mercredi 14 août 2019

Abel Hermant: une noble picaro dans les temps de la Révolution française et de Napoléon

922c89b0-b226-11e6-8246-23b217210a1e
Abel Hermant – On a bien oublié Abel Hermant, l'un de ces écrivains qui, pour le dire diplomatiquement, ont connu des ennuis à la Libération. Radié de l'Académie française, remplacé de son vivant au fauteuil 23,  cet homme de plume extrêmement prolifique et populaire est soudain tombé dans l'oubli dès les années d'après-guerre. Symboliquement, il a été remplacé de son vivant à l'Académie française, à l'instar de son homonyme Abel Bonnard. Du passé obscur faisons table rase... 

Alors, vaut-il la peine aujourd'hui de revenir à cet écrivain, ne serait-ce que par curiosité ou agrément, en faisant abstraction de prises de position aujourd'hui indéfendables? Je réponds par l'affirmative. À plus d'un siècle de distance, en effet, il est toujours délicieux de se plonger dans "Les Confidences d'une aïeule", roman paru en 1901. 

Voyeur au gré des ans
Le titre évoque les confidences... et c'est astucieux: complice nolens volens, le lecteur se trouve impliqué ainsi dans une dynamique de secrets que la narratrice, Emilie, va dévoiler à la première personne. Promesse de voyeurisme!... L'auteur joue sur l'idée que c'est toujours sympa de dévoiler un peu de l'intimité d'une femme. Qui plus est une Parisienne bien tournée, qui connaît sa cité par cœur – on le découvre notamment lorsqu'il est question des noms de lieux au moment du 14 juillet 1789.

Une femme, Emilie, qui a été éduquée selon les principes modernes d'un Jean-Jacques Rousseau (dûment cité d'ailleurs, p. 63), mais héritière des titres de noblesse de l'Ancien régime qui lui reviennent! Tout le roman est tendu entre la tradition noble et un penchant vers la modernité qui fait avancer Emilie. Une Emilie qui, mariée à plus d'une reprise dans des circonstances diverses, trace sa vie dans une période troublée de l'histoire de France: même si le roman suggère les dates de 1788 et 1863, l'essentiel de l'intrigue se dessine entre la Révolution française et la fin de l'aventure napoléonienne. 

Féministe avant l'heure, avec des nuances...
En se mettant dans la peau d'un personnage féminin, l'écrivain réussit un tour de force peu commun: à l'orée du vingtième siècle, il paraît dessiner un personnage féministe avant l'heure. Il apparaît de façon évidente que cette femme trace sa route dans un monde d'hommes tout en s'efforçant de se dégager des marges de manœuvre, après s'être étonnée, toute jeune, des contraintes spécifiques à toute femme de son temps. Un peu de violence affleure même certes, violence conjugale acceptée voire assumée: "Et s'il me plaît à moi d'être battue?" (p. 282) – le genre de sortie difficile à lire aujourd'hui. Cela, d'autant plus qu'à chacun de ses mariages, Emilie subit ses nuits de noce comme des viols conjugaux. 

Réciproquement, la narratrice assume que les mecs sont moins dommages que les femmes: "Et quand on l'aurait pendu, lui? Le beau malheur! Je serais veuve." Veuve, elle l'a été. Divorcée, aussi. Séparée dans des façons pas nettes, enfin, ce fut aussi le cas, dans des contextes difficiles. Emilie est-elle polygame? L'auteur le suggère fortement, en particulier dans une scène improbable située au carnaval de Venise, où Emilie, au bout d'un concours de circonstances qu'elle gère assez bien, se retrouve à table avec chacun de ses quatre maris. Qui ont tous leurs propres agréments... 

... voire picaro au féminin!
Personnage définitivement libre, Emilie a des allures de picaro moderne. Noble au moment de la Révolution française et de la Terreur, elle n'a pas de métier sérieux et doit donc se débrouiller pour vivre, en valorisant ses talents épars. Clément, l'auteur lui laisse un bout de rente financière. Reste que pour faire son trou dans le monde bourgeois puis napoléonien qui s'installe non sans soubresauts, il faut savoir s'adapter et s'attirer de bonnes grâces. Ça va vite, et l'écrivain met habilement en parallèle les changements de mode vestimentaire, qui vont à une vitesse folle que l'auteur souligne avec un plaisir évident, et l'évolution sociale en France à la fin du dix-huitième siècle. 

Reste que dans tout cela, tantôt à la ville et tantôt à l'armée, Emilie trouve son chemin: elle a parfois le dessous, mais elle sait aussi profiter de ses situations de vie, ainsi que des personnages qu'elle rencontre. Certains sont historiques: le lecteur croise dans "Les confidences d'une aïeule" le Marquis de Sade, la maison Bonaparte et quelques autres encore.

Un soupçon de romantisme
502583515_11-art-nouveau-binding-reliure-les-confidences-d-une-a-euleEt puis, il y a les ambiances romantiques que l'écrivain installe! Celles-ci se dessinent au travers d'une observation bien comprise de la nature, qui apparaît subitement comme un thème artistique au début du dix-neuvième siècle: on se promène dans les bois, on s'intéresse au travail du fermier. L'écrivain tâte aussi du thème de la jeunesse maladive avec le personnage de Charles, jeune homme chéri d'Emilie, tel le fils qu'elle n'a pas encore eu. 

La question de l'amour émerge aussi, non sans complexité: est-il possible de combiner mariage et sentiments? Et qu'en est-il des enfants – deux ou trois pour Emilie, l'auteur n'est pas très clair là-dessus... Il y a aussi le thème de la divination, évoquée au chapitre dix: Abel Hermant lorgne du côté d'un Honoré de Balzac attiré par Messmer. Quant à la question de la mort, l'auteur réussit un génial happy end doux-amer: "Cela finira, comme dans les comédies, par une noce; mais c'est dommage, je ne la verrai point.", dit Emilie, belle encore, mais à l'extrême soir de sa vie, alors que la génération suivante prend le relais. Cette mort, Emilie l'aura côtoyée tout au long de ses jours, de façon plus ou moins certaine.

Pour un style libertin
Tout cela paraît bien généreux! Mais voici le meilleur: à la fois historien adroit (il va chercher les anecdotes liées à la guillotine, notamment les "bals des victimes", et, sans trancher, interroge les ressentis face à la Veuve et à la peine de mort publique, au travers d'Emilie) et peintre de mœurs, l'écrivain compose avec "Les Confidences d'une aïeule" un très charmant roman aux allures libertines, rapide et léger, fripon parfois dans un souci d'esthétique du voile revisitée: comme dans les "Contes et nouvelles en vers" de Jean de La Fontaine, l'essentiel est suggéré pour émoustiller. Cela, dans l'air du temps bien entendu: l'auteur rappelle les travestis de l'armée comme la mode du nu.

La musique des mots fait penser souvent à celle des écrivains libertins du dix-huitième et du dix-neuvième siècles, et un esprit léger transparaît dans certaines lignes: on pense parfois à Fragonard peignant une jolie jeune fille sur l'escarpolette et dont on voit les culottes lorsqu'elle se balance. Une couleur bien agréable que les aquarelles et dessins au trait vif de Louis Morin mettent délicieusement et finement en valeur.

Abel Hermant, Les Confidences d'une aïeule, Paris, Société d'éditions littéraires et artistiques, librairie Ollendorff, 1901. Illustrations de Louis Morin.

Challenge Je (re)lis des classiques, avec VivreLivre et Nathalie.

4 commentaires:

  1. Abel Hermant qui, en raison de ses mœurs, avait été surnommé : l'Abel au bois d'Hermant…

    Et je crois que c'est Paulhan (mais pas sûr) qui, au début de l'Occupation, à propos des duettistes (Bonnard et Hermant) avait dit en substance : « Quand on voit ce que sont les Abel, on n'a pas très envie de connaître les Caïn. »

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai vu passer les surnoms gratinés dont Abel Hermant a hérité, en effet… Il faudra aussi que je lise un jour l'autre Abel, dont je n'ai actuellement qu'une biographie.
      Bonne journée à vous!

      Supprimer
  2. Votre sensibilité me fait imaginer que vous apprécieriez « Nathalie Madoré », un des premiers romans écrits par Abel Hermant. Ce roman qui est (sauf la fin) une transposition de ce qu’a vécu Abel Hermant mériterait d’être republié pour la finesse de ses analyses psychologiques – la psychologie féminine en l’occurrence.
    Il faudra un jour se pencher sérieusement sur les griefs qui ont valu à Abel Hermant sa condamnation à la Libération : en attendant, cet écran de fumée sert à masquer une œuvre qui mériterait d’être lue par les nouvelles générations.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de votre commentaire! Ces "Confidences" ont été pour moi une bien agréable découverte. Je garde en mémoire le titre que vous me recommandez! Cela, en sachant que ces ouvrages sont aujourd'hui difficiles à trouver.

      Supprimer

Allez-y, lâchez-vous!