lundi 15 novembre 2021

Du Second Empire au covid-19, toutes et tous des malades avec Gabriel Bender

Gabriel Bender – Un roman historique peut-il être également un roman d'horreur? L'écrivain Gabriel Bender répond par l'affirmative avec son dernier opus, "Les folles de Morzine". Il se fonde sur un épisode historique qu'on a un peu oublié: sous le Second Empire, pendant plus d'une décennie, les filles et femmes du village de Morzine se sont trouvées possédées, exaltées. L'affaire a même fait trembler l'Empereur...

L'écrivain choisit de construire son intrigue sur un jeu constant d'allers et retours entre le passé, celui du temps des possédées de Morzine, et le présent, celui d'une documentariste désireuse de tourner un film sur le sujet. Point commun dans le récit: le cinéma d'aujourd'hui, comme la vie villageoise de naguère, sont des mondes d'hommes. 

Femme dans un monde d'hommes

Ainsi, la narratrice, qui est aussi la réalisatrice, aura fort à faire pour imposer ses vues: faut-il qu'une histoire de possession subie par des femmes doive être relatée par des mecs dont l'histoire a retenu le nom, ou ne vaut-il pas mieux scénariser le reportage en donnant la parole aux femmes, à commencer par Perronne Tavernier? Surtout, elle va se retrouver aux prises avec Bruno, le caméraman, qui va jouer un rôle bien à lui en apportant sa bonne couche d'horreur.

Une petite merveille de personnage que ce Bruno: au début, il paraît presque sympathique avec son penchant pour la binouze, son gros bon sens un brin paternaliste et les québécismes pittoresques qui émaillent ses répliques. Mais l'auteur le fait dériver tout doucement vers l'abjection: il y aura de la zoophilie (des chèvres, classique: "y'a pas de mêê", comme qui dirait, mais l'animal est bien trouvé puisque les chèvres, comme le diable, ont des cornes) ou de la volaille tuée gratuitement et cruellement. 

Le lecteur s'interroge: Bruno est-il possédé? Est-il donc l'héritier masculin trop réel des femmes "folles de Morzine"? Aveu d'impuissance de la psychiatrie moderne, la dernière réplique du roman entretient la flamme.

Un livre d'horreur qui parle de notre temps

"Les folles de Morzine" est ainsi construit qu'il rappelle de façon troublante le temps d'aujourd'hui, marqué par une pandémie que nous connaissons trop bien. L'auteur décrit en effet l'épisode de possession en recourant au lexique des maladies et épidémies – tiens, le mot "épidémie" apparaît en page 94. Et bien avant (p. 35), il est aussi question de guérison des filles de tel personnage. 

Dans le même registre, tout le chapitre IV est consacré au "complotisme", et les querelles d'ego ne sont pas absentes du propos, qui oppose fort justement une religion toute-puissante (le catholicisme en Haute-Savoie) et un magnétisme qui paraît efficace mais interpelle parce qu'il vient de la ville (Genève). Cela, sans oublier les sciences psychologiques, qui en sont à leurs débuts et cherchent à s'imposer. Ainsi, et c'est un parallèle qui apparaît de façon insistante, de la même manière que les scientifiques de télévision bataillent aujourd'hui pour "leur" vérité sur le covid-19, les maîtres à penser du temps des folles de Morzine luttaient farouchement pour leur magistère.

Documentation et humour

"Les folles de Morzine" est un roman à la fois actuel et historique, on l'a dit. Pour dire les temps d'avant, l'auteur s'est donc plongé dans les ouvrages et textes qui, d'hier à aujourd'hui, évoquent cet épisode. Comme de bien entendu, il cite le tableau de Laurent Baud sur le sujet, qui donne à voir l'ambiance. De façon plus surprenante, il cite aussi ses collègues romanciers de la maison d'édition "Gore des Alpes" – faisant ainsi référence à d'autres auteurs qui ont, à leur manière, puisé dans les dessous horribles de l'histoire des Alpes.

Mais "Les folles de Morzine" est loin d'être un roman où l'on délire froidement. Au contraire, l'écrivain instille au fil des pages un humour émaillé de jeux de mots et de références littéraires familières. Pour ne citer qu'eux, Jean de la Fontaine et Bertolt Brecht sont joyeusement détournés. Est-elle incongrue, cette touche de légèreté? Non: elle est garante d'équilibre dans un roman où la folie traverse plus d'un siècle, mettant la science au défi. Cette science dont, aujourd'hui plus que jamais, on attend des réponses et des solutions...

Gabriel Bender, Les folles de Morzine, Ardon, Gore des Alpes, 2021.

Le site des éditions Gore des Alpes.

Lu par Ich hab's gelesen (en allemand).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Allez-y, lâchez-vous!