vendredi 19 juillet 2024

De Genève à Weimar, les éblouissements d'un cœur voyageur

Pierre Girard – Pierre Girard (1892-1956) passe pour un écrivain atypique dans le monde des lettres romand du vingtième siècle. On le range volontiers, par facilité, dans les inclassables – c'est ce que dit Jacques Buenzod dans la postface qu'il a consacrée à son roman "La Rose de Thuringe" en vue de sa réédition dans la collection "Poche Suisse" en 1988, après une première parution à Paris en 1930. Mais si singulière que soit la plume de l'écrivain, il n'est pas interdit, bien au contraire, d'en dire quelques mots, à près d'un siècle de distance.

"La Rose de Thuringe" place au cœur de son intrigue un personnage héritier des héros romantiques aux prises avec leurs sentiments et penchants. Particularité: ce personnage, âgé de 39 ans, paraît singulièrement immature en matière de femmes et d'amours, alors qu'il a pour ainsi dire l'âge d'être un vieux garçon – et l'âge de l'auteur au moment où il écrit, soit dit en passant. On peut voir en lui un alter ego de Lord Algernon, personnage principal du roman éponyme.

Ce personnage a aussi quelque chose d'irréel: libéré de toutes contraintes matérielles sans qu'on sache comment, il se pique de philosophie (il est vêtu d'un costume noir, comme BHL...) et de littérature sans développer d'œuvre. L'écrivain se plaît dès lors à jouer constamment le jeu de l'introspection de ce personnage curieusement détaché des choses réelles, pour qui l'amour même paraît éthéré. C'est pourtant une affaire de robe rouge, offerte à la jeune Virginie, fille de la concierge, qui va le faire bouger.

Attachée aux choses concrètes, Virginie est en effet positionnée à l'opposé d'Ilse, jeune femme que le narrateur va rencontrer en Allemagne, et pianiste de son état. Et les affinités électives vont rapprocher les êtres, non sans méandres: il y a un épicier, curieux alter ego du narrateur, qui va finir par se fiancer raisonnablement avec Virginie, qui se gardera un amant pour les élans du cœur. Quant à la pianiste, vêtue d'une robe verte à sa première apparition, elle forme avec une Virginie vêtue de rouge une complémentarité symbolique des couleurs, qui préfigure celle des tempéraments: alors que Virginie paraît presque offerte, Ilse va embarquer le narrateur dans une poursuite riche en méandres, entre Genève et Weimar, et formatrice.

De façon à la fois classique et pertinente, l'auteur met en parallèle l'évolution des saisons belles – le printemps et l'été – et la maturation des sentiments. Plus largement, son écriture poétique ne manque pas d'emprunter des images originales à la nature. Enfin, il y a un certain sourire dans les pages de "La Rose de Thuringe": qu'on pense à l'omniprésence caricaturée des célébrités qui sont passées par Weimar ou aux plats que le narrateur commande à l'hôtel et qui ne sont jamais ce qu'il voudrait, barrière des langues n'aidant pas.

C'est avec minutie que "La Rose de Thuringe" explore les questionnements et les enchantements du cœur, allant jusqu'à oser une touche de fantastique, fugace et vite dissipée, dans le brouillard en fin de roman. Est-il encore permis aujourd'hui d'être amoureux comme l'a été le narrateur de ce beau roman? Quelques mains seront prises, quelques tailles seront étreintes. Et tout trouve naturellement sa place... sans surprise, mais avec un éblouissement que le lecteur ne peut que partager.

Pierre Girard, La Rose de Thuringe, L'Age d'Homme/Poche Suisse, 1988/Paris, Calmann-Lévy, 1930. Postface de Jacques Buenzod.

Le site des éditions L'Age d'Homme, celui des éditions Calmann-Lévy.




3 commentaires:

  1. Encore un auteur que je ne connaissais pas du tout ! Il faut dire que je n'ai pas lu beaucoup de littérature Suisse je pense...

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  2. Le commentaire précédent est de Nathalie (moi donc !). J'ai encore oublié de me connecter avant...

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    1. Bonsoir Nathalie, merci d'être passée! En effet, c'est un écrivain qu'on a un peu oublié. Les éditions "Poche Suisse" l'avaient réédité en son temps, mais cette maison elle-même a disparu, pour renaître récemment sous le nom de "Florides Helvètes". Je te souhaite un bon week-end - et encore merci d'animer le défi des classiques.

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