jeudi 16 décembre 2021

Joseph Kessel, des gamins dans une insurrection à Barcelone

Joseph Kessel – "Une balle perdue" est un court roman de Joseph Kessel. Ecrit en 1935, il fait référence à une insurrection indépendantiste catalane survenue une année plus tôt. Celle-ci s'inscrit dans la longue histoire tortueuse des rapports entre la Catalogne et l'Espagne, qui résonne aujourd'hui encore. Paru isolément dans la série Folio à deux euros, il a paru initialement dans un recueil intitulé "Pour l'honneur" aux éditions Plon (1964).

Pour accrocher son lectorat, l'écrivain installe l'intéressant personnage d'Alejandro, très jeune homme auquel on est tenté d'accrocher l'étiquette de "chaste fol" jusque-là réservée à Parsifal. C'est un cireur de chaussures apparemment toujours de bonne humeur, vivant de peu, qui se considère comme anarchiste. Il est certes permis de voir dans ce positionnement une manière de ne pas choisir son camp. Mais voilà: la vie va se charger de faire des choix pour Alejandro, à sa place, à l'occasion d'une insurrection. 

Autour de lui, l'écrivain place en effet le personnage de Vicente, son meilleur ami, un étudiant fort en gueule, au verbe séduisant. Face à lui, l'auteur installe Alejandro dans un conflit de loyautés qui va l'obliger à choisir son camp, dans une dynamique narrative tragique. La force de l'amitié suffira à engager Alejandro dans une direction qu'il n'aurait peut-être pas choisie en toute connaissance de cause, et qui va le transformer. 

L'écrivain utilise les caractéristiques physiques de son personnage pour dire son évolution. Il y a bien évidemment cette tête un peu grosse qui apparaît comme un leitmotiv: si elle est grosse, est-elle intelligente pour autant? Alejandro comprend qu'il change malgré lui, qu'il sort de son commode état d'innocence. Une seule phrase suffit à l'auteur pour observer ce glissement: "Un sourire amer et dur qui n'était plus le sien passa sur les lèvres confiantes d'Alejandro." 

Ainsi, et comme dans "Le Lion", du même auteur, où Patricia vit brutalement la mort de son lion favori, Alejandro est brusquement sorti d'un état d'innocence propre à l'enfance. Mais contrairement à Patricia qui va vivre sa vie, Alejandro ne connaîtra pas longtemps sa vie d'innocence perdue. 

En mettant en scène des adolescents exaltés, dans les mains desquels on a placé des fusils et qui se battent bille en tête pour une cause qui les dépasse, l'auteur suggère l'inanité de ces conflits où des humains s'entretuent pour des causes qu'ils considèrent comme pourtant extrêmement légitimes. Une impression renforcée par le côté parfaitement local, ramassé, de l'intrigue: tout se passe sur une place de Barcelone. Vaut-il vraiment la peine de mourir pour ce qui n'est guère plus qu'une bagarre de cour de récré? La question est posée. 

Il est permis de juger aussi qu'il s'agit d'une affaire d'hommes, historique en apparence mais dérisoire en vrai. Mais les sentiments amoureux s'en mêlent aussi, au travers d'Helen, l'inaccessible personnage féminin dont Alejandro se retrouve épris. Tout en elle indique qu'elle est hors de l'action: son prénom à consonance anglaise indique qu'elle est une étrangère, pure spectatrice, le verre à la main, d'une insurrection qu'elle peut juger folklorique et qu'elle ne peut comprendre, moins encore qu'Alejandro. La balustrade du balcon où elle apparaît parfois, en une vision rare et espérée, symbolise cette limite. Seule une balle "perdue" permettra de rapprocher le soupirant moribond de la jeune femme aimée et qui n'en sait rien – mais dans un autre monde.

Faisant encore résonner la guitare de Juan le joueur de flamenco au statut précaire, l'écrivain indique la tendresse avec laquelle il dessine les petites gens, même lorsqu'elles se laissent embarquer, au gré de l'engrenage des fidélités, dans des affaires qui les dépassent. Se fondant sur un fait historique oublié dans l'ombre de la guerre d'Espagne qui vient, l'auteur dessine la puissance des emportements humains et singulièrement masculins, dans un style sobre qui rend ceux-ci encore plus éclatants.

Joseph Kessel, Une balle perdue, Folio, 2009/Plon, 1964.

Lu dans le cadre du défi "Cette année sera classique" avec Délivrer des livres et Vivre Livre.



2 commentaires:

  1. Une histoire qui n'est pas très gaie si je comprends bien...

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    1. Pas très en effet – désenchantée, surtout. Bien construite, elle vaut la peine d'être découverte... à deux euros mais qui en vaut bien plus! ;-)

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