lundi 30 juin 2025

Un vent de folie dans les Alpes

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Alexandre Regad – Président des éditions Encre fraîche depuis 2009, Alexandre Regad vient de publier son premier roman, "Les réprouvées", aux éditions Presses Inverses. Pour l'auteur, c'est là l'aboutissement d'une idée qui l'habite depuis ses années d'études: prolonger par le roman un travail de séminaire sur l'hystérie réalisé en 2004.

"Les réprouvées" est en effet un roman historique qui évoque l'épisode des "Possédées de Morzine", survenu dans les années 1857 dans ce village reculé de France: soudain, les femmes de Morzine (et aussi un homme) semblent devenus fous, comme pris de délire. Tout va être tenté pour y remédier: la religion bien sûr, mais aussi la superstition, le magnétisme, et même la méthode scientifique, avec un Dr Constans dont l'emprise rappelle, avant l'heure, celle du "Knock" de Jules Romains (p. 112 ss). Quelques certitudes et hiérarchies sociales éclatent au passage. Même le Second Empire va vibrer sur ses bases... 

Il convient de relever que l'écrivain valaisan Gabriel Bender s'était déjà attaqué à ce sujet, avec "Les Folles de Morzine", onzième tome de la collection "Gore des Alpes" de livres d'horreur qui font rire, frissonner et réfléchir. Revenant quelques années plus tard sur le même sujet, Alexandre Regad adopte une approche radicalement différente. 

Le lecteur découvre avec "Les réprouvées" un roman à l'écriture âpre, ciselée avec finesse en privilégiant les phrases courtes pour la narration proprement dite, ainsi que pour la description du Morzine d'alors, socialement figé: une localité a priori maudite où l'on n'arrive que par punition (tel l'un des curés qui s'y sont succédé), peuplé de personnages a priori peu sympathiques, si ce n'est peut-être la jeune rousse amnésique et rêveuse que l'on va suivre tout au long du récit et qui donne un visage à celui-ci.

L'ambiance est sombre dans ces lieux où les personnages sont rendus semblables par un travail agricole qui déshumanise. Ces personnages, l'auteur les fait apparaître tour à tour, de deux manières. Il y a d'une part ces monologues intérieurs, souvent ceux de la fille rousse mais parfois aussi d'autres gens qui rappellent ainsi, pour le meilleur et pour le moins bon, leur humanité. Et il y a d'autre part ces courts dialogues qui, de manière lapidaire, jouent un rôle de commentaire à la manière du chœur d'une tragédie antique. 

Alexandre Regad offre à son public un premier roman travaillé, littéraire, sombre aussi, qui, si bref qu'il soit, cultive une certaine lenteur dans la narration. Une lenteur qui épouse, sans doute, celle la vie dans les vallées reculées de montagne au dix-neuvième siècle jusqu'à ce qu'une certaine modernité vienne y apporter quelques remises en question.

Alexandre Regad, Les réprouvées, Prilly, Aux Presses Inverses, 2025.

Le site des éditions Aux Presses Inverses.


dimanche 29 juin 2025

Dimanche poétique 697: Anne Bregani

Sommeil du père

Dans le val
dort le père
qui ne reconnaît pas encore
le jeune homme

à la guerre envoyé
il a ramené
au côté droit
ce flanc christique
les balles l'ont troué
ouvert

son sang
à la terre s'est mêlé

quelles herbes ont poussé là
qu'aujourd'hui tu cueilles

Anne Bregani (1951- ), De brume et de feu, Genève, Samizdat, 2014.

vendredi 27 juin 2025

La presse, une affaire de (bonnes) affaires

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Alain Clavien – Comment la presse suisse se finance-t-elle? Voilà une question sur laquelle la presse nationale elle-même s'avère plutôt discrète. Ce monde souterrain de gros sous, l'historien Alain Clavien, spécialiste des médias, a choisi de l'explorer. Il en résulte la foisonnante étude "L'argent de la presse suisse", parue tout dernièrement. Et si l'ouvrage est sous-titré "Les années Publicitas", c'est parce que Publicitas, agence de publicité dominante en Suisse au cours du vingtième siècle, a marqué toute la période sous revue, entre 1890 et 1990.

Le premier chapitre plante le décor et s'avère instructif dans la mesure où il explique le fonctionnement des "fermiers d'annonces": ce sont des agences qui louent des pages de journaux, par exemple une sur une feuille de quatre pages, charge à elle de la remplir d'annonces diverses et variées et d'en tirer profit. Le modèle se développe à mesure qu'émerge une société de consommation qui implique de vendre des produits, voire des marques. Pour les journaux, c'est pratique, du moins au début: plus besoin de prospecteur.

Ce modèle permet aussi une mutation du paysage journalistique suisse, qui passe d'un modèle de feuilles d'avis partisanes portées par des gens de conviction prêts à accepter des déficits à des structures professionnelles de type "société anonyme", non orientées politiquement, poussées à la croissance et au bénéfice, ne serait-ce que pour rétribuer les actionnaires. Ainsi, relève l'auteur, le journal, en l'absence de subventions d'État, est vendu deux fois: une fois aux fermiers d'annonces, une fois au lectorat – qui, grâce à la publicité, paie son journal moins cher.

L'auteur utilise le fermier d'annonces Publicitas comme fil rouge de son ouvrage et suit, jusqu'au bout, les archives disponibles et accessibles. On les découvre riches, malgré quelques lacunes; elles mettent au jour un monde où l'on cultive le secret. Les éditeurs de journaux ont ainsi l'interdiction de discuter entre eux des conditions d'un contrat avec l'agence de publicité; ces contrats, quant à eux, ne brillent pas par leur transparence: les éditeurs ne savent rien du chiffre d'affaires de Publicitas (non publié pendant longtemps), et Publicitas ne peut qu'estimer le tirage d'un journal, à défaut, longtemps, d'un décompte officiel contrôlé – ce sera le rôle de la REMP, fondée en 1964.

La position de Publicitas va évoluer au fil des années. L'auteur va montrer comment elle va prendre influence directement dans les journaux auxquels elle fournit des réclames, au risque de compromettre la liberté de la presse. L'auteur donne quelques exemples de la puissance des annonceurs, capables de retirer leurs billes dès qu'un article leur déplaît. Le jeu des rapports de force va se révéler plus favorable aux éditeurs dans la seconde moitié du vingtième siècle, lorsque l'annoncer aura besoin des titres de presse pour exister, alors que le marché des annonces, mûr, devient plus difficile et moins lucratif – et que les journaux, par le jeu des concentrations et de la constitution de groupes de presse, sont en mesure de peser sur leur partenaire en matière de réclames, ne serait-ce que par la menace de créer leur propre régie publicitaire.

L'auteur va jusqu'à évoquer les tentatives de publications gratuites en Suisse: les tentatives ont été nombreuses, mais aujourd'hui, seul survit, sur papier pour quelques mois encore, le "20 minutes" dans ses déclinaisons en français, allemand et italien. Mettant à part le destin de Publicitas (qui fera faillite en 2018, mais une partie de ses archives demeure sous embargo aujourd'hui), l'auteur esquisse les tendances actuelles, avec la fuite de l'argent des annonces vers les supports en ligne après avoir fait les beaux jours de la radio et de la télévision: pour lui, le modèle du "journal vendu deux fois", dominant tout au long du vingtième siècle, est en déclin. Cela tombe mal, à l'heure où, l'auteur le mentionne aussi, le lectorat n'est plus disposé à payer pour s'informer: il y a été habitué, et se contente aujourd'hui assez bien des gros titres sur Internet.

Gros acteurs et gros sous: c'est ce dont il sera question dans cet ouvrage, bien plus que de journalistes marquants ou de scoops à l'impact historique. Au-delà d'une relation qui expose que les acteurs de la presse jouent le jeu du capitalisme, l'auteur signale aussi les débats sur le caractère spécifique du domaine de la presse, et notamment sur son rôle, pris très au sérieux en Suisse, dans le fonctionnement démocratique du pays: pas de démocratie sans information de qualité.

Alain Clavien, L'argent de la presse suisse, Neuchâtel, Livreo-Alphil/Les routes de l'histoire, 2025.

Le site des éditions Livreo-Alphil.


dimanche 22 juin 2025

Dimanche poétique 696: Jean Godard

Un peu devant que l'aube amenât la journée

Un peu devant que l'aube amenât la journée,
Naguère je songeais dans un lit en dormant
Qu'un vilain me suivait, mais courant vitement
Que j'avais devant lui bonne place gagnée.

Ainsi courant j'avise une colombe ornée
D'un plumage neigeux, que bien habilement
J'empoigne de ma main, et puis soudainement
Lors ma course et ma peur se trouve là bornée.

M'éveillant en sursaut je conte tout joyeux
A un qui était là mon songe gracieux.
A mon songe plaisant lors je songe et resonge,

Mais soudain un ami m'annonça mes malheurs.
Je ne vous croirai plus, songes, allez ailleurs,
Ah songes, à mon dam vous n'êtes que mensonges !

Jean Godard (1564-1630). Source: Bonjour Poésie.

samedi 21 juin 2025

De la semence pour les pissenlits

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Fabienne Radi – C'est court comme une nouvelle, il n'y a rien de trop, et en même temps rien n'y manque: c'est "C'est quelque chose", première incursion de l'écrivaine suisse Fabienne Radi dans le monde de la fiction. Il y a même des moutons et des Suédois, c'est dire.

Situé dans les années 1970, alors que l'aménagement du territoire est introduit en Suisse, le monde que décrit "C'est quelque chose" gravite autour d'une maison située en Suisse, très isolée, qui a soudain pris de la valeur parce que, plantée qu'elle est au milieu d'une zone agricole qui le restera, elle ne risque pas d'avoir de voisins avant longtemps. Juste avant l'évolution législative, cependant, un jeune couple l'achète. Happé par une opportunité à l'étranger, il part un an et loue la maison à cinq jeunes Suédois pétés de testostérone.

L'année 1970 date aussi le récit à travers le mode de vie du jeune couple: du moment qu'il y a des enfants, l'épouse devient femme au foyer, comme c'était encore souvent le cas alors. Elle renvoie aussi à une époque où l'on s'écrivait des lettres pour prendre des nouvelles. Et c'est l'agriculteur voisin (enfin...) qui vient vidanger les toilettes de la maison, qui ne doit pas être totalement équipée au début du livre.

La narration est efficace, certes. Elle charme aussi par un humour discret mais constant, par une vision très légèrement décalée qui prépare le lumineux feu d'artifice final ("C'est quelque chose!", s'exclame le paysan, et c'est là que le titre devient clair) – qui explique, soit dit en passant, que la semence suédoise est bonne pour les pissenlits. 

L'auteure introduit en outre des variations de rythme bienvenues en faisant intervenir, au gré de certains chapitres, des personnages observateurs extérieurs venant préciser de façon oblique, avec un humour plus appuyé, certains détails apparemment anodins du récit. Il sera dès lors question des conditions de tournage d'un film sur la maison du couple, ou d'une intervention de Hugh Hefner (oui, oui!) qui vient expliquer en quoi le baisodrome lit circulaire que les Suédois se sont procuré est un modèle assez sommaire par rapport au sien.

Avec ses 90 pages, ce court ouvrage se lit avec beaucoup de plaisir l'espace d'une soirée. On sourit, on s'étonne, on se demande où l'auteure veut bien en venir. Et à la fin, bien sûr, tout est clair et l'on referme "C'est quelque chose" avec le sourire.

Fabienne Radi, C'est quelque chose, Genève, Editions d'Autre Part, 2017.

Le site de Fabienne Radi, celui des Editions d'Autre Part.

Egalement lu par Francis Richard.

mardi 17 juin 2025

Destins camerounais noués aux Pâquis

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Max Lobe – 39, rue de Berne? Une adresse au cœur des Pâquis, quartier chaud de la ville de Genève. C'est là que se noue pour l'essentiel l'intrigue du roman "39 rue de Berne", signé Max Lobe. Entre roman et témoignage, le lecteur suit au fil de pages marquées par un épatant talent de conteur le destin de quelques Camerounais, à commencer par Mbila, jeune femme camerounaise embarquée malgré elle dans le monde de la prostitution contrainte, où elle a cependant su se faire sa place. Quant à celui qui raconte, c'est son fils, Dipita, alter ego de l'écrivain.

Tout débute au Cameroun, où l'opportunité presque miraculeuse de vivre mieux en Europe s'ouvre pour Mbila. Trop beau pour être vrai, on s'en doute! La jeune femme quitte un monde familial et clanique dominé par l'oncle Démoney (entendez-vous "démon" ou "monnaie"?...), ancien fonctionnaire ramenard bénéficiant (encore que...) d'une retraite très anticipée. Le lecteur verra en lui une figure patriarcale ambivalente, désireuse de faire le bien autour de lui mais peu regardant quant aux moyens – Mbila va en faire la difficile expérience. De la part de l'auteur, le fait de nommer "philanthropes-bienfaiteurs" ceux qui vont poser Mbila sur les trottoirs de Genève constitue une astucieuse antiphrase, dont on pourrait sourire si elle n'était si amère.

Au fil des pages, le lecteur fait aussi connaissance, bien sûr, du narrateur, Dipita: celui-ci va vivre, au fil d'une chronologie parfois un peu bousculée, sa vie d'enfant devenu adolescent puis adulte, se découvrant notamment homosexuel – un motif qui, émergeant assez tard dans le roman, n'en est pas moins prégnant: cette attirance, le narrateur la vit pleinement avec William, jusqu'au meurtre passionnel après une trahison, mais elle résonne aussi avec ce qu'il a pu entendre autour de lui, et qui n'est guère agréable – sans oublier que pour certaines personnes de son entourage, l'homosexualité semble être, pour paraphraser, un truc de Blancs. Ces pensées contradictoires, cette difficulté à s'emparer de cette partie de lui, Dipita les décrit avec précision et sincérité, recourant à des images frappantes en phase avec la description littéraire approfondie d'une quête de son intimité.  

C'est que si "39 rue de Berne" relate les destins d'une poignée de personnages qui n'auront pas été épargnés par la vie (outre la prostitution, il sera aussi question de prison, voire de racisme ou de délits de faciès) et qui se retrouvent dans un monde à la fois proche et lointain de ce que la Suisse peut avoir d'opulent, ce roman ne manque jamais une occasion de faire naître la beauté, voire le sourire, par l'écriture. Celle-ci passe par l'envie constante, de la part de l'auteur, de trouver des images qui font naturellement mouche, mais aussi par le choix d'une écriture délibérément colorée de tours de langage camerounais. Il en résulte un premier roman à la voix personnelle, recréée de manière naturelle à force d'avoir été travaillée, à la manière d'un Ramuz – cité soit dit en passant au fil du roman. Ainsi se fait la jointure entre le Cameroun et la Suisse, qui sont les deux pays de l'écrivain.

Max Lobe, 39 rue de Berne, Genève, Zoé, 2013/Zoé Poche, 2017.

Le site des éditions Zoé.

Ils l'ont lu aussi: Francis Richard, Papalagui, Philisine Cave, Zarline.

dimanche 15 juin 2025

Dimanche poétique 695: Jean de La Fontaine

Le Gland et la Citrouille

Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l'aller parcourant,
Dans les Citrouilles je la treuve.
Un villageois considérant,
Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
A quoi songeait, dit-il, l'Auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là !
Hé parbleu ! Je l'aurais pendue
A l'un des chênes que voilà.
C'eût été justement l'affaire ;
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C'est dommage, Garo, que tu n'es point entré
Au conseil de celui que prêche ton Curé :
Tout en eût été mieux ; car pourquoi, par exemple,
Le Gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit ?
Dieu s'est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l'on a fait un quiproquo.
Cette réflexion embarrassant notre homme :
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit.
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s'éveille ; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce Gland eût été gourde ?
Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il eut raison ;
J'en vois bien à présent la cause.
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison.

Jean de La Fontaine (1621-1695). Source: Bonjour Poésie.

samedi 14 juin 2025

Un thriller sous la pluie

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Olivier Chapuis – L'ambiance est sombre dans "Insoumission", le dernier thriller de l'écrivain suisse Olivier Chapuis. Elle est pluvieuse aussi, puisque tout va se jouer l'espace d'un soir de grosse averse, sur les routes à la visibilité limitée et humide du canton de Vaud – une ambiance de flou et de pénombre que l'auteur saisit parfaitement, dès le premier chapitre, et qui accroche d'emblée le lecteur.

Au fil des pages, "Insoumission" explore les zones d'ombre de quelques personnages aux apparences pourtant plutôt correctes. Pensez donc: que dire de mal d'un couple qui tient une chaîne hôtelière? Très vite, le lecteur découvre que ces établissements cachent des bars privés, livrés à plus d'une activité illégale: trafic de drogue, prostitution, etc. Une journaliste va s'y intéresser de près... et le cœur va s'en mêler, pour faire bon poids.

Si Alain est à la tête du navire hôtelier Bolton Ltd avec son épouse Viviane, en effet, c'est aussi un cavaleur avide de conquêtes. On le retrouve face à deux femmes plutôt différentes: Myriam, une jeune secrétaire (le grand classique) et Naomi, qui veut rapidement davantage que de simples coups à l'occasion. L'auteur recourt à un vocabulaire d'une grossièreté calculée pour en dire le caractère dérisoire – une tactique de style qui s'applique aussi, de façon plus générale, pour exprimer le cynisme des humains qui, dans ce livre, sont aux commandes.

L'auteur s'intéresse à ses personnages. Et là où ceux-ci effacent la personnalité des prostituées du réseau entretenu par Alain et Viviane sous l'étiquette trompeuse de "stagiaires" baladées entre une poignée de grandes villes d'Europe, l'écrivain leur restitue un visage à travers la personnalité, à la présence fugace mais prégnante, de Vika, Biélorusse en rupture, devenue mère trop tôt, victime de traite des blanches, et embarquée malgré elle dans le sillage des activités illégales de la chaîne hôtelière Bolton.

"Insoumission" conserve encore quelques-unes des "métaphores foireuses" que l'auteur affectionne tant que son éditeur doit parfois, c'est dit au moment des remerciements, canaliser. Celles-ci lui donnent ce qu'il lui faut de chair, en contraste avec une écriture généralement nerveuse, faite de phrases et de chapitres courts qui renforcent l'impression de rapidité et de tension inhérente au propos.

Et pour la petite histoire, un dernier détail: ce roman voit passer l'ombre un quintuple champion de "Des Chiffres et des Lettres" qui ressemble à un camée de l'écrivain en personne: il a lui-même naguère brillé dans cette émission de télévision populaire...

Olivier Chapuis, Insoumission, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.

Le site de BSN Press.

Le site des Editions de Londres, où ce roman a paru dans une première version en 2015.

jeudi 12 juin 2025

Lauren Weisberger, ombres et lumières du star-système

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Lauren Weisberger – La célébrité est généralement une consécration. Mais il est aussi permis de penser qu'elle est une épreuve, surtout si elle survient soudain au sein d'un couple, bousculant toutes les prévisions. Une telle épreuve, c'est celle que Brooke et Julian vont traverser tout au long du roman "Stiletto Blues à Hollywood", signé Lauren Weisberger – cette romancière connue grâce à son roman "Le diable s'habille en Prada".

La traduction du titre appelle quelques réserves. Certes, elle est distante du titre d'origine, ce qui n'est pas un mal en soi. Mais s'il y a beaucoup de blues et d'humeurs mélancoliques dans "Stiletto Blues à Hollywood", il n'y est guère question de talons hauts (mais bien plus de talents hauts!), ni de Hollywood proprement dit – au-delà, bien sûr de quelques stars dûment citées, en mode namedropping, pour dire que tout se passe dans les sommets de l'industrie américaine du divertissement. Pensez: il y a même de vrais morceaux de Jon Bon Jovi dans ce roman... Mais tout se passe entre New York, Los Angeles et, pour une péripétie, Chattanooga. Et pour faire chic, on voyage en avion ou en taxi.

La conduite de ce roman est maîtrisée, nul doute là-dessus. Cela tient à un tandem de personnages travaillés en profondeur. Il y a d'un côté Julian, le chanteur qui devient tout d'un coup célèbre dans l'ensemble des Etats-Unis, voire au-delà. C'est une figure complexe: l'auteure dessine les tentations liées au monde des paillettes et du glam qu'il aborde sans y être vraiment préparé, et on le voit essayer, avec des fortunes diverses, de résister à la tentation de prendre le melon. Brooke, sa femme, mène aussi sa carrière, plus discrète mais pas moins satisfaisante: elle est diététicienne spécialisée dans la maternité et la petite enfance. 

Avec un tel tandem, l'auteure recrée le duo flatteur (pour les lectrices) de la femme ordinaire et anonyme, à peine en surpoids (à rebours de la fille élancée qui, dessinée, orne la couverture du livre), qui vit une histoire d'amour unique avec un homme hors du commun – un schéma qu'on trouve entre autres aussi, dans le domaine suisse, dans le cycle "Gueule d'Ange" de Katja Lasan: qui n'aimerait pas être la chérie de la rock star charismatique du moment? L'écrivaine américaine crée, sur cette base, un roman doux-amer qui explore et questionne, sans concessions mais non sans humour, les inconvénients d'un tel attelage: absences répétées, rumeurs malveillantes, remise en question de la vie privée. Elle recrée avec beaucoup de justesse les émotions fortes que traverse en particulier une Brooke qui ne se reconnaît plus, et ne retrouve plus son mari aimant des années de galère.

En arrière-plan, l'auteure dessine avec précision un portrait sans concession du monde du star-système, faussement amical, plein d'embuscades, où chacune et chacun est bien inspiré de se méfier de ses semblables, si souriants qu'ils soient. En contrepoint, même s'il est moins glamour, le monde du travail de Brooke est observé avec une égale justesse. Evaluations par la hiérarchie, collègues qui font faux bond, navigation entre rigueurs du métier et confiance des patientes: en définitive, il est permis de se dire, au fil des pages, que strass mis à part, les milieux de la diététique et du cinéma ont plus d'un point de convergence.

Il faut un peu de temps pour entrer dans "Stiletto Blues à Hollywood" dans sa version française: les premières pages s'avèrent écrites dans un style certes propre, mais sans le pétillement qu'on attend d'un roman de chick lit. Mais qu'on laisse au texte le temps de quelques tours de chauffe: ceux-ci permettent de planter le décor de manière détaillée et claire. Et peu à peu, au fil des péripéties et surtout des dialogues, le récit va s'éclairer et trouver son tempo de croisière. Dès lors, ce roman ne se lâche plus guère. Et sa fin, en est-elle vraiment une? Elle pourrait constituer une ouverture vers de nouvelles aventures pour Brooke et Julian.

Lauren Weisberger, Stiletto Blues à Hollywood, Paris, Fleuve Noir, 2010/Presses Pocket, 2011. Traduit de l'américain par Christine Barbaste.

Le site de Lauren Weisberger (en anglais), celui des éditions Presses Pocket.

Lu par Alice, Chicky PooGwen, Le monde éditorialLivre d'un soir, LiziMa bibliothèque virtuelleMalivo, MarieMelymeloPops, Smells Like Chick Spirit.

mercredi 11 juin 2025

Charles Exbrayat: et tout ça pour une lettre...

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Charles Exbrayat – Ah, revenir à ce plaisir des romans d'espionnage d'antan, à forte dose d'humour et d'humain! Tel est le plaisir qu'offre le délicieux opus "Bye, bye, chérie!" de Charles Exbrayat. Avec le personnage de Guillaume de Saint-Sève, l'auteur met en scène un employé d'ambassade français encore novice, émargeant à Londres, chargé d'aller chercher à Nice une missive d'importance capitale. Celle-ci semble même intéresser pas mal de services secrets étrangers...

On le comprend vite, et si ce n'est pas le cas, la fin du roman l'explicite: la missive est un McGuffin du meilleur aloi, capable de faire courir de manière efficace une dizaine de personnages et le lecteur après eux. Penchons-nous un peu sur cette poignée de lascars aux trousses du Français Guillaume Saint-Sève: ce sont des agents des services de renseignement britannique, américain, soviétique et chinois. 

Sachant que "Bye, bye, chérie!" a été écrit en pleine guerre froide, au début des années 1970, il est facile de concevoir qu'entre ces personnages, les sourires sont constamment à cran d'arrêt, même et surtout pendant les moments de trêve. L'auteur, du reste, ne manque pas de souligner ces inimitiés en recourant, pour les dialogues mais pas seulement, à un lexique xénophobe décomplexé.

Et il y aura des morts... que l'écrivain sait agencer de manière parfois très originale: on salue en particulier la description de l'assassinat presque délicat de tel espion à l'occasion d'une cérémonie du thé, chanson de Maman en prime. Guillaume lui-même devient un assassin, malgré lui: plusieurs personnages tombent de sa fenêtre d'hôtel sans qu'il n'y puisse rien, mais tout l'accuse, à commencer par des policiers niçois pittoresques dont le tempérament obtus ne peut qu'amuser et attendrir le lectorat.

L'auteur, enfin, joue la carte du cœur pour plus d'un de ses personnages, ajoutant au jeu professionnel des espions entre eux la dimension sentimentale, qui va guider certaines décisions pour le meilleur et pour le pire. Le paysage amoureux le mieux dessiné est, on s'en doute, celui de Guillaume de Saint-Sève lui-même: au début du roman, on le voit amouraché d'une jeune et très riche Anglaise qui l'admire de plus en plus à chaque homicide qu'on lui impute. Mais voilà: lâchez dans une telle relation une belle Sicilienne héritière d'un clan pour qui l'honneur n'est pas un vain mot (ça peut tuer!) et tout sera remis en question...

"Bye, bye, chérie!" est un roman d'espionnage bien ancré dans son époque. Il est reposant et jouissif de lire un ouvrage que les artifices informatiques et numériques n'encombrent pas: cela permet d'offrir toute leur place aux personnages et à leur humanité, féroce ou amoureuse, ambitieuse ou vite démasquée. Il est aussi permis, bien sûr, de leur trouver un côté dérisoire, celui qu'on prêterait à de sacrés pieds nickelés: cela aussi est constitutif de l'humour constant, truculent, de ce petit livre, délicieux intermède entre deux lectures plus graves.

Charles Exbrayat, Bye, bye, chérie!, Paris, Librairie des Champs-Elysées, 1974/Club des Masques, 1989.


dimanche 8 juin 2025

Dimanche poétique 694: François Coppée

Juin

Dans cette vie ou nous ne sommes
Que pour un temps si tôt fini,
L'instinct des oiseaux et des hommes
Sera toujours de faire un nid ;

Et d'un peu de paille ou d'argile
Tous veulent se construire, un jour,
Un humble toit, chaud et fragile,
Pour la famille et pour l'amour.

Par les yeux d'une fille d'Ève
Mon cœur profondément touché
Avait fait aussi ce doux rêve
D'un bonheur étroit et caché.

Rempli de joie et de courage,
A fonder mon nid je songeais ;
Mais un furieux vent d'orage
Vient d'emporter tous mes projets ;

Et sur mon chemin solitaire
Je vois, triste et le front courbé,
Tous mes espoirs brisés à terre
Comme les œufs d'un nid tombé.

François Coppée (1842-1908). Source: Bonjour Poésie.

samedi 7 juin 2025

Luce Mouchel, émergence d'une actrice

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Luce Mouchel – Genèse d'une vocation: c'est ainsi que le lecteur pourrait résumer "Faire semblant d'être soi", court ouvrage signé de la comédienne Luce Mouchel, connue aujourd'hui pour jouer le docteur Marianne Delcourt dans la série quotidienne "Demain nous appartient". Femme de théâtre, c'est au théâtre que l'auteure a dévolu son texte: il a fait l'objet d'un spectacle au début de cette année, à Paris – précisément au Théâtre La flèche.

Une fois de plus, c'est le retour d'un lecteur de théâtre que je vous propose, sans avoir vu le spectacle. La lecture permet de retracer la naissance d'une vocation de femme de théâtre, de ses tout premiers souvenirs jusqu'à son premier rôle qui compte, celui de Jacqueline dans "La Surprise de l'amour" de Marivaux. Entre les deux, l'auteure peint d'elle-même le portrait d'une fillette, puis d'une jeune femme, qui slalome entre les rôles que la vie lui donne à jouer, capable de faire semblant d'être soi: la vie est un théâtre.

Il y a donc la famille Mouchel, installée à Dieppe. Cette famille, c'est deux parents, trois filles et un garçon et quelques secrets que la narratrice débusque, pas forcément consciente de l'impact de ses questionnements. Au départ, en effet, il y a les choses qu'on ne raconte pas: la mort du premier mari de Maman par exemple. 

Plus largement, le portrait que l'écrivaine fait de sa famille intervient au naturel: chacun de ses membres est décrit de manière détaillée et finement observée. Il n'en faut pas plus pour ouvrir la porte à une lecture qui interroge les souvenirs, d'une façon qui confine à la psychanalyse – un élément porté par Gladys, la grande sœur de l'autrice, qui a la fibre sociologique. On verra ainsi, récurrent, le trou des toilettes comme image du vide; il y a aussi l'accueil de la petite sœur, les difficultés qu'il peut y avoir à annoncer à ses parents une vocation qui n'a rien d'évident: celle de comédienne. Et bien sûr, les amours viennent tout compliquer...

Quelle est l'écriture de l'autrice? Lorsqu'elle s'exprime, celle-ci évoque le développement de sa réflexion en mots presque enfantins, volontiers percutants. Cette évocation ne manque pas d'humour récurrent, notamment lorsqu'il s'agit d'évoquer des constantes telles que le trou noir, plus ou moins sec, au fond des toilettes. Faussement simple, l'écriture est en mesure d'aborder des thèmes tels que l'adolescence, une adolescence vécue en tant que femme et qui constitue un jalon dans la vie. Faut-il un mérite physique pour marquer le coup, et lequel? La nature passe par là et saura répondre à cette question.

Luce Mouchel, Faire semblant d'être soi, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site des éditions BNS Press.


mardi 3 juin 2025

Frères humains, tout simplement, dans la lointaine Amazonie

Vénus Khoury-Ghata – Signé Vénus Khoury-Ghata, le recueil poétique "Ceux d'Amazonie" conduit son lectorat sur les rivages lointains de l'Amérique du Sud, sous l'inspiration de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss, de l'Académie française. Courts et prégnants, les poèmes font voir, l'un après l'autre, tout un monde dont la poétesse dessine l'esprit et l'univers.

Cela, sans céder, et c'est là le génie de ce recueil, à une quelconque forme d'exotisme susceptible de flatter le lecteur. Loin de tout stéréotype, les poèmes du recueil touchent à l'universel par leur simplicité même. Il n'y a guère de ponctuation dans les vers libres de l'auteure, ce qui confère aux textes un caractère suspendu et aérien. Et le choix de mots simples, familiers, jamais techniques, fait que chaque poème va parler à tout le monde et paraître immédiatement savoureux.

Rien de simpliste non plus, pourtant, dans ce recueil: poème après poème, la poétesse dessine toute une vie que le lecteur imagine, par la force des choses, en Amazonie. La mort constitue le thème, universel, du premier poème. 

De là, page après page, image après image, naît le portrait d'une ethnie rêvée, jamais citée mais peut-être synthèse des peuples sud-américains, parfaitement assimilée à un monde vivant où les morts ne sont jamais loin des vivants, et où les humains ont un lien privilégié avec les végétaux et les arbres, comme avec les animaux qui les entourent.

La séquence éponyme du recueil s'achève alors que les poèmes évoquent l'arrivée d'une humanité non endémique: des "padre" qui proposent leur propre religion, des personnages qui vont tenter leur chance en ville, quitte à revenir et à risquer de ne pas être reconnus. Cette humanité occidentale ou occidentalisée sera plus présente dans les deux séries de poèmes, plus brèves que la première, plus allusives et inquiètes aussi, qui concluent le recueil: "Ceux qui reviennent" et "La guerre au bout de notre rue".

Magnifique dès lorsqu'il évoque la nature et les humains qui y vivent à leur manière, le recueil "Ceux d'Amazonie" ne manque jamais de sensualité. Ce recueil fait vivre des relations empreintes de fermeté ou d'amour qui, on le découvre à plus d'une reprise, ne sont même pas bloquées par la mort: dans "Ceux d'Amazonie", les morts côtoient les vivants et méritent déférence, en un monde poreux où les humains ne sont qu'un ensemble parmi d'autres, ayant vocation à vivre en bonne intelligence avec les autres.

Vénus Khoury-Ghata, Ceux d'Amazonie, Paris, Mercure de France, 2025.

Le site des éditions Mercure de France.

dimanche 1 juin 2025

Dimanche poétique 693: Théodore de Banville

La lyre

Les Dieux, pour lui laisser le vin, buvaient du fiel.
L'aigle à ses pieds veillait, ayant quitté son aire ;
Le lion devant lui se couchait, débonnaire,
L'abeille était joyeuse et lui donnait son miel.

Il avait sur son front le signe essentiel,
Et du rouge vêtu, comme un tortionnaire,
Dans sa droite féroce il portait le tonnerre,
Étant celui qui fait la clarté dans le ciel.

Pourtant, sans être ému de sa terrible approche,
Moi, je chantais mon ode et j'emplissais la roche,
La caverne et le bois de cris mélodieux.

Enfin je m'avançai, pris du sacré délire,
Vers celui qui soumet les tigres et les Dieux,
Et je lui dis : Amour, obéis ; j'ai la Lyre !

Théodore de Banville (1823-1891). Source: Bonjour Poésie.

Laure Federiconi, de l'abondance à la poésie

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Laure Federiconi – Elle se balade nue dans son appartement, elle est libraire sans passion et entasse pommes de terre et plantes vertes: telle est la narratrice de "La vie juste", un roman à la première personne signé Laure Federiconi. Cette narratrice, une jeune femme, on peut la croire dépressive, ou simplement perdue et en quête d'une voie dans un monde actuel un peu trop abondant. Le lecteur, en tout cas, la suivra volontiers, tant sa voix est riche, travaillée et empreinte d'une poésie possiblement salvatrice.

"La vie juste" met en scène une fille en quête de sens, le lecteur le découvre peu à peu. L'auteure met en avant les classiques du genre, entre religion, science et ésotérisme: la psychiatrie à travers le personnage peu profilé de C. G. (comme un certain Jung), le catholicisme à l'italienne au travers de rapprochements réguliers avec Padre Pio, au travers d'images et de gadgets qui tiennent surtout du leurre: "là où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie", disait Saint François de Sales, repris par feu Mgr Bernard Genoud. Une affaire d'enfance...

Et puis, il y a le yoga, que la narratrice aborde avec une motivation moyenne que le lecteur mesure à son incapacité à mémoriser certains chants. Là aussi, le piège matérialiste est à portée de main, sous la forme d'une tirelire en forme de fer à cheval: l'argent d'abord! Sur un ton faussement poétique que l'auteure transcrit en modifiant la scansion du récit l'espace de quelques pages, la monitrice ne manque pas de le rappeler.

Enfin, il y a le développement personnel, domaine dans lequel la narratrice est active en qualité de libraire. Une arnaque de plus? La narratrice l'admet partiellement, puisqu'elle achète elle-même les livres de son rayon. Elle la rejette aussi, en démissionnant sans préavis. Il est permis de voir dans cette démission une envie d'aller vers quelques chose de plus authentique que la vente de livres prometteurs d'un bonheur pour le moins incertain. 

La quête du bonheur de la narratrice passe aussi par des épisodes compulsifs: elle recherche des partenaires amicaux ou sexuels via des applications de rencontre, quitte à les titiller en exploitant les ressources des réseaux sociaux. On la verra aussi acheter des pommes de terre en quantités excessives, et cultiver des plantes dans tout son appartement. Seul un yucca semble survivre. A contrario, la nudité récurrente de la narratrice, plutôt que comme une manière de sexualisation, apparaît comme une volonté générale de se débarrasser de ce que la société fait peser sur elle et de vivre libre, nue, enfin. Vu ainsi, l'incipit a l'aspect d'une évidence désarmante, enviable même: "Je suis nue et je mange du guacamole."

Face à cela, le lecteur se trouve en présence d'un personnage piégé par tout ce que la société d'abondance matérielle ou idéologique peut offrir aujourd'hui. La narratrice aura beau remplir son emploi du temps et son appartement, se remplir même de chasselas ou de souvenirs d'enfance comme le veut la psychologie d'aujourd'hui, elle n'arrivera jamais au bonheur auquel elle a droit. A moins que la poésie ne lui offre une issue possible? "La vie juste" pourrait dès lors apparaître comme l'œuvre poétique libératrice de cette narratrice, désireuse de mettre à plat son ressenti afin de le partager, sincère, avec son lectorat. Et, pour ce faire, de mettre à nu son corps comme son âme.

Laure Federiconi, La vie juste, Lausanne, La Veilleuse, 2025.

Le site des éditions La Veilleuse