieur Picole" a quelque chose d'emblématique. A ce propos, j'ai deux nouvelles, une mauvaise et une bonne. La mauvaise, c'est que le petit livre que je m'apprête à évoquer ci-dessous n'est plus disponible en librairie. La bonne, c'est que les auteurs en ont publié une version imprimable: il suffit de se l'imprimer chez soi pour avoir le bouquin. Gratos. Si possible en étant sobre, quand même, pour ne pas agrafer de travers...

On pourrait évidemment croire à une pochade potache sur le thème de l'ivresse de fond, qui amuse et inquiète à la fois. Soit. Mais les auteurs assument leur parti pris et jouent la carte de la tendresse face à leur personnage rougeaud, alcoolique de fond à la face hilare, qui, tel le capitaine Haddock, a développé une allergie à tout breuvage qui ne contient pas d'alcool. Pire: tel le "pochtron" de Renaud, mélanger de l'eau au Ricard est déjà problématique. Ah, et puisque j'y pense, pour compléter le portrait du bonhomme: "Monsieur Picole" a de qui tenir puisque sous la férule de François Léveillé, il a tenu un rôle dans l'émission télévisée québécoise "Habitaction", et qu'il a donné son nom à un marchand de glaces chilien réputé basé à Santiago (là-bas, on dit "Picolé"). Cela, sans oublier le chef français d'un atelier de parachutistes du côté de Biscarosse, en France, dans les Landes. 

Et enfin, bien sûr, cet opuscule se distingue par un background culturel costaud (comme qui dirait).

La structure du récit rappelle, pour faire court, l'Odyssée d'Homère, Monsieur Picole faisant figure d'Ulysse à la recherche de sa mère patrie, figurée par son logement – à moins qu'il ne recherche un rendez-vous chez le médecin ou une rencontre galante, on n'en sait rien, le texte se montre légèrement flou. Tel le héros d'Homère, Monsieur Picole fait en une journée un voyage en plusieurs étapes, correspondant aux rituels liés à l'alcool: coup de l'étrier, apéritif, premier verre  du matin pour se donner du courage, un autre pour se calmer, etc. Le personnage va donc se retrouver dans des cadres divers, allant du bar branchouille à la décharge trash, en passant par l'établissement de quartier un brin cradingue mais si familier, où l'on trouve des bocaux qui renferment des organes humains, un peu comme dans "Alien: Resurrection" (mais on n'y reconnaît pas de foie, hélas...) 

Le rapport entre le texte et l'image joue l'ambivalence, entre redondance et innovation. Certes, l'illustrateur assume sa mission de montrer en images ce que dit le texte. Le dessin enrichit cependant le texte, dans la mesure où il développe parfois, dans une certaine mesure, ses propres histoires. En particulier, le dessinateur met dans plus d'un de ses dessins des ronds mal définis, suggérant ainsi l'ivresse... ou les planètes qu'elle promet de découvrir. 

... ce qui nous amène au thème du Petit Prince, qui va de planète en planète, tel un Ulysse moderne. On sent que ce personnage est amené par le dessinateur, qui le représente en particulier dans le bar qui sert de point de départ, comme un gamin un peu paumé. La narration y reviendra, et le lecteur comprendra que "dessine-moi un mouton", c'est sympa, surtout si le mouton s'appelle Rothschild et se déguste par caisses de six bouteilles. Mais il ne faut pas exagérer: plutôt que des roses, l'illustrateur dessine des peaux de bananes, qui rendent la marche difficile. 

Le texte joue lui aussi avec ses références propres (ou pas), en brodant spécialement autour du poème "L'Albatros" de Charles Baudelaire. Pour la faire courte et sans trahir les artistes, disons que l'alcool fait pousser des ailes de géant, mais que celles-ci empêchent tout un chacun de marcher, surtout au-delà de un pour mille. Le lecteur est du reste mis sur la piste, par le biais astucieux du nom d'un cocktail. Mais il n'y aura pas de dessin d'albatros dans ce livre: sur ce coup-ci, éminemment littéraire, le texte prime.

Le texte, justement... le lecteur goûte un texte au ton pertinent, habillé d'une éloquence un peu trop flamboyante pour être honnête, où abondent les excuses d'ivrognes qui permettent au personnage d'éviter d'accuser l'alcool. Tout cela relève de la caricature! Et il est possible que les auteurs aient voulu se mêler à ce jeu-là, puisqu'ils proposent en fin de livre un renvoi au bar "de la page 3", qui se trouve en réalité en page 7 (ou 5, si l'on ne compte pas les pages de couverture). L'ivresse aidant, le langage devient tangage. Quelques astuces lexicales, enfin, s'avèrent succulentes: pour n'indiquer qu'un exemple, on trouve dans "Monsieur Picole" l'expression "lâcher la grappe", qui renvoie au raisin, donc au vin.

Enfin, et puisque les "Monsieur et Madame" de Fribourg constituent une série, force est de relever que les auteurs ont utilisé, comme personnages secondaires, des bonshommes qui mériteraient un livret à eux seuls: Monsieur Travelo, Monsieur Anonyme, Monsieur Cocu, Monsieur Punkachien. Il n'en faut pas moins pour recréer un monde qui a le double avantage d'être délicieusement régressif, en rappelant Roger Hargreaves, et franchement adulte et grinçant, si l'on pense aux doubles sens du texte et aux astuces du dessin, où il est question de "bites" alors qu'un paumé cherche où il "habite". Comme quoi les auteurs osent tout... y compris des dessins riches où le lecteur trouvera plein de détails intrigants et significatifs.

Alors, tous avec moi, criez à l'attention de l'éditeur: rééditez "Monsieur Picole"!

Mr P et Saint Georges, Monsieur Picole, Fribourg, Les Fleurs bleues. 2012.

lundi 23 octobre 2017

La Défense, les mots et le sens qui passent sous l'Arche

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Laurence Cossé – Dès lors qu'il parle d'un monument architectural, il paraît clair que le romancier propose à son lecteur quelque chose de très construit. Cette évidence, l'écrivaine Laurence Cossé l'a saisie à la perfection avec «La Grande Arche». On pourrait croire qu'il s'agit là d'un essai sur les coulisses de la construction de l'Arche de La Défense. Vraiment? En plaçant en victime expiatoire, quasi mystique, son architecte, Johann Otto von Spreckelsen, l'écrivaine hisse son récit au niveau d'un grand roman, voire d'un mythe moderne.


Il y a en effet dans «La Grande Arche» un exceptionnel travail sur le style, poli jusqu'à ce qu'il paraisse naturel, soucieux du mot juste, teinté toutefois par moments d'un zeste d'ironie. Il y a du rythme et des phrases bien balancées dans ce roman, le tout structuré en chapitre courts. Courts, les paragraphes le sont aussi, volontiers, et le lecteur ne s'y noie jamais. S'ils ont parfois l'air de confettis, d'éclats de verre épars, qu'on se rassure: la romancière ne perd jamais son chemin. Et ce nécessaire soin du détail fait écho à celui de l'architecte de La Défense, Johann Otto von Spreckelsen, présenté comme un orfèvre...

Pour donner à son propos des airs de reportage pétri d'un supplément d'humanité et plonger ainsi son lecteur au cœur d'un récit exemplaire, elle n'hésite pas, par ailleurs, à transcrire les paroles des acteurs concernés par la construction de l'Arche de La Défense. Et enfin, la romancière affleure derrière les belles phrases, désireuse d'indiquer de temps à autre les coulisses et techniques de son art. Comme si elle voulait rendre apparentes certaines structures d'ordinaires masquées, les plus belles peut-être, de son roman. Certains architectes le font aussi, d'ailleurs...

Cela, pour un livre qui s'avère construit comme une tragédie qui, comme toutes les tragédies, oppose deux légitimités. C'est évident: d'un côté, nous avons la légitimité de l'architecte: Johann Otto von Spreckelsen, quasi-anonyme au moment où son projet pour La Défense est sélectionné par l'Etat français, s'avère le porte-drapeau d'un camp qu'on peut voir comme celui du cœur. L'architecte danois, défenseur de son projet de «cube», fait figure d'Antigone du vingtième siècle, forte qui plus est (on tombe dans le religieux!) de la construction de quatre églises qui pourraient donner à l'artiste Spreckelsen une stature christique, pour ne pas dire divine. Face à lui, la raison d'Etat, forte de toute sa légitimité démocratique, ne saurait être désavouée, malgré ses revirements... démocratiques justement: face à une Antigone constante, en somme, l'écrivaine met en scène un Créon qui changerait d'avis à chaque élection – et qui, pourtant, n'aurait jamais tort.

Dans le propos, cela se traduit par les choix contraints par les appels d'offres (ah, le marbre que Spreckelsen aurait tant voulu!), par l'organisation mouvante d'un projet sans finalité bien définie (qu'est-ce qu'une maison de la communication?) et par les méandres des élections successives, sans parler du régime de cohabitation qui a marqué une partie de la présidence de François Mitterrand, déroutant s'il en est. De droite ou de gauche, les choix budgétaires seront différents, et Jacques Chirac, maire de Paris et premier ministre, va par exemple sacrifier La Défense au profit des projets strictement parisiens.

Voilà pour les structures, les soubassements d'un splendide ouvrage! Bien construit, on l'a compris, «La Grande Arche» est aussi un ouvrage solidement documenté, soucieux du moindre détail. L'auteure rend ainsi son lectorat attentif voire sensible au grain d'un marbre, aux propriétés d'une plaque de verre ou d'un bloc de béton, ou à la température qui peut se dégager par simple effet de serre. Et en s'intéressant à une œuvre architecturale dont la finalité n'a jamais été bien définie, elle offre au monde un livre entièrement consacré à un ouvrage finalement construit pour la simple beauté de l'art, vide mais capable d'émouvoir encore, par son simple positionnement dans l'axe historique de la ville de Paris. Il y sera également question des personnes qui sont intervenus autour du monument, pour le faire émerger,... ou pas: en cherchant à donner un sens à ce cube ajouré (pour ne pas dire vide) qui a tout d'un objet d'art pour l'art, ils se positionnent tous en artistes du paysage que les habitants de la région parisienne, ainsi que les touristes, côtoient jour après jour.

Laurence Cossé, La Grande Arche, Paris, Gallimard, 2016/Folio, 2017.


Lu en partenariat avec Livraddict et les éditions Gallimard. Merci pour l'envoi!


dimanche 22 octobre 2017

Dimanche poétique 324: Laurent Tailhade

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'or des chambres, La plume et la page, Maggie, Violette.

Funerei flores

Les nostalgiques citronniers aux feuilles blêmes
S'étiolent et leurs parfums, avec ennui,
Meurent dans le jardin peuplé de chrysanthèmes.
Pour la dernière fois le soleil tiède a lui.

Soir des morts ! Glas chargé de pleurs et d'anathèmes :
Le Souvenir s'éveille et reprend, aujourd'hui,
En sourdine, les vieux, les adorables thèmes
Des renouveaux lointains et du bonheur enfui.

Le Souvenir marmonne à voix basse. Une cloche
Funéraire, dans le ciel gris où s'effiloche
Maint lambeau d'occident fascé de pourpre et d'or.

Et c'est le crépuscule automnal des années
Que d'un encens trop vain fait resplendir encor
La mémoration des corolles fanées.

Laurent Tailhade (1854-1919), Vitraux. Source: Poésie.Webnet.

vendredi 20 octobre 2017

Hyver, pas grand-chose à voir avec les saisons!

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Fabrice Papillon – De la bibliothèque d'Alexandrie au 36 quai des Orfèvres en plein déménagement, le journaliste et vulgarisateur scientifique François Papillon fait le grand écart temporel dans "Le dernier hyver". S'étendant sur deux bons millénaires, ce premier roman s'avère copieux, soucieux du détail et également trépidant, porté qu'il est par un style fluide qui favorise l'efficacité. Et puis, il y a la grande histoire mise en avant en été pour donner à voir le "grand hyver", qui n'a pas grand chose à voir avec les saisons.


Le lecteur est d'emblée accroché par un début de roman qui suggère qu'il se passera quelque chose d'ésotérique au fil des pages, peut-être à la manière d'un livre de Dan Brown – qui fait du reste une apparition discrète dans "Le dernier hyver". Structurellement, le roman fait un constant aller et retour entre l'histoire et l'époque actuelle, qui doit gérer un héritage devenu fou. C'est que l'auteur imagine une continuité érudite qui prend sa source chez les Amazones et se poursuit à notre époque, matérialisée par un livre que des acteurs clés complètent au fil des siècles.

Il y a quelque chose d'ambigu dans cette lignée de scientifiques, qui débouche sur les méchants du "Dernier Hyver". C'est entendu: il s'agit d'un groupe étrange étrange et fascinant, scientiste, qui se réclame du dieu Hermès – auquel l'auteur donne une épaisseur certaine. L'écrivain donne à ce groupe occulte un statut apparent de victime, ce qui suscite l'empathie du lecteur. Difficile toutefois de marcher: la tradition dessinée a pour objectif de faire émerger un homme nouveau, détaché des contingences de la sexualité. Elle est portée par des femmes d'exception (et des hommes qui font figure d'idiots utiles, nommés Voltaire, Le Pogge, Léonard de Vinci, Isaac Newton, rien que ça!), sur la base de deux arguments: le scientisme est tellement mieux que la religion catholique... et la femme est tellement mieux que l'homme.  En constituant ce lignage, l'auteur fait bon marché de l'aspect éthique, et fait l'impasse sur le transhumanisme, théorisé pour le grand public par un certain Luc Ferry. Et c'est ainsi qu'au début du vingt et unième siècle, tout s'affole à Paris...

Face à cette lignée aux visées discutables, l'écrivain place une escouade de policiers, autour de Marc Brunier. Il s'agit là d'une belle figure de policier tourmenté, porteur de fêlures qu'il cache en recourant à mille stratégies: on le découvre épileptique, père d'une fille disparue, divorcé. Voilà un personnage qu'on apprécie! Autour de lui, évolue une brigade de policiers à laquelle le lecteur ne peut que s'intéresser, tant l'auteur excelle à montrer les relations et tensions entre ces personnages. Parmi eux se dégage en particulier Estelle Chomet, une féministe rabique qui contribue modestement à conférer à "Le dernier hyver" une détestable ambiance misandre. Enfin, d'une façon générale, plus un personnage est creusé, plus il a de chance de survies...

Marc Brunier prend sous son aile Marie Duchesne, une stagiaire intelligente qui semble particulièrement concernée par une enquête spécialement délicate. Et cette relation va loin, quitte à dérouter. On acceptera en effet que la stagiaire soit aussi un témoin clé d'une enquête de grande envergure. On admettra même que toute la famille ait un rôle dans cette affaire, et même, disons-le, que toutes les femmes concernées aient le même ADN. Rapidement, le lecteur pense parthénogenèse, mères porteuses, naissances non naturelles. Et enfin, lorsqu'il apprend que la mère de Marie Duchesne est vierge (oui, oui!), il commence à se poser des questions: l'auteur ne va-t-il pas un peu trop loin?

Détestation des hommes qui ne dit pas son nom, mise en avant des femmes qui ont fait l'histoire en toute discrétion, quitte à ce que cela dérape: tout cela représente un ensemble peu séduisant. L'écrivain se rattrape cependant par de nombreuses et belles pages d'ambiance, donnant en particulier à voir les policiers du Quai des orfèvres préparant leur déménagement vers le nouveau site des Batignolles. Il y a là de la nostalgie et de la résignation, et en montrant une équipe policière entre deux sites, l'auteur laisse transparaître le désenchantement qui peut dominer le métier de policier. Et puis, il est question de Paris, bien sûr... et la ville est bien montrée.

"Le dernier hyver" laisse donc l'impression mêlée d'un roman policier aux personnages à la fois attachants et détestables, pleins de zones d'ombre et de lumière, mais aussi d'un livre richement documenté, millimétré, où l'on a l'impression que rien n'est laissé au hasard. 

Fabrice Papillon, Le dernier hyver, Paris, Belfond, 2017.



Le site de l'éditeur, merci pour l'envoi.


Défi Premier roman: le tir groupé de Sharon

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Quatre participations au défi Premier roman, rien de moins: voilà ce qu'annonce Sharon, fidèle à ce challenge s'il en est. Quel beau tir groupé! Je vous encourage à aller lire ses chroniques, qui sont autant d'invitations à la découverte. Les voici, avec les liens:


Emily Fridlund, Une histoire des loups.
Shari Lapena, Le couple d'à côté.
Viet Tranh Nguyen, Le sympathisant.

Merci pour ces participations et à bientôt – et à vous de jouer!

mercredi 18 octobre 2017

La tendre guerre, en lente gradation...

Emily Blaine – Abby Harper, attachée de presse, devra-t-elle s'occuper de la carrière de l'acteur le plus ingérable de Hollywood, Garrett McIntyre, et plus si entente? La fin du roman "Les filles bien ne tombent pas amoureuses des mauvais garçons" est prévisible, car telle est la loi du genre de la romance. Dès lors, l'intérêt de cet opus, signé Emily Blaine, réside dans la manière dont les choses vont se goupiller entre deux personnages qui, dotés chacun d'une solide carapace, sont amenés à se faire une tendre guerre, comme cela se fait depuis que le monde est monde...

Du point de vue formel, le lecteur attentif observera une astuce intéressante, qui consiste à découper le livre en chapitres d'une part, en journées dûment datées d'autre part. Il en résulte un rythme syncopé d'un bel effet et permet de structurer des chapitres plutôt longs, où la tentation du cliffhanger est souvent présente pour relancer l'intérêt. Côté écriture, on peut regretter un style pas toujours aussi pétillant qu'attendu, où affleurent des tics de langage (utilisation fréquente du verbe "contrer", utilisation un peu trop facile de l'anaphore). Cela dit, on relève que les dialogues claquent bien et, lorsque ce sont eux qui s'expriment, laissent transparaître une vraie complicité entre les deux personnages principaux. C'est là que s'exprime, en particulier, l'habileté de l'auteure à cerner leurs psychologies respectives, qui ont leurs complexités et défendent leurs territoires respectifs.

Ainsi, il n'est pas évident de cerner Abby Harper, à l'aise dans un monde de mensonges (c'est ainsi qu'apparaît Hollywood dans le roman, de façon attendue), jusqu'à y jouer avec zèle le rôle qu'on attend d'elle: rattraper le coup lorsqu'une actrice finit au poste de police en état d'ivresse manifeste, par exemple. On sent déterminée mais aussi, curieusement, effrayée à l'idée de prendre en main le suivi de la carrière d'un personnage présenté comme hors norme. Peur du dossier McIntyre? Ou fascination pour celui-ci? Le personnage d'Abby Harper assume ses contradictions.

Et Garrett McIntyre, est-il si cauchemardesque? Là aussi, on peut s'interroger: certes, il est sauvage, mais il est aussi présenté comme un homme qui a des manières sous des apparences rudes. En somme, Garrett McIntyre peut être vu comme l'incarnation classique du mec parfait, pour ne pas dire de l'homme objet, à la fois sexy, sauvage pour cacher une fêlure dans sa vie, tendre quand même une fois qu'on a percé la carapace, doté d'une certaine intelligence du cœur: protecteur plutôt que prédateur en somme. Quelles perfections! Cela le distingue des personnages secondaires hommes de ce roman, dessinés de façon schématique comme agressifs ou prédateurs. Cela conduit quand même à s'interroger: mis à part quelques frasques retentissantes qui ont fait les choux gras de la presse people, qu'est-ce que Garrett McIntyre a de si terrible, en définitive? Mis à part qu'il faut aller le chercher avec les dents pour qu'il consente à sortir de sa retraite de Soledad pour un dernier tour de piste...

Il a déjà été question ici d'éléments de structure du roman. J'y reviens brièvement pour noter une des forces de "Les filles bien ne tombent pas amoureuses des mauvais garçons" pour noter la qualité majeure de ce livre: sa capacité à mener une gradation tout en finesse, sur 284 pages, reflet de la montée de sentiments tendres, déstabilisants puis peu à peu irrésistibles, entre les deux personnages. Fort à propos, en particulier, c'est vers la fin de ce roman que les personnages couchent ensemble, pour une première fois. Et comme l'auteure ne compte pas s'arrêter en si bon chemin, elle propose, sous forme d'extra pas indispensable mais croustillant, une ultime scène volée: "Sex Scene Don't Read", avertit la romancière... ce qui va aiguiser les convoitises pour un dernier tour de piste.

Emily Blaine, Les filles bien ne tombent pas amoureuses des mauvais garçons, Paris, Harlequin, 2017.

Le site de la romancière, celui de l'éditeur.



dimanche 15 octobre 2017

Dimanche poétique 323: Jacqueline Thévoz

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'or des chambres, La plume et la page, Maggie, Violette.


Ode au lit

O lit, cher lit, roi de mon domicile,
Mon réceptacle, mon animal de compagnie immobile,
O lit, mon lit, le meilleur de mes amis,
Toi sur lequel on est couché plutôt qu'assis,
Qu'il fait bon te retrouver, chaque soir,
Ou chaque matin, les jours de maladie!
D'abord berceau, puis poussette,
Carrée, poucier, enfin plumard,
Tu es le lieu de tous les plaisirs
Sur lequel on peut lire
Sans avoir à courber la tête.
Qu'il fait bon, en été, sur toi ne plus bouger,
Et, en hiver, disparaître sous la couette,
Et, toute l'année, au chant de ton sommier faire des bébés!
Tu fus le trône horizontal
Sur lequel vivait le cercle familial
Des anciens Grecs qui y faisaient la fête.
O mon lit, j'aimerais t'emporter partout avec moi:
Tu es mon repos et ma joie.
Pour vivre heureux, vivons couchés,
Mais si c'est pour l'Eternité,
Renonçons à l'affreux cercueil,
Dont il vaut mieux faire le deuil.
Préférons-lui un lit-couchette
Où nous rejoindront nos amis poètes!

Jacqueline Thévoz (1926-), De la Terre au Ciel, Sion, A La Carte, 2015.

mercredi 11 octobre 2017

De l'ordinaire à la gloire: une famille dans l'Oisans sous le Second Empire

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Pierre Gandit – L'orage qui tue l'hiver, c'est cette intempérie impérieuse qui annonce rituellement aux habitants de l'Oisans que le printemps peut enfin commencer. C'est un moment important de l'année, alors que du côté d'Huez, en plein Second Empire, la société demeure rurale, presque inchangée depuis le dix-huitième siècle. C'est à cet instant que Pierre Gandit, maire de La Garde en Oisans, fait commencer son premier roman, justement intitulé "L'orage qui tue l'hiver". Et c'est là que le lecteur fait la connaissance du jeune Nicolas et de sa famille: les Berthon.


On passera rapidement sur la qualité discutable de l'édition de ce roman, où les coquilles restent nombreuses et où la mise en page est parfois erratique, laissant au lecteur l'impression d'un ouvrage brut de décoffrage, qui aurait mérité un bon coup de polish supplémentaire. Le souvenir qu'on préfère garder est celui d'un roman historique bien construit et solidement documenté, écrit par un homme féru d'histoire locale, un peu comme l'un de ses personnages, parti de ses montagnes pour étudier à Grenoble, la grande ville.

Certes, ce roman se déroule sur quelques semaines, correspondant au printemps de l'année 1858. L'une des grandes habiletés de l'écrivain est cependant de décrire, à partir de ce bout de saison, une vaste fresque familiale, avec toutes ses complexités et finesses, qui plonge ses racines dans l'Ancien Régime. Cela permet entre autres à l'auteur de rédiger quelques belles pages, épiques, sur la retraite de Russie: nombreux sont les soldats qui meurent, mais certains ont aussi la grande chance de revenir au pays, plus riches qu'avant peut-être, sans forcément le comprendre tout de suite. Il sera aussi question, plus succinctement, de l'Espagne ou de l'Algérie.

Ce vaste monde fait écho au territoire limité de l'Oisans et de ses villages, La Garde, Huez, etc., et à la vie qu'on y mène. En premier lieu, en créant le personnage antagoniste d'Elie Basset, l'auteur introduit une certaine cruauté, couverte par le fardeau du secret, dans les moeurs de ces contrées: adultère, prostitution qui ne dit pas son nom, rivalités et avidité. Par ailleurs, l'écrivain recrée, dans un esprit plutôt grave, la vie quotidienne dans les montagnes, rythmée par les travaux, portant parfois tout le poids de mauvais choix de vie. Pour ce faire, il ne recule pas devant l'usage d'un lexique local imprégné de patois, rendu avec justesse, explicité (parfois à plus d'une reprise) sous forme de notes en bas de page: les dialogues sont indéniablement un point fort de "L'orage qui tue l'hiver". Enfin, comme l'Oisans est un lieu de légendes à l'instar de nombreuses campagnes à l'époque, l'écrivain choisit de dérouler un fil rouge porté par une prédiction inquiétante annoncée à un Nicolas attaché à son saint patron homonyme.

Bien rendue, cette gravité est contrebalancée par quelques scènes cocasses qu'on savoure, telles que la remise de la médaille de Sainte-Hélène à une brassée de grognards vieillissants: certains sont venus à la cérémonie en uniforme de l'armée de Napoléon Bonaparte, dont le souvenir des équipées demeure vivace chez ces anciens combattants. L'auteur a dû prendre plaisir à décrire cet épisode, quasi initiatique pour certains personnages plus jeunes, et où l'on voit un préfet pris de court par les imprévus! Cela, d'autant plus qu'en arrière-plan, il parvient à décrypter les enjeux politiques d'une telle cérémonie. Dans le même esprit, on sourit volontiers à la manière dont l'un des décorés, le grand-père Berthon, qui a répondu présent au temps des Cent-Jours, vient dire ses quatre vérités au gantier grenoblois qui emploie sa fille, ainsi qu'à sa contremaître.

Regardant en arrière depuis les années 1858, c'est donc presque un siècle d'histoire que l'écrivain Pierre Gandit offre à ses lecteurs avec "L'orage qui tue l'hiver", entre la discrétion des campagnes et les éclats des guerres napoléoniennes. Si la narration est lente, elle n'en est pas moins fluide, portée par une plume qui a ses élégances. Surtout, elle est le vecteur d'un propos riche qui recrée dans ses moindres détails une époque et des lieux que l'on découvre riches, même lorsqu'il est question de la vie quotidienne dans les coins les plus reculés. C'est tout cela qu'est venu couronner le Prix Ex Libris Dauphiné, décerné à cet ouvrage généreux en 2011.

Pierre Gandit, L'orage qui tue l'hiver, Bourg d'Oisans, L'Atelier, 2011.

mardi 10 octobre 2017

La grande fringale du loup

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Elise Charpentier – Noir, blanc et rouge, voilà un petit livre pour enfants aux couleurs minimales! Cela, pour mettre en avant une illustration qui va à l'essentiel et assume un côté spontané, brut de décoffrage. Voilà pour le premier coup d'œil donné à "Que va manger le loup?", un opus de treize pages signé Elise Charpentier.


Le loup apparaît fort sympathique, au fil des pages, même si sa bouche est pleine de dents! Il est aussi omnivore, à un point difficilement imaginable: les pommes ne le rebutent pas plus que la viande, et il n'hésite pas à manger une botte ou un parapluie - sans doute parce qu'il goûte les baleines...

Tout le texte du livre fonctionne comme l'énumération de tout ce que l'animal, vorace, peut avoir envie de manger. Gageons qu'un tout jeune lecteur, ou un auditeur de cette histoire toute simple destinée aux tout-petits, sera tenté d'allonger une liste déjà copieuse, qui fait la part belle à des choses familières. Et de trouver ainsi un prétexte à s'amuser. Cela, jusqu'à ce que le loup n'ait plus faim... et s'en aille dormir.

Dormir? Nourrir la bête pour qu'il fasse sa sieste apparaît donc comme une manière de neutraliser les monstres que craignent certains enfants. Et si le loup dort, l'enfant peut aussi dormir en toute sécurité.  A moins qu'il n'ait un petit creux après cette litanie d'aliments.

Noir comme la nuit, blanc comme le jour: tout en contrastes, "Que va manger le loup?" est aussi rehaussé de rouge: la bouche du loup, mais aussi ses joues, ainsi que certains aliments. De quoi amener de la chaleur à l'image, et lui conférer, par conséquent, un supplément de capital sympathie. Voilà donc un tout petit livre rapide, à partir duquel il est permis de broder sans fin... jusqu'à plus faim!

Elise Carpentier, Que va manger le loup?, Lectoure, Yakabooks, 2017. 

Lu en partenariat avec Simplement.Pro et Yakabooks: merci pour l'envoi!
Egalement lu par Books-Story.

lundi 9 octobre 2017

Bora Bora sans une trace de gras

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Emilie Boré et Daniel Abimi – Deux auteurs pour rédiger un microroman d'une cinquantaine de pages: autant dire que l'espace est compté, et que chaque mot doit être pesé! Pas une trace de gras, rien de superflu. Il n'en faut pas moins pour aborder le monde des fitness avec un regard littéraire. Tel est le fond du livre "Bora Bora Dream", dernière parution des éditions BSN Press dans la collection "Uppercut". Et sur ce coup-ci, percutant, l'ouvrage, signé Emilie Boré et Daniel Abimi et présenté comme un cadavre exquis, l'est éminemment.


On imagine volontiers les deux auteurs incarnant les deux personnages du livre: un homme et une femme, comme les deux personnages. Ces derniers hantent un fitness, avides de sculpter leur corps, et en particulier leur ventre, leurs abdos en somme.

C'est qu'autant qu'un roman sur le fitness, "Bora Bora Dream" est un roman sur les ventres... Celui, presque plat, que la femme caresse. Et celui de l'homme qui fait ses abdos: splendide évocation, au chapitre 6, que celle de l'homme qui, lentement, effectue ses exercices de musculation. C'est lent, ça se détaille en phrases courtes écrites à l'infinitif: le lecteur est vraiment en place sur l'agrès, suant, inspirant et expirant.

Et dans ce royaume de la sueur qu'est un fitness, ce monde où chacun observe chacun mine de rien, où les tensions comme la séduction ont leur place, s'installe une attraction entre les deux personnages créés par les auteurs. Dès lors, peu à peu, le ventre devient autre chose qu'une partie du corps qu'on sculpte dans une obsession du paraître. Autant dire qu'une fois de plus, la collection "Uppercut" propose avec "Bora Bora Dream" un roman qui part du sport pour dire tout autre chose.

Cet autre chose, ce sont aussi les rêves évanouis, la vie qui reprend ses droits dans toute sa cruauté, semblant empêcher toute évasion. Récurrente, l'image de la carte postale de Bora Bora et de ses houles, précieusement conservée par l'homme, symbolise ainsi le caractère possiblement inaccessible de tout rêve.

Roman à quatre mains? Emilie Boré et Daniel Abimi ne sont pas les premiers, ni les derniers sans doute, à se livrer à l'exercice: on se souvient de l'efficace "Duellistes", opus récent de Chrystel Duchamp et Sébastien Bouchery. Et les deux écrivains ne sont pas non plus les premiers à s'être intéressés au monde des fitness, puisque Gilles de Montmollin, écrivain vaudois, lui a consacré plus d'une belle nouvelle. Reste que tant dans le mode d'écriture choisi que dans l'univers abordé, Emilie Boré et Daniel Abimi réussissent à proposer un opus personnel, efficace et percutant, qu'on ne saurait confondre avec aucun autre ouvrage.

Emilie Boré et Daniel Abimi, Bora Bora Dream, Lausanne, BSN Press, 2017.

Egalement lu par Francis Richard,
Le blog d'Emilie Boré, le site de l'éditeur
Défi Rentrée littéraire.

dimanche 8 octobre 2017

Dimanche poétique 322: Henri Merle

Idée de Celsmoon.

Histoire de marins

La vie, c'est toujours des histoir's de marins:
Quelqu'un qui part, quelqu'un qui revient...
Les femm's, les homm's, tout comm' les bateaux,
Ca vogue et puis ça prend l'eau!
Tu cherches partout ta p'tite île au trésor,
L'temps d'la trouver, t'accostes et t'es mort...
J'ai beau creuser, fouiller, farfouiller,
J'vois pas d'moralité.

Encore n'valse
Madam' la Mort,
on veut trouver des boutons d'or!
Dansons, dansons, dansons nos vies
Avant d'bouffer les pissenlits!

La vie, c'est toujours des histoir's de marins:
L'accordéon qui berce un chagrin,
Ce mal de vivre aussi grand que la mer,
L'amour qui tourne à l'envers...
Hier, dans ton lit y'avait ton matelot.
Il est parti, t'as qu'à mater l'eau...
Il neige et t'attends des flocons de lilas,

Mat'lit, mat'l'eau, mat'las...
Restez chez vous.
Madam'la mort.
On veut cueillir des boutons d'or!
On veut valser, valser nos vies
Avant de brouter vos pissenlits!

La vie, c'est toujours des histoir's de marins:
Quelqu'un qui part, quelqu'un qui revient,
Mais chaque instant, v'là que tinte le glas
Pour ceux qui r'viendront pas.
Et l'on reste là à mendier des voiliers...
Seul sur le port, tu d'viens fou à lier,

Mais pour nous bercer y'a cet accordéon
Fidèle à sa chanson:

Foutez le camp, 
Madam' la Mort,
On cherche l'île aux boutons d'or...
Valsons, valsons, valsons nos vies
Avant le plat de pissenlits!

Henri Merle, dans Le Moniteur du Caveau Stéphanois, n° 35/octobre 2014.

lundi 2 octobre 2017

Un phare en Uruguay avec Catherine Baldisserri

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Catherine Baldisserri – Un voyage en Uruguay, terre d'humains, entre la capitale et les terres les plus reculées: voilà ce que recèle le premier roman de Catherine Baldisserri, enseignante de langues étrangères. "La voix de Cabo" invite le lecteur à suivre le personnage de Teresa Monti au travers des joies et des peines d'une vie, au milieu du vingtième siècle. Cela, en plaçant la transmission au cœur du propos de ce roman à la fois court et dense.


Fascinant personnage, en effet, et volontaire en diable, que cette Teresa Monti! Entichée d'un gardien de phare, elle le suit jusqu'au bout le plus glacé du monde, et parvient à faire de ce lieu sauvage un espace de civilisation, tout simplement en devenant l'institutrice locale. L'école accueille régulièrement son lot d'enfants, mais le lecteur suivra plus particulièrement "le grand", à savoir Machado, qu'on devine encombré de lui-même derrière son banc d'école. Lecteur d'un livre qui pourrait être "Jonathan Livingstone le goéland" de Richard Bach, Machado va se forger une philosophie de vie qui tranche avec celle de ses semblables.

Mais n'anticipons pas: la vie des Monti est marquée par l'exploitation de restaurants, point de départ mercantile qui tranche avec la vocation d'enseignante de Teresa. L'auteure développe une genèse presque rocambolesque des débuts de la dynastie des Monti, née du culot d'un gamin au temps des premiers championnats du monde de football, disputés en Uruguay, que l'écrivaine décrit comme un apogée national. La fortune arrive, s'en va, revient: à chacun de jouer!

Peintre d'ambiances, la romancière excelle tout particulièrement à décrire les relations entre les pêcheurs qui s'aventurent dans les hautes mers. Décrivant les rituels, recréant avec justesse le langage et les techniques de pêche des marins traquant les loups marins - sans parler des usages managériaux qui y prévalent - elle réussit à recréer de façon crédible un microcosme isolé, qui fait écho aux habitants terriens isolés du hameau de Cabo Polonio. Elle développe aussi ce qui se passe dans les restaurants de Montevideo détenus par les Monti: quelques mots lui suffisent à les positionner, et lorsqu'il s'agit de créer une décoration avant-gardiste sous la férule d'une designer new-yorkaise, elle ne manque pas de montrer ceux qui, dans la clientèle et les observateurs, sont pour... ni ceux qui sont contre.

Reste que la grande histoire, au travers des insurrections mises en scène, trouve aussi sa place dans "La voix de Cabo". Le lecteur suivra donc avec bonheur le personnage de Machado, jeune homme aux épaules de géant, osciller entre l'envie d'apprendre et la volonté d'être l'un des acteurs d'une insurrection locale. Là aussi, l'écrivaine excelle à montrer les rapports de force, et surtout les faux semblants de ceux qui sont en place, c'est-à-dire les patrons, ceux qui exploitent le personnel agricole.

Quelle est, dès lors, cette voix de Cabo, si ce n'est celle de cette Teresa Monti qui a créé une école au milieu de nulle part? Elle va essaimer, et ses élèves ne manqueront pas de lui montrer leur reconnaissance, à leur manière, quoi qu'ils aient pu tirer de son enseignement. Le propos est riche! Il est mis en valeur par une écriture globalement neutre, sans esbroufe superflue, qui donne toute sa place à un récit réaliste bien construit, prometteur d'évasion, et émouvant à plus d'un instant.

Catherine Baldisserri, La voix de Cabo, Paris, Intervalles, 2017.

Le site de l'éditeur. Merci pour l'envoi d'un exemplaire!


dimanche 1 octobre 2017

Dimanche poétique 321: Marie Brulhart

Idée de Celsmoon.

Comme un soleil

Tu m'apparais comme un soleil,
Qui réveille tout ce qui sommeillait encore,
Qui anime tout ce qu'il caresse,
Qui révèle des mondes nouveaux.

Tu m'apparais comme un soleil,
Qui fait se lever la tête des humiliés,
Qui fait danser les coeurs désespérés,
Qui fait chanter les âmes des condamnés.

Tu es mon soleil,
Qui a brisé les lois de tous les temps,
Qui a bouleversé les espaces mesurés,
Et qui devrait s'éterniser.

Tu pourrais m'aimer,
Sans être un obstacle sur mon chemin.
Tu pourrais te coucher dans ma nuit étoilée,
Et animer mon souffle, chaque matin.

Marie Brulhart (1955-), Douze poèmes pour ma mère, Fribourg, Adamas, 2014.