mercredi 30 décembre 2020

Portrait de Robert McAlmon en protecteur des arts

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Maud Simonnot – Les Américains à Paris, c'est tout un poème. Surtout pendant les années 1920. Surtout s'ils sont écrivains. Avec "La nuit pour adresse", publié chez Gallimard, l'écrivaine Maud Simonnot fait revivre cet univers, tissé de beuveries homériques jusqu'au bout de la nuit, de littérature flamboyante et d'humanité exacerbée, pour le pire comme pour le meilleur. Cela, en plaçant au cœur de son propos Robert McAlmon, écrivain et éditeur américain, fugace protecteur des arts à la manière anglophone du côté du Quartier latin.

L'écrivaine s'adonne à un exercice qui pourrait paraître ingrat, mais s'avère essentiel: aller voir les gens oubliés, hommes comme femmes, qui se sont trouvés un jour ou l'autre à l'origine de la gloire des autres – des êtres généreux auxquels on n'a pas toujours su dire merci. "McAlmon le magnifique", comme le dit le bandeau de couverture, est ainsi présenté comme un personnage généreux, en termes financiers mais aussi de réseau, à l'origine du succès d'auteurs tels que James Joyce ou Ernest Hemingway.

James Joyce? Avec "La nuit pour adresse", le lecteur ne peut que se laisser envoûter par le talent narratif de l'écrivaine rappelant les vicissitudes liées à l'édition d'"Ulysse": impression au loin, demandes de corrections de dernière minute par l'auteur. L'auteure ne manque pas de désenchanter le mythe, cependant: certaines exigences relèvent de la lubie alcoolisée davantage que du pur génie. Mais l'esprit est dans le vin, n'est-ce pas?

Parlons-en, du vin: au travers de McAlmon et de la nuée d'écrivains qui l'entourent, l'auteure dessine le petit milieu des écrivains anglophones concentrés du côté du Quartier latin, et plus précisément d'une librairie, Shakespeare and Company. Les amoureux de Paris savent qu'elle se trouve face à Notre-Dame; mais au temps de Robert McAlmon, elle était plus au sud, vers l'Odéon, et Sylvia Beach en était la protectrice, accueillant et facilitant la carrière d'auteurs dont les noms résonnent encore aujourd'hui, peu ou prou: Djuna Barnes, John Glassco, Louis Aragon même. Et comme nous sommes dans les années folles, le carburant est bel et bien l'alcool, généreusement consommé et partagé dans des bars et brasseries aussi mémorables que le Dôme ou la Rotonde.

Mettant en scène des caractères aussi forts que ceux des écrivains, l'auteure ne manque pas d'évoquer la difficulté qu'on peut avoir à s'accorder. Cela commence par le mariage de convenance de McAlmon avec une certaine Bryher, riche à millions. Plus tard, il y aura l'amitié non sans nuages de McAlmon avec Ernest Hemingway, présenté comme un auteur viriliste, féru de tauromachie et considérant l'homosexualité comme une faiblesse – mais rappelant aussi, et c'est un programme pour "La nuit pour adresse", que "Paris est une fête". Dans ces conditions, la confrontation peut prendre la forme d'un combat de boxe improvisé...

Enfin, la romancière place quelques hypothèses pour expliquer l'effacement de Robert McAlmon, poète et surtout soutien essentiel à toute une génération d'écrivains anglophones, une "génération perdue" comme qui dirait. On y trouve de l'ingratitude, de l'oubli, du ressentiment parfois. L'auteure prend cependant la défense du décalé McAlmond, dandy bisexuel, rappelant que si utile qu'il ait été, ni nanti ni universitaire, il n'était pas raccord avec son milieu – qui n'a d'ailleurs pas brillé par sa gratitude. McAlmon, écrivain perdu de la génération perdue? Certes.

De "La nuit pour adresse", le lecteur retient le talent de conteuse de l'écrivaine, capable de captiver son lectorat à partir d'éléments qui, sous leur apparence anecdotique, s'avèrent révélateurs – on pense là à l'épisode du chien mort, offrant à Hemingway l'occasion de poser en écrivain face aux passagers d'un train. Dans le monde gris des amitiés et des rognes, des amours et des emmerdes, elle réussit à faire revivre tout un univers artistique aussi flamboyant qu'une nouvelle bohème, lubrifiée par l'argent facile.

Maud Simonnot, La nuit pour adresse, Paris, Gallimard, 2017.

lundi 28 décembre 2020

Xochitl Borel, un alphabet des couleurs

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Xochitl Borel – "L'alphabet des anges" est le premier roman de l'écrivaine Xochitl Borel. Paru en Suisse, il  s'agit d'un ouvrage qui a été remarqué à sa sortie en 2014. A raison.

Si l'on prend l'histoire nue, toutefois, elle n'a rien d'affriolant. Voici le lecteur en présence d'une jeune femme, Soledad, enceinte malgré elle, qui mène sa grossesse à son terme malgré un avortement. Il en reste une cicatrice: Aneth, sa fille, est borgne. Cela, dans un contexte qu'on pourrait être tenté de qualifier de très "suisse", taillé au cordeau, mais qui est, plus largement, celui d'une société conventionnelle, avide d'ordre et de paix après la Seconde guerre mondiale. 

Cela aurait pu sombrer dans le pathos, mais non. C'est là que l'art de la poésie intervient, et l'écrivaine y excelle, pour habiller le récit de beauté sans en omettre les parts d'ombre. Il y a dans "L'alphabet des anges" une profusion d'adjectifs de couleur, soulignant une approche visuelle. Il y a bien sûr le rouge horrible de l'avortement – un avortement relaté d'ailleurs avec pudeur, le mot même n'étant guère dit. Il y a aussi la couleur des robes, l'attrait pour les couleurs vives et l'impression qu'elles laissent: celle de la mer, celle de la végétation à laquelle le prénom d'Aneth fait écho, comme celui du chien Basilic. Seuls le gris et le blanc, ces non-couleurs de la convention et de l'"adéquation", sont rejetés.

"Adéquat", voilà bel et bien l'adjectif honni de ce roman, celui que l'auteure fait claquer comme un repoussoir. À travers ce mot, c'est tout le refus des conventions qui s'exprime. Un refus qui est dans la droite ligne de la philosophie de vie de Soledad: attirée par le gris des attentes de la société, elle a joué le jeu en gagnant diplômes et distinction. Mais n'y a-t-il pas mieux à faire de sa vie? Aneth, et l'amour maternel, y pourvoiront. Avec un certain Emile, puisque, faisant foin des conventions encore, les familles se recomposent dans "L'alphabet des anges".

Emile? Il sera surnommé "Aime-Il" par Aneth. L'auteure recrée avec une finesse émouvante la capacité de poésie de l'enfance, si difficile à retrouver lorsqu'on a des yeux d'adulte, et qui nait d'un décalage du rapport au monde. Si elle choisit de jouer de la trompette, ainsi, c'est pour pouvoir parler éléphant – même si ce n'est pas "adéquat" dans son milieu. L'expression poétique naît aussi de lapsus révélateurs, ainsi que de mots proches, tels que "Scrabble" par rapport à "crabe". Quant à la cécité croissante d'Aneth, elle poussera cette dernière à percevoir puis à dire le monde par d'autres biais.

"L'alphabet des anges" naît de la vie d'une enfant qu'une faiseuses d'anges, du reste seule nommée par une civilité ("Madame Margot") au contraire des autres personnages qui ont un prénom, comme si elle était en quelque manière étrangère à l'intrigue, aura épargnée. C'est aussi le roman d'êtres libres et qui assument, à commencer par la femme Soledad et sa fille Aneth. Sur des thèmes d'apparence féminine mais qui résonnent pour l'humanité entière, c'est aussi un roman fort dont l'amour est le moteur, un amour qui surmontera les obstacles et aura raison des conventions, dans un milieu qui en est pourtant pétri. 

Xochitl Borel, L'alphabet des anges, Vevey, L'Aire. 2014. Préface de Blaise Hofmann.

Le site des éditions de l'Aire.

Lu par Amandine GlévarecFrancis RichardLena DL Cruz, Lydie et ses livres, Martine Moratal.

dimanche 27 décembre 2020

Dimanche poétique 479: Jacqueline Thévoz


Virages dans ma tasse

Et tangue et danse en rond, bon roulis sec, et penche,
Auberge folle du wagon!
Balancez-vous, mes nappes blanches,
Lors que larges et vestes manches
De buveurs attardés trempent dans le bouillon!
Récipients soûls, pots qui s'épanchent
Torturent, le matin, ma morne soif étanche.
Tanguez sec et dansez, les fritures de tanches!
Vire, ma tasse d'avalanches!
J'ai le goût de l'agitation
Ferroviaire.

Jacqueline Thévoz (1926- ), De la Terre au Ciel, Sierre, Editions à la Carte, 2015.

samedi 26 décembre 2020

Elle s'appelle (presque) Adolf

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Diane Ducret – Et si le dictateur était une dictatrice? C'est le scénario que la romancière française Diane Ducret, auteure d'ouvrages historiques sur les femmes de dictateurs, conçoit dans son roman "La Dictatrice". 

Sous la plume de Diane Ducret, l'Europe se trouve à la croisée des chemins: l'Union européenne s'est sabordée, signant sa chute dans un contexte marqué par la misère. Une femme se lève, elle s'appelle Aurore Henri, et balance un caillou dans la figure d'un de ces chefs d'état qui ont préféré le souverainiste à l'idée d'une Europe unie. Ce caillou, putsch manqué mais originel, va devenir un leitmotiv de "La Dictatrice". 

Dès lors, la romancière développe, au siècle près, un scénario parfaitement calqué sur l'aventure hitlérienne, de son ascension à sa chute. Le lecteur le comprend assez vite, par exemple en identifiant les initiales d'Aurore Henri et celles d'Adolf Hitler. Il relèvera avec gourmandise ("ah, je sais!") qu'Aurore et Adolf ont la même date d'anniversaire et qu'ils tous deux écrit leur programme politique en prison. 

Et s'il fallait citer une seule différence entre Henri et Hitler, c'est qu'alors que le Hitler que nous connaissons s'est fait tout seul (et il suffit de relire "Mein Kampf" pour s'en convaincre), Aurore Henri apparaît, du moins au début, comme la marionnette de quelques puissances financières. Des puissances que le récit oublie trop vite, à l'instar du personnage d'Helen.

Du coup, le reproche le plus vigoureux qu'on peut faire à "La Dictatrice" est de mettre en scène un personnage certes de genre féminin, mais qui agit en calque d'un homme nommé Adolf. Ainsi, "La Dictatrice" ne répond pas suffisamment à la question fondamentale: y a-t-il une manière spécifiquement féminine d'être dictateur?

Alors certes, l'auteure suggère que oui, il y a des spécificités. Le programme politique d'Aurore Henri se fonde en particulier sur un égalitarisme pro-féminin qui, entre autres, recycle l'idée d'une présomption de culpabilité pour les hommes accusés de viol – une question d'actualité aujourd'hui déjà. Plus profondément, et parce qu'un peu de religion ne fait pas de mal, Aurore Henri favorise un néo-paganisme féministe construit sur les représentations ancestrales du sexe féminin, considéré comme sacré. Féministe? Justement, on peut se poser la question, dès lors que la dictatrice a un projet pour la femme, à la fois aimable et contraignant. Comme, citons-les au bol, le catholicisme, l'islam et même un certain féminisme actuel. Quitte à passer l'idée essentielle d'émancipation par-dessus bord.

L'auteure passe une grande partie du roman à évoquer les effets supposés bons de l'"eunomisme", tentative d'équilibre idéal à vivre pour les humains, mais qui n'est rien d'autre qu'un totalitarisme qui va même dicter ce qu'il faut faire dans les alcôves. Le lecteur aura, en lisant ces pages, la même impression de malaise que dans "Les sept couleurs" de Robert Brasillach emmenant l'un de ses personnages dans des camps modèles allemands destinés à la jeunesse nazie et supposés sympathiques puisque c'est pour la bonne cause. 

Mais avec Diane Ducret, le lecteur aura très tôt l'impression que tout ça va se casser la gueule. Il est dès lors regrettable que, alors que l'ascension d'Aurore Henri est soigneusement dessinée, ce "cassage de gueule" n'occupe guère que cinquante pages du roman, finalement vite écrites, un peu de ci, un peu de ça: elles auraient mérité d'être plus travaillées, plus détaillées, en particulier en donnant à voir les populations déçues. Cela, en personnalisant par exemple les antagonismes exacerbés qui sont en présence. 

C'est qu'au-delà de quelques éléments précis, en particulier le personnage de la portugaise Elena, l'auteure ne donne guère la parole aux gens ordinaires – en particulier, elle omet de dessiner une résistance qu'on aurait pourtant attendue: l'utopie eunomiste est trop belle pour être vraie, comme toutes les utopies d'ailleurs. On se souviendra, pour faire court, de "La grande parade" de Jean-François Revel, qui posait déjà cette question de la faiblesse des utopies forcément contraignantes, d'autant plus qu'elles prétendent proposer le meilleur projet à l'humain.

Alors oui: nous sommes entre 2033 et 2045, soit un siècle exactement après les temps du nazisme. Les humains n'ont-ils donc rien appris? Et la femme est-elle l'avenir de l'homme, même en matière de dictature pour le bien de tous? Aurore Henri apparaît aux yeux du lecteur comme une figure viriliste comme une autre, récupérant certains chevaux de bataille du féminisme sans chercher à gommer fondamentalement les stéréotypes de genre. Faut-il dès lors conclure qu'une dictatrice est un homme comme un autre? C'est ce que suggère "La Dictatrice" – un roman qui ne parvient pas tout à fait à décrire ce que pourrait être une dictature spécifiquement féminine. De ce point de vue, dans un registre certes plus expérimental, "Les sorcières de la république" de Chloé Delaume y parvient bien mieux. Même si le constat final est le même: c'est celui d'un échec. 

Diane Ducret, La Dictatrice, Paris, Flammarion, 2020.

vendredi 25 décembre 2020

Joyeux Noël!

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Chers visiteurs faisant un fugace rebond sur ce blog, chers abonnés fidèles, d'où que vous veniez, où que vous surfiez, je vous souhaite une belle et sainte fête de Noël! Tous mes vœux vont aussi à vos proches, même et surtout si les circonstances imposent une certaine distance pour le moment. Sous le même toit ou à des milliers de kilomètres les uns des autres, que la journée de Noël soit belle pour vous et pour celles et ceux que vous aimez!

Source de l'image: Shutterstock.


mardi 22 décembre 2020

La vie ou la mort, à la puissance quatre

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Marc-Antoine Schibler – Né en 1989, le jeune écrivain fribourgeois Marc-Antoine Schibler est connu pour sa série de science-fiction "Tony Forkins" – c'était dans les années 2010, et ça s'adressait à un lectorat jeune. Paru en 2011, son petit dernier, fort de ses 80 pages, s'avère plus ramassé que la saga en plusieurs volumes qui l'a précédé. Plus adulte aussi! Reste la densité et le travail littéraire: "Au Bal des raisons" révèle un ouvrage prometteur autour d'un personnage, Zach Leman, veuf dans des conditions terribles, et de la symbolique du chiffre quatre.

Quatre? "Mari d'une épouse assassinée, ma vie, je l'ai perdue en même temps qu'elle.", indique la première phrase du prologue, qui sert d'incipit au roman. Celui-ci balance dès lors entre quatre raisons de vivre et quatre raisons de mourir, autour d'une lettre d'adieu chargée de sens, infiniment plus lourde que le papier qui la supporte. Et que l'auteur place comme par hasard sur une chaise à quatre pieds. Des pieds qui ont des initiales...

Ces initiales évoquent les quatre rencontres que Zach va faire en une folle journée, et qui le convaincront que la vie doit être vécue vaille que vaille, même si l'être cher est parti. Ces personnages sont pour le moins divers, surprenants pour le coup: une jeune femme à la beauté magnétique, un policier, une femme d'affaires milliardaire et un homme de foi. 

Chacun donnera à Zach une leçon de vie, l'espace d'une course en taxi, d'une mini garde à vue ou même d'une tentative de suicide sur une falaise. Habile astuce de l'auteur: ces leçons de vie résonnent à fond avec la lettre d'adieu de Zach, que le lecteur découvre dans son entièreté en fin de roman. Et le plus souvent, on est en mouvement: les véhicules, avion, voiture ou panier à salade, suggèrent la vie qui roule.

Alors oui, la journée de Zach s'avère chargée! Sa localisation est incertaine, Paris sans doute, mais un Paris où l'on dirait "huitante" (p. 9), et les mots ne sont pas toujours les plus exacts. Quant à Zach, sa bipolarité est-elle réelle, pathologique, ou le fait d'un auteur qui peine parfois à le cerner? Le flou persiste. Reste qu'il permet à l'auteur d'exceller dans l'organisation de scènes de rencontres tendues, où les réactions des uns et des autres ne cessent de déconcerter. 

Et au terme du récit, nous avons un personnage qui aura fait quelque peu le deuil le plus difficile qui soit, celui d'une compagne assassinée dont il n'a jamais revu le corps. Quatre personnes l'y auront définitivement aidé, à leur manière, rendant à Zach une certaine foi en l'humanité et, peut-être, en la transcendance. Cette transcendance qui résonne avec ce qu'il y a de plus terrien: les quatre éléments, eau, air, terre et feu, qui sous-tendent les quatre rencontres de Zach.

Marc-Antoine Schibler, Au Bal des raisons, Saint-Denis, Edilivre, 2011.

Le site des éditions Edilivre.

dimanche 20 décembre 2020

Dimanche poétique 478: Psaumes


L’amour du Seigneur, sans fin je le chante ;
ta fidélité, je l’annonce d’âge en âge.
Je le dis : c’est un amour bâti pour toujours ;
ta fidélité est plus stable que les cieux.

Avec mon élu, j’ai fait une alliance,
j’ai juré à David, mon serviteur :
j’établirai ta dynastie pour toujours,
je te bâtis un trône pour la suite des âges.

Il me dira : « Tu es mon Père,
mon Dieu, mon roc et mon salut ! »
Sans fin je lui garderai mon amour,
mon alliance avec lui sera fidèle.

Anonyme, Psaumes, in La Bible. Psaume du quatrième dimanche de l'Avent.

mercredi 16 décembre 2020

Neuf nouvelles pour dire le monde d'après

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Collectif – Elles sont neuf: ce sont les nouvelles réunies dans le recueil "Après! Le monde bouleversé". Il s'agit d'un ouvrage collectif qui réunit les textes lauréats ou remarqués dans le cadre du troisième Prix de l'Ailleurs, distinction suisse qui récompense pour la troisième fois cette année des œuvres de science-fiction. Signe de rayonnement, les auteurs sont suisses, mais pas seulement.

"Après!": tout un programme! C'est une invitation aux textes d'anticipation. Les auteurs ont donc le plus souvent, de façon classique sur le principe, prolongé et forcé certaines tendances lourdes, porteuses d'inquiétudes, déjà à l'œuvre aujourd'hui. 

Lauréats...

Le texte lauréat, "Un point au large" de Mélanie Fievet, embarque ainsi le lecteur dans un récit post-apocalyptique où une poignée de personnages recréent une société sur une de ces îles de plastique errant sur les mers et dont la presse parle parfois. Errants éternels, rejetés partout ou acceptés à des conditions strictes, les personnages mis en scène ne manquent pas d'évoquer les migrants qui tentent actuellement, par vagues, de traverser la Méditerranée pour rejoindre l'Europe. 

Le thème de l'errance apparaît également dans "Altères égales", médaille d'argent signée Philippe Pinnel, qui se met dans la peau de personnages féminins pour décrire une société qui réapprend à vivre par temps de grand froid – le changement climatique ayant engendré, sur Terre, des températures d'une extrême radicalité. On le retrouve aussi dans "En cendres, tout devient possible" de Louis Achille.

Il y a des couleurs étonnamment optimistes dans les deux textes qui occupent la troisième place du podium – de façon certes très différente. "Errances numériques" de Christophe Charles Künzi évoque certes les ravages de la numérisation qui grignote les métiers en les confiant aux robots, poussant les uns et les autres, et surtout ceux qui s'y attendent le moins, dans les derniers retranchements de leur savoir-faire. Soulignant l'effacement progressif de la frontière entre humain et robot, l'écrivain suggère en fin de nouvelle, de façon inattendue, que les robots pourraient devenir plus humains que les humains eux-mêmes. Quant à la nouvelle "What a wonderful world" de Claire Boissard, elle dessine un monde où l'écologie et la technologie se côtoient, apaisées, où Jahia, conseillère, explique aux uns et aux autres comment préserver leurs plantes.

... et sélection du jury

Les aléas d'une technologie devenue froidement folle hantent bien sûr "Errances numériques". On le trouve aussi, dans le cadre intimiste d'un couple, dans la nouvelle "Virus" d'Olivier Chapuis, qui détaille les intrusions de la technologie numérique jusque dans ces choses qui nous paraissent évidentes aujourd'hui encore: un bon repas aux chandelles avec de la vraie nourriture, une étreinte amoureuse. Cela, dans un contexte de classes sociales qui, c'est institutionnel, ne se mélangent pas. Mais que tout cela disjoncte par la faute d'un virus informatique... si le texte a sans doute été rédigé avant la crise du Covid-19, la chute résonne de façon particulière alors que nous sommes toutes et tous dans la gonfle virale. Relevons aussi que l'auteur y met en scène les funérailles de Roger Federer vues à l'écran, ce qui fait de "Virus" une nouvelle parente de son dernier roman, "Balles neuves".

La question des inégalités de classe indécemment exacerbées affleure également dans "De la neige dans les cheveux" de Jean-Guillaume Lanuque, une nouvelle qui se passe à côté d'une Biarritz ordonnée et réservée aux riches, dans un monde de la débrouille où même le livre papier a retrouvé ses lettres de noblesse face à son frère numérique. Relevons encore le motif du feu, métaphore du réchauffement climatique, qui traverse "Le Sapin roux" de Virginie Nebbia. Sans oublier le totalitarisme technologique, cause d'une aliénation parfaitement assumée, dans "Le bruit des bots" de Tristan Piguet, mettant en scène des personnages entièrement pris en charge par des appareils qui font réellement tout à leur place.

Ce recueil est généreusement complété par une préface signée Gaspard Turin et Nadine Richon, parfaite pour introduire une lecture au moyen d'une mise en contexte: la science-fiction invite à réfléchir, et cette préface y concourt aussi. Il est permis d'être quelque peu dubitatif face à la pertinence ici de la "participation critique" de Catherine Seiler sur l'aménagement du territoire en Suisse, si intéressante soit-elle en soi, à la fois historique et porteuse de projections d'avenir. En revanche, l'interview d'Antoinette Rychner, auteure du roman d'anticipation au féminin "Après le monde" qui conclut l'ouvrage, portée par les questions de Colin Pahlisch, initiateur du Prix de l'Ailleurs, elle donne tout simplement envie de se lancer dans ce genre littéraire, en tout cas à ceux que ça démange. A vos plumes! 

Collectif, Après! Le monde bouleversé, Vevey, Hélice Hélas, 2020.

Le site des éditions Hélice Hélas, celui de la Maison d'ailleurs.

Envie d'en être aussi? Le Prix de l'Ailleurs cuvée 2021 est en marche, sur le thème des bifurcations! Les conditions de participations sont ici.


dimanche 13 décembre 2020

Dimanche poétique 475: Anatole Le Braz


L'éternelle histoire

Ils avaient dit bonsoir aux femmes
En train de coucher les petits ;
Et, sur le dos mouvant des lames,
A la brune, ils étaient partis.


Ils étaient partis, à mer haute,
Pour conquérir le pain amer
Qu'il faut gagner loin de la côte,
Au péril de la haute mer.

Dans la nuit, la nuit sans étoiles,
Ils disparurent... A Dieu vat !
Le Guilvinec pleure cinq voiles,
Et cinq autres Leskiagat.

Pêle-mêle, mousses imberbes,
Patrons chenus, fiers matelots
Roulent, fauchés comme des herbes
Par le vent, ce faucheur des flots.

Oh ! la triste chanson d'automne,
Et qu'il fera froid, cet hiver,
Dans le coeur dolent des Bretonnes,
Veuves tragiques de la mer !

Anatole Le Braz (1859-1926). Source: Poésie.Webnet.

samedi 12 décembre 2020

Cinquante ans, la vie devant soi!

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Véronique Poulain – Il y a un côté feel-good dans "Célibataire longue durée" de Véronique Poulain. Dans ce roman, l'auteure exploite les codes de la romance, genre à la mode, pour mieux les renverser. Ne serait-ce qu'en mettant en scène un personnage féminin nettement plus âgé que la moyenne: Vanessa Poulemploi aborde la cinquantaine avec ses deux ados et une poignée d'amies et d'amis. Son but? Selon la quatrième de couverture: "trouver du travail, un sens à sa vie et... se marier." Ce résumé va jusqu'à enfoncer le clou: "Autant vous dire que ce n'est pas gagné", conclut-il.

Faussement léger, empreint d'un certain féminisme synonyme d'affranchissement des contraintes d'une société qui se dit libérale, "Célibataire longue durée" est construit en chapitres brefs et rapides. Ils sont cependant bien porteurs de sens, à commencer par le premier. Celui-ci décrit une femme en décalage avec elle-même, soucieuse surtout de complaire à ce que la société attend aujourd'hui d'une femme: le souci désespéré d'une certaine beauté physique, la parfaite conscience d'être célibataire donc en porte à faux avec les attentes familiales, la catégorie d'hommes intéressée à Vanessa, qui joue vaille que vaille le jeu d'une société marchande. Vivre à deux en ayant deux enfants et en prétendant avoir mené sa barque seule, être deux en jonglant avec les rôles antinomiques de la femme intime et de la femme à l'aise en société, jusqu'où est-ce que ça marche?

Comme souvent dans la romance, l'écrivaine met en scène un personnage féminin conçu comme une nouvelle page blanche, ou du moins noircie au minimum. Le lecteur saisit ainsi Vanessa Poulemploi à un moment où elle est sans relation régulière avec un homme, en rupture d'emploi qui plus est. Deux enfants? Ce sont des post-adolescents au fonctionnement assez prévisible, nés au fil des ans de pères disparus: en particulier, l'un ne cherche qu'à manger – ça crée un gimmick amusant, astucieusement exploité tant pour le rythme que pour l'action du roman. 

Mais pour la vie de Vanessa, il reste un certain nombre de choses à réécrire, à réinventer même. L'auteure a la bonne idée de faire de Vanessa Poulemploi la patiente d'une psychanalyste. Elle crée ainsi des respirations introspectives dans le roman, laissant Vanessa parler d'elle. C'est aussi l'occasion d'approfondir son personnage, de lui faire dire dans le cadre intime d'un cabinet quasi médical ce qu'elle n'oserait pas dire en public, même si Vanessa est présentée comme un personnage qui aime se livrer: il n'y a qu'à sa psy qu'on peut dire "J'aime trop la bite!" (p. 65).

Mais Vanessa Poulemploi est aussi sujette à son corps, qui change soudain à l'aube de la cinquantaine. L'auteure s'abstient d'alourdir le propos en mettant en scène un gynécologue parfaitement étranger à toute arrière-pensée, quitte à en faire une sorte de plombier pour femmes. Cela peut paraître froid; mais c'est aussi une manière de montrer que l'essentiel n'est pas là, ni pour Vanessa, ni pour le lectorat. Il sera question d'hystérectomie bien sûr; mais l'auteure ne dramatise pas.

De la même manière, on peut relever que Vanessa passe assez aisément d'un emploi à l'autre et qu'elle a de la ressource et du réseau. On la découvre écrivaine: c'est un succès d'estime, intime davantage que public, et l'on comprend entre les lignes que son livre, "Tritox", offre à Vanessa un peu de chaud au cœur qui vaut davantage que la gloire publique, peu présente d'ailleurs: même la possibilité d'un prix littéraire à Monaco ne sera pas réalisée. 

Enfin, comme une sorte d'apothéose et parce qu'une romance digne de ce nom doit se terminer par un mariage, l'issue de "Célibataire longue durée" revisite de façon très personnelle, certainement assez loin de l'esprit de la loi Taubira, la notion de mariage pour tous. L'auteure y fait jouer la notion d'"amis de l'héroïne" pour créer un final où tout le monde joue sa partition en chœur. De ce point de vue, il est permis de voir la fête surprise des 50 ans de Vanessa comme une répétition générale. Surtout, cette faite montre que si seul ou si seule qu'on soit, il y a toujours une bande de gens autour de soi pour que ça aille mieux, l'espace d'une soirée ou plus. Voilà qui fait du bien! Et voilà qui rappelle que même à l'heure d'aborder la deuxième mi-temps (comme le dit Hugues Serraf), on a encore la vie devant soi.

Véronique Poulain, Célibataire longue durée, Paris, Stock, 2016.

Le site des éditions Stock.

Lu par A bride abattueAnoukCathuluC'est quoi ce bazar, ChloéClarabelEva, Galleane, Les tentatricesLily, Lire-relireLittle Pretty Books, Parfums de livresSariah litSophie Adriansen, Spondy.

dimanche 6 décembre 2020

Dimanche poétique 474: anonyme

Avec Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Patron des écoliers

Ô grand Saint Nicolas,
Patron des écoliers,
Apporte-moi des pommes
Dans mon petit panier.
Je serai toujours sage
Comme une petite image.
J'apprendrai mes leçons
Pour avoir des bonbons.

Venez, venez, Saint Nicolas,
Venez, venez, Saint Nicolas,
Venez, venez, Saint Nicolas, et tra la la...

Ô grand Saint Nicolas,
Patron des écoliers
Apporte-moi des jouets
Dans mon petit panier.
Je serai toujours sage
Comme un petit mouton.
J'apprendrai mes leçons
Pour avoir des bonbons.

Venez, venez, Saint Nicolas,
Venez, venez, Saint Nicolas,
Venez, venez, Saint Nicolas, et tra la la...

Anonyme. Source: Hello Family.

jeudi 3 décembre 2020

Une nouvelle légende des cafés, avec le sourire

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Benoît Caudoux – "Je sors de chez moi, je traverse un peu de ville et je vais au café". Tout est dans cet incipit que le lecteur va retrouver, tel quel ou sujet à de menues variations, au début des quatorze chapitres du roman "Sur quatorze façons d'aller dans le même café", roman de Benoît Caudoux. Il sera question en effet du logement d'un narrateur à l'identité fluctuante, de la ville où il habite et du café qu'il hante. 

Alors oui: au début, ça fait drôle de se plonger dans un roman qui dit les détails, les gens, qui regarde et qui écoute, bref: qui brille d'une attention de tous les instants. Le lecteur se sent du coup plongé dans quelque chose qui ressemble à un tropisme façon Nathalie Sarraute. Il y a le sourire en plus, mais n'anticipons pas: le premier chapitre pose le décor. 

En effet, le premier parcours vers le café est un moment où le narrateur se situe par rapport à la foule, à la fois étranger et observateur, auditeur aussi. Qui est hostile à qui? Cette recherche d'une bonne distance entre soi et les autres se retrouve dans la description des moments passés au café, en particulier avec ce bonhomme qui boit sa bière au bar à côté d'un narrateur assoiffé de bière et de livres qui n'a pas très envie d'engager la conversation mais se laisse prendre au jeu quand même, les bières faisant le lien.

Il y a dans "Sur quatorze façons d'aller dans le même café" ce goût pour les détails de la vie auxquels personne ne prête d'attention, ou si peu. La porte du café, de ce point de vue, est emblématique: alors que d'ordinaire, on la pousse sans y prendre garde, l'auteur la met franchement en évidence par des rectangles dessinés où apparaît, en bâtons, le numéro du chapitre. Ces portes subdivisent les chapitres en deux: passé la porte dessinée, le lecteur est symboliquement dans le café avec le narrateur.

Cet intérêt pour les objets dont tout le monde se fiche ne s'arrête pas au café, et c'est même l'un des ressorts de l'humour de ce roman. Le lecteur ne peut que sourire, par exemple, à l'évocation décalée de la relation quasi amoureuse du narrateur avec le sol de son appartement, auquel il arrive même de balancer des assiettes à la figure. Il y a un chapitre d'anthologie aussi, franchement cocasse, où l'auteur se vante d'avoir des slips bulgares, bien éloignés de l'esbroufe des slips australiens. Les kangourous n'ont qu'à bien se tenir.

L'ambiance des cafés, c'est aussi les personnes qui les hantent. On ne saura pas grand-chose du bonhomme qui boit sa bière au bar au chapitre 2 et qui paraît être une ombre. On trouvera plus savoureuse, pour le meilleur,  l'évocation de ce bonhomme qui explique son métier de distributeur d'échantillons pour France Télécom, inventeur de machines inutiles – écho à l'écrivain lucide sur l'utilité de ses livres? Et toujours aussi savoureux, quoique moins aimable, il y a le bonhomme qui pérore sans fin. 

A sa manière, l'écrivain dessine ainsi une nouvelle "Légende des cafés", qui fait penser de loin au recueil de chroniques de Georges Haldas. Quatorze chapitres, cela dit, c'est autant que les stations d'un chemin de croix traditionnel, et il serait intéressant d'approfondir une telle lecture. Cela, d'autant plus que la souffrance du Christ, perçue comme belle, est furtivement évoquée (p. 107). Ces questions autorisent le lecteur à lui-même divaguer dans des théories à caractère mystique, par exemple sur ce philosophe arabe qui considère que Dieu devrait être considéré comme petit, parfait parce qu'il n'est pas encombré de sa grandeur.

Le narrateur, enfin, assume un certain sens du ridicule et accepte de jouer un rôle en société. C'est ainsi que l'on peut comprendre le dernier chapitre de "Sur quatorze façons d'aller dans le même café", où le narrateur, décrivant son sourire naïf, fiche à son tour la banane à son lectorat. Mais ce rôle de naïf, comme pas mal d'autres d'ailleurs, le narrateur l'a joué tout au long du roman déjà, en observant avec un regard neuf tout ce qu'il y a chez lui, sur le chemin et au café. 

Benoît Caudoux, Sur quatorze façons d'aller dans le même café, Paris, Leo Scheer, 2010.

Le site des éditions Leo Scheer.

Lu par Save My BrainSébastien Arnold.



lundi 30 novembre 2020

Irlande, terre des réponses

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Abigail Seran – Trois semaines avec mon oncle: tel aurait pu être le titre de "D'ici et d'ailleurs", le dernier roman de l'écrivaine valaisanne Abigail Seran. Vaste et dense, c'est aussi un livre du retour aux sources. En effet, c'est à travers les yeux de Léanne, dite Léa, que le lecteur aborde l'intrigue.

Léanne ou Léa, d'ailleurs? Ce changement de prénom illustre parfaitement la rupture qui marque le début dans la vie de ce personnage. Léanne devient responsable marketing d'une grosse entreprise, à la force du poignet, ce qui lui permet de se payer des objets de marques chères et citadines et, croit-elle, de considérer de haut les gens des petites villes – y compris ceux de celle d'où elle vient. Autre vie, autre prénom... mais les circonstances vont la ramener dans la cité où elle a grandi.

L'auteure pose dès lors un dispositif qui rythme le roman: Léa est impérieusement chargée de rendre visite chaque jour à l'Oncle Luc, sur demande de sa mère, femme joviale mais au quotidien rigoureusement réglé, qui a choisi de partir en vacances en fin d'automne. L'oncle, lui, vit dans un établissement médico-social et paraît divaguer. Comme vacances, il y a plus sexy, et ce point de départ peut sembler un prélude à l'ennui – d'autant plus que "D'ici et d'ailleurs" prend son temps pour se mettre en place.

Mais il n'en est rien: peu à peu, l'ouvrage prend de la vitesse et finit par happer son lecteur. D'abord, les journées ne se ressemblent pas dans la petite ville où Léa redevient Léanne. Redevenir Léanne, c'est retrouver les copains d'école, qui ont trouvé leur voie dans la région, voire un homme plus âgé qui fut l'a émue autrefois. Le charme va-t-il renaître? Face à ces retrouvailles sporadiques, l'auteure va apporter des réponses nuancées, mais en suggérant à plus d'une reprise que les relations mortes, désenchantées, ne reprennent pas – alors que d'autres, solaires et merveilleuses, peuvent soudain s'imposer, à l'instar de Gloria, la voisine, et de son fils Nathan.

Il est à noter que l'alcool joue un rôle constant de révélateur dans ce roman. L'auteure a la sagesse de ne pas juger la consommation considérable d'alcool de Léa, la considérant plutôt comme une donnée qui offre des potentialités et délie les langues, voire les audaces. Quitte à ce que cela débouche sur un fiasco à l'occasion.

C'est cependant vers l'Irlande que tout va se dénouer, du côté de Kylemore Abbey, et que le lecteur va savoir qui est "Niv". Un indice: à l'instar du français, le gaélique irlandais ne se prononce pas comme il s'écrit, et la romancière joue avec cela pour créer du mystère. C'est à travers les livres, aussi, que Léa, soudain captivée, va se plonger dans l'existence de cet Oncle Luc qui pour elle, au départ, n'est qu'un vieillard qui divague. Romancier, en effet, il a aussi vécu ses années les plus intenses du côté des îles sauvages de la verte Erin.

Contrainte de renouer avec ses racines, Léa finit transformée par ce séjour a priori imposé. Signe littéraire: en fin de roman, peu importe que Léa soit nommée Léa ou Léanne – signe que le retour aux sources a été couronné de succès. Le lecteur aura même droit au pincement au cœur d'une Léanne qui dort pour la toute dernière fois dans sa chambre d'enfant. Et en refermant le livre, il gardera le sentiment d'avoir lu un roman chargé d'émotion sur les liens complexes et fascinants qui relient les humains entre eux, par-delà les générations.

Abigail Seran, D'ici et d'ailleurs, Lausanne, BSN Press, 2020.

Le site d'Abigail Seran, celui des éditions BSN Press.

dimanche 29 novembre 2020

Dimanche poétique 473: Catherine Gaillard-Sarron


Un temps pour tout

Il y a un temps rempli de joie
Un temps d'insouciance et de légèreté
Un temps pour être heureux
Un temps ouvert aux rêves
Un temps où plein d'amour
On se sent invincibles.

Il y a un temps empli de peine
Un temps d'angoisse et de tristesse
Un temps de souffrance
Un temps de solitude
Un temps où malheureux
On se sent vulnérables.

Il y a un temps empli de joie
Puis un temps empli de peine
Et puis il y a un temps qui vient
Un temps dont nul ne connaît rien
Un temps qui nous tient dans sa main
Un temps qu'on appelle destin
Et qui nous mène vers demain.

Catherine Gaillard-Sarron (1958- ), La Ligne du temps, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2020.

jeudi 26 novembre 2020

Dix-sept ou trente-cinq ans, et des milliards de bisous

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Lucrèce – Lucrèce, vous connaissez? Tel est le pseudonyme que s'est donné Bruno Chiron l'espace d'un roman intitulé "Mille milliards de bisous pour mon chéri". De la part de l'auteur du polar "Il n'y a pas de requins dans la Loire", cela valait bien un changement de nom. Pour l'occasion, en effet, le romancier s'est mis dans la peau d'une jeune fille de dix-sept ans, lycéenne écartelée entre ses examens, ses parents et ses amours – celles-ci occupant l'essentiel de l'espace, puisque Lucrèce, 17 ans, se retrouve amoureuse de Sébastien, 35 ans. Il pourrait presque être son père...

"Lolita contemporaine", indique la quatrième de couverture en évoquant Lucrèce. Vraiment? Pas tout à fait: livrée à Humbert Humbert, 37 ans, la Lolita de Nabokov, du haut de ses 12 ans et demi, est plus proche de l'enfance que de l'âge adulte. Lucrèce, en revanche, tend vers ses 18 ans et, à 17 ans, à défaut d'être majeure tout court, elle serait déjà considérée comme majeure sexuellement dans plus d'un pays – dont la Suisse, qui fixe la majorité sexuelle légale à 16 ans, avec des souplesses permettant les premières amours adolescentes. En France, la question paraît encore irrésolue, témoin l'affaire Sarah, qui trouve écho aujourd'hui dans le roman historique "La loi des hommes" de Wendall Utroi.

Mais baste avec les choses juridiques! "Mille milliards de bisous pour mon chéri", c'est aussi la force du verbe. Le lecteur relève en effet que l'écrivain recrée avec succès une manière de langage jeune. Intello et bien de son temps (nous sommes en 2011), celle-ci tient son journal sur son ordinateur, et c'est ce journal qui constitue la matière de "Mille milliards de bisous pour mon chéri". C'est avec ses propres mots que Lucrèce se révèle: on la découvre sarcastique, capable d'un humour décapant, mais aussi sûre d'elle, se considérant comme bien mûre pour son âge. Gouailleuse, elle aime quand ça va vite, surtout si ça va dans son sens – ce que l'auteur suggère par la brièveté des chapitres.

Côté sentiments, l'auteur se met avec justesse dans la peau de Lucrèce, montrant avec une grande sensibilité les balancements du cœur d'une jeune fille à la fois passionnée, hésitante, puis follement heureuse de se retrouver avec un homme mûr, expérimenté, mais aussi rangé: marié, il invite Lucrèce au cinéma presque en secret, jouant des faux-semblants de la séduction sans avoir l'air d'y toucher. Grave pourtant, la question de la différence d'âge est certes abordée, mais vite évacuée, tant la passion finit par tout renverser.

Reste que Sébastien comme Lucrèce ont un entourage. L'auteur exploite habilement le personnage d'Anne-Marie, épouse jalouse mais médiocre de Sébastien, pour créer des retournements de situation captivants à base de menaces à caractère juridique; quant à Xiang, Chinoise en situation irrégulière protégée par Sébastien, Lucrèce s'en débarrassera au moyen d'un procédé qui, et elle en est consciente, ne la grandit pas: la dénonciation anonyme à la préfecture. L'auteur laisse ainsi en suspens une question vache: peut-on bâtir un grand amour, sincère et franc, sur un mensonge ou des secrets? Sébastien, de son côté, a les siens, même si Lucrèce en découvre quelques-uns: sa ressource à elle, ce sont les moteurs de recherche sur Internet.

Elle est loquace, Lucrèce, elle va droit au but même si elle a ses hésitations, elle préfère un mec assertif à ses collègues mollachus du lycée, et c'est comme ça qu'elle est attachante. Le lecteur apprécie qu'elle ait un brin de culture, qu'elle soit cinéphile entre autres – quitte à pardonner certains de ses goûts musicaux, que l'auteur cite avec gourmandise. "Elle apprend très vite", dit encore la quatrième de couverture: en effet, il ne faut pas plus d'une semaine pour que Lucrèce et Sébastien se trouvent et mûrissent considérablement. Et, à terme, se fassent une nouvelle séance de cinéma. À la régulière, cette fois, entre adultes... 

Lucrèce, Mille milliards de bisous pour mon chéri, Saint-Denis, Edilivre, 2011.

Le blog de Bruno Chiron, celui de Lucrèce; le site des éditions Edilivre.

En bonus et en résonance, "Qu'importent mes 17 ans" (1967) d'Arlette Zola:




mardi 24 novembre 2020

Un grand pas pour l'humanité... quelle humanité, au fait?

Benjamin Knobil – Le théâtre est indéniablement l'une des victimes du Covid-19. Ceux dont cet art est le métier en savent quelque chose. Quant aux spectateurs, ils en prennent personnellement conscience par exemple lorsque leur salle favorite se voit contrainte d'annuler ses représentations. Qu'elles soient des créations inédites n'y change rien! C'est, tragiquement, ce qui est arrivé à "Neil", une "comédie métaphysique" signée Benjamin Knobil, dont les premières représentations auraient dû avoir lieu en ce mois de novembre à Lausanne, au théâtre 2.21. Autant dire que la publication du texte de cette pièce apparaît comme une tentative urgente de faire vivre la pièce malgré tout. 

La pièce elle-même paraît avoir été écrite dans une forme d'urgence, au cours de l'été 2020, et éditée sans délai par BSN Press – l'ouvrage est en librairie depuis le 12 novembre. Il y est question en effet de toutes les thématiques qui ont agité l'année 2020, greffées sur l'épisode historique du premier pas de l'homme sur la Lune – c'est bien à Neil Armstrong, personnage historique radicalement revu, corrigé et un brin fustigé, que le titre de la pièce fait référence. En particulier, il y est question de la respiration, du souffle... 

... souffle du comédien, bien sûr, chargé de faire porter sa voix au plus loin, idéalement sans masque d'hygiène. Souffle d'une vie, d'une viabilité remise en question par les restrictions liées au coronavirus! Mais ce souffle est un thème clé sur la Lune aussi, ce lieu où il n'y a pas d'atmosphère respirable. L'auteur alimente ce thème: on voit un Neil Armstrong qui, sur son échelle, hésite à écrire l'histoire en posant enfin son pied sur la Lune, jusqu'aux limites de son autonomie respiratoire, soit un délai improbable d'environ huit heures. 

Huit heures? Pour le lecteur de l'an 2020, cela fait écho aux quelque 8 minutes d'agonie de George Floyd, que l'auteur voit comme un moment du racisme, souligné par l'apparition improbable de Martin Luther King Jr. Une apparition anachronique peut-être, le principe du rejet du racisme ne se posant pas tout à fait dans les mêmes termes qu'aujourd'hui au temps du pasteur noir afro-américain. Mais l'essentiel est là: pour le dramaturge, ça manque d'air. Et dans l'esprit du lecteur de la pièce, l'étouffement de George Floyd fait écho à cette maladie avant tout respiratoire qu'est le Covid-19: 2020, année étouffante!

Tout cela paraît bien grave, me direz-vous. Certes! Mais le dramaturge est astucieux, capable d'un humour résolu et vigoureux, capable de rallier le public a son propos. Ainsi, dans le plus pur esprit du space opera burlesque, l'une des premières scènes de la pièce met en scène le douanier céleste Blaise Pascal, qui vient mettre une amende de stationnement au module lunaire de Neil Armstrong – c'est Douglas Adams dans le texte! Plus loin, il y aussi la famille de Neil Armstrong qui le relance, avec cette épouse qui lui reproche, sur un ton criard genre "c'est ça, va écrire ta page d'histoire, moi j'ai la charge mentale", de traîner et de ne pas assumer son rôle de père, trop absorbé qu'il est par son métier. De quoi anéantir un Neil Armstrong torturé par la mort de sa fille Karen – ça, c'est historique – et harcelé par ses collègues Aldrin et Collins qui, eux, voudraient rentrer chez eux pour manger des steaks avec Bobonne comme de bons fonctionnaires qu'ils sont.

Alors, astronaute... un job comme un autre? On le découvre au fil des pages, "Neil" s'avère une manière de déboulonner la statue (tiens, encore un truc très 2020, très Black Lives Matter pour le coup) de Neil Armstrong en désenchantant méthodiquement la figure mythique du gars qui a conquis la Lune. Truc de Blancs, exercice d'impérialisme dans un style qu'on croirait oublié, tentative d'intrusion dans un monde où le capitalisme galactique est déjà passé (l'épisode des Neptune Waters): à la fin de la pièce, le lecteur est en droit de se demander si le premier pas de l'humain sur la Lune a vraiment la valeur que l'histoire a bien voulu lui donner. L'auteur va jusqu'à présenter la célèbre phrase historique "C'est un petit pas pour l'homme..." comme un message pas du tout spontané, mais préparé bien à l'avance par de bons gros terriens férus en communication. 

"La Lune est morte", chantaient les Frères Jacques, suggérant qu'avec le premier pas de l'homme sur l'astre de la nuit, une part de magie s'est perdue pour toute l'humanité. Il est permis de croire que cette chanson célèbre résonne en arrière-plan dans les épisodes chantés, ricanants sur le rythme cruel d'une danse ridicule à petits pas, de "Neil". Plus largement, Benjamin Knobil va plus loin en décapant, caustique et vigoureux, l'ensemble de ce qui paraît, aux yeux d'humains émerveillés, un accomplissement majeur pour l'humanité. Quelle humanité, interroge-t-il: celle de Cap Canaveral, perçue comme impérialiste, ou celle d'ailleurs, ce qui fait quand même beaucoup de monde? Avec la pièce de théâtre "Neil", la conquête de la Lune revêt en 2020 une actualité aussi évidente qu'inattendue.

Benjamin Knobil, Neil, Lausanne, BSN Press, 2020.

Le site des éditions BSN Press, celui du théâtre 2.21, celui de Benjamin Knobil.

lundi 23 novembre 2020

Aude, fille courage

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Chris Barnhay – Une auteure rencontrée à une Fête du Livre de Saint-Etienne, en 2011 peut-être; la curiosité qui m'incite à acheter son livre. Et celui-ci a attendu neuf bonnes années sur ma pile à lire... Enfin, voilà que je viens de boucler ma lecture de "Ne jamais dire jamais" de Chris Barnhay. Un voyage porté par une narratrice devenue adulte trop tôt, mais qui finira par découvrir que le bonheur est aussi pour elle. 

Obésité, boulimie: c'est sur ces bases peu avenantes que débute "Ne jamais dire jamais". Ce roman sensible et inspirant donne la parole à un personnage féminin, Aude, suivi depuis son enfance jusqu'à sa vie d'adulte. L'auteure fait œuvre de poète en dessinant les ressorts de l'obésité maladive de la narratrice: elle considère ce gras comme une muraille, une manière de mettre l'autre à distance – à telle enseigne que la narratrice va s'interdire l'amour. 

Cela, pour combler un vide, celui laissé par une mère absente – par la bouffe, mais aussi par les livres, soit dit en passant. L'auteure illustre cette absence en partant de la scène banale d'une fin de journée à l'école. Et elle en donne la clé un peu plus tard dans le livre, comme s'il fallait un peu de temps pour que l'enfant comprenne. La clé? C'est l'alcoolisme, vécu au féminin.

Cet alcoolisme, personnage à part entière, prégnant surtout au début du livre, rend la mère un peu absente au lecteur aussi: tout au plus en aura-t-il les effets. Il y a ces tentatives de suicide auxquelles personne ne croit plus, mais aussi ce vase que la mère brise sur la tête d'Aude. Mais plus généralement, c'est une famille dysfonctionnelle que l'auteure décrit: cinq enfants, un père qui se contente d'assumer sa part, et la narratrice qui remplace sa mère, tenant le ménage à l'âge où les autres filles jouent à l'élastique ou aux garçons. Aude apparaît dès lors en totale dissonance entre une âme grandie trop vite et un corps qui ne suit pas, sans parler du vécu, parfaitement atypique.

Et puis une prise de conscience se fait, et la bascule se fait en page 44: "Une force intérieure était née". Poursuivant dans une écriture qui privilégie l'introspection, l'auteure décrit tout au long de la suite de son court roman le long parcours qui va faire de la narratrice une femme bien dans sa tête et dans son corps. 

Non exempte d'obstacles, la démarche telle qu'elle est décrite apparaît réaliste. L'obésité de la narratrice est ainsi combattue davantage par un changement d'état d'esprit que par des régimes mirobolants; et l'écrivaine ne manque pas de souligner l'évolution des regards des autres, en particulier des hommes, sur un corps qui change – la narratrice y est-elle préparée? En tout cas, elle trouvera des alliés dans sa démarche. Enfin, il y a ce magnifique détour que la romancière propose: la narratrice parvient, par le dialogue, à libérer sa mère de l'alcoolisme. Magnifique par la générosité du geste, bien sûr, mais aussi, du point de vue narratif, parce qu'il libère la narratrice de toute distraction: l'ultime combat, le plus courageux, celui qui lui ouvrira les portes de l'amour et peut-être de la maternité, donc de ce qu'il a de plus beau, sera à livrer contre elle-même et elle seule.

"Ne jamais dire jamais" est un roman essentiellement introspectif, explorant avec une grande justesse un personnage féminin en devenir, parfois tenté par la victimisation mais qui sait qu'il y a peut-être quelque chose d'autre et qui s'y accroche. Partant d'un début déprimé, ce récit s'achève sur les flamboyances que permet la description de sentiments positifs, amoureux, qui balaient tout sur leur passage – et rappellent, alors qu'Aude est assise dans un avion qui l'emmène vers ailleurs, que la vie est un grand voyage.

Chris Barnhay, Ne jamais dire jamais, Paris, Les Editions Baudelaire, 2011.

Le site des éditions Baudelaire.

dimanche 22 novembre 2020

Dimanche poétique 472: Alfred Garneau


Devant la grille du cimetière

La tristesse des lieux sourit, l'heure est exquise.
Le couchant s'est chargé des dernières couleurs,
Et devant les tombeaux, que l'ombre idéalise,
Un grand souffle mourant soulève encor les fleurs.

Salut, vallon sacré, notre terre promise !...
Les chemins sous les ifs, que peuplent les pâleurs
Des marbres, sont muets ; dans le fond, une église
Monte son dôme sombre au milieu des rougeurs.

La lumière au-dessus plane longtemps vermeille...
Sa bêche sur l'épaule, entre les arbres noirs,
Le fossoyeur repasse, il voit la croix qui veille,

Et de loin, comme il fait sans doute tous les soirs,
Cet homme la salue avec un geste immense...
Un chant très doux d'oiseau vole dans le silence.

Alfred Garneau (1836-1904). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 20 novembre 2020

Nostalgie des cafés avec Georges Haldas

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Georges Haldas – En ces temps particuliers, vous êtes sans doute nombreux, amis lecteurs de ce blog, à ne plus pouvoir aller prendre un verre dans quelque café, fermeture covidienne oblige. Dès lors, l'envie est là d'aller voir ce que les livres en racontent. Quoi de mieux, dès lors, que de se replonger dans ce recueil de chroniques de caractère intitulé "La légende des cafés"? Mêlant souvenirs, personnes et choses vues, l'écrivain Georges Haldas (1917-2010) y recrée, sur un ton nostalgique, ce qui fait le caractère unique de ces tiers lieux.

Tout commence avec une rapide galerie de portraits, sous le titre "Les horreurs de la nuit", saisis sur le vif à l'heure où l'on sert un café filtre versé directement d'un grand pot. Il y a là les filles qui ont travaillé toute la nuit, ou l'ouvrier en vadrouille qui a mangé la moitié de sa paie en quelques heures (tournées générales, filles, etc.), recherchant au café quelques minutes de répit avant l'inévitable explication familiale. Il y a aussi ces personnages en proie à l'alcool, qu'on calme en leur disant avec une ferme douceur de rentrer chez eux. En décrivant tous ceux-là, leur misère, mais aussi le sourire du désespoir, l'auteur fait montre d'une immense tendresse.

Son regard se balade sur d'autres personnes encore. Il y a là de l'amertume lorsqu'il décrit ce musicien d'orchestre de danse, virtuose contrarié qui n'a pas réussi à percer, auquel on concède le droit de jouer du Chopin entre deux musiques légères – en soulignant à grands cris, pour le présenter, une excellence qu'il a en fait perdue. Les papes de la restauration, perdants magnifiques parfois, ont aussi leur face tragique. L'auteur sait dès lors se faire flamboyant pour décrire en particulier ce patron de bistrot qui, impérial, liturgique, n'a pas son pareil pour couper les tranches de jambon. Il dépeint aussi sa décadence, au rythme dicté par l'alcoolisme et les bistrots qui ne marchent pas sous sa férule.

Des bistrots? En esquisses rapides, l'auteur en fait le portrait, en recrée l'ambiance. Certains sont bien cernés, par exemple cette "Grotte aux fées" où l'on va pour les filles – un lieu entre discrétion et spectacle, où s'exprime aussi une certaine misère. En évoquant un endroit similaire qu'il a visité à Munich, l'auteur rappelle incidemment que les humains sont tous un peu les mêmes, que ce soit dans une petite ville qui pourrait être Genève ou dans la métropole bavaroise. Seule la discipline change, peut-être...

Il est à noter que bien souvent, les bistrots évoqués, aux noms parfois passe-partout ("le Buffet de la gare", au début, par exemple), sont autant d'établissements disparus. Là pointe cette nostalgie de toujours, portée en étendard par les amateurs de cafés de tous les temps: en matière de bistrots plus encore qu'ailleurs, c'était mieux qu'avant, et l'âme a foutu le camp. C'est ce que suggère l'évocation que fait l'auteur d'un passage dans un café moderne, où l'on lui sert une salade d'apparence superbe, mais qui s'écroule et s'avère insipide dès qu'on y plante la fourchette. Illusion, mensonge!

Une ambiance nostalgique encore soulignée par les illustrations en noir et blanc du livre – auxquelles le format de poche, en les réduisant fortement, ne rend pas entièrement justice. Deux pistes: il y a d'une part ces photos anciennes de cafés et de rues, si anciennes même qu'il est le plus souvent devenu impossible de les situer. Pour déguster, le lecteur n'a qu'à imaginer... Quant aux dessins de Perrine Lanier, qui comprennent de nombreux portraits dessinés sur le vif, ils ont la rapidité précise de l'écrivain et donnent corps aux personnages évoqués au fil des pages. Sont-ce vraiment eux? Pas sûr, mais peu importe. Par le dessin et par l'écrit, "La légende des cafés" évoque une génération d'établissements publics où l'humanité se révèle sans fard, s'y sentant chez elle, et où il était même encore possible de fumer. C'était le mitan du vingtième siècle, en gros: autres temps... 

Georges Haldas, La légende des cafés, Lausanne, L'Age d'Homme, 2010/première édition Lausanne, L'Age d'Homme, 1976.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

jeudi 19 novembre 2020

"Tolle, lege!" à la radio!

Wow! Je me suis trouvé mardi dernier aux studios de la Radio Télévision Suisse à Lausanne pour évoquer mon premier roman, "Tolle, lege!", face à l'excellent journaliste Christian Ciocca. C'était dans l'émission QWERTZ. Merci à lui pour son intérêt et pour le temps consacré à mon petit livre!

Pour écouter l'émission et lire la chronique de Christian Ciocca, je vous invite à entrer dans le studio en cliquant sur l'image à gauche de ce texte, ou alors en cliquant sur ces mots en gras

Bonne découverte à vous, en espérant que cela vous donnera envie de lire "Tolle, lege!".

mercredi 18 novembre 2020

Mal du musicien, douleur d'autrefois

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Aude Hauser-Mottier – Dystonie de fonction:  c'est le phénomène méconnu qu'Aude Hauser-Mottier, physiothérapeute, musicienne et analyste jungienne, explore dans "La musique de la douleur". Théorie? Oui, en fin d'ouvrage, dans un ultime chapitre qui expose les enjeux de ce problème handicapant, paralysant, qui touche un certain nombre de musiciens de haut vol. Non, puisque l'essentiel de l'ouvrage est formé d'exemples. Ceux-ci prennent la forme de nouvelles, reflets de situations réelles qui illustrent le problème. Une forme littéraire qui permet au grand public d'appréhender facilement ce dont il retourne, d'autant plus que l'auteure choisit des mots simples et précis, empreints d'empathie, pour raconter.

À la fois semblables dans leur structure et diverses pour ce qui concerne les personnes qui se soumettent à un traitement chez la thérapeute, les nouvelles sont le reflet d'une démarche spécifique, sur la base d'un constat peu évident. Chaque fois, en effet, un musicien vient parler d'une main qui ne lui obéit plus, d'une raideur, d'une impossibilité d'aller plus loin. Un travail de rééducation devrait en venir à bout, rendre de la souplesse. Si désemparé qu'il soit, le musicien se dit "ça suffira...".

Mais l'auteure va plus loin, sondant les âmes de ses patients. En particulier, et c'est là que Carl Gustav Jung pointe le bout de son nez, l'exploration des rêves, omniprésente, permet de débloquer des situations profondément ancrées, qui trouvent leurs racines dans l'enfance ou la jeunesse des musiciens, tels des secrets de famille: un père autoritaire remplacé plus tard par un mari qui ne l'est pas moins, un autre pris en grippe par son fils, devenu violoncelliste, à la suite d'une histoire marquée par la guerre d'Espagne, une envie de revanche sur un village qui voit dans tel pianiste un sale pédophile. Il sera aussi question de la voix, le plus intime des instruments.

Ainsi, la dystonie de fonction apparaît comme le symptôme de désordres, de complexes ou de soucis plus profonds, mais auxquels il est possible de remédier. On pense à Daniela, la cantatrice qui ne parvient plus à chanter mais s'acharne à faire des achats pour le cas où. Le remède? Cela peut être une prise de distance définitive avec la pratique musicale de haut niveau, par exemple avec ce pianiste, solide gaillard qui vit son jeu comme une revanche sur son enfance. Ne vaut-il pas mieux cultiver l'art pour sa seule beauté et pour le plaisir qu'il procure?

En point d'orgue de son ouvrage, l'auteure décrypte aussi les tenants et les aboutissants d'une dystonie de fonction sur ces personnes particulières que sont les musiciens – toujours condamnées à être au top face à une concurrence sans merci, soumises au stress de concerts où il s'agit parfois de jouer plusieurs dizaines de notes – justes et inspirées – en une seconde. Elle-même pianiste, Aude Hauser-Mottier sait que pour vivre le possible succès, le nécessaire plaisir, il faut être en paix avec soi-même, avec son entourage et ses fantômes. Se concentrant sur la psychologie et les rêves évocateurs de ses patients autant, voire plus, que sur leur corps, elle y travaille, explorant un créneau méconnu du métier et de la personnalité de musicien.

Aude Hauser-Mottier, La musique de la douleur, Paris, Mercure de France, 2015.


lundi 16 novembre 2020

L'homme qui tua Roger Federer

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Olivier Chapuis – La vie est parfois faite de balles perdues. De celles qui vont s'échouer au fond du court, sanctionnant une défaite. Ces balles perdues, ce sont aussi celles d'un talent abandonné parce que trop médiocre, trop peu porteur. Et lorsqu'un homme abandonne et qu'il voit que d'autres s'en sortent mieux, qu'ils n'ont pas perdu la balle, il ne peut s'empêcher de troquer les balles feutrées jaune fluo du tennis pour d'autres, métalliques, qui vont aussi vite que les autres et qui tuent. Et qu'on se le dise: "Balles neuves", le dernier roman d'Olivier Chapuis, se joue à balles réelles, sans aucun trou dans la raquette, tant l'observation s'avère serrée, minutieuse.

Au premier degré, nous voici en présence d'un de ces nombreux romans qui relatent les affres de la création vues par un écrivain de moyenne envergure, narrateur de surcroît. Construire un personnage, agencer les chapitres de telle manière qu'ils intriguent le lecteur, c'est le jeu. L'auteur confère à ce narrateur une mauvaise conscience, Beat Kaufmann, fantasque écrivain à succès, qui condescend à donner quelques précieux conseils d'ami au narrateur.

Cette idée du maître contre le modeste est reprise en parallèle dans le lien délétère qui existe entre Axel Chang, qui a renoncé au tennis pour une terne carrière de chef de rayon dans un Grand Magasin, et Roger Federer. Un rapport imposé par la femme d'Axel, Marie, fanatique pour le coup du tennisman suisse. Jalousie, envie, détestation: l'auteur développe tous ces ressentis en un crescendo tendu comme les boyaux d'une raquette. Il convient de relever que les deux Maîtres, Roger Federer comme Beat Kaufmann, sont volontiers désignés par leurs initiales – RF et BK. Deux lettres pour moins d'humanité: ils sont passés dieux, comme JC est Jésus-Christ aux yeux de certains.

Voyons d'un peu plus près ce qui rend Axel et sa famille attachants: Axel Chan, c'est exactement le personnage que l'auteur aime à creuser, à approfondir. Il balade son lecteur dans son environnement professionnel, marqué entre autres par des réflexes stéréotypés à l'encontre des personnes qui ont des racines non suisses et bernoises de surcroît: ça peut leur coûter une promotion en pays de Vaud. 

Côté famille, quitte à faire long, l'auteur dessine avec justesse et finesse des relations qui évoluent au fil des ans, observant des enfants qui grandissent et une épouse qui a soudain envie d'autre chose. On pourrait sourire des choix de chacun: tel enfant se proclame végane, la fille s'amourache d'un copain chevelu, le cadet s'englue dans une enfance qui n'en finit pas, l'épouse veut soudain être sodomisée à la faveur de vacances dépaysantes. Mais l'auteur les utilise comme autant de signes du temps qui change les hommes et les femmes. Cela, au sein d'un ménage dont la vie s'avère étriquée: pas de quoi mener la grande vie en pays vaudois lorsque Monsieur est chef de rayon et que Madame est masseuse à temps partiel.

Dès lors, émerge un thème spécifique qui est le rapport de chacune et chacun à la célébrité. Cela commence avec l'écrivain: BK, en Jiminy Cricket du narrateur, ne manque pas d'interpeller ce dernier sur ce qui motive pour lui l'acte d'écrire. Est-ce le plaisir, un exutoire, un besoin d'attirer l'attention, ou l'envie d'un succès synonyme d'une vie enfin déconnectée d'une réalité terne? Des questions qui renvoient aux motivations qui font que Roger Federer, à 39 ans, tape encore des balles sur des courts de prestige. Des motivations que l'auteur ne condamne pas, du moins pas directement – il ne manque cependant pas de rappeler les galères des hommes et femmes de tennis qui n'occupent pas le haut du classement. On pense à la tenniswoman espagnole Nuria Llagostera Vives, qui a posé pour des photos de nu afin d'attirer l'attention sur le dénuement des tâcherons du tennis; mais l'auteur a d'autres exemples en réserve, montrant que le monde du tennis n'est pas fait que de paillettes et de succès. 

L'auteur explore ce personnage d'Axel Chan en profondeur, cet Axel Chan qui finit par tout perdre: emploi épouse, famille. Assassin en définitive, et même si c'est bien lui qui a le doigt sur la gâchette de son Walther d'ordonnance, Axel n'est-il pas la victime de lui-même avant tout? Il l'est aussi d'une société qui favorise la performance de façon outrancière, que ce soit dans le domaine du sport de haut niveau ou dans le contexte professionnel. 

Olivier Chapuis, Balles neuves, Lausanne, BSN Press, 2020.

Lu par Francis Richard.

Le site des éditions BSN Press.